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Juste un petit break: Roman
Juste un petit break: Roman
Juste un petit break: Roman
Livre électronique252 pages4 heures

Juste un petit break: Roman

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À propos de ce livre électronique

Une femme qui se croyait peu à peu libérée de ses chaînes culturelles se retrouve seule et désorientée...

Clémence a tout : elle occupe un poste en or, elle est mariée au beau Bruno avec qui elle file le parfait amour, elle est mère de trois adolescents, elle mène la vie confortable d’une bobo parisienne… Pourtant elle démissionne. Il lui faut juste un petit break. Un peu de repos pour faire le point sur sa vie. Souffler. Se retrouver. Une parenthèse bienfaitrice dans une vie de femme active au rythme effréné. Mais un texto intercepté par erreur va vite transformer ce qui aurait pu être une pause salvatrice en une aventure qui l’entraînera jusqu’à l’autre bout de la planète. L’heure de la vengeance, froide et méthodique, a sonné.
Avec humour et sensibilité, Carole Meudic observe une femme moderne se débattre avec ses contradictions. En disséquant les rapports humains dans une famille d’aujourd’hui, elle pose un regard critique sur notre société et la questionne. Drôle et décapant, le récit, au rythme enlevé, nous entraîne dans les pas d’une héroïne jusqu’auboutiste, prête à tout pour recouvrer un équilibre perdu et panser ses rêves bafoués.

Pour cette héroïne bafouée, il est temps de se rebeller.

EXTRAIT

— Allez, on va fêter ça !
Il disparaît dans l’arrière-cuisine et en revient bientôt, une bouteille dans une main et deux énormes verres ballon dans l’autre. Il a l’air réjoui. Un Haut-Médoc. Mon préféré.
Le nectar grenat tourbillonne en heurtant les parois. Il exhale déjà ses arômes complexes.
— Par contre, financièrement, il va falloir s’organiser…
Nous y voilà ! L’état de grâce aura duré trois minutes et demie. Pourtant, lors de nos multiples discussions sur le sujet, il avait multiplié les phrases rassurantes, d’un ton parfois d’ailleurs mâtiné de paternalisme. Surtout ne pas rétorquer. Se concentrer sur le bouquet du vin. Feuille morte ? Fruits mûrs ?
— Bah, ce n’est pas grave, il suffira de dire à Magda que nous n’avons plus besoin de ses services.
Vite, une gorgée de Haut-Médoc. C’est donc ça, l’idée de Bruno. Ma foi, beau raisonnement : si je ne suis plus au bureau, c’est que je suis à la maison et donc, quel besoin de payer trois heures hebdomadaires de ménage à Magda ? Le refrain d’une vieille chanson de Zouk Machine résonne soudain dans mon esprit. Nettoyer, balayer, astiquer, casa toujours pimpant. Sans doute croit-il que si j’ai interrompu ma carrière, c’est pour assouvir d’obscurs désirs de mère au foyer ? Que derrière mon tailleur étriqué, j’aspirais secrètement à manier le fer à repasser et la serpillière ? Que finalement, au fond de toute femme, fût-elle cadre, se dissimule une ménagère en puissance ? Sans doute m’imagine-t-il accueillant les enfants au retour de l’école, avec des bols de chocolat fumant, sourire bienheureux aux lèvres et le tablier noué à la taille ? Une vraie icône des années 50. Une pin-up tout droit sortie d’une réclame vantant les mérites de l’american dream d’après-guerre.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Docteure en Littérature hispanique, agrégée d'espagnol, Carole Meudic a enseigné à l'Université et en classes préparatoires. Attachée à la culture du Sud-Ouest, elle vit à Biscarrosse, près de l'océan landais, et se concentre désormais à ses passions : l'écriture, la bonne chère et les voyages.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie6 févr. 2020
ISBN9782378738020
Juste un petit break: Roman

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    Aperçu du livre

    Juste un petit break - Carole Meudic

    cover.jpg

    Carole Meudic

    Juste un petit break

    Roman

    ISBN : 978-2-37873-802-0

    Collection : Blanche

    ISSN : 2416-4259

    Dépôt légal : novembre 2019

    © couverture Ex Æquo

    © 2019 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    À Fabrice, Marie, Célia et Adrien pour tout ce qu’ils sont.

    Et pour tout ce qu’ils ne sont pas.

    Préface

    Bilan d’une vie de mère qui se délite, d’une vie d’épouse qui se fragmente ou claque de lucidité sur la joue d’une femme qui se réveille enfin. Au-delà d’une simple crise de la quarantaine ou de l’usure presque naturelle d’un couple contemporain, par son ton, sa verve et son rythme haletant, ce roman alerte décrit avec subtilité la rébellion et la vengeance méthodique d’une héroïne bafouée.

    Très moderne dans son approche, l’auteure décortique les codes féminins dans une société qui a bien du mal à s’extraire de son patriarcat ancestral et de ses habitudes superficielles. Avec humour, elle pointe la banalisation du machisme au quotidien, mais aussi l’individualisme d’une jeunesse en passe de se robotiser. Ainsi, la femme qui se croyait peu à peu libérée de ses chaînes culturelles se retrouve seule et désorientée.

    Un voyage exotique qui épure le temps et les rapports humains offrira de bien belles solutions.

    Ces pages colorées et vivantes questionnent et nous amusent dans les sables mouvants de nos contradictions. Comme si cette société en mutation courait le risque de générer l’implosion fatale de sa cellule familiale. Le ciment affectif se craquelle et chacun semble rechercher l’harmonie salutaire dans le piège de satisfactions accessibles aux allures de mirages.

    Un grand moment de plaisir et de prise de conscience.

    Jean-François Rottier

    1

    La grande porte cochère s’est refermée sur mes talons. Je reste sur le trottoir, les bras ballants, un peu groggy. Je suis vidée.

    Ça y est, je l’ai donc fait ! Je n’y crois pas moi-même. Je viens de mettre fin à quinze ans de bons et loyaux services chez Duvernois SA. J’ai déposé ma lettre de démission sur le coin du bureau du « boss ». Devant son étonnement j’ai argumenté. Il n’a pas paru comprendre. C’était la première fois que je le voyais décontenancé. Sourcil froncé, il se grattait le lobe de l’oreille, sans trouver les mots, pendant que dans son dos, Jocelyne, sa secrétaire, sanglotait dans son mouchoir à carreaux. Oui, il faut préciser que Jocelyne est un spécimen d’un autre âge, qui continue de se servir de mouchoirs en tissu qu’elle glisse après utilisation dans la manche de son gilet.

    À cet instant précis, je semblais sûre de moi, mes arguments fusaient avec la fluidité d’une démonstration mathématique. Ce discours, tant de fois répété devant le miroir, s’articulait avec un naturel sans faille alors que... Alors qu’il aurait fallu qu’il s’exclame : « mais, Clémence, vous êtes folle ! » pour que je chancelle, déchire la lettre illico et déclare séance tenante ma décision nulle et non avenue.

    Mais il ne s’est rien exclamé. Il a pris un faux air concentré et en hochant la tête, il a dit « Mmm, je comprends... Bonne chance, Clémence. Vous allez nous manquer ».

    Et me voilà sur le trottoir, libre certes, mais angoissée. Soulagée, mais avec la vague impression d’être au bord d’un gouffre. Cela s’est passé tellement vite. Après des mois de tempête sous un crâne, des semaines de doutes, de tergiversations, de faux-fuyants et d’atermoiements, une poignée de minutes a suffi à sceller le point final de ma carrière.

    Le ciel a la gueule de bois ce matin, il éructe un sale petit crachin que les passants tentent d’éviter en hâtant le pas. Allez, Clem, ne reste pas comme une godiche sur le trottoir mouillé. Le boss est peut-être en train de t’observer dans ton dos depuis la fenêtre de son bureau. Ne rate pas ta sortie.

    Je saisis mon parapluie, redresse la tête et m’éloigne d’un pas qui se veut assuré. Attention, bande les muscles de tes jambes flageolantes, il ne manquerait plus que tes talons hauts dérapent sur l’asphalte humide et que tu démarres ta nouvelle vie par une gamelle mémorable. Je meurs d’envie de me retourner pour vérifier si le boss est à son poste d’observation, mais ce serait lui faire trop d’honneur. Sois forte, Clem ! Ravale ta curiosité. Et puis, il faut être lucide. Il doit déjà être en train de savourer les délices d’un futur casting de nouvelles recrues. Fraîchement sorties de l’école, jeunes diplômées qu’il pourra appeler « mon petit » en louchant sur leurs décolletés plongeants. Mais qu’il se méfie, le boss, les jeunettes d’aujourd’hui ne s’en laissent plus conter. Il aura du mal à les convaincre de plancher sur un dossier tout un week-end pour des clopinettes. Il va falloir qu’il oublie, le vendredi soir, son « bon week-end, mon petit, et n’oubliez pas, je veux le dossier Bertier lundi matin sur mon bureau ». Les jeunettes d’aujourd’hui ne connaîtront pas le prénom de chaque femme de ménage dont les escouades débarquent avec le crépuscule. À dix-huit heures tapantes, heure stipulée sur leur contrat de travail comme marquant le terme de leur journée de labeur, elles emporteront leur décolleté plongeant vers d’autres horizons.

    Cette perspective m’a ragaillardie. Il me faut un café et une clope. Je vais tâcher de mettre de l’ordre dans mes idées. Une terrasse désertée. Je me glisse sous les grands parasols détrempés. Je me délecte. La première volute de nicotine et la première minute de liberté. Depuis combien de temps n’ai-je pas savouré un petit noir, seule le matin, avec pour unique perspective de vaquer à ma journée comme je l’entends ? Le serveur a la gueule des mauvais jours. Sans doute n’avait-il aucune envie de braver la bruine glacée pour servir un café sur une terrasse vide. Désolé, vieux, mais j’avais une envie irrépressible d’apaiser mon esprit en ébullition dans la fumée de cigarette et de tenter de lire mon avenir dans le marc d’un expresso bien serré.

    Je vois d’ici la réaction de mes copines. Ce n’est pas faute d’avoir tenté de me dissuader de mon geste. J’ai eu droit à toutes les théories, les analyses, toutes aussi fumeuses les unes que les autres. « Tu dois être un peu dépressive, tiens, je te donne l’adresse de mon thérapeute. Tu vas voir il est ex-tra-or-di-naire. » ; « Une baisse de forme ? Rien ne vaut le régime ananas et thé vert, je l’ai lu dans Elle. » ; « Bah, fume un petit pétard de temps en temps, ça te fera dédramatiser » ; « Tu es sûre que ça va bien dans ton couple ? C’est le syndrome de la quarantaine, prends un amant ». Je me suis d’ailleurs toujours demandé comment on faisait pour « prendre » un amant. Il y a des boutiques pour cela ? Sans compter les voix charitables qui n’ont pas manqué de me faire culpabiliser : « Mais, Clémence, tu es complètement inconsciente ! Tu as entendu parler des millions de chômeurs qui t’entourent ? Faire la fine bouche quand on a une place en or, c’est tout simplement indécent ! Alors que certains feraient n’importe quoi pour avoir un job ! Et avec trois enfants à charge, en plus ! Tu as pensé à l’avenir de tes enfants ? »

    Eh bien, non, justement. J’ai envie de penser un peu à moi. Redonner un peu d’oxygène à cet ego moribond, asphyxié par tant de priorités qui passent allègrement avant lui en lui faisant un bras d’honneur. Laisser un peu de place à l’inconnu. Depuis toute petite je cours sur une route toute tracée, planifiée, millimétrée. Élève exemplaire, classes préparatoires, concours, félicitations du jury, entretien d’embauche, plan de carrière. Une autoroute vide. Qui finit par croiser une autre autoroute vide. Fête d’anciens de l’école, coup de foudre, fiançailles, mariage, première grossesse, deuxième grossesse, troisième grossesse. Cadre modèle. Échelons gravis quatre à quatre. Plus la tribu s’agrandit, plus le temps passe, plus j’ai l’impression que je ne conduis plus, que la voiture est en pilotage automatique. Les péages se multiplient sans possibilité de sorties. Eh bien, c’est fini ! J’aspire à rouler sans phares. Je rêve d’une route sinueuse où chaque virage est la promesse d’un paysage nouveau. Je veux lever les mains du volant et fermer les yeux. C’est la première fois de ma vie que je n’ai pas encore envisagé de lendemain dans ma vie professionnelle.

    Soudain, les premiers roulements de batterie de Sunday Bloody Sunday se mettent à résonner. C’est la sonnerie de mon portable qui, comme à l’accoutumée, me fait sursauter, et renverser le café que le serveur a enfin fini par porter de mauvaise grâce. C’est Manon, ma fille aînée, qui a réglé le volume de la sonnerie — je sous-traite souvent ces détestables petites tâches informatiques ou téléphoniques —. À fond, bien sûr, et contre mon gré. « Mais, man, ça sert à quoi d’avoir une sonnerie qu’on n’entend pas ? ». Inutile de se précipiter à fouiller l’insondable foutoir que je transporte quotidiennement à mon épaule à la recherche de Bono, j’arriverais trop tard. J’ai pris l’habitude de tabler directement sur l’écoute du répondeur. C’est un SMS.

    « man, ya d foi ou tu réponds ? G besoin 2 la prinS 2 clev pour 2 min. C urgent. Merci de me l’HT. Biz. »

    Je reconnais là le style épuré de Manon. Quant au sujet du texto, il ne pouvait s’agir que d’un quelconque paiement. L’urgence, avec Manon, ne se règle que par carte bleue. D’abord séduite par l’idée que ma fille se plonge — ne fût-ce que par ordre de son professeur de lettres — dans la prose de Mme de La Fayette, je me rends soudain compte de la perfidie de la demande. Plutôt que de se rendre elle-même dans la grande librairie qui, soit dit en passant, fait face à son lycée, elle préfère imposer à sa mère de traverser tout le quartier sous la pluie, sans même se demander si j’ai autre chose à faire. De la sorte, à la fin des cours, elle pourra rester à bavasser tranquillement devant les grilles du lycée avec les greluches qui lui servent d’amies. Des talons immenses — comment font-elles donc pour piétiner toute la journée dans les salles de classe et les couloirs sur de telles échasses ? —, la cigarette à la main, secouant leur crinière de cheveux tout soyeux, comme dans la pub, et ponctuant leur conversation d’éclats de voix et de rires haut perchés dont elles vérifient l’effet alentour d’un coup d’œil expert. Des petites bourgeoises clonées à l’infini, sûres d’elles, prêtes à vous donner des coups de sacs à main de luxe si vous avez le malheur de soutenir leur regard de mépris. Et ma fille qui fraye avec ce beau linge vide ! Moi qui n’ai eu de cesse de marteler devant mes enfants la suprématie de l’intellect, l’abîme qui sépare l’être et le paraître, le ridicule de la superficialité, voilà que ma propre fille succombe aux sirènes de l’apparence. Je lui avais pourtant expliqué que fonder son bonheur sur la consommation ne peut que conduire à la frustration : lorsque j’ai, je veux plus ; et lorsque je n’ai pas, je suis malheureux. Ce n’est pourtant pas compliqué à comprendre, comme raisonnement. C’est d’une logique implacable. Mais dans un grand lycée de centre-ville, les quelques rescapés de la classe moyenne se voient assaillis de toutes parts par des cohortes entières de petits privilégiés branchés qui finissent par imposer leur loi, leurs codes. Je sais qu’au fond d’elle-même, bien au fond, Manon n’est pas comme eux. Elle a été atteinte par le virus, mais j’ai encore espoir que les organes vitaux ne seront pas touchés.

    Enfin, je m’écarte du sujet. Virus ou pas virus, elle est gonflée. Elle aurait pu aller se l’acheter elle-même, son bouquin. Elle sait pertinemment qu’elle me met au pied du mur et que je céderai sans trop rechigner, car à la maison on ne dit jamais non à un livre, c’est un principe, priorité à la culture. Le caractère d’urgence du « C pour 2 min » ne laisse pas de place à la négociation ou à la remontrance de dernière minute. J’ose juste espérer qu’elle fait référence à la seule lecture et non à une dissertation.

    Je pose ma pièce sur le ticket, en calculant que je laisse approximativement 20 % de pourboire à un grognon qui ne le mérite pas — est-ce qu’on me donnait 20 % de prime quand je faisais mon boulot correctement et avec le sourire ? — Mais, que diable, je n’ai pas envie d’attendre indéfiniment qu’il daigne ramener la monnaie et sa mauvaise humeur. Du coup, c’est moi qui me lève en maugréant et en pestant contre les serveurs qui n’aiment pas la pluie.

    La grande librairie du centre-ville occupe tout un pâté de maisons, des centaines de rayonnages qui courent dans un dédale de salles thématiques. Un immense terrier où une marmotte bibliophile aurait accumulé tous ses trésors. Dès l’entrée, je perçois cette odeur familière : un âcre mélange de chien mouillé — tous les imperméables dégoulinent —, d’encre et de papier. Ici et là, certains goûtent l’incipit d’un roman, d’autres picorent des bribes d’essai, comme une mise en bouche gourmande qui laisse imaginer ce que sera le repas. Je me dirige directement vers le rayon « classiques », trouve rapidement une édition adaptée à la paresse littéraire de ma fille, du pré-mâché pour lycéen, avec notes de bas de page pour lexique difficile, passage en caisse éclair et me revoilà sur le trottoir mouillé. Je me félicite d’une telle efficacité : dix minutes montre en main.

    Quelle idiote ! Comme si j’étais pressée ! Moi qui adore fureter entre les livres.

    À peine arrivée chez nous, je me lance dans un tourbillon de tâches domestiques, toujours prisonnière de ce mouvement effréné qui rythmait mes jours. Avant. Comme si, depuis ce matin, depuis cette minute fatidique où j’ai posé ma lettre de démission sur le bureau du boss, j’étais toujours soumise à cette urgence perpétuelle, à cette vaine course contre la montre. Mais suis-je pressée ? Est-ce que je ne viens pas de sceller la reprise en main de mon emploi du temps ? Est-ce si difficile de se défaire de cette cadence infernale ? Je suis comme un rat en cage habitué à courir dans sa roue sans fin. J’ai réussi à sauter en marche de mon tourniquet, mais je continue à tourner dans ma cage. Suis-je inapte à la liberté ? Une handicapée de la vie ?

     Non, Clem, il est révolu ce temps où tu luttais contre une masse de travail toujours plus lourde, où chaque minute devait être utile, servir à quelque chose, optimisée, pour reprendre le jargon de la boîte. Il est révolu ce temps où il te fallait finir un dossier en te demandant si le petit dernier n’avait pas oublié son sac de sport, où tu poussais ton caddie en songeant qu’il fallait impérativement rappeler un client, où tu attendais dans la salle d’attente de chez le pédiatre en faisant réciter les verbes irréguliers d’anglais à l’aînée et en songeant à ta déclaration d’impôts restée sur le bureau… Non, Clem, tu ne laisseras plus s’échapper, impuissante, ces précieuses minutes, comme si tu souffrais d’une incurable incontinence temporelle.

    Tu as repris possession du temps.

    Je me suis assise sur le bord du canapé. Je ne sais combien de temps je suis restée ainsi prostrée.

    Un bruit de clefs. Une porte qui claque et des pas dans l’escalier. Ma seconde fille passe la tête dans l’embrasure de la porte.

    — Ah ? Tu es là ?

    La voilà déjà partie. La porte de sa chambre s’est déjà refermée. Diane a toujours évité de prononcer des paroles inutiles. Elle veut sauver la planète entière, s’insurge contre le traitement infligé aux pays du sud, milite pour la sauvegarde des ours polaires, mais a toujours distillé un profond mépris pour les simples mortels qui peuplent son environnement familial. L’exact pendant opposé de son aînée. Elle compense la logorrhée futile de sa sœur par un mutisme assourdissant. Elle dissimule son corps menu et nerveux dans de grands pulls sans forme tandis que l’autre accorde une attention extrême au reflet que lui renvoie le miroir. Elle porte des cheveux courts et embroussaillés alors que l’autre ne cesse de coiffer avec soin sa grande crinière blonde. Elle arbore sur son sac à dos imprimé militaire le A de l’anarchisme et le logo des Anonymous alors que l’autre préfère afficher les griffes en vogue.

    Sans doute suis-je finalement la seule chose qui les unit ? Car, pour des raisons certes différentes, toutes les deux se retrouvent dans cette absence quasi-totale de marque d’affection envers moi. Si l’une me résume à un code de carte bleue, l’autre m’inonde de son dédain. Je représente pour Diane tout ce qu’elle honnit : la bourgeoise bobo, la petite vie réglée, confortable, sans mystère ni idéal. J’ai beau me dire à chaque fois qu’elle me crache son indifférence que c’est de son âge, que l’adolescence est une étape difficile, qu’elle se construit petit à petit, qu’il faut être patient et qu’elle me reviendra plus tard, je n’arrive pas à ne pas avoir mal.

    Comme chaque fois qu’il faut anesthésier mon cœur ou mon esprit, je me réfugie dans la cuisine. J’attrape une poignée d’échalotes et les émince avec rage. Les yeux me brûlent. Les larmes coulent. Pourtant j’aime cette douleur. Elle me soulage. J’aime le cri des échalotes au contact brûlant de la poêle, leur agonie dans le gras du foie gras qui exhale déjà ses effluves addictifs. Je me dis que c’est une belle mort. Mieux vaut mourir noyé dans du foie gras que tout sec et oublié au fond d’une maison de retraite.

    Le tac-tac caractéristique des talons de Manon sur le parquet précède son entrée. D’un geste sec, elle envoie ses escarpins dans un coin du salon. Ses pieds nus et meurtris laissent des traces humides sur le bois clair. Elle a retrouvé sa taille normale, située dans l’exacte moyenne des Françaises.

    — T’es impossible à joindre ! T’as trouvé mon bouquin ?

    — Bonjour à toi aussi…

    — …

    — Oui, j’ai évidemment trouvé La Princesse de Clèves. Par contre, comme tu ne m’avais pas précisé l’édition, j’ai fait au mieux.

    — Pas grave. De toute façon, c’est juste pour les citations de la dissert.

    — Comment ça ?

    — Tu crois pas que j’allais lire cette daube. Le problème, c’est que sur s.o.s.dissert.com, ils sont pas très précis sur les citations.

    — Tu veux dire que tu pompes tes devoirs sur Internet sans même prendre la peine de lire les œuvres au programme ?

    — T’inquiète, la prof doit encore en être au Minitel. Il faut vivre avec son temps, mam !

    Et elle disparaît, non sans laisser derrière elle ses escarpins agonisant au pied du buffet.

    Les bras m’en tombent. Ma propre fille prise en flagrant délit de malhonnêteté intellectuelle. Moi qui ai toujours défendu la dissertation, cet exercice si français, si cartésien. Une construction de la pensée réglée comme une symphonie, avec ses enchaînements, ses mouvements, ses échos. Décidément, cette génération pense par procuration. Je m’accapare les idées d’autrui donc je pense, selon le nouveau précepte du e-discours de la méthode. Comme si la pensée était une donnée finie, intégralement diffusée et accessible sur le Net. Que peut bien devenir une civilisation qui ne pense plus, qui n’invente plus, qui ne rêve plus par elle-même ? Est-ce que Christophe Colomb aurait bravé les flots inconnus de l’Atlantique s’il avait eu le haut débit ?

    Je me sens comme un clou assommé par le coup de masse d’un énorme charpentier barbu, qui porterait une chemise à carreaux et sentirait la sueur. Retour dans mon antre, mon sas de décompression. Retour à ma brunoise de légumes. C’est bien, la brunoise, pour arrêter de penser. Couper tout petit, toujours plus petit, jusqu’à obtenir de minuscules petits dés de quelques millimètres de côté. L’attention se fixe sur la lame du couteau, sur la forme des légumes. Ça repose.

    — Bonjour, maman. Ça sent bon.

    Le petit dernier se tient dans l’encadrement de la porte. Je ne l’avais même pas entendu arriver. Il se tient là, dégoulinant de pluie, son énorme sac à dos de collégien toujours arrimé à l’épaule. Les lacets de ses Converses sont défaits et ont dessiné une traînée d’escargot sur le sol. Il sourit. Il a beaucoup grandi cette année. Il est tout fier de me regarder dans les yeux sans lever le menton. Sans doute dominera-t-il le haut de mon crâne l’année prochaine. Malgré tout, il reste encore dans ce corps d’ado duveteux une part d’enfance, un vestige de ce bébé qu’il était il y a peu et qui disparaît petit à petit.

    Ma première réaction devrait être de jeter les hauts cris à la vue des traces noirâtres et

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