Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

La malédiction d'une famille ordinaire
La malédiction d'une famille ordinaire
La malédiction d'une famille ordinaire
Livre électronique289 pages4 heures

La malédiction d'une famille ordinaire

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Suite à un appel à l'aide angoissé de sa soeur, Michel se remémore un rêve où le «Divin» l'invite à se mettre à son service. Suspectant à quel point lui et ses proches subissent le poids d'un secret de famille, il est entraîné dans une enquête familiale et généalogique mouvementée qui lui ouvre les portes de l'invisible. De révélations en découvertes, et grâce à la radiesthésie, il met à jour les influences négatives de ses lignées familiales et dénoue peu à peu les fils sombres et douloureux qui relient les membres vivants de la famille à leurs ancêtres.
LangueFrançais
ÉditeurServranx
Date de sortie15 oct. 2014
ISBN9782872421305
La malédiction d'une famille ordinaire

Auteurs associés

Lié à La malédiction d'une famille ordinaire

Livres électroniques liés

Corps, esprit et âme pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur La malédiction d'une famille ordinaire

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    La malédiction d'une famille ordinaire - Thierry Glaise

    Gandhi

    1.

    Il était 13 heures et la sonnerie du téléphone vint brutalement interrompre ma rêverie.

    Depuis quelques semaines déjà, l’automne ne cessait d’installer sa flamboyance dans le paysage presque sans fin qui s’étendait sous nos fenêtres. Au mitan de la journée, il m’arrivait fréquemment de venir en surprendre toute la magie.

    Que je fus seul assis au bout de l’immuable tablée, ou accompagné de Catherine et des enfants, le plat passait. Cochon sacrifié venu garnir une potée fumante ou une tourte aux pommes délicatement arrosée de gelée de coings, les assiettes se vidaient et personne ne parlait. À quoi bon : saveurs et arômes avaient déjà tout dit…

    Alors, je me levais pour rejoindre mon poste d’observation préféré. Le front presque collé au carreau, bercé par le crépitement du feu de cheminée et sa douce chaleur qui m’enveloppait, je laissais mes yeux vagabonder. Du vert au roux, du fauve au mordoré, la nature déployait toute sa gamme, dans tous les tons, pour tous les goûts, comme un jardin potager bien composé. Du beau travail.

    Mais là, impossible d’en saisir les subtils changements du jour. La sonnerie insistait. Encore un touriste qui cherche sa route pour venir visiter la ferme, pensai-je. À moins que ne soit encore ce représentant qui veut à tout prix me fourguer son tracteur dernier modèle… Dans tous les cas, c’est fatal : à cette heure-là, on est sûr de me trouver : un paysan mange à heures fixes.

    Je me dirigeai sans me presser vers le téléphone en espérant secrètement un arrêt de la sonnerie par épuisement. Mais rien à faire. Tout en lorgnant sur le gâteau qui m’attendait sur un coin de table, j’attrapai le verre de cidre bien frais qui devait l’accompagner et je décrochai.

    « Allo ? Ah ! Bonjour l’oncle. Comment ça va ? Bien, merci. La famille ? Tout va bien, je te remercie. Non, non, tu ne me déranges pas, je finissais de manger, lui dis-je en jetant un œil dépité sur mon dessert préféré.

    J’étais seul ce jour-là. Personne sur qui poser mon regard et partager un peu du poids de tout ce que j’entendis alors. L’Oncle était embarrassé.

    — C’est au sujet de ta sœur. Ça ne va pas du tout. Ses silences entre les phrases en disaient aussi long qu’une sentence. Dépression nerveuse. Internée en psychiatrie. Et puis cette conclusion, surtout.

    — De toute façon, elle est là où elle devrait être depuis long-temps, vu qu’on ne lui a pas donné le mode d’emploi… »

    Je ne savais pas si cela était censé me rassurer ou bien sa façon de me faire part de son avis sur tout ça. »

    Visiblement pressé de se débarrasser d’une sale besogne, l’oncle raccrocha après m’avoir fourni quelques renseignements sur la clinique où Nathalie avait atterri.

    Je restai là, comme paralysé, le téléphone dans une main et mon verre de cidre dans l’autre. Avant de se transformer bien malgré lui en oiseau de mauvais augure, l’oncle venait de faire ressurgir des images de ma sœur dont je n’avais des nouvelles que de loin en loin. Une carte pour les anniversaires, un coup de fil pour les vœux de bonne année avec le sentiment, peut-être, que tout était dit ainsi. Nos liens avaient toujours été très forts, mais le temps et la vie, nos vies, s’étaient chargés de faire leur œuvre.

    Le front à nouveau collé au carreau, la magie de l’automne avait perdu toute sa saveur. J’y voyais maintenant les symboles d’une petite mort. Aux arbres préparant leur dormance venait se superposer l’image de ma sœur enfermée dans sa clinique psychiatrique, et tenue de vivre, elle aussi, au ralenti. Mais pourquoi ?

    Pas le temps d’envisager la moindre réponse que le téléphone recommença à brailler. L’Oncle avait-il quelque autre funeste nouvelle à m’annoncer ?

    « Michel ? La voix m’était familière, mais difficilement reconnaissable tant elle était pleine de larmes et de hoquets. Michel, c’est moi, Nathalie…

    — Nathalie ! Je n’en croyais pas mes oreilles. Mais qu’est-ce qui se passe ?… La question était sortie toute seule, et le ton que j’y mis aussi abrupt que l’inquiétude qui était la mienne.

    — Michel, je n’en peux plus… Aide-moi, je t’en prie !… Ils veulent m’enfermer dans ce truc… Le reste devint incompréhensible, noyé dans des larmes étouffées. Il n’y avait pas de panique dans sa voix, mais une plainte, gigantesque, interminable.

    — J’arrive ! Le silence qui s’en suivit prit fin avec le clic du téléphone. Entre les deux, Nathalie avait glissé un merci au bout d’un long soupir. Rassurée ? »

    Dès lors, plus question de me perdre dans des contemplations automnales. Mon « J’arrive ! » impliquait de l’action. Si je voulais avoir une petite chance de voir Nathalie à mon arrivée, je devais mettre ici l’intendance en place, séance tenante.

    J’appelai les enfants à la rescousse sans plus d’explications sur mon départ précipité. « Je vais à Toulouse, ai-je seulement lâché avant de les abreuver de toutes les consignes indispensables pour faire tourner la ferme pendant mon absence. »

    Dernière mission, confiée à chacun d’eux, sait-on jamais, prévenir leur mère, injoignable pour la journée, que je serai de retour demain et qu’elle me réserve son petit-déjeuner et du temps : j’aurais certainement beaucoup de choses à lui raconter…

    Sans perdre une minute, j’avais déjà fait le tour des bâtiments, jeté un coup d’œil vite fait sur les bêtes et distribué quelques recommandations à la couturière et au garçon de ferme. Le tout avec une urgence et une détermination qui n’étaient pas sans me rappeler mon passage, service militaire oblige, chez les Pompiers de Paris : « Y’a le feu les gars, on bouge ! » On bouge. C’était tout à fait ça.

    En traversant la cour à grandes enjambées, j’eus conscience que je n’avais pas vraiment l’accoutrement approprié pour aller faire le citadin, mais une fois les bottes enlevées, ça ferait l’affaire. De toute façon, je n’avais pas le temps de me changer. Simplement, ne pas oublier mon portefeuille, une carte, quelques fruits à grignoter afin de limiter mes arrêts qu’aux strictes nécessités du carburant.

    Et puis ces clés, ces foutues clés que je passais une partie de ma vie à poser à peu près n’importe où pour passer l’autre partie à les chercher en me maudissant de ne savoir où je les avais perdues. Je les vis enfin. « Sur la cheminée, bien sûr ! constataije avec la plus parfaite mauvaise foi de celui qui trouve toujours une excellente raison de les retrouver là où elles avaient été abandonnées. Mais en attrapant le trousseau d’un geste trop vigoureux, mes doigts heurtèrent quelque chose. Pas le temps d’identifier l’objet qu’une ombre passa devant mes yeux. Pur réflexe à la synchronicité parfaite, celui-ci atterrit dans mes mains, devenues réceptacle, comme prêtes à recevoir l’offrande. C’était le vieux moulin à café hérité de l’arrière-grand-mère. Ustensile du quotidien débarrassé de son usage et transformé en un bibelot décoratif posé là, sans raison, mais qui trouvait tout à coup une bonne raison de se rappeler à mon souvenir.

    «Tiens, donc…, me dis-je, j’attrape mes clés et je me retrouve avec un bout de mon passé au bout des doigts ! De plus, précisément au moment où je m’apprête à rejoindre celle qui fait pleinement partie de mon histoire… »

    Avec ça, j’allais avoir de quoi gamberger tout au long des six cents kilomètres qui m’attendaient.

    Il pleuvait. Rien d’étonnant en cette saison, mais un petit coin de ciel bleu aurait suffi à mon bonheur. Malgré la pluie, je conduisis à vive allure, comme d’habitude. En fait, un peu plus vite que d’habitude. Y’a le feu. Pressé, mais pas stupide, je scrutai au loin, histoire de repérer à temps les yeux inquisiteurs d’éventuelles jumelles laser. Toutefois, compte tenu de la météo, les pandores étaient certainement restés au sec. Prudence, tout de même…, me dis-je en m’appliquant à voir plus loin. Plus loin encore que cette ligne d’horizon qui reculait sans cesse. Dans sa quête matérielle, dommage que l’homme n’ait envisagé que les jumelles pour voir ce qu’il y avait après… Surtout quand celles-ci étaient entre les mains de ceux chargés de mettre au pas les récalcitrants que nous pouvions devenir. Mais le système avait trouvé son propre gendarme, invisible et pourtant présent à chaque instant : la peur !

    La peur des parents, du maître d’école, de mal faire ou de se faire mal. La peur de l’inconnu, des inconnus, de l’étranger. Celle du gendarme, du patron, du voisin acariâtre ou du jeune de banlieue. La peur de la maladie, de la vieillesse et la plus intense, la plus immédiate et la plus définitive : la peur de la mort. Celle qui anime chaque jour des millions, que dis-je, des centaines de millions d’individus à se battre contre les incertitudes du quotidien. Une menace largement entretenue par les litanies négatives des médias de tous poils qui, jour après jour, dressent l’inéluctable constat de faillite de nos sociétés. C’est sûr, la peur du lendemain est devenue plus rapide que l’Internet de nos jours. Alors, dans cet enfer, comment voir plus loin que l’horizon ?

    La forêt s’était mise à défiler de part et d’autre de la route. La pluie martelait les troncs des chênes et des bouleaux qui peuplaient l’endroit et entre leurs ramures, bien souvent dénudées, quelques lacs apparaissaient et disparaissaient, comme par enchantement. Richesses et mystères de la Sologne. Une petite halte ne me ferait pas de mal : pisser et me dégourdir les jambes. J’arrêtai la voiture au coin d’un bois et croisai un chasseur.

    « Bonjour. On prend l’air  ? lui dis-je tout en regardant s’échapper au loin les vapeurs d’une centrale nucléaire.

    — Je prends l’air, comme vous dites… Le gibier se fait rare. La chasse n’est plus ce qu’elle était. C’est plus le plaisir de tuer quelques faisans d’élevage, sinon y a plus rien. »

    Un énorme tracteur suivi de son pulvérisateur nous frôla, interrompant notre conversation. Au passage, j’aperçus dans la cabine climatisée, protégée par des filtres, des bidons ornés d’une tête de mort. Quand viendrait le moment, la mixture serait répandue, s’insinuerait dans la terre et atteindrait les racines où elle ferait inexorablement son travail.

    J’abandonnai l’homme à ces rêves évanouis de chasse royale et remontai dans ma voiture.

    Absorbé par le mot racine qui clignotait dans mon esprit comme une publicité agaçante, je ratai ma bifurcation. Aucune importance, je sentis que j’étais dans la bonne direction. Je longeai la Loire quelque temps. Au passage, j’admirai la nonchalance de son cours, pourtant plein des eaux du ciel qui ne cessaient de s’y déverser. Imperturbable, le fleuve filait vers son destin. Je faisais de même. Je bifurquai vers le sud, puis un coup vers l’est. Mon GPS, rebaptisé pour l’occasion Grande pratique sensorielle, était entièrement interne et m’assurait, j’en étais certain, la bonne orientation. Beaucoup plus fin et, surtout, beaucoup plus fiable que ces panneaux dits indicateurs qui n’indiquaient jamais la direction que l’on recherchait. La vraie.

    J’aperçus mon reflet entre les gouttes sur le pare-brise. À mon image diaphane et pourtant bien réelle, venait s’ajouter celle de Nathalie. Du moins son fantôme, pur produit de mon esprit. À voir où plutôt imaginer nos deux visages ainsi accolés, je savais, où mieux, je sentais tout ce qui nous liait dans l’histoire de notre enfance, de nos racines. Mais pour tenter d’y voir clair, je devais reprendre les choses depuis le début.

    2.

    Ma vie commença un jour de septembre 1958 dans l’une de ces communes anonymes qui forment la banlieue parisienne. Mes parents, Monique et Roland Terrefort, m’appelèrent Michel. À en juger par les commentaires qui saluèrent mon arrivée, on ne peut pas dire que j’étais attendu comme le messie : « Oh, mon Dieu qu’il est moche ! » Comme j’avais les cheveux longs et le dos poilu, mon père ne fut pas en reste : « Un vrai ours ! » Je n’avais alors aucune idée de ce que me réservait l’avenir, mais à naître ainsi dans les premiers frimas de l’automne, c’est sûr, mieux valait une bonne fourrure naturelle avant les grands froids…

    Dans les anecdotes glanées plus tard, l’amour ne constituait pas vraiment la marque de fabrique de ma genèse. Au registre médical, en revanche, je pus vérifier toute la fiabilité de la mémoire de ma mère sur les souvenirs que je lui avais laissés. Elle ne m’épargna aucun détail sur les aigreurs d’estomac que je lui provoquai tout au long de sa grossesse, sur son refus ensuite de m’allaiter, sans parler des troubles dyspeptiques qui jalonnèrent mes premières semaines. À l’issue de ce tour d’horizon, mon carnet de santé n’avait plus aucun secret pour moi. Sur le plan affectif, par contre, pas de souvenir ou de témoignage – un simple sous-entendu m’aurait suffi – qui auraient porté la marque d’un attendrissement quelconque sur mon arrivée dans la famille Terrefort. Rien, pas un mot. Juste un grand silence de mes parents qui ne firent même pas semblant d’être embarrassés… C’est sûr, ça ne faisait pas lourd pour bien démarrer dans la vie », en avaisje conclu, un peu amer. Bien plus tard, j’allais comprendre en quoi cette famille aimante dans laquelle j’avais choisi de naître ne relevait pas du hasard. Bien au contraire. Mais nous n’en étions pas encore là.

    Échouée en banlieue, notre famille habitait alors la rue des Plantes ou bien évidemment il n’y en avait aucune.

    Je rejoignis Nathalie, ma sœur, née treize mois avant moi par un beau matin d’été 57. Je n’en avais aucun souvenir, bien sûr, mais dans cette France de la fin des années 50, de même que les hommes extrayaient le charbon à tour de bras pour faire face à la reconstruction, les femmes mettaient les enfants au monde sans le luxe d’attention dont chaque naissance est entourée aujourd’hui.

    Dans la solitude relative de ma voiture, la route filait devant mes yeux et je m’amusai à imaginer la façon dont ma sœur fut projetée dans l’existence. Beau bébé sortant du nid douillet et protecteur du ventre de sa mère, Nathalie est accueillie par la fessée rituelle – un bébé faut que ça braille ! Alors, comme les autres, Nathalie braille et rassure tout le monde par la même occasion. Un coup d’œil pour vérifier que tout est bien à sa place et les doigts experts s’agitent. Lavé, pesé, emmailloté, le bébé est bagué comme les veaux et les poulets de nos jours. Dès fois qu’on l’égarerait. Au bout du parcours, Nathalie est rangée dans son berceau. Un peu de repos, enfin. Un biberon l’attend, car allaiter ça fait tomber les seins. « C’est bon pour les vaches, ça… » C’est que la mode et la publicité, son accessoire indispensable, cultivent déjà la beauté et sculptent les silhouettes. Les bas Dim s’appellent encore Dimanche et nous ne sommes qu’aux prémices d’un culte du paraître qui ne va pas tarder à s’imposer.

    Oui, il est possible que les choses se soient passées comme ça. En revanche, il y avait la certitude que Nathalie, tout comme moi, fut une enfant non désirée. D’ailleurs, je ne savais plus si c’était elle ou moi qui fut conçu par la faute de notre grand-père…

    En effet, en un jour que l’on pourrait qualifier de funeste, notre mère, abandonnant son mari qui roupillait, la conscience tranquille du devoir conjugal accompli, se mit à engager une course contre la montre. Elle sauta du lit, redescendit sa chemise de nuit retroussée et enfila prestement la robe de chambre de rigueur. Sans se soucier des patins pourtant obligatoires, elle se faufila discrètement dans le couloir pour se précipiter dans la salle de bain avec une seule idée en tête : se débarrasser au plus vite du forfait au cas où… Mais, horreur ! La porte était fermée et la salle de bains occupée par le papy qui, en homme ponctuel, organisé et pudique, se consacrait à sa toilette matinale. Il en ressortit quelques minutes plus tard, mais… trop tard. Ce jourlà, la nature se rappela au bon souvenir de notre mère, et pas forcément pour le meilleur…

    De nous deux, je pensais être le résultat de cette erreur de parcours. C’était bien dans mon tempérament, ça, d’arriver sans prévenir, de surprendre, de saisir l’occasion. Bref, de dire bonjour en passant, juste pour le plaisir. Je n’étais pas planifié ? Tant pis.

    Je rejoignis donc ma sœur dans le deux-pièces cuisine aussi petit que le salaire unique de l’époque – moins de cinq cents francs. Sans spécialement lui demander son avis, notre père décréta que sa femme n’avait pas besoin de travailler. Mais une fois le loyer et les charges payés : l’essence pour le scooter, la poudre de lait pour les biberons et les couches, bien sûr en tissu, il ne restait pas grand-chose. Et bien souvent, dès le 20 du mois, le menu n’était pas un casse-tête : patates, patates, patates…

    Pourtant, dans ce contexte où les enfants n’étaient pas spécialement désirés et les fins de mois vraiment difficiles, notre père prit un engagement de plus : racheter la maison de famille.

    Nous étions alors au tout début des années 60. Le nouveau franc venait d’entrer en vigueur et les Trente glorieuses annonçaient un avenir radieux. L’économie progressait en même temps que le plein emploi et les salaires augmentaient. Mon père travaillait à Paris et notre ordinaire s’améliora. Un nouveau déménagement allait nous plonger dans un univers qui faisait fureur à l’époque : le HLM.

    Le trois-pièces-cuisine de cette habitation à loyer modéré était flambant neuf et avant tout fonctionnel. Tout y était : façade symétrique aux fenêtres et portes identiques, parking individuel délimité par des bandes blanches impeccables, balançoires et bac à sable. Dans chaque cage d’escalier, la rampe à barreaux carrés était chapeautée de la main courante en plastique noir qu’il ne faudrait désormais plus jamais lâcher. Sur chaque palier, les portes marron étaient percées du même œil-de-bœuf et équipées de la même sonnette noire dont la stridence aurait réveillé un mort. Avec Nathalie, nous partagions la même chambre, séparés par une cloison.

    Devenues des citadines, les femmes ne travaillaient pas. Du moins, pas encore. Pour l’heure, le seul avenir qu’on leur concédait était de rester à la maison pour élever les enfants. Chaque franc épargné se transformait en réfrigérateur, machine à laver, puis télé, canapé, fer à repasser ou mixer. Le doigt sur le bouton, la société de consommation était en marche. Le vide-ordures était offert et avalait tout ce qu’on lui présentait. En bas, les couches-culottes jetables ne débordaient pas des poubelles et l’environnement était un mot que l’on ignorait puisqu’il n’existait pas.

    Nous vivions maintenant dans un univers noir sur fond blanc comme un jeu d’échec dont on ne connaissait pas encore les règles. Cube impersonnel juché sur de minuscules pelouses où trônait le panneau d’interdiction de marcher. Cueillir une rare pâquerette n’était même pas envisageable, au risque de s’attirer les foudres d’un gardien, maître incontestable d’un monde où l’ordre devait régner avant tout.

    Notre famille n’échappait pas à la règle. Si l’enfance était une période de la vie que certains évoquaient parfois avec des trémolos dans la voix, pour ma part, je préférais l’oublier. Oublier surtout les coups, dès les premiers mois de nos existences, pour faire taire les cris indésirables que poussaient les bébés que nous étions ; oublier les douches froides, vers l’âge de deux ans, pour apprendre à ne plus faire pipi au lit ; oublier, à trois ou quatre ans, les bleus et autres marques sur nos petites jambes, histoire probablement de nous rappeler de filer droit, vite cachées par un collant de laine ; oublier les coups de ceinturon, un peu plus tard, pour avoir désobéi à notre mère durant la semaine ; enfin, oublier le cuir chevelu décollé par notre père. Juste pour rire…

    Dans ce marigot de souvenirs fétides, nous avions quand même échappé au pire : les sévices sexuels. Cela ne se faisait pas et la morale réprouvait. Pas de brûlures de cigarette, non plus : on ne fumait pas dans une maison ou l’on mangeait bio et végétarien. Coup de chance ?

    Tout bien pesé, il ne restait pas grand-chose de positif de ces premières années. Même à l’école maternelle que je fréquentais, la vie n’était manifestement pas rose tous les jours, comme en témoignait mon carnet de santé : le 25 mai 1965, je chutai dans la cour « avec troubles commotionnels, mais sans gravité ».

    En 1964, retour aux sources des origines familiales, et plus précisément paternelles. Nous quittâmes la région parisienne et ses HLM pour la campagne de l’Yonne.

    Nous emménageâmes aux Merys, un hameau de la commune de Druyes-les-Belles-Fontaines. Quelques chevaux, vingt habitants et cinq fermes perdues en rase campagne entre bois et vallons sur les contreforts du Morvan. C’est là que mon arrière arrière-grand-mère paternelle, couturière de son état, décéda en 1957 dans sa maison. La fameuse maison.

    Quelques années auparavant, mon père avait été averti par son oncle que la maison de famille était mise en vente. L’oncle avait pris en charge l’éducation de son frère, mon grand-père paternel, après la mort de leur père à la guerre de 1914. Il avait certainement conservé de son rôle une sorte d’autorité naturelle, car ce fut lui qui décida que cette maison ne devait pas quitter la famille et que mon père représentait le candidat idéal. Seulement, reprendre le flambeau coûtait tout de même quatre-vingt mille francs, soit huit millions de l’époque, une sacrée somme ! « Je n’ai pas un sou, dit mon père à l’oncle lorsqu’ils se rencontrèrent, mais je te l’achète ! » L’acte de vente fut signé chez un notaire et attention, sans payer un centime ! Les emprunts n’étant pas encore la règle, mon père prit alors l’engagement de verser chaque mois une certaine somme d’argent. Raison pour laquelle également le budget familial serra notre ceinture de deux crans supplémentaires pendant au moins quelques années.

    La maison comportait une pièce principale chauffée par un poêle à bois. À l’arrière, une chambre, séparée en deux par un paravent, où nous dormions tous les quatre. L’été, avec Nathalie nous avions droit au grenier où l’on accédait par une échelle. Pour le reste, c’était simple : pas d’eau, pas de sanitaires, pas de téléphone. La cabine publique était située dans la cuisine de nos voisins les plus proches. Bienvenue au bout du monde…

    L’école de Druyes-les-Belles-Fontaines était à cinq kilomètres. Nous y allions tous les deux à vélo ou à pied lorsqu’il y avait de la neige. Chaque jour, nous emportions une musette contenant la gamelle que nous laissions en passant chez des gens du hameau où nous mangions le midi. La cantine et le ramassage scolaire n’avaient pas encore atteint notre contrée.

    Au cours préparatoire, l’institutrice était ferme mais gentille. Quand j’arrivais trempé, je me changeais derrière le poêle avant de commencer le cours. Le soir, je m’arrêtais en face de l’école pour regarder travailler le mari de l’institutrice. Il cardait de la laine pour refaire les matelas. Plus tard, ces gestes me reviendront en mémoire comme une trace familière. Après l’étude, nous rentrions parfois de nuit. Selon les saisons, nous croisions perdrix, lapins, sangliers et autres animaux sauvages. Je prenais tout mon temps pour les observer.

    À la sortie de Druyes, en haut de la côte, vivait une femme seule. Été comme hiver, elle était pieds nus dans des sabots en bois et cultivait un jardin entouré de pierres sèches et rempli de légumes et de fleurs. Lorsqu’il faisait chaud, elle portait un large

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1