Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Les portes du couvent 01 : Tête brûlée
Les portes du couvent 01 : Tête brûlée
Les portes du couvent 01 : Tête brûlée
Livre électronique419 pages5 heures

Les portes du couvent 01 : Tête brûlée

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

1946. Flora Blackburn, une enfant de cinq ans à l'imagination fertile, est envoyée chez sa tante Blanche à la suite du feu qui a dévasté la ferme familiale. Elle se remet difficilement de cette tragédie qui a emporté ses six soeurs et son père.

Au couvent des Soeurs du Bon-Conseil où Blanche l'a inscrite, elle se démarque de sa cousine, la studieuse et orgueilleuse Jeanne. Si elle se forge une réputation de « tête brûlée » auprès des religieuses, la fillette trouve toutefois de fidèles alliées en soeur Irène, qui cultive son talent pour la musique, et en sa meilleure amie Simone, qui semble pourvue de dons de divination.

Tandis que soeur Irène se prépare à prononcer ses voeux perpétuels et que son attachement particulier envers sa jeune protégée lui attire des reproches, Simone prédit qu'un des membres de la famille Blackburn viendra chercher Flora. S'agirait-il de son grand frère bien-aimé ou de sa mère, qui avaient tous deux quitté la maison avant la nuit fatidique ?

Pour Flora, qui n'a plus rien à perdre, tous les espoirs sont permis…
LangueFrançais
Date de sortie15 mars 2017
ISBN9782895858249
Les portes du couvent 01 : Tête brûlée

En savoir plus sur Marjolaine Bouchard

Auteurs associés

Lié à Les portes du couvent 01

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Les portes du couvent 01

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Les portes du couvent 01 - Marjolaine Bouchard

    Titre.jpg

    De la même auteure

    Romans 

    Madame de Lorimier : un fantôme et son ombre, Les Éditeurs réunis, 2015

    Lili St-Cyr : la fleur des effeuilleuses, Les Éditeurs réunis, 2014

    Le géant Beaupré, Les Éditeurs réunis, 2012

    Alexis le Trotteur ou les trois mourures du cheval du Nord, Les Éditeurs réunis, 2011

    L’échappée des petites maisons, Les éditions de La Grenouillère, 2011

    Romans pour la jeunesse 

    Autant en emporte le ventre, illustrations d’Émilie Jean, Carrefour Communication, 2012

    Le jeu de la mouche et du hasard, Hurtubise, 2007

    Trilogie des Chimères :

    1. Entre l’arbre et le roc, Les éditions JCL, 1998

    2. Délire virtuel, Les éditions JCL, 1998

    3. Circée l’enchanteresse, Les éditions JCL, 2000

    Le cheval du Nord, Les éditions JCL, 1999

    La marquise de poussière, Les éditions JCL, 1999

    À tante Gislène,

    une soprano colorature,

    un cœur plus doux que celui des anges.

    Prologue

    Octobre 1949

    Dans son lit, elle tente de chasser le sommeil. Pelotonnée sous la couverture de laine qui lui pique la peau plus qu’elle ne la réchauffe, elle tourne, au rythme des heures qui filent à l’horloge et des visages qui surgissent dans ses pensées. Le froid lui mord les pieds, bien que les nuits d’hiver soient encore loin.

    Dix heures sonnent l’extinction des feux et Flora devra attendre encore une heure ou deux.

    Sœur Sainte-Hermeline-Médecine a bien voulu lui donner son congé de l’infirmerie avant le souper. Pour se faire oublier un peu, Flora n’a pas parlé pendant le repas ni à la salle d’étude. Mère Saint-Elzéar et sœur Sainte-Philomène n’ont pas relevé sa fourberie de l’après-midi, occupées qu’elles étaient à traiter d’autres urgences : trois filles tombées malades dans l’après-midi, dont cousine Jeanne. Les maux qui courent, paraît-il. Pauvre Jeanne, si triste et désemparée, avant-hier. Parfois, la maladie nous fait oublier de grandes peines. Un clou en chasse un autre, comme le disait sa mère.

    Flora s’en sort plutôt bien après son évanouissement de l’après-midi, mis à part un léger bleu sur l’épaule et une égratignure au visage. Grâce à cette mise en scène, elle a réussi à mettre la main sur la lettre, tout en évitant une sévère punition. Par chance ! En plus, à l’infirmerie, elle a chanté le reste de l’après-midi avec la gentille sœur Médecine.

    Cette nuit, seule et sans témoin, elle saura enfin où se trouve Julien ; cette lettre lui apprendra ce qu’est devenu son grand frère. Après, puisqu’il ne vient pas à elle, elle ira le rejoindre. Déjà, à la rentrée, tante Blanche lui a donné un peu d’argent, assez, espère-t-elle, pour payer le billet de train ou d’autobus à destination de Rouyn. La laissera-t-on partir toute seule, si jeune ? Sûrement pas, mais Jeanne a déjà voyagé en solitaire, en autobus ; elle lui donnera des conseils. Elle sait où se trouve la gare, dans la basse-ville. Si jamais on lui tend des embûches, elle fuguera. Sa patience a atteint sa limite.

    Point par point, elle échafaude son plan, y allant de ses supputations et tâchant d’évaluer les contraintes de temps, de distance et d’argent.

    Elle attend que deviennent régulières et paisibles toutes les respirations du dortoir. Après cette journée mouvementée, les exercices de callisthénie, le ménage, les heures de travaux et d’études, plusieurs élèves ont déjà migré vers le pays des rêves, comme des chats après la chasse. Tiens, voici la respiration de Simone et, plus grave, celle d’Yvonne. Là, juste à côté, enrhumée, celle de Thérèse. Les autres, elle ne parvient pas à les identifier, car elles se mêlent en un grand souffle harmonieux. À travers ce bruissement continu perce le ronflement de sœur Saint-Liboire, dite sœur Dortoir, la gardienne de nuit.

    Voilà, il est temps.

    Elle quitte enfin sa couchette et prend, dans son tiroir, la petite boîte en fer et la chandelle qu’elle a achetée à l’ermitage pour bonne maman. À défaut de la lampe torche malheureusement confisquée, elle se servira, au besoin, de la bougie. Elle se saisit de la pochette d’allumettes ramassée, l’autre jour, dans la grange, à la ferme des sœurs. Elle a tout prévu. Pas question de lire dans sa chambrette : les filles qui ouvriraient un œil verraient les lueurs et les ombres, au plafond. Quelqu’un pourrait tirer le rideau et la surprendre avec cette lettre qui ne lui est pas destinée. Au couvent, tout le monde sait tout de tout le monde. Pas d’intimité, pas de secrets pour personne. Mais que serait la vie, sans mystère : la Trinité, par exemple, et tous les mystères de Dieu, partout et en tous lieux, dont parlent sans cesse les sœurs ?

    Se glissant sans bruit entre les alvéoles endormies, elle ouvre la porte donnant sur le corridor, grimpe une volée de marches et atteint le premier palier, là où une grande fenêtre offre une vue sur la nouvelle École normale. Elle s’assoit sur le large chambranle, en prenant soin de fermer les rideaux, de sorte qu’on ne puisse la voir de l’intérieur. Cachée dans l’embrasure de la fenêtre, elle lira, à la lueur des rayons de lune, la lettre subtilisée dans le bureau de la supérieure, en fin d’après-midi, adressée à sœur Irène et provenant de la Justice des mineurs. C’est sûrement un message de son frère, mineur dans le Nord. Ça, elle le sait, il le lui avait dit, avant de partir. Il aura été lent à écrire, ce grand frère disparu depuis la fameuse querelle avec leur père. Trois ans ! Bien sûr, il aurait été plus honnête d’attendre sœur Irène, mais Dieu sait quand elle reviendra de sa retraite à l’ermitage.

    Elle ouvre la boîte, décachette l’enveloppe, déploie les pages, un peu froissées, les lisse du plat de la main. Un texte manuscrit, d’une encre pâle. Comme elle le craignait, la chiche lumière de l’astre lunaire ne suffit pas. Si elle allume la bougie, on ne verra pas le faisceau, derrière les épais rideaux, et puis les endormies rêvent au bout du corridor. Elle hésite. Le feu, les dangers du feu… Elle fait fi de sa crainte. La curiosité l’emporte.

    Elle gratte l’allumette et accroche la flamme à la mèche de la bougie : un joli modèle en forme d’ange translucide. Cette chandelle, elle la conservait précieusement pour sa mère… Cette dernière lui en voudra-t-elle si la tête de l’ange est un peu fondue ? Peut-être ne s’en rendra-t-elle pas compte, après tout, cette pauvre maman dont on dit qu’elle a perdu quelques lumières. Dans la lettre de son frère, elle saura peut-être ce qu’il advient d’elle.

    La flamme s’élève et l’écriture se révèle.

    La Loi des écoles d’industrie, édictée en 1869, permet à un magistrat de placer dans une école dite d’industrie des jeunes errants, sans moyen d’existence ou fréquentant des voleurs de profession, de même que les enfants dont un parent a été déclaré coupable d’une infraction passible d’emprisonnement, ainsi que ceux soutenus par une institution de charité, ou ceux jugés réfractaires ou que leurs parents sont incapables de maîtriser.

    Si vous considérez que l’enfant dont vous faites mention pourrait se retrouver exposé à des dangers moraux ou physiques, en raison de son milieu ou d’autres circonstances spéciales, c’est au tribunal qu’on doit se référer. Le juge doit, dans chaque cas, tenir une enquête afin de déterminer si l’enfant est bien en danger s’il regagne son milieu familial, pour ensuite rendre une ordonnance qui permettra le recours aux mesures de protection.

    Elle ne comprend pas, feuillette, cherche la signature : illisible. Quatre pages encore de ce charabia qui n’a rien à voir avec son frère. Derrière elle, la flamme s’étire, produisant enfin une meilleure lumière. Des articles de loi, des références à La Sauvegarde de l’enfance et de son fondateur, l’abbé Victorin Germain, de Québec. Découragée, elle lève la tête et voit, dans le reflet de la fenêtre, une étincelle accrochée au rideau. Prise de panique, et obéissant à des gestes incohérents, elle enfouit d’abord la lettre dans la boîte en fer, avant de souffler la chandelle. La mèche s’éteint, mais pas les langues de feu qui escaladent la tenture. Malheur ! Il y aura un trou visible, assurément, mais personne ne doit en connaître l’origine. Elle secoue les draperies, plus fort, plus vite. Elle empire la situation : le feu s’emballe. Elle saute sur le plancher et empoigne, par terre, le petit tapis tressé qu’elle agite de toutes ses forces pour étouffer le brasier naissant, malgré la poussière qu’elle soulève en tapant : autant de coups de vent dont se nourrit le feu, cette bête sauvage qui respire plus vigoureusement et qui monte de plus en plus haut, léchant le tissu jusqu’à la tringle. Flora abandonne le tapis et tire sur un pan du rideau pour l’arracher complètement et le piétiner. La tenture, lacérée par les flammes, se déchire, mais il ne reste entre ses doigts qu’un petit morceau aux rebords calcinés tandis que le feu continue son ascension. À présent, il touche presque au cadre de la fenêtre. Horrifiée, Flora recule de quelques pas… Elle a si chaud, si mal au ventre. Une musique infernale tambourine à ses oreilles, des accords discordants, et les voix se mettent à gémir, six voix terribles, avec des cris insupportables, loin des notes de la gamme, et qui veulent sortir par sa bouche, mais qu’elle retient en y plaquant ses mains.

    Fuir ! Courir, fermer les portes !

    Oubliant la boîte en fer, elle gagne le dortoir sans bruit, attrape en passant, sur la table de l’entrée, la cloche dont elle retient le grelot, et se terre sous son lit. Là, seulement là, une fois bien cachée, elle lance au loin la cloche, qui roule avec fracas sur le parquet. Le tintement tire du sommeil les endormies. La cohue, le froissement des draps et des chemises de nuit, les craquements du plancher sous la course des pieds nus, puis d’autres cris : « Au feu ! »

    — Encore un exercice ? Pourquoi en pleine nuit ? se plaint Yvonne, à peine réveillée.

    — Non, non ! Y a vraiment le feu ! Dépêchez-vous ! ordonne sœur Dortoir.

    — Je prends la statuette de l’Immaculée Conception. Toi, les livres de prières et les chapelets bénits.

    — Non, non, hurle sœur Dortoir, dont la chemise de nuit vole d’une chambrette à l’autre. On sort ! Laissez tout ! N’emportez rien !

    La terreur chasse dehors les religieuses et la centaine de couventines. Flora reste camouflée sous le lit.

    Elle se tortille, rampe un peu sur le plancher, puis passe la tête hors de sa cachette. Par la porte entrouverte, elle aperçoit, à travers des lueurs rouge orangé, un filet de fumée qui ondule au plafond : des nuages dans le pensionnat. Au moins, tout le monde est sauf. Elle a réveillé les filles à temps. Les pompiers viendront, aidés des hommes de la ville. Ce n’est pas le premier incendie à se déclarer dans un couvent. Ils sauront quoi faire. Au pire, il y aura une aile à reconstruire, peut-être un mur, ou encore quelques fenêtres. Un bâtiment de pierre ne peut brûler en entier, n’est-ce pas ? Après, quand le feu sera étouffé, elle sortira de sa cache. Tout le monde la croira miraculée et on oubliera l’événement, sans jamais penser à lui en imputer la faute. Comme il y a trois ans.

    Tremblante, elle se rappelle la boîte en fer restée sur le bord de la fenêtre. La lettre échappera-t-elle aux flammes ? Deviendra-t-elle une petite volée de flocons noirs tournoyant dans la fumée ? Comme elle regrette d’avoir allumé cette bougie ! Si, au moins, elle avait pu prendre la lampe torche.

    Surtout, ne pas affronter ses supérieures maintenant. Ce serait trop étrange. Qu’est-ce qu’elle inventera, cette fois, pour maquiller sa bêtise ? Qu’elle désirait lire une lettre qui ne lui était pas adressée, une lettre qu’elle avait subtilisée ? Qu’elle voulait aller aux toilettes sans ouvrir les lumières ? Les émouvoir par une chanson ?

    Ne rien dire…

    Le brasier flamboie, mais semble encore loin du dortoir. Pourvu que les pompiers l’éteignent à temps. Mais la fumée ?

    Les bruits du dehors s’entremêlent aux crépitements du feu : des coups, des portes qu’on claque, des pluies de verre cassé, puis encore des cris, ceux des couventines et des religieuses. Les pompiers… Où sont les pompiers ? Un appel retentit : « Flora ! » On la cherche.

    La fumée s’épaissit et commence à lui râper la gorge. S’il fallait qu’elle meure étouffée. Une mort terrible : son corps calciné, son âme en état de péché, coupable d’avoir mis le feu : elle ira directement en enfer, y brûlera pour l’éternité. En plus, elle partira sans savoir pour cette lettre, pour son frère, sa mère… Pourquoi devrait-elle payer si cher ? Quelle injustice !

    Les larmes inondent ses joues.

    Il faut qu’elle sorte de là, qu’elle rampe jusqu’à la porte, mais le corridor doit être un brasier maintenant. Elle brûlera vive. Elle tire le drap de son lit, s’y enroule et se cache le visage, étranglée par les sanglots. Le mensonge ne paie pas. L’enfer l’attend.

    * * *

    « L’âme éternelle qui attache une action à l’autre et qui, de ce fait, a perpétré le péché ! Oui ! Mes enfants, aucun de vos gestes ne peut s’exprimer sans l’âme, cette essence qui joue sur vous comme sur le clavier d’un piano… Si vous vous retournez, à la chapelle, pour regarder en arrière, vous y verrez le diable, vous risquez l’enfer à la fin de vos jours ! Ne doutez pas de l’existence de l’enfer et de toute son horreur. À quinze reprises au moins, lors de son passage sur terre, Jésus a mentionné l’existence de ces abominables lieux. Voici ses paroles :  Si votre pied ou votre œil est pour vous une occasion de chute, coupez-le, arrachez-le, et jetez-le loin de vous. Il vaut mieux entrer dans la vie éternelle avec un seul pied ou un seul œil que d’être jeté avec vos deux pieds ou avec vos deux yeux dans la prison de feu éternel où le remords ne cesse point et où le feu ne s’éteint pas.  » Ainsi parlait l’aumônier Didier, la veille, en fronçant des sourcils sévères pendant son sermon.

    1

    Cinq ans plus tôt

    Maison mère, Cap-de-la-Baleine, août 1944

    Comment garder sa bonne humeur après l’annonce d’une telle nouvelle ?

    « Sur les instances de monsieur le curé Renaud, nous sommes forcées d’accepter à la dernière heure la mission d’Escoumains. »

    La lettre lui tombe des mains. Sœur Irène ravale sa déception sans un mot. Bien sûr, obéissance et obédience doivent être respectées en tout temps, mais le village d’Escoumains lui paraît bien loin : un pays de grand vent, de vagues, de falaises, de roches et de misère planté sur la côte nord du Saint-Laurent… Après deux ans de postulat et de noviciat, on veut déjà l’expatrier, sans expérience d’enseignement, ou si peu. Pourquoi elle ? Ou bien personne d’autre n’aura consenti à y aller, ou bien on veut l’éprouver.

    — Grâce à ce séjour, lui rappelle la supérieure générale, vous acquerrez une meilleure connaissance de la vocation propre à notre institution et vous mènerez un genre de vie tout autre que celui de la maison mère. Imprégnez vos pensées et votre cœur de l’esprit de notre mission.

    Est-il permis de poser quelques questions pour mieux se préparer ? La supérieure jugera-t-elle toute forme d’interrogation comme de la curiosité déplacée ou comme de l’impertinence ? Quoi qu’il en soit, afin de savoir à quoi elle doit s’attendre, elle demande timidement :

    — Pourquoi les Petites Franciscaines de Marie ont-elles aban-donné cette école de village ?

    La supérieure la regarde en haussant les sourcils, puis passe et repasse l’index entre son serre-tête et son menton, pour libérer la pression qui monte sous sa coiffe. Ses joues rougissantes et humides embuent ses lunettes.

    — Sœur Irène, n’allez surtout pas croire qu’elles ont failli à la tâche. Même si je connais les différentes raisons de leur départ, je les tairai, car nous devons garder à l’esprit que si nous parlons des autres, ce n’est que pour en dire du bien : moyen indispensable de charité.

    Belle prétérition pour avouer que les Petites Franciscaines ont essuyé un échec. Pour quels motifs, cependant ? Difficile de savoir.

    — Si le curé Renaud nous demande de les remplacer, nous devons agir sans sourciller et avec promptitude, ajoute-t-elle. Vous partirez donc dès le 29 août pour organiser la rentrée de début septembre. Vous n’aurez que quelques jours. De plus, nous devrons contribuer financièrement à l’entretien de l’école et à l’achat de matériel.

    — Sauf votre respect, ma mère, puis-je vous demander avec quel argent ?

    — Nous trouverons les fonds nécessaires, n’ayez crainte. Il y a trente ans, sœur Saint-Emmanuel a bien réussi à convaincre Monseigneur Labrecque de procéder à une quête dans les paroisses du diocèse. Elle avait recueilli plus de dix mille cinq cents dollars pour la construction de notre chapelle. Au besoin, nous pourrons offrir des lettres d’affiliation à notre communauté, à raison de deux dollars l’unité. Ainsi, nos sœurs promettront de prier pour nos bienfaiteurs pendant dix ans. Pour l’instant, nous avons obtenu un prêt que la commission scolaire d’Escoumains s’engage à nous rembourser.

    Avant le départ, la supérieure générale remet à sœur Irène un document rappelant une longue liste de conseils concernant les aspects de la vie en communauté, la vie de prière et la discipline religieuse, qu’elle lit rapidement.

    Ne pas se toucher en parlant ni se tutoyer, et appeler nos sœurs par leur nom […]. Modestie et réserve […] dans la paix et le recueillement intérieur. Scrupuleuse fidélité à la règle du silence : c’est la base de l’esprit intérieur, de la paix, de la concorde ; toutes les fautes contre la charité et l’obéissance seront supprimées par le fait même. Jamais de conversations dans les dortoirs, les corridors et les classes […]. Remettre à la supérieure tout ce que l’on reçoit des parents, des étrangers ou des élèves : tout sera servi en commun. Aucune sœur ne peut garder vers elle des douceurs […] : la règle le défend formellement même aux supérieures qui ne peuvent le permettre […]. La nourriture doit être substantielle, mais frugale […]. La récréation n’est pas une partie indispensable de l’esprit religieux et de famille […]. Ne rien donner sans permission […]. Voyages et sorties le moins possible […]. De l’ordre en tout et partout […]. Attention aux correspondances clandestines ou inutiles : c’est un jeu dangereux […]. Retenir ce principe : avertir qui de droit de ce qu’on trouve de répréhensible et ne jamais communiquer ses impressions aux sœurs […]. Agir en mission comme on essaie de le faire à la maison mère […]. Les supérieures sont responsables des fautes de leurs sujets si elles ne font pas leur possible pour leur éviter les occasions de mal faire […] de veiller charitablement sur leurs sœurs et de corriger impitoyablement tout ce qui troublerait l’esprit religieux.

    Soupir ! À seize ans, sa mère la trouvait bien jeune pour décider de sa vocation. Jusqu’à maintenant, jamais elle n’a douté de son choix, mais voilà que cette aventure l’ébranle. Elle n’a même pas vingt ans. Au départ, elle souhaitait réussir quelque chose de grand, éclairée des lumières de saint François de Sales, de son Introduction à la vie dévote et de son Traité de l’amour de Dieu. Sans doute devra-t-elle en reprendre la lecture, car certains de ses enseignements semblent s’être évaporés.

    « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien », écrivait-il. Fameuse citation qui donne, par contre, fort à réfléchir à sœur Irène. Bien sûr, la scrupuleuse fidélité à la règle du silence imposée aux religieuses devient le fondement de l’intériorité, promesse de paix et d’harmonie dans la congrégation, mais pour elle, un bruit s’élève par-dessus tous les autres et fait grand bien à l’âme, au cœur et à l’esprit : la musique. Celle d’un piano a habité ses heures depuis l’enfance, elle coulait au bout de ses doigts dès qu’ils se déplaçaient sur un clavier, elle vibrait en elle et dans l’espace au contact de l’orgue. Toujours, sœur Irène a cru en sa mission de musicienne, et tient à transmettre ce savoir aux jeunes enfants, car il n’y a pas meilleur âge pour apprendre les notions musicales et pour grandir avec l’instrument.

    Dans ce village nord-côtier, y aurait-il des parents désireux de payer le supplément requis pour des cours de musique ? Y aurait-il des enfants talentueux ? Bien sûr ! Pourquoi concevoir de sombres hypothèses ? Dieu n’avait-il pas semé le talent au hasard du vent ? Et sur la Côte, le vent s’époumone, paraît-il.

    Le matin du 29 août 1944, valises bouclées, tenue parfaite, noir sans faux pli, blanc bien empesé et voile fixé de pinces supplémentaires sur les conseils de mère supérieure : « Les bourrasques sont voleuses, sur le fjord. Elles vous décoiffent et emportent au loin voiles et couvre-chefs ! », elle rejoint sœur Louise-de-Jésus et sœur Sainte-Jeanne-d’Arc dans le vestibule, l’une et l’autre agitées par l’expédition qui les attend.

    Deux ans plus tôt, pendant tout l’été, avec soixante-douze autres religieuses, elles ont suivi des cours intensifs d’histoire du Canada donnés par l’abbé Victor Tremblay, ainsi que des cours d’anglais et de mathématiques. Fraîchement sorties de ce nouveau programme de formation des maîtres, elles apportent dans leurs malles les plus récents ouvrages de pédagogie, morale, géométrie, chant, solfège, hygiène et culture physique et, dans leur cœur, la détermination des missionnaires, la volonté d’assurer la permanence de l’enseignement jusque dans les paroisses les plus reculées, sans parler de l’amour des enfants.

    — Le village d’Escoumains, fait remarquer sœur Louise-de-Jésus en attendant le taxi, c’est toujours bien plus proche que celui d’Hauterive ou celui de Natashquan ! Estimons-nous heureuses.

    — Les confins du monde ! soupire sœur Sainte-Jeanne-d’Arc.

    Le taxi les emmène au quai, tout au fond de la baie. Là, les trois sœurs – deux voiles noirs et un blanc – relèvent leur robe pour gravir la passerelle et pour s’embarquer sur le Cochon volant, le bateau qui les conduira d’abord jusqu’à Tadoussac.

    Un large sourire édenté les y accueille, et le capitaine leur tend une main rude pour les aider à enjamber le bord.

    — Faites ben attention à vos ’upes ! J’ai pas lavé le plancher.

    Son bonnet mou recouvre à demi sa longue tignasse grise, qui n’a sûrement jamais connu le passage du peigne. Son dos voûté lui donne l’allure d’un bossu, mais sa démarche assurée contraste avec le portrait d’ensemble. La peau de son visage et de ses mains, burinée par le soleil et par les vents du large, s’est teintée de la couleur du tabac et de la mer mauvaise. Il incarne le vrai loup des romans d’aventures, sauf que, dans les romans, les odeurs échappent au lecteur. Ce vieux loup-ci dégage un parfum rare et capiteux : mélange de sueur, de vêtements humides et sales, et une fragrance d’huile de poisson. Sœur Louise-de-Jésus plisse le nez, alors que sœur Sainte-Jeanne-d’Arc lève les yeux au ciel en secouant la tête et en cherchant son air.

    — Son bateau porte bien son nom, chuchote sœur Irène, au bord de l’hilarité.

    Si elles cachent le bas de leur visage avec un coin de leur voile, ce n’est pas par coquetterie, mais pour camoufler leur envie de rire. Il ne faudrait pas froisser le bon capitaine.

    L’odorant commandant se montre plein de bienveillance et de respect envers elles, et ordonne aussitôt à son matelot de dégager un espace dans la cabine.

    — J’espère ben que vous trouverez la place convenable pour des r’ligieuses du bon Guieu. Dedans, au moins, vous s’rez pas mouillées, parce que j’vous dis qu’on va s’faire poivrer, en sortant d’la baie.

    Lorsque tout est prêt, elles passent la petite porte.

    — Merci beaucoup, capitaine, pour vos bontés et vos délicatesses, lui dit sœur Irène.

    Il lui donne la main et retourne à son poste, après s’être lui-même assuré qu’elles seront à l’aise. Toutes trois prennent place sur le banc qu’il leur désigne.

    La cabine n’a rien de spacieux : un réduit d’à peine six pieds sur cinq et de quatre pieds de haut, éclairé de quatre hublots. Dans un coin gît un petit poêle sur lequel bout du thé. Le long du mur du fond trônent des bancs de six pouces de haut. Elles les gagnent, à demi courbées, en avançant doucement sur le plancher gluant.

    — À force de marcher sous un plafond aussi bas, pas étonnant que le capitaine soit si voûté, se moque gentiment sœur Louise-de-Jésus.

    — Encore heureux que nous soyons assises et en sécurité, soupire sœur Sainte-Jeanne-d’Arc, découragée.

    — Relevez bien vos tuniques, conseille sœur Irène. On dirait que le sol a été oint d’un onguent bien particulier, du genre à ne pas guérir les maladies.

    — Plutôt à vous en faire contracter ! répond sœur Sainte-Jeanne-d’Arc, toujours sur le même ton.

    — Regardez-nous l’allure : pliées en six, les jupes en boule, les pattes à l’air. Trois outardes en cage !

    Sœur Louise-de-Jésus et sœur Irène s’esclaffent, sous le regard accablé de leur compagne.

    — Ce n’est pas une maladie que nous allons contracter, remarque sœur Irène entre deux hoquets, mais le ventre et les côtes à force de trop rire.

    — Vaut mieux en rire, vraiment, commente sœur Sainte-Jeanne-d’Arc. Dans quelle galère nous a-t-on embarquées ?

    Sur des eaux tranquilles, le bateau quitte le quai et, mains jointes, les sœurs adressent une prière en observant, par les hublots, la croix du centenaire qui s’élève sur le cap au Leste.

    Dès la sortie de l’anse, les courants de la baie se mêlent à ceux du Saguenay et produisent d’intenses remous.

    — Inquiétez-vous pas, leur crie le capitaine. C’est icitte que ça brasse le plus. Plus encore qu’à l’embouchure du Saguenay su’l’fleuve, croyez-moé, croyez-moé pas !

    Le vent se lève et le fjord fouette les moutons que l’embarcation fend avec courage. Bientôt, ces écumes se transforment en lames de plus en plus hautes. Chaque fois que la proue en brise une, la coque s’élance dans le vide et le moteur se tait quelques secondes. S’ensuit un inquiétant silence et vlan ! le bateau retombe sur les flots. À tous coups, une épouvantable secousse ébranle la carcasse et c’est à craindre que le Cochon volant ne s’émiette.

    — J’ai déjà éprouvé bien plus de plaisir à voguer sur l’eau…, gémit sœur Sainte-Jeanne-d’Arc, blême comme un chou-rave.

    Le capitaine passe la tête dans l’entrebâillement de la porte.

    — Tout va ben, mes sœurs ! C’est juste un p’tit crachin.

    — J’ai mal au cœur, se plaint sœur Sainte-Jeanne-d’Arc. J’ai peur de rendre mon déjeuner.

    Sous le banc de bois, le capitaine lui désigne la bassine. Elle l’empoigne sans plus attendre pour soulager son estomac, ce qui n’améliore pas l’odeur dans l’abri. La pauvre, la voilà verte.

    — Regardez au loin, sœur Sainte-Jeanne-d’Arc. Il paraît qu’une vue sur l’horizon réduit les nausées, lui conseille sœur Irène.

    Sœur Sainte-Jeanne-d’Arc se retourne, colle son nez au hublot, mais les vagues, éclaboussant sans cesse la vitre, lui bouchent la vue.

    — Si Dieu nous éprouve dès cette étape, mes sœurs, c’est que la suite sera prometteuse en périls et en émotions, je le crains, se plaint sœur Sainte-Jeanne-d’Arc, toujours aussi méfiante.

    — Voyons, ne soyez pas si soucieuse, réplique sœur Irène. Ce n’est qu’un petit crachin, comme l’a dit notre capitaine. Imaginez, si nous avions traversé une vraie tempête. Gardons notre bonne humeur et prions ensemble.

    Sœur Sainte-Jeanne-d’Arc, qui n’a plus à vomir que de la bile âcre, tente d’éclairer son visage verdâtre d’un sourire amer et contraint.

    — Jamais de ma vie je n’ai eu si hâte de mettre le pied à terre.

    Vent de face, le bateau vogue maintenant sur des eaux un peu plus calmes, minuscule coquille portée entre des murailles de roc. La rivière s’élargit, arborant les allures d’un fleuve. Le long des falaises, dans une grande cavité, apparaissent une anse abritant un quai et, derrière, un petit village, comme une perle sertie dans un rugueux coquillage.

    — Sainte-Rose-du-Nord, crie le capitaine.

    Puis, on passe devant Saint-Basile-de-Tableau, miroir de roc surplombant l’écume des eaux et, peu après, le bateau se repose au pied des majestueuses falaises du cap Trinité, où le capitaine coupe les moteurs.

    — Sortez prendre un peu l’air et venez voir, les exhorte-t-il.

    Sœur Sainte-Jeanne-d’Arc, toujours aux prises avec ses malaises, n’ose bouger de son siège, mais une fois dehors, l’air frais la ragaillardit.

    — Regardez-moi ça, en haut ! lance le capitaine.

    Sur le troisième palier du cap, en pleine forêt, mains jointes et mine recueillie, prie

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1