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La corde raide
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Livre électronique366 pages5 heures

La corde raide

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À propos de ce livre électronique

Nina accompagne Sloan, son amant, pour un déplacement professionnel dans le sud de la France. Ils font halte dans une station-service d’autoroute. Lorsque, après être allée aux toilettes, Nina veut rejoindre la voiture, celle-ci a disparu. Tout comme Sloan.
C’est le début d’une spirale infernale, dans laquelle Nina est happée, submergée progressivement : toutes ses recherches pour retrouver son compagnon n’aboutissent à rien et, peu à peu, ses proches commencent à douter de sa santé mentale.

Les choses se compliquent quand un mystérieux anonyme se met à pirater ses comptes, envoyer des messages fielleux à ses amis, détruire sa réputation professionnelle... Ou bien est-ce Nina elle-même qui sabote sa propre existence ?
Est-elle victime d’un harceleur ou en train de basculer dans la folie ?

Dépouillée de tout, elle va être très vite confrontée à un choix : se battre ou se laisser engloutir.
Et, quand on est sur la corde raide, on trouve parfois d’incroyables ressources...

LangueFrançais
Date de sortie19 déc. 2021
ISBN9782370117144
La corde raide
Auteur

Marie-Pierre Bardou

Née en Afrique équatoriale dans une famille d’oiseaux migrateurs, Marie-Pierre Bardou a gardé de ses voyages précoces le goût des départs, même en imagination. Elle teste un peu tous les genres – poésie, nouvelle… - mais c’est avec le roman qu’elle peut, réellement, se laisser « embarquer ». Grande admiratrice du génie fiévreux d’un Dostoïevski ou de l’implacable plume d’un Ross Mc Donald ou d’un Liam O’ Flaherty, elle adore les romans historiques et les thrillers. C’est le plus souvent dans les drames familiaux qu’elle puise sa propre inspiration. Elle a une prédilection pour les grasses matinées et les séries TV, et de temps en temps se laisse séduire par quelques chutes libres – mais toujours avec un parachute. Sinon, son bureau ou son canapé seront les endroits où vous la trouverez la plupart du temps. L’avantage étant qu’ils sont dans la même pièce, pour une très agréable économie de mouvement.

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    Aperçu du livre

    La corde raide - Marie-Pierre Bardou

    cover.jpg

    LA CORDE RAIDE

    Marie-Pierre BARDOU

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2021 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2021. Collection Mystère/Enquête. Tous droits réservés.

    ISBN : 978-2-37011-714-4

    1 – Une pause

    — Tu dors ?

    J’ouvre un œil. Le soleil m’éblouit, illuminant violemment l’habitacle de la voiture, et je referme illico ma paupière.

    — Oui, pourquoi ?

    — Non, tu ne dors pas…

    — Tu es trop intelligent, mon choupinet.

    Je bâille, m’étire, me tortillant autant que je le peux sous la pression de ma ceinture de sécurité, et finis par écarquiller les mirettes sur l’intense lumière du matin qui me fait larmoyer.

    — Salut, ma marmotte.

    Je tourne la tête vers mon compagnon. Sloan semble en pleine forme, les yeux protégés par ses lunettes noires, ses deux mains posées tranquillement sur le volant. Il adore conduire et ne se plaint jamais d’être fatigué, d’avaler des kilomètres de bitume pendant des heures et des heures. Heureusement, vu son taf. Il est informaticien et intervient régulièrement dans les locaux des clients de la boîte qui l’emploie, pour résoudre de mystérieuses difficultés techniques. Je ne me souviens pas du nom de l’entreprise avec laquelle il a rendez-vous en début d’après-midi. Mais ça n’a pas beaucoup d’importance : je ne l’accompagnerai pas, de toute façon. Je ne suis pas censée être là, dans cette voiture de fonction, en train de traverser la France du nord au sud. J’aime bien cette sensation, passagère clandestine, vie secrète. Je fais descendre un peu la vitre de mon côté, juste pour reprendre contact avec la réalité : le vent qui s’engouffre dans le véhicule a ce parfum unique – du thym ? Du romarin ? L’iode de la mer toute proche ? – qui me transporte instantanément dans mes années d’enfance, les vacances, la brûlure du soleil, les jours nonchalants qui s’étirent à l’infini. Et le chant des cigales, bien sûr : même avec le vacarme des moteurs, on l’entend. Oui, ça y est, on est dans le Sud.

    — Tu n’es pas trop fatigué ?

    Sloan secoue la tête sans quitter la route des yeux :

    — Non, ça va. Mais je boirais quand même bien un café.

    — Ouiiiiiii ! Un caféééééé !

    J’agrippe son épaule comme une moule trouvant son rocher et il rigole.

    — J’ai vu un panneau il y a quelques minutes. Il y a une station-service pas loin.

    — Pissotière ou vraie de vraie ?

    Sloan déteste les modestes aires d’autoroute, là où on ne nous met à disposition qu’un pauvre abri pour permettre aux usagers une pause technique indispensable. Moi, je les aime bien. Elles ont un côté suranné, on y trouve souvent des tables et des bancs sous les arbres, pour les pique-niques, et c’est beaucoup plus tranquille que ces bâtiments hyper modernes où on croise des cars de touristes, des hordes de mioches en goguette et des personnes âgées derrière lesquels on piétine. Mais il n’y a pas de machines à boissons dans les petites aires d’autoroute, ce que Sloan ne manque pas de me rappeler :

    — J’ai parlé de café, je te signale.

    — Oh, ça va, mon chou grincheux ! Tu n’as pas eu ta dose de caféine, hein ?

    Il se contente de se marrer, mais, quand je jette un œil à l’écran digital de la voiture, je me rends compte qu’il est déjà presque 10 heures du matin et que mon compagnon roule depuis au moins quatre plombes.

    Il m’a fait lever aux aurores, ce que je déteste plus que tout au monde. Je peux supporter beaucoup de choses – inconfort, stress, vociférations, cheveux tentant de converser en braille –, mais mettre mon réveil avant 9 h 30 est un supplice. C’est l’une des raisons qui m’ont poussée à quitter mon travail de salariée et à devenir indépendante. À part quand je dois animer des formations, je peux organiser mon emploi du temps comme je le veux et c’est un luxe qui n’a pas de prix. Enfin, si, il en a un. Mais bref. Ce matin, mon téléphone portable m’a susurré à l’oreille ses gazouillis d’oiseaux à 5 heures, et même si c’est pour la bonne cause, je n’ai pas posé le pied par terre avec beaucoup d’enthousiasme.

    J’avais, évidemment, tout préparé la veille et, moins d’une heure plus tard, Sloan passait me chercher devant le portail de ma résidence, avec mon sac à mes pieds et ma première cigarette aux lèvres. Que j’ai consommée jusqu’au filtre, avant de jeter le mégot dans une grille d’égout et de me coller une pastille à la menthe ultra-forte pour avoir droit à mon baiser. Beurk, a été son premier mot de la journée. Mon haleine au goût de nicotine n’est pas son parfum préféré, mais je ne renonce pas au secret espoir qu’il se remette un jour à fumer et que nous voguions, ensemble, sur les mers océanes des pestilences de boucaniers… Non, non, il faut vraiment que j’arrête la cigarette, c’est mal.

    — Là !

    Son ton triomphant m’arrache à mes rêveries de capacités pulmonaires en plein dévergondage, et je lève le nez pour apercevoir, juste avant qu’on le dépasse, le panneau indicateur proclamant l’imminence d’une station Esso, avec toutes les petites icônes rigolotes qui, depuis que je suis enfant, m’entraînent dans des suppositions abracadabrantes. Un lit, une tasse de café fumante, une pompe à essence, un restaurant… Avec Thomas, quand on était gosses et que nous rendions chèvres nos parents à l’arrière de la Volvo de mon père, nous nous racontions toujours des histoires sur les aventures de Simon le cafard, qui s’arrête à une aire d’autoroute. Et que peut faire Simon, dans cette station ? Grimper sur un matelas et terrifier un touriste, se glisser sous une assiette pour provoquer la panique des clients… On continuait jusqu’à ce que maman pète un plomb et nous menace de nous y abandonner tous les deux, sur cette aire. Mais elle nous lançait tellement souvent cet ultimatum que nous nous en fichions royalement.

    Sloan met son clignotant et s’engage sur l’accès prévu, ralentissant tandis que j’ouvre grand la vitre, laissant l’air chaud, sec et odorant me gifler le visage. Vite, mes lunettes de soleil, mon sac à main, j’ai déjà les doigts agrippés à la poignée de la portière, alors que la voiture n’est pas encore garée. Sloan ricane :

    — Une petite crise de manque ?

    Il m’agace, avec sa supériorité d’ex-fumeur. Oui, j’ai besoin de ma dose, et alors ? Mais, avant la cigarette, l’obligation d’un arrêt pipi me tenaille – sous peine d’un désastre imminent –, et ensuite d’un café, évidemment. Et, avant tout ça, avant la catastrophe et le réconfort de la caféine, il me faut un baiser. Là, maintenant, tout de suite. Ou presque. Mon compagnon se gare un peu à l’écart de la station, à côté d’un énorme camion dont les vitres de l’habitacle sont occultées par un épais rideau sombre, et se penche vers moi. M’embrasse longuement. L’un comme l’autre n’avons pas une haleine très fraîche, mais tant pis.

    — Je te rejoins à la machine à café !

    Je m’éjecte aussitôt du véhicule de société de Sloan, dont les ailes s’ornent d’un superbe logo rouge qu’on remarque à cinq cents mètres, et je me mets presque à courir vers le petit bâtiment, lieu de délices tels que des cabinets de toilette et des distributeurs de boissons miraculeuses. Pourquoi faut-il toujours que Sloan se gare à pétaouchnok ? Toutes ces aires d’autoroute se ressemblent, avec leurs maigres buissons d’arbres offrant quelques ombres rabougries à des voyageurs avalant en vitesse de vilains sandwiches, les poubelles qui débordent, les pompes à essence, le va-et-vient continu des touristes, camionneurs, hommes d’affaires et familles braillardes. Mais j’aime bien, malgré l’aspect monocorde, ça a un petit air d’aventure – modeste, certes, mais en tout cas de changement, de déplacement, de pérégrinations… Je respire à fond l’odeur du thym mêlé à celle des pots d’échappement et m’engouffre, telle la furie moyenne, dans le bâtiment. Les cabinets, dans ces trucs, sont toujours au même endroit : au fond, avec un parcours fléché pour ceux qui disposent d’un sens de l’orientation vraiment catastrophique, et marqué des logos habituels : dames et enfants d’un côté, messieurs de l’autre. Joli ersatz de machisme : bien sûr, un homme ne peut pas emmener un bébé aux waters.

    Je passe presque en courant devant les machines à café, je traverse le magasin qui offre ses sandwiches caoutchouteux – que j’adore –, ses chips et ses sodas, et je fonce dans les toilettes pour femmes, sous le regard morne d’une dame pipi assise sur une chaise bancale, face à une petite table et une coupelle remplie de pièces. Merde, est-ce que j’ai de la monnaie ?

    Je lui souris vaguement et prends place, sagement, dans la file d’attente. Toutes les cabines sont occupées, il y a une vieille dame devant moi en plus de deux ados dont les jambes interminables, dans leurs jeans troués, me donnent envie de leur tirer les cheveux. Est-ce que j’ai des jambes interminables, moi ?

    L’une des filles se retourne vers moi et pouffe en donnant un coup de coude à sa copine. La mamie me lance un regard profondément offensé. Mais quoi ? Je tourne la tête et, dans la glace, mon reflet me fait sursauter. Je ne me suis même pas rendu compte que j’avais déjà mis une cigarette dans ma bouche. Comme les scouts, je suis toujours prête.

    2 – Nulle part

    Elle avait mal aux fesses, à force de rester assise sur cette chaise en plastique moche qui semblait avoir fait la guerre. Et au dos, aussi. Elle n’était plus toute jeune, faut dire. Elle pourrait en toucher un mot au gérant, même si elle connaissait déjà sa réponse : si t’es pas contente, ma fille…

    Ouais, c’était comme ça. Elle avait quand même rêvé d’autre chose pour ses vieux jours, que d’être dame pipi sur une aire d’autoroute. Mais elle n’avait pas bossé pendant assez de trimestres pour avoir une retraite complète et puis complète, ça signifiait pas forcément vivable, hein ? Alors, René s’occupait des jardins des proprios friqués qui avaient décidé de s’offrir des bosquets bien taillés et des pelouses à provoquer la jalousie de leurs voisins, et elle faisait le guet devant les chiottes de la station pour vérifier… quoi ? Ben elle en savait fichtrement rien, en fait. Le gérant disait que ça faisait bien, d’avoir une employée qui surveillait les cabinets. Mais elle avait jamais compris ce qu’elle devait contrôler… C’étaient que des gens de passage, des commerciaux, des mères de famille stressées, des petites vieilles encore plus vieilles qu’elle, des gamins qui gloussaient et se chuchotaient leurs trucs à l’oreille. On était loin de hordes de drogués venus se faire des shoots en catimini, ou de gangsters en fuite. Juste une station avec un magasin tout neuf, où les voyageurs allaient payer leur essence et leurs sandwiches sous emballage plastique. Son estomac grogna comme un animal et elle pensa aux chips. En plus de son misérable salaire, le gérant la laissait garder les pourboires et elle avait droit à un paquet de chips à midi. Ça, c’était bon. Elle essaya d’ignorer les grondements de fauve de son ventre et regarda d’un œil fatigué la file d’usagers qui s’amenuisait devant les toilettes pour dames. Pour les hommes, ça allait nettement plus vite.

    Elle guettait surtout une odeur de cigarette. Parce que la fille brune qui était entrée quelques minutes avant avait la clope au bec, pas gênée. Bon, elle l’avait rangée dans son paquet quand elle s’était rendu compte qu’on l’observait, mais quand même. Il aurait fallu être un peu conne pour en griller une dans les cabinets alors qu’elle était qu’à quelques pas de l’extérieur, mais les gens sont débiles, parfois. Et puis, elle aurait bien aimé avoir un truc à faire avant les chips de midi. Pour un peu, elle s’imaginait frapper à la porte de la cabine dans laquelle la gamine s’était enfermée, pour l’accuser de contrevenir à la législation en vigueur et la menacer d’appeler le gérant pour…

    Oh, merde, elle sortait déjà des toilettes, et aucune odeur suspecte dans le pif. Ou pas plus que de coutume, hein ? Mignonne, mince, un cul bien moulé dans son jean, des cheveux longs et sombres… Ouais, elle aussi avait été jeune et jolie, en son temps. Enfin, jeune, en tout cas. Elle observa la fille qui se lavait les mains, puis les secouait sous le souffleur anémique pour finir, comme tout le monde, par les essuyer sur son pantalon. En passant devant elle, la brunette jeta un œil fautif à la coupelle remplie de pièces de monnaie qui trônait sur la table et ralentit le pas. Elle prit l’air atone – pas difficile, ça – en sachant que c’était le sentiment de culpabilité qui poussait les gens à lui lancer quelques sous.

    Encore une fois, ça marcha impec. La fille ouvrit son sac, en extirpa son portefeuille et déposa un euro dans la sous-tasse avec un sourire gêné. Elle la regarda partir avec un soupir, les longs cheveux noirs se balançant dans son dos, comme animés d’une vie propre.

    ***

    Lorsque je sors des toilettes, je constate que mon homme n’est pas installé devant l’une des petites tables hautes face aux distributeurs de boissons. Bizarre, ça. D’habitude, je le trouve immanquablement planté là, sirotant son café, la moitié d’une fesse posée sur le tabouret de comptoir. Je jette un œil à la modeste file de clients qui attend pour payer à la caisse du magasin, en pensant que, peut-être… Mais non. Sloan n’est pourtant pas difficile à repérer : il est plus grand que la moyenne, et sa belle gueule le fait remarquer immédiatement. J’hésite. Bon, il est sans doute allé aux toilettes, lui aussi. Je choisis un expresso sans sucre et, mon gobelet en plastique en main, je m’installe à une table libre. Bien sûr, le café est immonde, mais je ne lui demande pas d’être goûtu, juste de me réveiller. Je me sens comme déphasée après ces heures de demi-sommeil dans la voiture. Et puis, passer de la grisaille parisienne aux cigales de Provence, comme ça, sans transition, ça fait un choc. Il faut un sas de décompression.

    Je rêvasse en avalant ma boisson magique à petites gorgées, observant sans vraiment les voir une bande de gamins qui examine les tee-shirts proposés à l’entrée du magasin. Ils se poussent du coude en ricanant, jettent des regards méfiants autour d’eux… Bref, c’est comme s’ils avaient une pancarte annonçant « Je suis en train de faire une connerie » sur le front. D’ailleurs, un type dans un costard qui a connu des jours meilleurs s’approche des délinquants en herbe, et les gosses s’éparpillent aussitôt comme une volée de moineaux, rejoignant sans doute leurs parents sur les aires de repos.

    Bon, il est tombé dans le trou des toilettes, ou quoi ? Nous ne partageons, Sloan et moi, qu’une intimité relative. Je dirai à éclipses. Il est en pleine séparation d’avec sa compagne actuelle, ce qui fait que je n’ai jamais mis les pieds à son domicile, histoire de ne pas jeter de l’huile sur le feu… Leur divorce a l’air compliqué, même s’il ne m’a pas donné de détails. Et que je n’en ai pas demandé non plus. Il vient chez moi trois ou quatre nuits par semaine et, lorsqu’il part en intervention à l’extérieur de la région parisienne, je l’accompagne, si mon propre planning de boulot le permet. Sa boîte paie ses frais de déplacement et ses chambres d’hôtel ; du coup, je n’ai pas grand-chose à débourser, et puis je fais du tourisme en prime. Du tourisme sexuel, ricané-je bêtement dans ma tasse à café presque finie.

    Il est passé où, bon sang ? Je balance ma tasse vide dans la poubelle et je me résous à revenir vers les toilettes, où la dame pipi avachie sur sa chaise me voit approcher avec un regard bovin. Bon, considérant son taf, on ne va pas s’attendre non plus à ce qu’elle exécute une petite danse de la joie à chaque nouvel usager…

    Me penchant vers la section « messieurs » et ne remarquant personne devant les lavabos ou les pissotières, je demande à la femme entre deux âges :

    — Excusez-moi, est-ce que vous avez aperçu mon ami ? Il est grand… comme ça… Très brun, beau gosse… Des yeux bleus… Une chemise beige, un jean…

    Elle se contente de me dévisager comme si je lui parlais en chinois et j’envisage un instant un handicap genre surdité, mais elle finit par secouer la tête :

    — Pas vu.

    — Vous êtes certaine ? Parce qu’il n’est pas à la machine à café et…

    — Un beau brun en chemise beige, me répond la dame pipi, j’en ai pas aperçu un seul de la matinée.

    Comme elle semble très sûre d’elle et que, bon, je ne comprendrais pas l’intérêt qu’elle aurait à me mentir, je la remercie et, en soupirant, je sors du bâtiment en inspectant – vainement – l’intérieur, au cas où Sloan se serait matérialisé quelque part. Tant pis, je peux l’attendre à la voiture. De toute façon, l’appel de la nicotine se fait tellement strident que si je ne m’offre pas une clope tout de suite, je vais mordre quelqu’un dans peu de temps.

    Une lumière vibrante et éclatante me cueille dès que je pousse les portes et je mets machinalement mes lunettes de soleil. Je sors une cigarette, l’allume, avalant la fumée avec une délectation perverse. Ça fait du bien de se faire du mal, parfois… Droguée, va ! La chaleur est déjà intense et, même avec seulement un jean et un tee-shirt, je commence à transpirer. D’un pas tranquille, savourant ma clope, je m’écarte du bâtiment en direction des stationnements plus isolés, sous les arbres, là où Sloan a garé sa voiture de fonction. Il était peut-être fatigué, finalement, et a choisi de s’offrir un petit somme ?

    Je suis perdue dans mes pensées et, d’un coup, je comprends que je suis allée trop loin, que j’ai marché jusqu’à la sortie du parking, vers la bretelle d’accès permettant de rejoindre l’autoroute. Bizarre, je n’ai pas vu le véhicule de fonction au logo criard ? Je fais demi-tour et je repère aussitôt le camion, celui aux vitres occultées par des rideaux, à côté duquel Sloan s’est garé.

    Mais il n’y a plus sa voiture. Les yeux rivés sur l’emplacement vide, comme si j’étais victime d’une hallucination, je continue d’avancer, jusqu’à ce que je me retrouve à côté du fameux trois tonnes. Est-ce que je me suis trompée ? Ce n’est peut-être pas le bon fourgon, après tout ? Beaucoup de routiers occultent leurs vitres pour dormir pendant leurs pauses. Mais ce véhicule-là… Non, c’est bien celui que j’avais repéré en arrivant.

    Pourquoi Sloan aurait-il déplacé sa voiture ? Pour se rapprocher du bâtiment ? Ça n’a pas vraiment de sens, mais je ne vois que cette explication. Ou alors, il a finalement décidé de prendre du carburant, et il est aux pompes. Je rebrousse chemin, revenant sur mes pas, fouillant du regard véhicules et passants, inspectant la station essence. Mais non, il n’y est pas.

    Il n’est pas non plus garé devant le magasin. Il n’est nulle part.

    3 – Larmes vocales

    Il cuisait littéralement dans sa cabine en plexiglas. Sous la visière de sa casquette réglementaire, son front trempé de sueur le démangeait et, régulièrement, il devait s’éponger pour éviter que ça coule dans ses yeux. Et son budget déo avait explosé… Pauline le charriait tout le temps en disant qu’elle bénissait l’enfoiré de patron de son époux, qui refusait de mettre la clim dans le minuscule bocal où il encaissait les clients des pompes à essence, qui obligeait son employé à garder son uniforme sur le dos même en période de canicule : effet sauna garanti, il perdait des litres et des litres d’eau toute la journée. « Et mon mari reste svelte, » chantonnait-elle avec allégresse. Ça le fit marrer rien qu’à y penser. Qu’est-ce qu’elle était en train de faire, là ? Bientôt midi, elle devait sûrement patienter devant les portes de la maternelle. Tout en tendant machinalement la main vers le terminal de carte bleue pour le filer au type qui venait payer, il imagina sa femme, son adorable et pimpante moitié, avec ses courts cheveux auburn et son éternel sourire, plantée sur les marches de l’école à papoter avec ses copines, attendant que leur fils surgisse comme un petit diable en rugissant. Dorian avait 3 ans. Un âge difficile, ronchonnait sa mère. Ouaip. Remuant, on va dire. Une boule d’énergie, tout le temps à crapahuter partout, à poser des questions existentielles, à tester des trucs, à courir… Mais Pauline ne se plaignait jamais. C’était pas le genre. Non, Pauline c’était le genre à voir toujours le bon côté des choses, le verre à moitié plein, tout ça, quoi. Impossible d’être malheureux plus de quelques minutes quand on vivait auprès d’elle. Elle répétait que rien n’était grave, que tout ne cessait d’évoluer et qu’on n’avait qu’une seule vie, alors, autant la saisir et en tirer le meilleur parti. Il se demandait souvent comment il avait fait pour mériter un pareil rayon de soleil dans son existence.

    Et en parlant de soleil… Derrière ses lunettes noires, ses yeux larmoyaient sous la réverbération intense contre la vitre qui le séparait des clients. Ce n’était toujours pas la grande affluence des vacances scolaires, mais il y avait quand même du monde. Il arracha le ticket de caisse pour le tendre au bonhomme massif qui venait de régler son gazole et attendit le prochain. Une nana assez craquante, avec une queue-de-cheval, surgit devant son nez. Elle semblait paniquée :

    — Un problème, Madame ?

    Encore une qui s’est plantée de carburant… Ça arrivait tous les jours et il se demandait souvent pourquoi les femmes, qui étaient pourtant dotées d’un cerveau, en général, étaient parfois tellement gourdes dès qu’il s’agissait de trucs un peu techniques. Pas les mêmes priorités, sans doute.

    — Est-ce que vous avez vu un grand type brun tout à l’heure, avec une voiture de fonction, une Volvo blanche portant un gros logo rouge ?

    Il réfléchit en essuyant son front avec son kleenex, secoua la tête :

    — Nan, Madame, aucune Volvo ce matin.

    — Vous êtes sûr ?

    La fille semblait complètement paumée et il se demanda si elle avait toutes ses cases en place.

    — Ben oui, désolé.

    Les yeux noisette s’embuèrent et il eut envie de la sauver, regrettant qu’elle ne se soit pas juste plantée de carburant. Mais, déjà, elle tournait les talons et il la vit s’éloigner en hâte vers le magasin. La sueur se remit à dégouliner sous sa casquette et il reprit un kleenex. Svelte, ouais !

    ***

    J’ai fouillé le magasin, les pompes à essence, les toilettes, les aires de stationnement des plus proches aux plus éloignées… J’ai interrogé le gérant, le préposé aux caisses, la dame pipi, des familles en train de pique-niquer sous les arbres, des clients sortant du bâtiment, des routiers… J’ai même réveillé le type qui ronflait dans son camion, celui qui était garé à côté de la voiture de Sloan, et il a pas trop aimé que je l’emmerde avec mes questions ; surtout qu’évidemment, il dormait déjà quand on est arrivés.

    Bref. Personne n’a vu Sloan ni son véhicule. Absolument personne. Comme s’il n’était jamais venu là, comme si je m’étais propulsée par je ne sais quelle énergie quantique de mon appartement à cette aire d’autoroute à des milliers de kilomètres de chez moi. Et franchement, après avoir mené mon enquête hystérique, je me suis même demandé si je n’étais pas devenue dingue. Si je n’avais pas inventé mon escapade amoureuse pour émerger de mes chimères ici, dans le Sud. Mais non, bon sang, j’avais encore la main de Sloan posée sur ma cuisse à peine une heure avant ! Incrédule, je tourne en rond près de l’aire de pique-nique, sous les arbres qui dispensent leurs larges ombres. Il y a pas mal de monde, c’est presque l’heure du déjeuner, toutes les tables et tous les bancs sont occupés : familles, couples, quelques solos… Au milieu des emballages de sandwiches, de sodas et de chips, ça mâchonne sec, les gosses se poursuivent en braillant entre les troncs d’acacias, le soleil tape de plus en plus fort et… Et je fais quoi, maintenant ?

    Merde, mon téléphone ! Bizarre, je n’y avais même pas pensé pendant que je cherchais mon compagnon. L’affolement, sans doute. Fébrilement, j’extirpe mon portable de mon sac à main. Sloan m’a sûrement adressé un message vocal, un texto, pour m’expliquer qu’il a dû partir en urgence et… et me laisser en plan, toute seule et sans véhicule, à l’autre bout de la France ? Avec mes bagages dans son coffre ?

    Évidemment que non. D’ailleurs, mon smartphone n’affiche aucune alerte. Je m’éloigne un peu de la marmaille, du vacarme, et je trouve un coin à l’ombre, un petit banc oublié sous un grand pin parasol. J’allume une cigarette et j’interroge mon répondeur – on ne sait jamais. Il est vide, hormis une vieille proposition de ma mère, datant d’il y a cinq jours, et dans laquelle elle m’invite à déjeuner avec mon frère et ma belle-sœur. J’appelle Sloan, portable collé à l’oreille, et j’écoute la sonnerie, interminable. Je tombe sur la boîte vocale, son annonce d’accueil qu’il n’a même pas personnalisée. Le robot m’enjoint de laisser mon message, ce que je fais, essayant de maîtriser l’hystérie de mon ton : « Sloan, merde, qu’est-ce que tu fous ? Je ne te trouve nulle part sur cette putain d’aire d’autoroute, tu es où ? Si c’est une blague, elle est franchement mauvaise ! Rappelle-moi, rapplique en vitesse, je commence sérieusement à m’inquiéter, là ! »

    Je raccroche nerveusement. J’allume une autre clope. Tous les scénarios possibles défilent dans ma tête : sa copine, enfin son ex l’a appelé, elle a appris que j’étais avec lui, elle l’a menacé de… de quoi ? Bon, c’est nul, il ne m’aurait pas plantée comme ça sans me prévenir. Son client, c’est ça ! Le client avec qui il a rendez-vous cet après-midi a voulu avancer l’intervention et… Nul et renul, il ne m’aurait pas plantée comme ça sans me prévenir.

    L’hypothèse de la blague n’est pas plus crédible. Franchement, ça ne lui ressemble pas, et puis il faudrait vraiment être un enfoiré de première pour s’amuser comme ça.

    Un enlèvement. Oui, un kidnapping ! Sloan a été victime d’une agression, et le ou les types ont pris sa voiture et l’ont emmené. Bien sûr. Un homme athlétique, tout à fait capable de se défendre, sans aucun objet de valeur sur lui ? S’il avait été attaqué, à la limite on lui aurait volé sa caisse, mais il serait encore là, quelque part. Et, blessé ou en pleine forme, il n’y est pas. Ça, j’en suis certaine.

    J’allume une troisième cigarette au mégot de la dernière, que j’écrase sous mon talon. Je vais devenir folle. Non, je suis folle. Tout ça est un rêve, ou plutôt un cauchemar. Je peux me réveiller et… Aïe ! Je me suis pincée, mais ça n’a pas marché. Je suis toujours là, le cul posé sur ce banc en pierre inconfortable, avec les cigales qui font un boucan infernal et, au loin, les cris surexcités des gamins qui ont avalé trop de sucres rapides et de graisses saturées.

    Je rappelle Sloan. À nouveau, ça sonne dans le vide, jusqu’à ce que je tombe sur l’annonce de sa boîte vocale. Je laisse un second message, beaucoup plus

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