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L'Heure du Tigre
L'Heure du Tigre
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Livre électronique396 pages5 heures

L'Heure du Tigre

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À propos de ce livre électronique

On a le sens de la vengeance, dans la famille.
Nolimé en fait l’expérience lorsqu’elle croise à nouveau la route de son père, vingt ans après le drame qui a détruit leurs vies. Et son père en a également goûté la saveur, lorsque sa fille l’a obligée, vingt années plus tôt, à assumer ses actes... ou ses non-actes. Depuis, il n’y a eu aucun contact entre eux, et chacun a refait sa vie. Mais elle va vite se rendre compte que Philippe n’a aucune intention d’oublier. Changer de nom n’a pas suffi...

Égoïste, arrogante et prête à rendre chaque coup, Nolimé n’est pourtant pas une victime facile à vivre. Mais elle a de qui tenir !

L’heure du Tigre, ce sont les dernières heures de la nuit, celles qui précèdent l’aube : les plus sombres bien sûr, mais aussi le moment où tout bascule, se tend vers la lumière du jour. De trois à cinq heures du matin, toutes les nuits, elle se réveille. Et attend.

De la France au cœur de l’Afrique, père et fille vont jouer leur ballet de haine et de revanche, malgré la certitude que rien, jamais, ne pourra être réparé.

LangueFrançais
Date de sortie20 nov. 2012
ISBN9791091325318
L'Heure du Tigre
Auteur

Marie-Pierre Bardou

Née en Afrique équatoriale dans une famille d’oiseaux migrateurs, Marie-Pierre Bardou a gardé de ses voyages précoces le goût des départs, même en imagination. Elle teste un peu tous les genres – poésie, nouvelle… - mais c’est avec le roman qu’elle peut, réellement, se laisser « embarquer ». Grande admiratrice du génie fiévreux d’un Dostoïevski ou de l’implacable plume d’un Ross Mc Donald ou d’un Liam O’ Flaherty, elle adore les romans historiques et les thrillers. C’est le plus souvent dans les drames familiaux qu’elle puise sa propre inspiration. Elle a une prédilection pour les grasses matinées et les séries TV, et de temps en temps se laisse séduire par quelques chutes libres – mais toujours avec un parachute. Sinon, son bureau ou son canapé seront les endroits où vous la trouverez la plupart du temps. L’avantage étant qu’ils sont dans la même pièce, pour une très agréable économie de mouvement.

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    L'Heure du Tigre - Marie-Pierre Bardou

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    L’HEURE DU TIGRE

    Marie-Pierre BARDOU

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2012 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2012. Collection Littérature. Tous droits réservés.

    ISBN : 979-10-91325-31-8

    Table des matières

    Livre 1 : Le chant des ombres

    Livre 2 : La femme-vent

    Livre 3 : Flamme épure

    Épilogue

    À propos de l’auteur

    A Domie,

    à mon père,

    à Françoise

    et à Jean-Loup :

    Car c'est bien grâce à vous que je ne suis pas Nolimé...

    LIVRE 1 : LE CHANT DES OMBRES

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    « Il n’y a pas d’autre mort

    Que l’absence d’amour »

    R. Barjavel

    Prologue

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    Elle est en retard. Encore une fois. Tout en courant dans la rue, son cartable cognant dans son dos, elle se dit qu’avec un peu de chance, sa mère ne sera pas encore rentrée. Qu’elle ne saura pas qu’elle a encore préféré traîner avec ses copines plutôt que de ramener Matthieu à la maison.

    C’est la barbe, quand même. Elle a quatorze ans, elle n’a aucune envie de se charrier le gamin tous les soirs pour les vingt-cinq minutes de trajet qui les séparent de l’appartement. Heureusement, Fabrice se gère tout seul : par manque de place dans l’établissement où elle est scolarisée avec Matthieu, son second petit frère Fabrice va dans une autre école ; et il rentre tous les soirs avec la mère de son meilleur copain.

    Elle ralentit un peu l’allure, le souffle court et le cœur prêt à exploser. Son cartable lui semble peser trois tonnes, et elle distingue leur immeuble au bout de la rue. Une horloge, quelque part, sonne dix-huit heures. Elle se remet à marcher, cherchant sa respiration.

    Dans les vitrines qu’elle longe, elle aperçoit son reflet. Une adolescente aux longs cheveux noirs, mince, vêtue d’un jeans et d’une chemise blanche trop grande pour elle qu’elle a volée à son père. Il va encore râler, mais ça ne sera rien face à sa colère s’il apprend qu’elle leur a encore menti.

    C’est la barbe, vraiment.

    En passant sous le porche de l’immeuble, elle efface les dernières traces de son rouge à lèvres d’un revers de la main, en espérant que personne ne sentira l’odeur de la cigarette. Elle a pris un chewing-gum pour en masquer les relents, mais c’est surtout dans ses longs cheveux que la clope s’imprègne, et sa mère semble dotée d’un véritable radar. Elle ralentit encore un peu le pas dans le grand escalier, redoutant la scène qui va suivre presque immanquablement. Le sermon sur le mensonge, la confiance, la maturité, et tutti quanti. Quelle barbe.

    L’immeuble est ancien, plutôt classe. « Haussmannien » comme dit son père. Les marches de l’escalier semblent démesurées, et elle met trois bonnes minutes à atteindre le sixième et dernier étage. Mais pas question de prendre l’ascenseur, ce vieux truc croulant et grinçant qui la rend neurasthénique.

    Elle hésite quelques secondes devant la lourde porte d’entrée de leur appartement, puis décide que le supplice a assez duré.

    Elle introduit la clef dans la serrure, la tourne, et entre. L’appartement semble aussi désert que silencieux, et elle risque un « Maman ? » timide. Rien. S’autorisant une petite danse de la joie, elle laisse glisser son cartable sur le parquet de l’entrée et se rue vers la cuisine. La lumière de cette fin d’après-midi est encore vive, illuminant la pièce où sa mère officie tous les jours en véritable reine consort. Les plans de travail en bois ciré, les plantes grimpantes, les meubles patinés et le beau carrelage en font une pièce magnifique, mais ce qui l’attire c’est le frigo chromé. Elle l’ouvre et boit une longue gorgée de Coca à-même la bouteille, ce qu’elle n’aurait jamais osé faire en face de sa mère.

    Une douce allégresse l’envahit. Demain, c’est une journée « cool » soit pas de contrôles, pas de devoirs à faire ce soir, et puis après demain ce sera le week-end et ils ont prévu d’aller faire un tour en péniche.

    Elle fredonne en refermant la porte du frigo, trouvant immédiatement que la vie est chouette, finalement. Dieu a été sympa, elle n’a pas été surprise en flagrant délit, et elle se promet que demain, elle emmènera Matthieu manger une glace en sortant de l’école pour se faire pardonner. Il est mignon, ce gamin, il ne cafte jamais quand sa sœur ne l’accompagne pas sur le chemin du retour ; il ne dit d’ailleurs jamais grand-chose. Surtout depuis quelques semaines, si elle y réfléchit bien.

    La main sur la poignée de la porte de sa chambre, elle s’immobilise. Matthieu.

    Hésitante, elle se retourne vers le couloir derrière elle, celui qui dessert les quatre chambres, guettant un bruit, même le plus infime. Mais il n’y a rien.

    C’est à ce moment que les choses se mettent à déraper. Pas avant, alors qu’elle coure, affolée, dans les rues. Pas en découvrant, avec allégresse, que sa mère n’est pas encore rentrée. Pas après, quand…

    Non, là, maintenant.

    Immobile, le dos tourné à la porte de sa chambre, guettant sans trop d’anxiété encore le moindre bruit qui puisse lui prouver que son frère est bien rentré, qu’il l’attend sagement. Il s’est peut-être endormi. Il fait peut-être ses devoirs. L’école primaire ferme ses portes à seize heures quarante-cinq. Même en y mettant beaucoup de mauvaise volonté, impossible de mettre plus de trente minutes pour rentrer à l’appartement. Peut-être l’a-t-il attendue devant les grilles ? Mais à dix-sept heures, le collège ferme lui aussi. Elle a séché le dernier cours le cours de maths, quelle barbe et elle est partie avec ses copines dès seize heures. Elle n’a pas vu le temps passer…

    Bon, ça suffit. Il a dû s’endormir dès son retour au bercail, inutile de se faire des nœuds au cerveau. Elle marche vers la dernière porte du couloir et l’ouvre dans la foulée.

    Chapitre 1

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    M’en souviendrai-je encore, lorsque la vieillesse m’aura amenée, doucement, jusqu’aux rebords de la vie ? Aurai-je encore ces images, ces sons, ces odeurs, pour dernier refuge de ma mémoire ?

    Je l’espère, de tout mon cœur. Oui, j’espère que mes derniers moments seront emplis de cette lumière aveuglante, de cette chaleur presque insupportable, de ces jours brûlants qui ont été l’écrin des plus beaux étés de mon enfance. L’Afrique laisse une empreinte indélébile sur tous ceux qui l’ont côtoyée, même de manière fugace, et ce sont ces images-là que je veux emporter avec moi. Avec celles de mon fils bien sûr, et des quelques êtres qui ont véritablement compté pour moi. Mais, au-delà des personnes, il y a des lieux qui abreuvent les âmes.

    Oui, je veux me souvenir de la maison de mes grands-parents, de cette petite bicoque toute simple, quatre murs de briques blanchies à la chaux, des alvéoles percés dans les murs pour laisser circuler l’air frais de la nuit. Les moustiquaires aux fenêtres et au-dessus des lits, le jardin peuplé de manguiers que Johnny, le hongre bai de mon grand-père, dévorait avant même qu’elles ne soient mûres. Les hibiscus, les étranges bêtes – geckos, iguanes, caméléons – qui se faufilaient partout et qu’on retrouvait parfois dormant dans nos chaussures. Les guêpes maçonnes, les araignées monstrueuses ; les pluies tropicales, lourdes et chaudes, sous lesquelles nous prenions nos douches avec ravissement. La terre rouge, sèche et dure sous nos plantes de pieds, les buissons d’acacias et les fleuves boueux où s’ébattaient les hippopotames placides.

    Que ma mémoire ne garde que cette lumière sauvage, cet air si chaud qu’il nous semblait respirer du feu, les odeurs de manioc et d’épices, le goût sucré et acide des fruits du corossol. Que la brousse aride, si loin des clichés des européens fragiles, reste cette terre indocile et âpre où le regard se perd et où la vie se fait furtive. Me souvenir des lycaons, des femmes africaines récoltant les gros vers blancs dans les tas de fumier, les histoires colportées d’une région à l’autre sur les ailes d’une imagination féroce et fertile.

    Et me souvenir des nuits, et du ciel de ces nuits africaines, immenses, aux semis d’étoiles qui nous semblaient si proches. Un somptueux tapis d’étoiles au-dessus de nos têtes d’enfants, sublime symphonie de lumières glacées qui berçait nos songes.

    De la sauvage beauté de ce monde, je veux me souvenir de tout. Et qu’il m’en reste, au moins, cet univers sans ombre, aux arêtes aiguës et aux rythmes lancinants, pour derniers lambeaux que ma mémoire emporte.

    Chapitre 2

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    Les silhouettes se découpent sur le mur en ombres chinoises, éclairées par les phares d’une voiture garée sur le terre-plein. Je ne comprends pas tout de suite ce que cette scène signifie, remarquant simplement l’étrangeté, le caractère fantomatique de cet énigmatique ballet silencieux.

    L’orage a éclaté quelques minutes plus tôt et je roule à la vitesse d’un escargot, car je me suis perdue dans le quartier. Il fait nuit, il pleut à verse et je suis en retard, mais je lutte pour ne pas laisser l’exaspération m’envahir. Je respire profondément, m’inspirant de la technique qui consiste à se concentrer sur un point situé à l’intérieur de soi et à y rétablir le calme. Je visualise ma main qui apaise la tempête intérieure et tout mon corps, mon esprit se détend. Ça marche pour tout : arrêter le hoquet, s’endormir, ne pas lâcher ses quatre vérités à son supérieur irascible ou à l’automobiliste qui vous fait une queue de poisson.

    Une fois calmée, je mets mon clignotant et arrête la voiture sur le bas-côté de la rue pour consulter la carte.

    C’est à cet instant que je remarque les trois hommes bougeant dans la lumière de l’unique lampadaire, leurs ombres mouvantes projetées sur le mur de l’immeuble délabré. Ils sont sur un terre-plein désert, pas âme qui vive à l’horizon. J’allume mon plafonnier pour lire ma carte lorsque je suspends mon geste et comprends enfin que j’assiste à un tabassage en règle : deux contre un, les assaillants armés de matraques. J’allume aussitôt mon mobile et compose le 112, au moment où l’un des hommes force sa victime à s’agenouiller au sol et l’y maintient d’une main, tandis que l’autre lève son arme bien haut au-dessus de sa tête, en prenant son élan.

    Il y a quelque chose de fantastique dans cette vision soudaine : la nuit, l’orage et le ciel zébré d’éclairs d'un blanc métallique, le rugissement rauque du tonnerre, comme si la violence du ciel répond à la violence des hommes.

    J’ai aussitôt la certitude que la police arrivera trop tard, que l’homme va mourir à cet instant même, sous mes yeux. Sans réfléchir, je remets mon moteur en marche et fonce droit sur eux, appuyant sur le klaxon comme une furie, les pleins phares allumés.

    Aveuglés, les agresseurs suspendent leur geste et ont à peine le temps de s’écarter quand la voiture arrive sur eux. Je dérape en faisant un demi-tour brutal et freine devant l’homme resté à terre, ouvrant la portière passager :

    — Montez !

    Pas la peine de lui dire de faire vite. Je redémarre avant même qu’il ne referme la portière, les pneus crissant sur le gravier.

    Le tout en quelques secondes. Je roule à fond dans les rues noyées d’eau, le cœur battant à se rompre maintenant que l’adrénaline y afflue par vagues douloureuses. Mon passager m’indique une ruelle sur la droite : 

    — Par là.

    Je m’y engouffre, éteins mes phares et nous attendons en silence, de longues minutes interminables avant que l’autre véhicule ne passe enfin devant nous, moteur rugissant dans la nuit, sans nous voir. Puis, il n’y a plus que le chant obsédant de la pluie sur les vitres et le grondement sourd de l’orage qui s’éloigne.

    Je risque un coup d’œil de son côté et, dans l’obscurité, je ne peux distinguer qu’un visage blême aux yeux tuméfiés. Du sang coule le long de sa joue, la chemise noire à moitié déchirée laisse deviner une longue estafilade sur son torse. Il respire péniblement et cette sorte de râle me met soudain les nerfs à vif. Mes mains tremblent sur le volant, bon sang mais qu’est-ce que je viens de faire ?

    Comme s’il devine mes pensées, il parle enfin :

    — Ne vous inquiétez pas, je vais partir.

    — Dans cet état ? Vous n’irez pas loin !

    — Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ?

    Le sarcasme dans sa voix réveille une colère salutaire – bien qu’un peu tardive :

    — Dites donc, vous êtes un type reconnaissant, au moins ! Je vous rappelle que je viens de vous sauver la vie.

    — C’est vrai, vous êtes complètement tarée. Ça vous arrive souvent, de voler au secours des cas désespérés ?

    — Uniquement quand il s’agit de sales cons. C’est plus drôle.

    Il rit, porte la main à sa tête, déclare d’une voix plus faible : 

    — Au revoir.

    Et ouvre la portière. Puis il perd connaissance.

    Quel romantisme fou, la nuit dans une voiture, pourchassée par des assassins, avec pour seule compagnie un homme blessé et évanoui qui est peut-être – doute exquis – lui aussi un assassin.

    J’organise mes pensées, refusant à nouveau la panique insidieuse. Puis je prends une décision. Je mets le cap sur l’hôpital, mon instinct me soufflant qu’il vaut mieux éviter à mon protégé une admission officielle. Heureusement, Fabrice officie aux urgences cette nuit et il accède facilement à ma demande lorsque je l’appelle sur sa ligne personnelle. Il m’attend derrière le parking, fait entrer l’inconnu par la porte de service et m’assure qu’il s’occupera de lui avec la seule aide de son infirmier, qui est aussi son amant. Pas de risque. Il ne pose aucune question, comme je m’y attends, et je peux en toute tranquillité aller m’offrir un café à la cafétéria en l’attendant.

    Fabrice revient trois quarts d’heure plus tard. Il pénètre dans la petite salle grise de son pas souple et ferme.

    Il s’assoit en face de moi, me prend une cigarette et l’allume – il n’y a personne d’autre que nous deux dans la salle, et il a l’habitude de traiter les interdits avec un « je m’en-foutisme » absolu. Je l’admire en silence, trouvant toujours autant de plaisir à le regarder. Mon frère est d’une beauté plastique étonnante, le plus étonnant peut-être étant qu’il s’en fiche royalement. Il est homosexuel – il me l’avait annoncé à l’âge de seize ans, avec sérieux et fermeté, sans aucune hésitation.

    — Ton rescapé n’a rien de grave, annonce Fabrice de sa voix placide. Quelques côtes cassées, le poignet gauche fracturé et pas mal d’hématomes. Je le garde en observation cette nuit. De toute manière, il est sonné.

    — Il vaut mieux que ce soit discret. Je ne sais pas si les autres le cherchent encore, mais ils m’avaient l’air déterminés.

    — Il est au secret, ne t’inquiète pas. Marc monte la garde. Au fait… 

    Il se lève en s’étirant, grâce féline et froideur raisonnable, et enchaîne : 

    — Si tu n’en veux pas, fais-moi signe. Il est beau gosse.

    — Et Marc ?

    — Et bien, on ne sait jamais, mieux vaut assurer ses arrières.

    Je ne sais jamais s’il est honnête dans son cynisme ni jusqu’où le sarcasme frôle la provocation. Je ne réponds donc pas.

    — Et toi ?, reprend-t-il. Tu n’as besoin de rien ?

    — Rien. Je passe demain matin vers huit heures pour le chercher.

    — Je serai là, c’est ma nuit de garde.

    Il me sourit vaguement et s’éclipse sans un mot.

    C’est étrange, on s’aime profondément et on ne se témoigne jamais autre chose qu’une politesse légèrement distante.

    Je médite là-dessus en rentrant chez moi, tandis qu’à la nuit d’orage succède une aube pâle et frissonnante.

    Chapitre 3

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    Je viens d’avoir trente-quatre ans et mon miroir me le rappelle méchamment lorsque je me lève le lendemain.

    Trop de nuits blanches et d’abus divers, sans doute, alors que jusqu’ici mon visage faisait joyeusement illusion. Mes yeux clairs, d’un bleu minéral, s’étirent légèrement vers les tempes et j’observe un instant les cernes sombres qui les creusent. Pas encore de rides ou si peu, seulement ma peau comme le reste encaisse moins bien les chocs qu’avant. C’est certain, maintenant j’ai besoin de mes séances hebdomadaires de massages, de mes soins du visage et du sport pour conserver intacte cette belle image, liane souple, qui me protège si bien.

    Ce qui auparavant était un plaisir est devenu une nécessité.

    Un jour, j’abandonnerai sans doute mon besoin de perfection physique. Je n’ai pas peur de vieillir, paradoxalement c’est même une perspective qui m’apaise. Un jour, je cesserai de m’y intéresser, sans doute petit à petit, et deviendrai une grande vieille bonne femme sèche et osseuse, ou obèse peut-être ? Je me pose parfois la question et j’ai envie de savoir, par curiosité.

    Mais pour l’instant – disons pour les vingt prochaines années – j’ai besoin de mon image. Je suis belle, de cette beauté intimidante qui fait se retourner les hommes sur mon passage et m’ouvre bien des portes. Je prends grand plaisir à entretenir mon corps mince et musclé, la matité soyeuse de ma peau, et surtout cette chevelure presque noire qui descend jusqu’à mes fesses. Orgueil, vanité, narcissisme, j’accepte tous les jugements.

    Je savoure ma douche et mets mon uniforme habituel – jeans délavé et chemise d’homme blanche. Les pieds nus, je descends et Kami m’accueille avec gravité, attendant que je lui ouvre la porte. Je me prépare mon milk-shake matinal : banane, kiwis et pamplemousses, le tout mixé avec du lait écrémé. Je le bois sur la terrasse couverte qui longe l’arrière de ma maison, accoudée à la balustrade en contemplant le Canal du Midi tandis qu’une petite chose rousse descend du tilleul à côté. L’ombre qui se faufile entre les branches se matérialise soudain en petite bête soyeuse, queue en panache et yeux brillants. Il s’approche sans crainte, et prend la noisette que je lui tends.

    C’est un écureuil. J’aime ces animaux qui se laissent simplement mourir lorsqu’on les emprisonne. On ne les apprivoise pas, ils daignent simplement frayer avec les humains à la condition expresse qu’il n’y ait d’un côté comme de l’autre aucune dépendance.

    Il dévore sa noisette sans me quitter des yeux, puis repart aussitôt dans les ombres tranquilles des arbres du jardin.

    Je mets mes baskets de toile blanche et prends le chemin du boulot.

    Chapitre 4

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    Olivier se penche vers moi, dans l’intention évidente de me parler. Je m’attends à une plaisanterie un peu lourde et plaque un sourire ultra-bright sur mon visage quand il me souffle :

    — Tu l’as vu, Deslandes ?

    Je tressaille, mais j’ai déjà entendu ce nom si souvent que je recadre immédiatement le cours de mes pensées. Deslandes est un nom courant.

    — Qui ça ?

    — Notre nouveau boss ! Tu dois bien être au courant, non ?

    Eh bien non coco, je n’en sais rien. Je sais que notre directeur doit quitter la société à la fin du mois pour de nouveaux horizons, mais je n’ai entendu aucune rumeur concernant son successeur. Je reste quelques instants, indécise, devant mon ordinateur, le regard fixé sur un écran que je ne vois plus. Mon bureau, comme celui des cinq collègues qui partagent la pièce avec moi, croule sous les dossiers en cours, mais j’avoue que j’ai une manière très personnelle d’envisager le classement administratif : mon bordel est beaucoup plus artistique que celui des autres et je suis la seule à savoir m’y retrouver. Ma boss a bien tenté, à de multiples – et misérables – reprises de me pousser à adopter un rangement plus conforme à ce qu’en attend ma hiérarchie, mais elle a fini par jeter l’éponge. Je les ai tous à l’usure.

    Je réfléchis à toute vitesse tandis qu’Olivier s’est tourné vers Sandrine, qui a le mérite d’être attentive à ses propos. Je les entends vaguement parler de notre nouveau patron, celui qui a pris la tête de l’agence toulousaine a priori depuis la veille. Et qui s’appelle Deslandes.

    Je finis par réintégrer la conversation et coupe la parole à Sandrine pour demander à Olivier :

    — Tu es sûr de ton info ? Deslandes ?

    — Oui, Deslandes. Ce n’est pas encore officiel mais c’est certain.

    — D’où vient ce type ?

    — Il dirigeait une grosse boîte d’assurances concurrente. Philippe Deslandes.

    Mon cœur rate un battement. Sans doute une autre coïncidence, l’un de ces petits coups amers que peut porter le hasard. Et Olivier d’enchaîner en regardant par la fenêtre :

    — D’ailleurs tu peux le voir, il est en train de traverser le parvis avec Barrère.

    Je cours à la fenêtre et je vois une silhouette qui tient compagnie à notre Directeur des Ressources Humaines. Un homme très grand, mince, presque voûté, comme si ses épaules larges étaient trop lourdes pour lui. La cinquantaine bien sonnée, pas loin des soixante. Il a ce geste qui me noue les entrailles car je le reconnais. Il l’a toujours eu, ce tic, et je ne l’ai pas vu depuis vingt ans mais c’est comme si en quelques secondes une main de fer me ramenait en arrière, si vite que j’en ai le vertige. Il se masse la nuque en parlant et achève son mouvement en entourant son cou de sa main, comme s’il se préparait à un auto-étranglement. Il est trop loin pour que je distingue son visage, mais je le sais. C’est mon père.

    Chapitre 5

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    « La tragédie de Dardilly

    Les services de secours ont été appelés hier soir, vers vingt heures, par une jeune fille affolée. Seule dans la maison familiale, elle a déclaré avoir découvert son petit frère pendu dans sa chambre.

    Arrivés en quelques minutes sur les lieux, les secouristes n’ont pu que constater le décès du petit Matthieu Deslandes, sept ans. L’enfant s’était effectivement pendu à une poutre de sa chambre avec un drap de lit entortillé. Devant l’incompréhension et le choc des parents, de retour pendant la découverte macabre, la police est intervenue immédiatement et a ouvert une enquête.

    Quels malheurs, quelles angoisses, peuvent mener un enfant de sept ans jusqu’au suicide ? Matthieu était considéré par ses camarades comme un enfant calme et sans histoire, réservé. Il avait peu d’amis mais son comportement n’avait rien d’inquiétant.

    Des marques de coups sur le corps de l’enfant, des brûlures de cigarette, des contusions multiples ont dirigé l’enquête vers la famille. Les Deslandes n’ont pas désiré s’exprimer sur le sujet, ouvrant ainsi la porte à toutes les suppositions…

    Une marche du souvenir sera organisée à Dardilly ce samedi à partir de quinze heures.

    Au vu de l’émotion provoquée par ce décès tragique, nul doute qu’une véritable foule viendra rendre hommage à l’enfant martyr de la ville. »

    Chapitre 6

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    Fabrice n’est pas là et Marc se ferme comme une belle de nuit lorsque je l’interroge. C’est dingue, je le connais depuis trois ans, il sait que j’ai élevé mon frère comme une mère, et il se comporte toujours comme si j’étais… sa mère ?

    Mon inconnu m’attend dans sa chambre d’hôpital, le nez collé à la vitre comme un prisonnier espère sa libération. Il a remis ses vêtements de la veille, sa chemise noire déchirée et ensanglantée, son jeans en piteux état, et je regrette d’avoir oublié de lui amener des affaires propres. Mais il ne dit rien, le visage pâle et tendu, et sort aussitôt de la chambre dès que j’y entre.

    — Vous me déposez au métro.

    Je n’aime pas les ordres, rien ne me hérisse davantage et j’en perds immédiatement le peu de maturité que j’ai pu acquérir.

    — Pas question ! Je vous emmène chez moi, il y a une chambre d’amis où vous pourrez vous reposer quelques jours. Et tant que cette histoire n’est pas réglée, je préfère vous garder sous la main.

    Il commence à protester mais je tourne déjà les talons.

    Lorsque nous arrivons devant la maison, il observe le jardin et la pierre blonde avant de lancer :

    — Qui vous dit que je ne vais pas disparaître dès que vous vous serez éloignée ? Je ne me laisserai pas enfermer, vous pouvez en être sûre.

    — Vous resterez, vous me devez bien ça ! Et puis je suis curieuse, je dois entendre votre histoire.

    — Ça, pas question !

    Et je reconnais cette détermination presque féroce, si semblable à la mienne.

    — Très bien, nous verrons.

    — Je suis votre nouveau jouet ?

    Je le

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