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Les Pages du destin
Les Pages du destin
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Livre électronique419 pages6 heures

Les Pages du destin

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À propos de ce livre électronique

Métro, boulot, dodo.
Votre vie est comme emportée par la boucle infernale de la routine.
Les jours se succèdent et se ressemblent.
Tous.

Dans le monde monotone où vit Gabrielle, ses jours lui sont prédits par Les Pages du destin. Tout est écrit à l’avance. Un inconnu les rédige, les populations les lisent. Il s’agit de la loi fondamentale, créée par un Gouvernement mystérieux.
La jeune fille a guetté les signes. Elle a observé le monde qui tournait un peu trop rond. Et elle a agi.

Comme Gabrielle, observez le monde, questionnez vos Pages, et réécrivez votre Histoire…
LangueFrançais
Date de sortie26 avr. 2017
ISBN9791029007156
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    Aperçu du livre

    Les Pages du destin - Chloé Debray

    cover.jpg

    Les Pages du destin

    Chloé Debray

    Les Pages du destin

    Les Éditions Chapitre.com

    123, boulevard de Grenelle 75015 Paris

    © Les Éditions Chapitre.com, 2017

    ISBN : 979-10-290-0715-6

    Remerciements

    Merci à Ly, qui a posé pour la photo de couverture. Et merci surtout à ma famille et à mes amis qui m’ont encouragée dans l’écriture et l’édition de ce premier roman.

    Chapitre 1

    Une musique soudaine et puissante me tire peu à peu du sommeil. Mes paupières closes peinent à s’ouvrir et la vue nette des choses tardent à me parvenir. La lumière mordorée d’un jour nouveau pénètre ma chambre blanche qui s’en imprègne. La paresse qui me possède me dicte de rester au lit. Il va falloir se faire une raison. J’ai cours ce matin. Dans un gémissement résigné, je roule ma couette en boule, l’envoie valser à l’autre extrémité du matelas et me lève d’un bond. La mélodie se fait de plus en plus forte. On pourrait désormais penser qu’elle sort directement de ma chaîne Hi-Fi. Ce qui n’est pas le cas. Le son provient de l’extérieur, sous la fenêtre. Je m’approche et l’ouvre délicatement, bien décidée à connaître le responsable de mon réveil précoce.

    La fraîcheur aurorale me fait du bien : la nuit a été, une fois de plus, caniculaire. Les rideaux ondoient sous le souffle de la brise délicate, ainsi que mes cheveux courts qui s’emmêlent toujours un peu plus. La lune a disparu depuis longtemps, mais l’aube n’a pas achevé son travail. C’est un spectacle magnifique qui s’offre à moi : l’opale de feu s’élève gracieusement dans le ciel, flamboient mille nuages de flammes ardentes aux nuances infinies. La nébulosité, tantôt opaline, tantôt violacée, encercle le soleil telle une meute de prédateurs affamés. Superbe ! Bientôt, les nuages de coton laissent place à une nuée d’hirondelles. Cette danse des astres et du ciel s’offre au monde entier deux fois par jour ; et pourtant, depuis la nuit des temps, l’Homme ne se lasse pas d’être fasciné par les levers et les couchers de soleil. Jamais il ne présente les mêmes couleurs, jamais il ne se lève de la même manière. Contrairement à moi qui me réveille en affichant la même moue boudeuse et éteinte, dans le même pyjama en pilou défraichi, toujours en roulant ma pauvre couette et en la balançant dans un coin. Tous les matins. Tous les jours. Toutes les semaines et tous les ans. Toute la vie. Et pourtant, un musicien se pointe sous ma fenêtre et vient pimenter la routine ennuyeuse et pénible du réveil. Un homme, d’une petite vingtaine d’années, joue du violoncelle. La musique qui en découle illustre parfaitement le spectacle du crépuscule. Inlassable. Magnifique. Hors du temps.

    Ses vêtements déformés par l’usage trop fréquent contrastent avec le majestueux instrument en bois d’érable calé contre son épaule. Ses doigts glissent sur les cordes avec une vitesse surnaturelle, tandis que l’homme manie son archet d’une précision incroyable, comme si sa vie en dépendait. Mes oreilles en redemandent toujours plus à ce sans-abri, qui parait aveugle et sourd au reste du monde à cet instant. Mon cœur bat au rythme de la cadence qui semble marquer la fin du morceau. Et ma tête me fait comprendre que je connais cette musique. Je l’ai déjà entendue. Mais où ? Et qu’est-ce donc ? Alors que je me torture les méninges pour faire ressurgir de ma mémoire le titre de ce morceau, mon regard se perd au loin. Plus loin que le soleil qui crache ses cendres ardentes dans le ciel bleu de l’été. Mon esprit divague et des milliers de pensées et de questions existentielles viennent s’accumuler dans ma tête, comme un film en accéléré sans aucun sens.

    « Quels évènements les Pages me prédiront-elles, aujourd’hui ? Que me réserve ma journée ? Cet homme, en bas de chez moi, a-t-il vraiment reçu une Page lui indiquant qu’il jouerait ce morceau-là précisément, et plus particulièrement sous ma maison, à cette heure précise ? Je ne le saurai certainement jamais : il est strictement interdit de parler, à quiconque, du contenu de nos propres Pages. Alors ce n’est surement pas ce parfait inconnu qui me le dira. »

    Le Gouvernement prédit quotidiennement la journée de chacun d’entre nous, et nous envoie un rapport détaillé, chaque matin vers cinq heures, de notre journée à venir. Personne ne sait à part lui-même, comment le Gouvernement parvient à prédire la journée de chaque individu d’une manière aussi exacte et claire. Nous sommes dans l’obligation de lire nos Pages tous les matins. C’est la loi. Un précepte quasi-divin que toute la population suit et obéit au doigt et à l’œil. Je savoure ces quelques instants, durant lesquels mon avenir proche m’est encore hypothétique. Les Pages ont été créées afin d’assurer la sécurité des individus ; c’est ce que certifie le Gouvernement. Les agents des gendarmeries en reçoivent également : ils savent alors à l’avance quels sont les quartiers à surveiller ; et l’efficacité de leur travail se voit centuplée. Les médecins et les chirurgiens se fient énormément à leur Pages, ce qui leur permet de connaître les cas graves quelques heures avant, et de préparer leurs instruments à l’avance. Ce système a donc sauvé de nombreuses vies, surtout au sein des cliniques d’urgence. Il m’arrive toutefois de déplorer intérieurement cette loi fondamentale, et de songer à ce qu’auraient pu ressembler nos vies si elles n’étaient pas basées sur d’éternelles révélations prédéfinies. Mais n’ayant jamais connu la vie autrement, cela paraît bien utopique à mes yeux. Impossible ! Autant acheter un château en Espagne. Les cours d’histoire du lycée nous enseignent qu’il n’y a seulement quelques siècles de cela, les Pages n’existaient pas. Imaginez-vous ! Vivre dans un monde dans lequel on ignore que l’on va rencontrer une personne importante, dans lequel on ignore que l’on va vivre quelque chose d’intense, dans lequel on ignore que l’on va avoir un accident le jour même. On n’aurait même pas la possibilité de se préparer psychologiquement. Cette idée m’est tellement inconcevable que mon esprit tourmenté me supplie de penser à autre chose. Ce que je fais généralement.

    En me perdant dans mes réflexions profondes, j’en oublie d’entendre le clocher de la Nouvelle-Normandie sonner sept heures. Le fameux campanile est visible du haut de ma chambre ; mais c’est aux sons de ses cloches qu’est due sa réputation, ainsi qu’à l’arcade dorée qui recouvre l’horloge colossale, à gauche du beffroi. Mais même la cacophonie irrégulière causée par la Cloche d’Argent et de la Cache-Ribaut, vieilles comme le monde, ne parvient ne serait-ce qu’à couvrir le son du violoncelle. D’ailleurs, son possesseur m’intrigue toujours… Son instrument à cordes est tout ce qu’il lui reste. Et pourtant ! Son visage est serein et imperturbable. Ses yeux sont rieurs. Il dégage quelque chose de puissant : la joie de vivre. La liberté. Cet homme est heureux.

    La voix de mon père me sort de mes rêveries et me fait sursauter :

    « Gabrielle ! Descends ! Tes Pages sont arrivées depuis longtemps. Dépêche-toi. Tu vas être en retard au lycée. »

    Mon cœur fait un bond douloureux dans ma poitrine, et l’espace d’un instant, un vertige me prend. Troublée, je prends appui sur le meuble le plus proche, et tente de reprendre mon souffle. Si ma vision redevient nette au bout de quelques secondes à peine, mes mains sont toujours moites. Je referme ma fenêtre à l’Anglaise à la hâte et non sans mal, mes bras très courts ne me permettant pas d’attraper l’ouvrant avec autant d’aisance que le ferait une personne plus grande. J’appréhende toujours un peu le moment où je lis mes Pages, parce que j’ai peur. Peur de ce que le Destin me réserve. Pourtant, je n’ai pas tellement eu de raison de me plaindre jusqu’alors. Si ce n’est de la monotonie navrante que je subis quotidiennement. Mais bon, je me console en me rappelant qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, comme on dit.

    Une enveloppe de papier kraft m’attend sur le bord de la table de la cuisine. Ma sœur Sacha, de six ans ma cadette, lit les siennes dans un coin du salon, en affichant un sourire plutôt satisfait. Sûrement que le Gouvernement lui a prédit de bons résultats scolaires, je présume. Je saisis l’enveloppe sur laquelle est calligraphié mon nom, et je l’ouvre. Tendue, je prends mes Pages entre mes mains agitées de tremblements, en prêtant bien attention à ne pas les rendre visibles aux yeux des autres.

    PAGES DE GABRIELLE BRAULT

    MARDI 2 JUILLET 2215

    - Réveil prématuré,

    - Votre meilleur ami vous attendra devant chez vous lorsque la lecture de vos Pages sera terminée,

    - Des conversations importantes avec vos amis se tiendront dans la cour du lycée après le déjeuner,

    - Vous vous poserez des questions importantes et vous vous remettrez en question

    - Vous ferez quelques courses urgentes,

    - Vous serez témoin d’un curieux spectacle…

    Je continue ma lecture sans trop prêter attention à ce que je lis, et à peine est-elle achevée que Mathieu frappe à la porte. Sans prendre le temps de manger ne serait-ce qu’une madeleine ou un yaourt pour tenir le coup jusqu’à ce midi, je me hâte de me préparer. J’enfile des vêtements au hasard, sans doute beaucoup trop épais pour l’été. Le lavabo subit le supplice du brossage de dent trop rapide : la porcelaine blanche encore impeccable il y a cinq minutes est désormais constellée de tâches de dentifrice gluantes. Je claque nerveusement les portes de placards, et mon pyjama souffre du même sort que ma couette : roulé en boule, négligé au milieu des soutiens-gorge trainant au sol, des feuilles de cours mélangées et à l’abandon, éparpillées comme les feuilles des chênes rouges d’Amérique en automne. Une vraie décharge. Le ménage attendra : Mathieu patiente depuis un bout de temps déjà. Je sors à toute vitesse de ma maison en manquant de chuter dans les escaliers. Accompagnée de mon ami, nous sortons dans les rues de Nouvelle-Normandie, qui sont animées de la présence humaine depuis bien longtemps. Voilà pourquoi j’aime tant cette saison. Là où l’hiver garantie des villes désertes et mortes de toutes activités, plongées dans le silence glacial comme si la population entière était bâillonnée par le givre mordant, l’été nous procure la liberté des vacances, le solstice d’été fait durer le plaisir des festivals et des rires joyeux et sonores. L’été est bavard là où l’hiver est muet. L’un, propice aux découvertes, aux sorties et aux déclarations amoureuses, l’autre, arracheur de frissons, porteur de la grippe terrassante. L’été est une musique à lui seul.

    Je remarque alors que le sans-abri n’est plus là… Du moins il ne joue plus. Les klaxons et les aboiements des chiens, les passants qui parlent et qui racontent, les enfants qui marchent, courent et galopent ont remplacé le jeune homme. La musique des gens est différente, a rubato, sans règle ni contrainte et complètement irrégulière. C’est joli aussi ! Mais moins gracieux. Moins délicat que la Sixième suite pour violoncelle de Bach, que le jeune virtuose jouait toute à l’heure. Le nom du morceau me revient en tête comme dans un automatisme inexplicable.

    Nous battons à notre tour le tempo de la musique, réglé par nos pas qui résonnent sur le béton. Je ne peux m’empêcher d’observer silencieusement mon ami Mathieu. Ses yeux gris comme l’argent luisant, fixent un point invisible devant lui. Parfois, ses cheveux châtains devenus trop longs lui dissimulent les iris chatoyants. Surement d’un geste devenu machinal et inconscient avec la pratique, il ballait ses mèches de son index. Mais ce qui m’interpellera toujours, c’est sa démarche : jamais défaillante, elle est constamment précise, assurée, rapide. Trop rapide. Je peine à le suivre, et je presse le pas dans la volonté de me retrouver à sa hauteur. C’est très révélateur d’observer la marche de quelqu’un. Ainsi, Mathieu respire la confiance en soi, l’élégance et le charisme. Des qualités également teintées de prétention, d’orgueil et d’arrogance assumée. Se sentant ouvertement observé, il se retourne vers moi :

    « Qu’est-ce que tu as ? » me demande Mathieu, moqueur.

    Prise au dépourvu, je bredouille une réponse inaudible qui se perd dans le souffle du vent. Il me lance un regard encourageant, limite condescendant. J’ai horreur de ça.

    « Alors ?

    – Alors rien. »

    Vexée du ton supérieur qu’il m’octroie à chaque parole, je me retourne et regarde ailleurs. Mes joues s’empourprent d’elles-mêmes. Je m’en veux de me montrer si susceptible et chétive.  Il n’était pas aussi froissant, autrefois. Il n’est pas né avec sa fierté et son dédain des autres, mais il les a bien acquis petit à petit. Son visage est celui d’un homme qui regarde de haut, qui attache une plus grande valeur à soi-même qu’à autrui. Peut-être que je me trompe totalement. Surement se donne-t-il un rôle, un masque qui n’a pour fonction que de mener les autres en bateau. Surement cache-t-il ses incertitudes derrière ce personnage qu’il n’est pas. Surement voile-t-il un secret inavouable. Surement agit-il en tapinois. Je regrette souvent les bons moments partagés ensemble, où l’on se traitait d’égal à égal. J’étais heureuse. Aujourd’hui, je sais que tous ces joyeux souvenirs appartiennent au passé, et que rien ne sera plus comme avant. J’ai encore du mal à l’accepter. Qu’a-t-il lu à mon sujet sur ses Pages pour que son attitude change autant ? Chaque jour, il me contrarie sans même s’en rendre compte. Mais je tiens tellement à Mathieu que chaque offense de sa part me fait l’effet d’un coup de poignard dans le dos. Toutes les nuits, je prie pour que les prochaines Pages me prédisent une meilleure situation alors qu’elle ne fait qu’empirer. Je ne réponds jamais à ses attaques, bien au contraire. Je lui pardonne tout. Toujours. Un lien invisible me rattache à lui, comme si j’avais été touchée par une malédiction à laquelle les causes me seraient encore inconnues. Je le vois partout, il me hante et me poursuit sans répit. Tellement attachée à ce garçon qu’un mal-être profond s’empare de moi lorsqu’il s’en va.

    Nous arrivons devant le lycée, ce bâtiment que l’on considère comme sa seconde maison lorsque l’on s’aperçoit que l’on voit plus son professeur de français que ses propres parents. Nous traversons non sans mal les moutons de fumée noire du tabac et d’autres substances illégales dont rien que les noms me répugnent. Les mégots sales s’entassent sur chaque marche de l’escalier d’entrée. Enfin, après maintes bousculades des lycéens enragés, nous arrivons jusqu’à la cour presque vide à cette heure-ci de la journée. Sans un mot, nous pénétrons dans le hall rejoindre nos amis, plus ponctuels que nous encore, pour nous rendre aux cours comme nous le dicte notre emploi du temps, symbole matériel de la routine qui se répète inlassablement. Nos journées, toutes semblables les unes aux autres, s’enchainent de manière cyclique : nous avons vécu la même mille fois déjà, et pourtant nous restons emprisonnés dans cette boucle infernale, dans ce sous-programme du train-train quotidien qui ne nous lâchera jamais. Le temps passe vite, cependant, et rapidement vient la pause déjeuner, bénie aussi bien par les élèves que par les professeurs. Les ventres gargouillent des plaintes disgracieuses, véritables alarmes de la faim causée par le travail laborieux des compositions d’histoire et des dissertations multiples. Les élèves se bousculent dans la file d’attente comme des bêtes sauvages, animés par la fringale tandis que leur dernier repas remonte à seulement quelques heures. Je les observe se malmener. En ce qui me concerne, ma préoccupation n’est pas d’accéder au self la première, mais bien d’y arriver entière et indemne. Ma petite taille me vaut parfois de me faire marcher dessus et de me prendre des coups involontaires par les autres lycéens que je perçois comme des êtres colossaux. Au milieu de la queue, l’air y est presque difficilement respirable : mon nez se retrouve à la hauteur des manteaux et des sacs de cours blindés. Aussi est-ce un soulagement que d’en voir le bout.

    Après le repas du midi, mes amis et moi nous asseyons sur la pelouse, dans un coin de la cour. Nous tergiversons de choses et d’autres sans voir le temps passer. Les derniers films au cinéma, les romans à succès, les sorties de telle ou telle vidéo sur Internet, les rumeurs du lycée… Tout y passe, chacun se prononce et personne n’est laissé de côté dans la conversation, étonnamment animée aujourd’hui. Jusqu’à ce que tout un chacun raconte ses propres anecdotes de flirt, d’amourette et de coup de cœur. J’écoute distraitement désormais, non sans un certain malaise : l’idée que j’ai de l’amour est très idéalisée, j’en ai conscience. Cependant, je suis bien la seule du groupe à ne jamais l’avoir vécu réellement, cela se ressent par le contenu du bavardage et par mes connaissances en la matière. Une amertume douloureuse me submerge comme la vague d’un tsunami : je suis seule, encore et toujours. Je me console en songeant au fait que je suis encore jeune ; et que les amours de lycée aboutissent rarement à une histoire sérieuse. J’ai le temps. Oui. J’ai le temps.

    Le questionnement de ma meilleure amie, Emma, me fait oublier mon affliction et brise un silence :

     « Vous pensez qu’un monde sans Pages existera un jour ? C’était le cas, autrefois. Etait-ce meilleur pour autant ? »

    Je suis soufflée par l’audace d’Emma. Chacun d’entre nous s’est posé la question au moins une fois, mais personne n’a jamais eu le cran de la verbaliser en public. Soulever une controverse pareille demande une prise de précaution rigoureuse quant aux propos prononcés, au risque d’être accusé d’apologie de la rébellion du système mis en place. Et de toute manière, ce sujet est considéré périlleux et tabou. Une honte inavouable que de penser à un monde tout autre et que de douter de l’efficacité du système. Les paroles d’Emma ont sonné comme une fatalité, elles résonnent en boucle dans ma tête. J’ai eu la même réflexion qu’elle ce matin-même ! Le silence qui suit est pesant : certains attendent la réaction des autres, mais la plupart, plongés dans leurs pensées, réfléchissent à la question.

    Enfin, malgré ma timidité maladive, je me décide à combler le blanc :

    « Mais enfin, Tu te vois vivre constamment dans l’incertitude, sans les Pages qui t’apportent la sécurité de connaître ta journée ? Tu te vois vivre dans l’angoisse la plus totale, complètement aveugle au futur ? Tu serais prête à vivre comme les anciens ? »

    Quelques-uns approuvent, mais la majorité semble rester soucieuse. Hugo, le petit-ami d’Emma, s’oppose :

    « Je respecte ta façon de voir. Vraiment. Mais je ne parviens pas à adopter ton point de vue. Il y a des moments où je souhaiterais vivre comme autrefois. Dans la surprise des évènements. Qu’est-ce que cela peut faire au Gouvernement, d’abandonner cette loi ? Est-ce vraiment indispensable de faire connaître à l’avance les évènements à la population ? »

    Le garçon assis à côté de moi, Clément, répond avec conviction :

    « Le Gouvernement dit avoir une bonne raison ! Sinon quoi ? Il n’aurait pas fait ça pour s’amuser ! »

    Son assurance ne convainc pas grand-monde malgré tout, même si Clément est d’ordinaire reconnaissable à son enthousiasme contagieux. A cet instant, les figures sceptiques et indécises priment sur les convaincues. Mathieu, à quelques mètres de moi, observe la scène, debout, appuyé contre un arbre. Pourtant meneur des débats en temps normal, il reste étonnamment passif, muet, à regarder le groupe de ses yeux d’argent. Quand son regard passe sur moi, je lui trouve une forte lueur d’inquiétude que je ne lui connais pas. Il semble en savoir plus qu’il ne veut le faire croire. Les bras croisés contre sa poitrine, je vois qu’il tente de se protéger. Il se braque comme celui qui craint qu’on lise en lui comme dans un livre ouvert, et se défend de toute intrusion mentale. Son visage reste plus impassible qu’un joueur de poker professionnel, de peur qu’un rictus instinctif ou qu’un tic nerveux ne le trahisse. Mais quel est son problème ? A quoi pense-t-il exactement ? J’aimerais connaître les raisons de son mutisme. Enfin il décroise les bras, s’approche et s’assied à mes côtés. Il devient alors meneur de la conversation. Cela me rassure de le voir reprendre ses habitudes. Sa présence se fait ressentir très clairement. Il change habilement de sujet, pour rétablir une atmosphère légère. Mathieu converse avec la facilité, le charisme et l’aisance qui le caractérisent et qui lui vont si bien. Personne n’ose le couper dans son élan, hormis l’horrible sonnerie de l’établissement qui semble être plus tonitruante à chaque heure de la journée. En fin d’après-midi, nos tympans sifflent généralement pour nous demander d’arrêter ce supplice sonore. Il m’arrive, parfois, dans une hallucination auditive cruelle, de l’entendre à la maison et même dans mes rêves. Cette fois-ci, ce n’est pas une hallucination : elle marque bien le retour à la spirale vicieuse de la routine sans fin. Se réveiller. Se lever. Aller en cours. Manger. Retourner en cours. Rentrer à la maison. Faire ses devoirs. Manger. Prendre sa douche. Se coucher. Et tout recommence, toujours. Lorsque l’on est adulte, c’est pareil. Il n’y a qu’une poignée d’élus qui constituent un groupe épargné par cette prison qu’est la routine. Les stars et autres gens bien connus de tous, tellement surprotégés que c’est à croire que leur vie vaut plus que celles des autres. C’est injuste. Je ne veux pas que mon existence soit définie par un quelconque emploi du temps inébranlable. Je refuse également d’être la victime du temps qui passe, toujours à courir après. Je refuse mais paradoxalement, je prends un soin rigoureux à suivre mon emploi du temps à la lettre. Les jours sont des gouttes de pluie : ils se ressemblent tous.

    Je monte seule dans le bus, à la sortie des cours. Les épaules courbaturées par mon sac, je pousse un long soupir de soulagement lorsque je trouve une place assise libre. Mes mains jouent nerveusement avec la poignée du sac, prête à rompre d’avoir été portée toute l’année. Elle ne tient plus que par de la ficelle effilochée, à présent. Il était temps que la fin de l’année scolaire arrive ! Mais j’ai de la chance. Mon sac ne m’abandonnera pas aujourd’hui. Mes Pages ne me l’ont pas dit. Je repose ma tête lourde d’épuisement sur le dossier du fauteuil, et observe les autres passagers. Je leur invente une vie. Une famille. Un métier. Un passé et un avenir. Ça me distrait, et la distance qui me sépare de chez moi semble se raccourcir plus vite. Ce divertissement éloigne la somnolence lorsqu’elle me menace après une longue journée au lycée, également. Je me suis laissée aller à l’assoupissement dans le bus, une fois. Laissez-moi vous dire que je n’ai plus jamais revu ni mon portable, ni mon porte-monnaie. Le contenu précieux de mes poches avait disparu. Je me souviendrai toujours du visage exaspéré de mes parents lorsqu’ils ont appris qu’il allait falloir remplacer mon téléphone. Je l’avais appris le matin-même grâce aux Pages, de toute manière ; mais ça m’était totalement sorti de la tête. Dans le doute que cet évènement fâcheux ne se reproduise, mes parents ont fait le choix de m’acheter un portable bon marché à clapet, comme ceux qui pèsent deux kilogrammes dans la poche. Le type de modèle qui existe depuis le XXIème siècle mais que personne n’a pensé à supprimer de la vente. Je ne m’en plains pas. On s’y fait très bien.

    En rentrant à la maison, ma mauvaise humeur prend le dessus. A peine la clenche de la porte d’entrée baissée que des cris de caprice de ma sœur Sacha me parviennent aux oreilles ! Moi qui voulais passer une soirée calme et tranquille, je l’ai belle ! J’aurais dû le savoir d’avance. Les Pages m’en auraient informée. Si seulement je les avais déchiffrées avec plus d’attention, je n’aurais pas eu à revoir mes ambitions à la baisse. Avec un air exaspéré, je l’écoute se plaindre que ses devoirs lui prennent trop de temps, que ses vêtements ne lui plaisent plus, qu’elle s’ennuie à la maison… Ses fantaisies sont différentes à chaque fois. Ses extravagances, toujours plus exigeantes et nombreuses. Mes parents ont l’air aussi fatigués que moi d’entendre ses lamentations. A bout de nerf, nous parvenons tout de même à nous saluer, compatissants. Il est certain que Sacha pourrira notre soirée ! Ce soir, pendant le repas, ma sœur monopolise la conversation. Bien que l’on en ait que faire que Jeannette ait tâché la robe de Sarah avec du ketchup à la cantine, ou encore de savoir qu’un tel se soit disputé avec un tel pour une place dans le car scolaire, nous avons quand même, mon père, ma mère et moi, la patience de feindre un grand intérêt pour le contenu de son monologue. Elle m’énerve ! Pas le moyen d’en placer une ! J’essaie quand même :

    « Alors, comment s’est passé votre j...

    – Et là, vous savez ce qu’elle me dit ? Maman, devine. Non, tu ne sais pas ? Elle me dit : Tu n’avais qu’à te dépêcher si tu voulais te mettre à côté d’Emilie, maintenant tu pars, mets-toi toute seule ! Alors que j’étais occupée à ranger la classe ! Et c’était à son tour de le faire ! Eh bien vous savez quoi ? La prochaine fois je la laisserai tout faire toute seule ! Ça lui fera les pieds !

    – Tu m’as coupée, je rétorque froidement.

    – Oui, mais je parlais avant ! Laisse-moi finir, merci !... Et ensuite elle se retourne et… »

    Irritée, je quitte la table sans un mot, tout en sachant d’avance que je risque les représailles piquantes de Sacha et les reproches de mon père comme de ma mère. Que l’on ne vienne pas me dire que je fais preuve d’insolence ! Il valait mieux pour tout le monde que je m’en aille, de toute manière. Révoltée comme j’étais, j’aurais été capable de détruire de la vaisselle juste pour reprendre mon sang froid. Montant quatre à quatre les marches des escaliers, je regagne ma chambre silencieuse. Enfin, je me laisse tomber dans mon lit confortable dans un bruit sourd, et je savoure ce calme. Ma colère s’envole peu à peu. Mon cœur cesse de bondir comme d’un tremplin, ma mâchoire crispée se desserre et mes yeux s’ouvrent à nouveau, m’offrant une vue chaotique de ma chambre sens dessus-dessous, restée intacte depuis ce matin.  Cette absence complète d’ordre et d’organisation représente assez bien mon état d’esprit actuel, je trouve. Raison de plus pour la laisser telle quelle. La procrastination est sans doute le défaut le plus partagé entre êtres humains. Je ne fais pas exception. Une fois apaisée, je saisis un CD de musique au hasard sur ma bibliothèque et l’insère dans le lecteur de ma chaîne Hi-Fi. Quelques secondes plus tard, les premiers accords se font entendre… Une chanson d’amour, niaise au possible. Un véritable concentré de guimauves collantes dégoulinantes de miel, aussi bien pour les paroles que pour la mélodie naïve et répétitive. C’est le CD que Sacha a pleuré la semaine dernière. Même après avoir cédé à ce caprice, son mécontentement est trop fort encore. La preuve : elle n’a jamais écouté cet album à la mode ne serait-ce qu’une seule fois depuis qu’elle en a fait l’acquisition, sous prétexte que c’est trop has been, maintenant. Elle en veut un autre. Le même que ses copines, celui avec le poster du boys band offert à l’intérieur. Lamentable. Malgré la grosse daube musicale que je suis en train d’écouter, je ne peux m’empêcher de me laisser aller à un certain abattement. Je n’ai jamais plu à personne. Et je ne suis jamais tombée amoureuse de personne non plus. Enfin… Je n’en suis pas certaine, en réalité. Il y a des jours où je trouve à Mathieu une beauté affolante. Des traits fins, une silhouette sculpturale irréprochable, une posture élégante, presque noble. Il suscite toutes les fascinations, charme les plus renfrognés, séduit même les désintéressées qui passent par là. Ses mots ont plus d’impact et de puissance que ceux de n’importe qui d’autre.  Il captive la foule et fait changer d’avis les personnes les plus tenaces et les plus attachées à leurs opinions. Son pouvoir de persuasion hors norme et son joli visage lui valent le respect de tous et la méfiance de ses rivaux. Malgré la distance qu’il impose entre nous parfois, il peut se montrer si charmant, si adorable ! Il le cache bien, mais moi, je sais qu’il attache une très grande importance à ses proches. Pour l’avoir bien connu autrefois, je n’ignore pas qu’une forte tendresse se cache derrière ses yeux luisants comme des couteaux aiguisés. Un jour peut-être baissera-t-il les armes, et laissera-t-il libre court au tempérament touchant refoulé de son enfance. Je me surprends à m’imaginer dans ses bras protecteurs, la tête reposée sur son torse. Mon imagination s’occupe de me créer des images idylliques, et un sourire idiot s’affiche sur mon visage. Quelles sensations extraordinaires cela doit procurer, d’aimer et d’être aimée en retour ! Mais suis-je réellement amoureuse ? Si c’est le cas, pourquoi n’aurais-je pas été informée par les Pages ? Non. Je dois me tromper. Je ne suis pas amoureuse. Si ça avait été le cas, j’aurais été avertie. Je dois me résigner : ce sentiment qui naît en moi n’est surement pas sincère. Parfois, la pression sociale et les normes établies poussent l’individu à se bâtir une identité brodée de mensonges, ainsi que des sentiments erronés qui le font aller à l’encontre de ses propres principes. Cette prise de conscience ne m’empêche pas de me poser certaines questions…

    Réciproquement, quelles sont les raisons qui m’empêchent d’être aimée ? Voyons… Aborder de nouvelles têtes n’a jamais été mon point fort. Le regard des autres me gêne terriblement, et je m’isole souvent dans la peur d’être passée au crible par des inconnus impitoyables. Mais un peu de timidité n’a jamais condamné quiconque à rester seul ! Mon caractère est loin d’être difficile, alors pourquoi ce blocage ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ? Je me lève et me plante devant mon miroir à pieds, jugeant mon reflet. Je suis haute comme trois pommes. Mon ventre est plat et musclé grâce à la pratique sportive intense que je m’impose. Il s’agit là du seul élément de preuve de ma puberté. L’absence de formes témoigne d’une volonté à rester une enfant à jamais, baignée dans l’insouciance et la sécurité que me permet ma famille. Mon regard monte jusqu’aux yeux de mon double. Nous nous contemplons pendant dix bonnes minutes, séparées uniquement par les trois couches fines de verres, d’aluminium et de plomb qui constituent le miroir, véritable portail séparant le réel de l’irréel. Je continue à me scruter sévèrement. Mon teint est-il trop pâle ? Non, je ne pense pas. Mes cheveux mettent en valeur mon visage. Mes yeux ? Je contemple mes deux iris bruns. Je ne les ai jamais particulièrement appréciés. Ils sont banals. Inexpressifs. Dénués de toute vie et de tout éclat. Fades. Physiquement et moralement, je me fonds dans la masse avec une facilité déconcertante. C’est comme si j’avais été créée pour ne pas être repérée, comme si on m’avait attribué les caractéristiques communs à tout un chacun pour faire de moi le prototype de l’individu ordinaire et creux. Inutile. Oubliable.

    Mon portable vibre bruyamment sur ma table de nuit, pour me ramener à la réalité et m’avertir que Mathieu m’a envoyé un message. Pour me rappeler que des gens aussi extraordinaires, charismatiques et prodigieux que lui ont plus de chances de réussir dans la vie que ceux comme moi, en tous points.

    MATHIEU : Salut Gabrielle. Je voulais te demander si tu pouvais prendre le manuel de maths pour demain. Je m’occupe de celui d’histoire.

    MOI : Pas de problème.

    MATHIEU : Tu sembles froide. Tu vas bien ?

    MOI : Oui, oui, ma sœur est juste un peu pénible ce soir. Elle est capable de mettre la planète toute entière en PLS avec son baratin ! Je n’en peux plus !

    MATHIEU : Allez, ça va le faire ! Quand ça va mal à la maison, je me console en me disant que le lendemain, je vois mes amis formidables au lycée. Et tu es une amie formidable.

    Quel beau parleur quand on y pense ! Tiens, encore un message :

    MATHIEU : Excuse-moi pour ce matin. Je n’ai pas été très sympa avec toi, j’en ai conscience.

    MOI : Ne t’en fais pas. Ce n’est pas grave.

    Je viens de lui pardonner de guerre lasse. Une fois de plus. Parce qu’il est certainement plus aisé de pardonner que de nourrir de la rancune toute sa vie.

    Chapitre 2

    En colère contre moi-même, je flanque le CD de Sacha dans son boitier, le referme avec fougue en manquant d’en fêler le plastique. Sans toquer à la porte, je pénètre bruyamment dans la chambre de ma sœur. J’abandonne le CD sur son bureau. Face à son absence désarmante de réaction, je l’agite sous son nez.

    « Je n’aime plus cette musique. Tu peux reprendre le CD si tu veux, déclare Sacha sans même lever les yeux du cahier sur lequel elle rédige des pages entières sans se lasser.

    – C’est justement ce que je te reproche !, j’aboie, écumante de rage. Ma chambre n’est pas une poubelle ! Ce n’est pas comme ça que ça marche. Eh ! Regarde-moi quand je

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