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Ouragan sur le Cairn: Golfe du Morbihan
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Ouragan sur le Cairn: Golfe du Morbihan
Livre électronique252 pages4 heures

Ouragan sur le Cairn: Golfe du Morbihan

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À propos de ce livre électronique

Un nuit de tempête fait deux victimes. Du moins, c'est ce qu'on pensait...

Dans la nuit du 15 au 16 octobre 1987, sur l’ouest de la France, s’abat une tempête d’une violence inouïe. Parmi les victimes, les deux occupants d’un voilier envoyé par le fond, Antoine Lartigue et sa compagne, Elisabeth Coste. Vingt-cinq ans plus tard, le père de la jeune fille découvre qu’elle n’a peut-être pas perdu la vie dans ce naufrage. Il n’aura dès lors qu’une idée en tête : retrouver sa fille et rétablir la vérité.
Commence alors, à travers la Bretagne, du Golfe du Morbihan jusqu’à Concarneau, une quête éperdue qui entraînera Coste plus loin, beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait…

Jusqu'où un père sera-t-il près à aller pour retrouver la trace de sa fille disparue ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Emery, né en 1965 à Saint Brieuc, est l’auteur de huit recueils de nouvelles (dont D’aussi vastes déserts, aux éditions de la Tour d’Oysel, était finaliste du prix Boccace 2014 et La racine du fleuve, aux éditions Paul&Mike), de six polars (aux éditions Astoure et Ouest&Compagnie) et d’autres ouvrages (Cette seule voix, livre d’art composé avec Anne Lurois et un long article consacré à William Faulkner, intitulé À l’heure du sacre aux Editions Jacques Flament ainsi qu’un livret de souvenirs, Petits morceaux du paradis aux éditions Ouest et Compagnie). Il a publié en revue (Matricule des Anges, Archipel, Brèves, Harfang, Hopala…), participé à diverses anthologies (Ici et là, en Bretagne aux Editions Keltia Graphic – Remix aux Editions Hachette - …) et signé des fictions pour Radio France. Il anime en bibliothèque et dans les collèges, depuis 2012, des rencontres autour de Giono, Faulkner, Cendrars, Céline...
LangueFrançais
Date de sortie12 mai 2020
ISBN9782374690957
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    Aperçu du livre

    Ouragan sur le Cairn - Alain Emery

    1987

    Ceux avec qui nous vivons, qui nous sont proches et que nous sommes censés connaître le mieux sont ceux qui nous échappent le plus.

    Norman Maclean

    La rivière du sixième jour.

    1

    Je suis assis à mon bureau et, par la fenêtre ouverte, j’aperçois les hommes en bras de chemise, à l’ouvrage au milieu de nos chevaux. Alors, il me monte au cœur l’odeur entêtante de la poussière de paille, mélangée à celle – si sauvage – de mes étalons, et comme soudain j’entends le vent s’enrouler dans les saules, je sais que je n’ai pas de raison de me plaindre.

    Signes que l’automne approche à grands pas, la lumière plonge un peu plus chaque jour vers la lisière des bois et les hirondelles sur le départ pèsent à peine plus qu’une poignée de cendres. Pour moi, autrefois, commençait la mauvaise saison. Cette année, pourtant, je ne redoute rien. J’y vais droit. J’ai beau voir la date se rapprocher à vue d’œil, je ne tremble pas. J’ai mieux à faire. À cet instant du crépuscule où tout enfin semble accompli, je suis rompu d’une bonne fatigue. La douleur s’est nichée entre mes épaules – comme un nœud coulant – et c’est juste ce qu’il me faut pour me sentir un homme. Pour un peu, j’en oublierais tout ce que je viens de traverser.

    Est-ce que je suis le même qu’autrefois ? C’est difficile à dire. Je ressemble à ce qu’était mon père au même âge – un fer passé au feu – et tous ceux qui me connaissent un peu ou croient pouvoir s’en vanter savent (ou devraient savoir) que rien ici-bas ne peut me faire plier si je ne l’ai pas décidé. Il n’y a pas à revenir là-dessus.

    Pour le reste, c’est une autre affaire. Je sens en moi – cachée depuis le début, mais intacte – cette colère vieille d’un quart de siècle. Elle n’a pas pris une ride. Son venin est aussi puissant qu’au premier jour. Je fais avec. C’est comme marcher dans le lit d’un ruisseau. Chaque pas réveille la boue.

    Cette rage et moi sommes désormais de vieilles connaissances et aujourd’hui, si elle est aussi charnue et violente qu’autrefois, je crois qu’à défaut d’avoir sa peau, je finirai par la museler.

    Ces vingt-cinq dernières années, je n’ai réussi à vivre qu’aux Ardents, dans le manoir de mon père, sur ses terres d’Argentré-du-Plessis. J’y ai soigné des chevaux. C’est encore ce que je fais le mieux, fouiller la chair des juments, des poulains, leur peigner le sang et panser leurs plaies. Je suis taillé pour ça. Je leur parle et je veux croire qu’ils me comprennent. Ils se laissent charcuter, recoudre, et sans broncher. Chaque jour, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il fasse grand soleil, je suis venu ici même me crever la paillasse et essayer de remettre d’aplomb des bêtes bancales. J’ai accepté de continuer à vivre. J’ai appris à me connaître. Au fond, à soixante-cinq piges, je suis semblable à cette vieille demeure : quand le crépuscule vient lécher ses murs de pierre, il en coule comme des filets de sang. La nuit qui l’enveloppe alors révèle une pointe d’anthracite. Dans laquelle je me reconnais.

    J’ai sur le cœur et la conscience bien des choses difficiles à avouer et le plus facile dans ces conditions, c’est sans doute de garder les mots en dedans, comme on plonge dans la graisse noire les mécaniques dont on réserve l’usage pour plus tard. J’ai fermé ma gueule. Serré les dents. Dans mon dos, on raconte que je suis un vieux dur. La vérité, c’est que j’ai encaissé du mieux possible, jusqu’à dépasser les limites de l’acceptable et au bout du compte, je serais dans l’embarras si je devais mettre un nom sur les sentiments qui m’ont occupé ces dernières années…

    La nuit, des années durant, il m’a semblé entendre la voix d’Élisabeth. Ma petite Lisa. C’était comme ces sources dont le chant vous suit un peu partout mais qu’on désespère de voir sortir de terre. Quand je me réveillais en sueur, j’avais le palpitant remonté jusque dans la gorge. Dans l’obscurité, je cherchais la petite. En vain. L’écho de sa voix me poursuivait longtemps, de temps à autre bien après le lever du jour, et c’est quand je la croyais éteinte qu’elle revenait plus claire et plus forte qu’avant. Elle ne m’a jamais laissé le moindre répit.

    Je ne crois à rien, pas davantage aux signes qu’au souffle. Je n’ai pas besoin de ça et encore moins des bondieuseries. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser qu’Élisabeth est pour quelque chose dans ce qui est arrivé. Je ne sais pas comment elle s’y est prise, ni même si c’est un simple effet de mon imagination, mais je jurerais qu’elle a tout mis en place. Qu’elle a tiré les ficelles.

    Jusque-là, je m’étais promis de ne plus rouler vers l’ouest, de ne plus retourner vers la source de notre malheur. J’avais tourné le dos à mon pays. Fait une croix dessus. Alors, parce qu’il me plaît d’y croire, je me dis que c’est peut-être elle qui a décidé Patte Folle à me passer un coup de fil.

    Ce zèbre-là est le meilleur entraîneur que je connaisse. De Vincennes à Cagnes, il a tout gagné. Raflé je ne sais combien de prix. Il habite ce qu’il continue de prendre pour un ranch sur les hauteurs de Plestin les Grèves, au Châtel, en retrait de la route. J’ai bossé trente ans avec cette tête de vache et je l’ai toujours admiré. Ce type vous tiendrait la pire des carnes d’une seule main. C’est ce que j’appelle un as. Pourtant, quand on y songe, ce n’était pas gagné d’avance. Un soir d’orage, alors qu’il n’était encore qu’un gosse, un étalon aux yeux vairons – un fils du grand Orco – l’a coincé dans son box et lui a piétiné la guibolle jusqu’à la broyer. Selon un lad présent ce jour-là, le canasson s’est acharné sur lui comme sur la pire des vermines. Cet accident a tout changé. Avec ce vilain biais dans la jambe, il a eu assez de temps devant lui pour apprendre à vivre au milieu de ses chevaux et peut-être même comprendre ce qui chez eux échappe à la plupart d’entre nous.

    La maladie de peau dont il souffre – et qui porte un nom à coucher dehors – lui donne l’aspect d’un lézard en pleine mue. Il a comme du salpêtre sur les joues et son caractère s’est un peu calé là-dessus. Mais – et même si, avec sa façon de se coincer les pouces à la retourne, dans les bretelles de sa salopette, il donne toujours l’impression de se foutre de la gueule du monde – c’est mon ami. Un des seuls qu’il me reste.

    Il m’a passé un coup de fil, début avril, au sujet d’une de ses pouliches. Ce sont ses façons. Il a toujours préféré tourner autour du pot. Je suis prêt à mettre ma main au feu qu’en réalité il s’inquiétait pour moi mais il n’a parlé de rien d’autre que de sa bête. Elle avait un souci sur les boulets (sans doute de l’arthrose) et ça le turlupinait. Il avait essayé toutes sortes d’onguents mais elle continuait de boiter à gauche. Il voulait qu’elle soit fin prête pour les courses du mois d’août à Saint Efflam. Jamais il ne loupe une occasion de briller sur ses terres. Je suis bien loin de toutes ces histoires (et depuis belle lurette) mais je peux comprendre. Cet hippodrome marin, c’est en quelque sorte sa danseuse. C’est pour cette raison – et sans doute aussi pour avoir le plaisir de trinquer – qu’il voulait que je vienne.

    Tout s’est joué à ce moment. J’aurais fort bien pu l’envoyer bouler : je suis coutumier du fait. Je vis rencogné depuis si longtemps que plus personne ne s’attend vraiment à me voir sortir de mon trou. J’ignore encore pourquoi mais j’ai accepté. J’ai réservé aussi sec une chambre à l’Hôtel de la Baie. Un deux étoiles dont j’ai trouvé l’adresse sur le net. D’après le site, il donnait sur la corniche de Plestin, pas loin de la grève des Curés. Autrefois, je n’aurais pas osé décliner l’invitation de Patte Folle à dormir chez lui mais je suis plus sauvage que je ne l’ai jamais été. J’ai toujours aimé garder ma liberté à portée de main. Avec le temps c’est bien pire.

    J’y suis arrivé le 6 avril au soir. En plein boum, la veille du week-end de Pâques. L’hôtel – une ancienne splendeur des années folles, dont la misère courait sous la vigne vierge – affichait complet. Dans le hall de réception, encombré de valises, se bousculaient les nouveaux venus. Des couples pour la plupart et une famille avec deux gosses mal lunés, isolés devant leur console de jeu. Au bar, accoudée devant une mousse, une jeune femme fumait. Elle m’a souri, avec une certaine insistance, comme si elle voulait que je lui paie un verre. Je n’ai pas aimé ça. La route m’avait un peu énervé, noué l’estomac et je ne rêvais que d’une bonne nuit de sommeil. Son regard – elle ne me quittait plus des yeux – a commencé à me gêner. Je me sentais devenir électrique. Des petits frissons me couraient le long du corps. J’ai horreur de ça. J’ai préféré lui tourner le dos.

    Le patron – un loufiat aux cheveux gommés, aussi agité qu’un sémaphore – s’occupait d’un petit couple de Parigots et je me suis résigné à attendre mon tour. J’ai jeté un œil sur les cadres qu’on avait accrochés sur le lambris. De grands clichés noir et blanc, pour la plupart pris dans le coin. La croix de mi-lieue, l’Ankou de Ploumilliau, l’orgue de Lanvellec… Sans oublier quelques photos de famille, prises autour du comptoir ou sur le perron, dans l’ombre des pins. Images confites d’un bonheur à la noix. Comme je voyais ce séjour mal engagé, je me suis laissé dériver, d’une photographie à l’autre, sans trop réfléchir, pour passer le temps. Très loin, sur la mer, l’orage se faisait les crocs. Il rongeait son os et le grognement qui courait jusqu’à nous ne disait rien de bon. Je trouvais ce boucan presque rassurant. J’ai aperçu un tableau, accroché de travers, et je m’en suis approché. J’avais sans doute en tête de le redresser avant même de savoir de quoi il s’agissait. Je me suis hissé sur la pointe des pieds et même si j’ai encore du mal à y croire, c’est comme ça que je suis tombé dessus.

    Une vieille photo de l’hôtel. Enchevêtrés jusque sur les premières marches, des arbres déracinés. Un foutoir inimaginable. Des branches dans tous les sens, déchiquetées, émiettées, et au premier plan – souriante au possible – toute une équipe de jeunes gens, emmitouflés dans des parkas, occupés à ce désastre.

    On distinguait tout à fait les visages. Les ombres, les sourires. Quelque chose comme de l’insouciance. Mais en vérité, je n’ai vu qu’elle. Au premier coup d’œil. Elle était en retrait, sur la gauche. Très légèrement de profil, mais tournée vers l’objectif. J’ai fermé les yeux une seconde, je les ai rouverts, elle était encore là, elle me souriait.

    C’est le moment qu’a choisi le patron pour me tendre ma clé. En me voyant ainsi – pétrifié – il s’est étonné. Il s’est penché pour essayer de voir ce qui m’intriguait à ce point. Son visage s’est aussitôt éclairé.

    – Avouez que ça surprend, non ? Tous ces arbres en vrac. Quand on y pense, c’était quand même un sacré bordel. Vous ne vous rendez pas bien compte, forcément, je vous parle de ça, y’a vingt-cinq ans, c’est dingue comme ça passe, vous admettrez, mais à ce qu’on dit, ils ont retiré quarante-trois sapins là-dessus. Balayés comme des allumettes. Coupés en petit bois de chauffe. Le vent est venu de là (d’un geste vague de la main, il m’a indiqué ce qui semblait être le sud) et ça n’a pas fait de pli. La photo, c’est pris après l’ouragan, en janvier 1988. Vous pensiez quoi, que je vous parlais de la tempête de 99 ? (il s’est mis à rire et à remuer la tête comme le gars qui vient d’en entendre une bien bonne) C’était de la gnognotte comparée à celle de 87. De la pisse de chat ! Moi, à cette époque-là, je n’étais pas encore ici, je tenais un bar-tabac à Plerguer, en Ille-et-Vilaine. Vous n’êtes pas obligé de me croire, mais là-bas, c’est carrément l’église qu’on s’est pris sur la gueule…

    Sur mes tempes, je sentais peser comme les mâchoires d’un étau et mon cœur battait jusque dans le creux de main. J’étais sur le point de tourner de l’œil. J’ai quand même trouvé le courage et l’énergie de lui demander :

    – Vous êtes certain de la date ?

    – Vous rigolez ? 88, je vous dis ! Vous n’avez qu’à regarder au dos, c’est marqué dessus…

    La fille du comptoir s’est laissée glisser de son tabouret et elle est venue vers moi. Je revois son visage, ce trait brusquement vulgaire sur les lèvres, une image déformée, écœurante, et je l’entends prononcer quelques mots, rien de très clair, mais c’était assez pour réveiller tout ce petit monde. Deux types se sont précipités vers moi au moment même où j’allais m’évanouir. Mes jambes se sont dérobées et ils m’ont assis tant bien que mal sur la banquette. J’avais envie de dégueuler tripes et boyaux et c’est encore la fille qui a déboutonné le col de ma chemise. Les deux types ont ouvert la porte pendant que le patron se fendait d’un laïus sur la chaleur accablante d’avant l’orage. Ils m’ont tendu un verre d’eau et j’en ai bu une gorgée. Ils étaient tous là, de parfaits inconnus, à me regarder boire comme si j’allais claquer sur le champ, comme si mon cœur allait me lâcher. Moi, j’en étais juste à me demander si je n’étais pas en train de virer casaque. De tourner dingue.

    Aucun doute n’était possible, c’était bien Lisa que je venais de reconnaître sur cette photo datée de janvier 1988. Ma petite fille, supposée avoir disparu en mer dans la nuit du 15 au 16 octobre 1987. La nuit de l’ouragan…

    2

    Le petit brigadier – un bancal avec de grands yeux de lièvre, cloués sur les côtés – m’a écouté un moment. Il hochait la tête de temps à autre. Pourtant, je ne me faisais aucune illusion : il me jaugeait et je n’étais pas à mon avantage. Je bouffais la moitié de mes mots, j’avais une mine de déterré et un mal de chien à juguler l’adrénaline. Est-ce qu’il avait en face de lui un timbré intégral, un évadé de l’asile d’aliénés ou un brave type dépassé par les événements ? À sa place, je n’aurais peut-être pas hésité si longtemps. Lui jetait de côté des regards désespérés et je crois qu’il continuait de compter sur les secours. Comme la cavalerie n’arrivait pas, il a fini par se décider à aller la chercher.

    Il aurait pu me laisser là cent sept ans. Sur ma chaise, face à la fenêtre. Depuis la veille au soir, je n’avais pas connu d’instants si calmes. Après ma petite crise dans le hall, j’avais eu toutes les peines du monde à décommander le médecin que le patron de l’hôtel avait tenu à appeler mais j’avais fini par convaincre tout le monde que ce n’était qu’un malaise passager et qu’une bonne nuit suffirait à me remettre sur pied. Ils avaient eu si peur que je leur claque entre les doigts que, sans rien comprendre ni de mes motifs ni de mon insistance, ils m’avaient décroché et confié la photo dans son cadre. Au moment de m’allonger, il faisait une chaleur de tous les diables. L’air me ramonait la gorge, me collait au corps. Le ciel s’était peu à peu lissé, jusqu’à ressembler au cul d’une vieille casserole, cabossée de partout, piquée de points noirs et si usée que le jour, aussi blanc qu’une flamme, passait au travers. L’orage était venu d’un coup, violent, féroce et ce bazar s’était aussitôt accordé avec les sentiments qui m’habitaient. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, mais la fureur des éléments n’y était pour rien.

    Au lever du jour, j’avais décidé de raconter mon histoire aux flics. Aux gendarmes de Plestin. J’ai fait les cent pas devant leur grille jusqu’à l’ouverture. Si je n’avais pas arrêté de fumer dix ans plus tôt, j’aurais grillé clope sur clope. Mais une fois devant le planton, je ne savais même plus par quel bout commencer. C’était une si vieille histoire. Si compliquée. Nous étions liés l’un à l’autre, condamnés à vivre ensemble. Les questions se bousculaient au portillon mais si je doutais de mes chances de trouver ici un moyen d’y répondre, je ne me sentais pas capable de lâcher le morceau pour autant. Je me foutais de passer pour un malade, je ne voulais qu’une chose. Savoir si ma petite fille était encore vivante.

    Et puis sont arrivés les renforts. Sous la forme d’un adjudant. Pimpant, la lèvre un peu arrogante, avec dans le haut de la cuisse un sursaut de matador. À coup sûr taillé pour l’esquive et la vacherie. J’en ai déduit qu’à leurs yeux j’étais un cas sérieux…

    – Adjudant Dumézil. Vous permettez ?

    Il n’a pas attendu que je lui réponde pour sortir de sa poche un petit flacon de verre. À peine l’avait-il ouvert qu’une puissante odeur a investi le bureau.

    – Huile essentielle de menthe poivrée. C’est contre la migraine. J’y suis sujet. Je tiens ça de ma mère. Une brave femme. C’est le seul défaut qu’elle m’a transmis. J’ai mis des années avant de dénicher un remède à la hauteur. Je me suis bourré de cachets. Désormais, je ne prends rien d’autre. Deux gouttes sur le bout du doigt et il ne vous reste qu’à masser doucement. Voyez, juste là, entre le lobe de l’oreille et la joue…

    Là-dessus, il s’y est mis. Le temps d’un massage en bonne et due forme. Il s’était appuyé contre la fenêtre entrouverte et fermait les yeux. Ça lui donnait des allures de vieux matou sous les caresses. Au comble du bonheur. C’est du bout des lèvres qu’il a rompu le silence :

    – Rien de tel pour faire passer la douleur.

    – Ça dépend laquelle ?

    C’est sorti sans réfléchir. J’aurais aussi bien pu lui coller mon poing sur la gueule.

    Il a rouvert les yeux et, l’espace d’une seconde, m’a fixé avec attention. Comme s’il me voyait pour la première fois. Je ne sais pas si ce qu’il a découvert l’a surpris ou non, mais il m’a semblé que ça lui foutait un peu les jetons.

    – Je vois. Si nous reprenions depuis le début. Monsieur ?

    – Coste.

    Il a opiné du chef et s’est offert trois petites secondes pour enregistrer une fois pour toutes mon nom dans sa caboche de flic.

    – Donc, Monsieur Coste, si j’ai bien compris, hier soir, à l’hôtel de la Baie, alors que vous étiez de passage… Au fait, vous étiez là pour quoi au juste ?

    – Je suis venu voir un ami dont le cheval est souffrant. Je suis soigneur. Dans le 35.

    Son sourire l’a trahi. J’ai vu – perché sur le coin de ses lèvres – un trait de fiel. À ses yeux, bien sûr, j’étais un bouseux…

    – Soit. Je reprends. Donc hier soir, à l’hôtel de la Baie, vous avez reconnu votre fille disparue dans la nuit du 15 au 16 octobre 1987 sur une photographie datée de 1988. C’est bien ça ?

    – C’est exact.

    – C’est peu commun, vous avouerez… Vous êtes bien sûr qu’il s’agit d’elle ?

    Le cliché ne pouvait pas m’avoir menti. Tout concordait. L’allure – cette hésitation biaise, qu’on ne décèle d’ordinaire que chez les chevaux battus – et puis ces yeux noirs, deux petits coqs anthracite, pleins d’orgueil et de témérité. Je pouvais presque lire au travers, distinguer son âme blême et serrée, comme des cordages blanchis et noués entre eux. J’avais passé la nuit penché sur cette photo, il m’avait semblé voir bouger ses lèvres fardées – deux gousses de vanille – et trembler sa fossette au menton, souvenir d’une chute en vélo, quand elle avait six ans. Je ne l’avais pas quittée des yeux, pas une minute et je ne pouvais pas avoir

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