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La tour d'enclave
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Livre électronique339 pages4 heures

La tour d'enclave

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À propos de ce livre électronique

La forêt bruisse autour de l’Enclave, et le monde s’ouvre aux progrès de la mécanique. Mais les vieilles animosités ne s’éteignent pas d’un simple coup d’éventail.

Au cœur des zones reculées de l’Enclave, Laurenn Mariani dirige ses mercenaires d’une main de fer. Quand on vient d’une ferme minable, et que les mercenaires en question ont autant de discipline qu’une bande de soudards, ce n’est pas si simple.

Les réelles difficultés vont toutefois commencer avec le courrier d’un diplomate de l’Empire voisin, et une proposition alléchante — mais pas tout à fait dénuée de risque. Si l’Empereur a des vues sur l’Enclave, c’est parce qu’elle cache une aberrante Tour au creux de ses jungles…

Rien ne se passera comme prévu. Trahie et blessée, Laurenn va découvrir l’origine terrifiante des légendes qui hantent son pays. Pour se faire justice et survivre à ce nouvel âge de la machine à vapeur, elle va devoir apprendre à faire confiance à des étrangers, et à ses propres intuitions.





Laurenn Mariani est un personnage fort à l’humour incisif. Ses aventures hautes en couleurs se déroulent dans un univers fantasy original voyant se confronter nature sauvage et technologies steampunk.






À PROPOS DE L'AUTEUR

Camille Anssel est écrivain (fantasy et contemporain), et musicien auteur-compositeur-interprète. Il habite près de Nantes où il s’est installé après avoir vécu à Paris et Tours.

Quand il n’est pas en train d’écrire ou d’écouter des podcasts d’aventures, il compose et enregistre ses morceaux au ukulélé.

LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie18 avr. 2024
ISBN9791038808461
La tour d'enclave

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    Aperçu du livre

    La tour d'enclave - Camille Anssel

    cover.jpg

    Camille Anssel

    La Tour d’Enclave

    Roman

    ISBN : 979-10-388-0846-1

    Collection : Atlantéïs

    ISSN : 2265-2728

    Dépôt légal : mars 2024

    © Illustration de couverture Laura Gerlier pour Ex Æquo

    © 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

    Éditions Ex Æquo

    6, rue des Sybilles

    88370 Plombières-les-bains

    www.editions-exaequo.com

    Une lettre

    Je pense que mon histoire vaut le coup. La preuve : je paie quelqu’un pour m’écouter et griffonner ça sur du bon papier. Notez que ce travail de scribe, je l’aurais bien fait moi-même, mais je n’ai jamais su tenir une plume sans étaler de l’encre partout. Ça, et puis les lettres se brouillent sous mes yeux, c’est une sorte de maladie que j’ai. Ça ne m’a pas empêchée de vivre une série d’événements dont vous avez forcément entendu parler si vous vous intéressez à l’histoire de l’Enclave. J’essaierai de ne pas me donner le beau rôle, promis, et de m’en tenir aux faits principaux. Mais pas question de brûler les étapes pour autant. Quand cette charmante histoire a commencé, j’étais la seule fille d’une famille de culs terreux, et j’avais déjà réalisé une sacrée ascension sociale, comme on dit. Surtout, je venais de récupérer une jolie petite lettre. Comment aurais-je pu imaginer jusqu’où ce bout de papier allait me mener ?

    Ce jour-là, je tenais ma boussole d’une main, les rênes de ma jument dans l’autre. Je filais vers le sud, le vent était lourd et chaud. Quand il faisait aussi chaud avant le déjeuner, ça laissait craindre le pire pour l’après-midi. Je donnai une tape sur le genou de Ciara, en doublon derrière moi, et orientai mon index vers le trait de fumée au-dessus de la vallée.

    — Je t’avais bien dit que l’on n’était pas perdues.

    Ciara ne répondit pas. Elle me gratifiait de ses humeurs flottantes depuis que je lui avais annoncé ma grande décision. Elle était loin, l’époque où elle osait à peine m’effleurer du regard, et où elle se gonflait de fierté comme un paon à l’honneur de partager ma selle. Le charme était vite retombé. Comment aurait-il pu en être autrement ? On ne peut pas sauver les apparences bien longtemps avec la personne chargée de vous lire vos courriers.

    Tant pis. J’avalai une gorgée d’eau. Mes dents ne me faisaient presque pas mal, il faisait beau et j’étais contente d’être là, contente de respirer la jungle. Peut-être que la vie valait la peine d’être vécue, après tout. Peut-être bien. Je stoppai ma monture au sommet d’une caillasse et extirpai le courrier glissé dans la poche de mon manteau pour le donner à Ciara.

    — Tiens, relis-moi cette merveille pendant que j’observe.

    — Écoute, Laurenn, j’ai un mauvais, un sacré mauvais pressentiment. Tu devrais brûler ça et oublier cette histoire !

    Je manquai de m’étouffer. Brûler cette relique ?

    Je me tournai vers elle et cela éteignit ses atermoiements. Je me surpris à lui sourire. Ciara était juste une môme engluée dans ses incertitudes. Lors d’un mauvais jour, j’aurais sans doute eu des manières de hyène, mais c’était comme si quelque chose s’était débloqué dans ma tête depuis la veille, quand j’avais reçu ce trésor plus brillant que la couronne du Doge : un courrier de l’Empire.

    Un courrier de l’Empire ! Imaginez ça.

    — Ciara, sois gentille, fais le travail pour lequel je te paie.

    Elle gonfla les joues et fronça les sourcils sur mon courrier.

    — Très chère Laurenn Mariani…

    J’en avais déjà la larme à l’œil ! J’étais partie de rien et j’avais consacré ma vie à travailler. Peut-être que je venais d’une ferme minable, peut-être que je ne savais pas lire, mais j’étais à coup sûr la première Enclavienne à recevoir une correspondance de l’Empire. Et BIM ! Il se trouve que ce courrier commençait par très chère, un privilège défiant toutes les extases. Un sourire se fraya un chemin sur le bord de mes lèvres.

    Tout en écoutant Ciara, je dégainai ma longue-vue et mis le campement en joue. Mon sourire s’évapora aussitôt. La fumée était d’un rouge préoccupant, qui hurlait Laurenn, ramène-toi vite ! J’ajustai la mise au point d’un mouvement du poignet et secouai la tête de dépit. Ciara dut percevoir mon trouble : elle arrêta sa lecture.

    — Tu quittes le campement trois jours et ces abrutis sont déjà en train de s’entre-tuer ?

    Un immense soupir s’échappa de ma poitrine, que je laissai naviguer dans ma bouche en charpie.

    — Ce ne sont pas des abrutis. Pris individuellement, chacun est formidable. Mais une fois que l’on regroupe tout ça… J’ai un paquet de théories au sujet des groupes humains et…

    — Oooh oui, je sais, pas encore !

    — En ce qui concerne mes hommes…

    — RRaaaah !

    — …je peux te dire que le nombre fatidique, c’est deux cents. Quand j’en avais trente sous mes ordres, je les dirigeais au doigt et à l’œil. Même avec une centaine, je m’en sortais. C’est à partir de deux cents que j’ai perdu pied. Et aujourd’hui, voilà où j’en suis. Il suffit que je m’absente une poignée d’heures pour que l’on batte le tambour. Ils ont balancé au moins trois poignées de cochenilles au feu pour avoir un rouge pareil. Si c’est encore pour une bagarre à cause de cette histoire de latrines, ils vont m’entendre.

    C’était plus grave qu’une histoire de latrines.

    Le petit veinard

    Cela faisait trois jours que j’avais quitté mon campement. J’avais prétexté un insondable besoin de changer d’air, de m’arracher au confort de ma grande tente qui sentait le cuir mal tanné et où les soucis s’amoncelaient sans discontinuer. Je voulais me confronter à la nature sauvage, visiter des cahutes, et me reconnecter au petit peuple de l’Enclave. C’était en partie vrai, bien sûr, mais personne n’avait été dupe. Si j’emmenais ma scribe avec moi, c’était que ma balade cachait un autre motif que le seul appel de la forêt. En effet, il se trouve que j’avais rendez-vous avec un messager de l’Empire. Celui qui allait me remettre le courrier qui allait tout changer.

    J’avais laissé le commandement à Barlando, le plus intelligent de mes lieutenants (une mauvaise langue aurait sans doute dit le moins bête de mes lieutenants). Il m’avait assuré qu’il s’occuperait de tout sans la moindre anicroche et que je pourrais dormir sur mes deux oreilles. Raté.

    Ma jument consentit à reprendre son allure, malgré la piste éclatée de gravillons. L’odeur de fumée s’accentua à mesure que nous approchions du campement. Avec les agrandissements successifs, celui-ci avait acquis l’allure d’un village comme il y en a des centaines dans l’Enclave. Des bicoques branlantes se ramassaient les unes sur les autres autour de ma yourte, comme une grappe d’agneaux agglutinés autour de leur mère. Les terriiiiibles mercenaires de Laurenn Mariani ! Cette bonne blague ! Ils n’avaient pas plus de jugeote que les gamins qu’ils étaient. Ils ne rechignaient jamais à attraper leurs épées, ce qui était leur jeu favori, mais c’était trop souvent dans l’indiscipline la plus totale. Je m’efforçai pourtant, jour après jour, de maintenir un semblant d’ordre et de distribuer des occupations à chacun. Sans quoi, mes hommes avaient une effarante propension à se chamailler comme des chiots et à boire comme des trous — sans parler de cette mode du venin de scorpion aux effets psychédéliques. Parfois, j’avais l’impression que la tâche me dépassait, et que j’aurais plus vite fait de vider le fleuve à la petite cuillère. Beaucoup plus rarement, une mission se passait bien. Nous aidions à maintenir un peu d’ordre dans ces secteurs sauvages, j’en étais fière, et ça me relançait pour un tour.

    Un rictus alarmé sur le visage, Barlando m’attendait devant ma tente. Il cracha une salive charbonneuse, et remplaça aussitôt les feuilles de tabac qu’il tenait au chaud sous sa lèvre inférieure.

    — C’est Polito. Il s’est fait esquinter.

    Je lui emboitai le pas jusqu’au gourbi qui faisait office d’infirmerie. Peut-être que le terme d’infirmerie était prétentieux, vu les compétences aléatoires de mon chirurgien. Peut-être que le terme de chirurgien était prétentieux, à la réflexion. J’avais un gars qui possédait une petite scie, voilà.

    Polito était allongé sur une civière. Livide, il fixait l’absence d’horizon. Deux moignons emmaillotés de toile se trouvaient en lieu et place de ses jambes. Polito était un gentil garçon, simple et honnête, et je sentis mon ventre se gonfler en le voyant ainsi. Je ravalai une brusque envie de le prendre dans mes bras et de le serrer contre moi. Cela n’aurait été utile à personne, et puis cela ne collait pas au personnage que je m’étais créé. Mon personnage ne connaissait pas les larmes.

    Barlando fit bouger la boule que le tabac à chiquer lui faisait sous la lèvre.

    — Il se lavait dans la rivière, c’est un croco qui a fait ça. Un monstre ! Au moins quatre mètres de long.

    Polito tordit sa tête en direction du plafond, le regard transi de fièvre.

    — Laurenn…

    Et mon personnage — la mercenaire la plus connue de l’Enclave, celle que l’on appelle la grande sorcière, mais uniquement dans son dos — entra en scène.

    Je crucifiai Barlando du regard.

    — C’est pour ça que tu m’as fait rappliquer en catastrophe ?

    Mon lieutenant prit un air encore plus grave, ce qui demandait du boulot, et lâcha :

    — Il veut que ce soit toi qui abrèges ses souffrances.

    J’attrapai le menton de Polito d’une main ferme et fis pivoter son visage en direction du mien.

    — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tes pansements sont propres, tu vas t’en sortir !

    — J’ai trop mal… et puis je ne pourrai jamais plus marcher ! Jamais plus monter à cheval ! Jamais plus…

    — Tu vas tous me les faire ? Le gars survit par MIRACLE à une attaque de croco, et au lieu de bénir le ciel pour sa chance extraordinaire, il préfère trépigner sur sa civière comme un poupon de cinq ans ?

    Je n’avais pas lâché Polito des yeux. Il avait cessé de gémir dans tous les sens, mais je n’en avais pas fini avec lui.

    — Ils sont où les gros durs, quand il s’agit d’affronter les difficultés, hein ? Je me rappelle très bien le jour où je t’ai recruté, gamin. Tu roulais des mécaniques à n’en plus finir, avec tes grosses épaules de laboureur. Et maintenant on a un gros bobo, alors on veut arrêter de vivre ?

    Mon personnage avait bien pris les commandes et mon propre discours me gonflait de rage, ça sentait à plein nez l’amorçage de l’une de mes légendaires colères. Sans doute paniqué par cette perspective, Barlando tenta une répartie qu’il aurait mieux fait de ravaler :

    — Laurenn ! Il vient de se faire bouffer les cannes. En coup du sort, ça se pose là, non ?

    Je laissai éclater ma rage :

    — Et alors ? Il aurait pu choper la tuberculose ! Il aurait pu se faire piquer par une tarentule ou empaler par une lance !

    Je faillis ajouter : il aurait même pu naître femme, ce petit veinard ! Il aurait pu naître femme dans la ferme la plus pauvre de l’Enclave, avec un bec-de-lièvre mal recousu et un éternel mal de dents ! mais je me ravisai à temps. J’avais appris à dompter mes névroses et, d’ailleurs, Polito avait retrouvé une contenance. Sa mâchoire ne tremblait plus.

    — Je suis désolé, Laurenn. C’est que j’ai mal ! Tu comprends, ça me fiche de sales pensées dans la tête.

    Je lui adressai mon plus large sourire, celui que j’aurais tant aimé pouvoir conduire chez un dentiste compétent.

    — Je comprends ça très bien, mon petit.

    Mon personnage était arrogant, et c’était l’un de mes petits plaisirs inavoués d’affubler de petits surnoms ces hommes plus vieux que moi. J’allai très vite mesurer l’ampleur de cette erreur. Je levai l’index.

    — Tu te débrouilles comment, avec les chiffres ?

    Barlando me rattrapa un peu plus tard, alors que je faisais mon tour du campement. Je ne ralentis pas et il était obligé de clopiner pour suivre mes grandes enjambées.

    — T’as été dure avec Polito. Le nommer comptable ! Lui qui n’a jamais regardé plus loin que le bout de son nez ! Il s’en fait déjà tout une montagne !

    Je m’immobilisai et le fixai sans rien dire. Enfin touché par la grâce, Barlando posa ses poings sur ses hanches.

    — Aaahhh ! Ben oui. C’est pour lui changer les idées que tu lui donnes des responsabilités. Ça lui remplace une chimère par une autre. Sous tes airs méchants, tu as le cœur gros comme une pastèque.

    — J’aime tant voir briller cette petite lueur d’intelligence au fond de ton regard. Ce n’est pas qu’elle s’allume très souvent, c’est vrai, mais…

    — J’ai pigé, Laurenn, t’as toujours un tour dans ton sac.

    — Si tu aimes les surprises, Barlando, tu vas adorer notre réunion de ce soir.

    Je lus un très léger éclat de colère dans son regard. Sur le moment, je ne parvins pas à le déchiffrer. Peut-être était-il vexé d’avoir eu à gérer le campement sans recevoir davantage qu’un merci de ma part ? Peut-être s’en voulait-il d’avoir si vite cédé aux suppliques de Polito ?

    Une partie de moi — bien refoulée tout au fond — se doutait sans doute que c’était autre chose de bien plus terrible. Cette vague inquiétude projeta un voile plus sombre sur le reste de cette journée.

    Le début du cauchemar

    Mes trois lieutenants et Ciara étaient réunis autour de ma large table taillée dans un baobab. Je l’avais fait graver d’une tête de jaguar, l’emblème du Doge, en pensant que ça m’aiderait à me faire bien voir. Le meuble datait de la période où j’essayais encore de me composer l’image martiale que l’on est en droit d’attendre d’une bande de mercenaires de cette envergure. À présent que ma réputation était acquise et que mon entreprise dépassait les cinq cents bonshommes, j’avais en effet une force de frappe équivalente — sinon supérieure — à bien des divisions du Doge. Celui-ci ne pouvait plus se passer de mes services.

    C’est vrai qu’en comparaison de ses généraux, qu’il payait grassement et devait entretenir à l’année, les mercenaires de Laurenn Mariani se contentaient des miettes. Et puis, pour effaroucher les quelques villages qui tardaient à payer l’impôt, il n’était pas toujours utile d’envoyer la cavalerie lourde. Laquelle, du reste, n’aimait guère s’aventurer dans la forêt. Les experts de la jungle, capables de s’orienter en humant la mousse, c’était nous. En théorie.

    Je songeai à cela en regardant mes trois lieutenants avachis dans le secret de mon quartier général. On aurait dit un concours de désinvolture, comme si chacun des trois voulait tester les limites de ma tolérance à l’indiscipline. Nino avait retiré ses bottes et s’était juché en tailleur sur son fauteuil, d’où il pouvait confortablement se limer les ongles des pieds. Par bonheur, il n’avait pas la souplesse requise, sans quoi il ne faisait aucun doute qu’il se serait fourré son panard dans la bouche pour le ronger à son aise. Vicente somnolait, les deux mains jointes sur son ventre à la proéminence proverbiale. Quant à Barlando, depuis que je lui avais interdit de cracher son tabac gluant sur mes tapis, il apportait son crachoir avec lui pour pouvoir chiquer tout son saoul.

    Je m’éclaircis la gorge. J’avais une grande nouvelle à leur annoncer. Une nouvelle qui allait faire exploser cette grasse routine dans laquelle ils s’étaient ramollis jusqu’à devenir ces loques humaines.

    — Mes petits lapins, j’ai besoin de toute votre attention.

    Vicente s’étira avec un bâillement farouche. Je poursuivis :

    — Comme vous vous en doutez, nous ne sommes pas seulement allées cueillir des fougères. Ciara, tu veux bien nous lire ce courrier ?

    Ma scribe attrapa le parchemin dont elle entama la lecture avec un manque d’entrain qui forçait l’admiration.

    — Très chère Laurenn Mariani, c’est un honneur pour moi de vous écrire depuis le modeste pavillon de Castel Belleau, où je serais ravi de pouvoir vous rencontrer pour discuter en détail des conditions qui…

    Je scrutai la réaction de mes lieutenants. Barlando avait cessé de mâchonner son tabac, Nino avait l’oreille levée et Vicente me jetait des regards en coin. Je n’en ratai pas une fraction. Ce courrier était la chose la plus importante qui me soit jamais arrivée. Ciara aboutit à la conclusion, qui avait plus d’éclat qu’une comète :

    — Signé Moricius Waltamore, Gouverneur et Émissaire de l’Empereur.

    Ma tente était muette. L’Enclave subissait le blocus de l’Empire depuis des âges révolus. Notre petit bout de territoire était sans doute dissimulé par une tache de café sur la carte de l’Empereur. L’Enclave était une jungle oubliée, écrasée entre ses montagnes, une vulgaire attraction de seconde zone. Le Doge répétait à l’envi que c’était grâce à lui seul que nous étions un peuple indépendant, mais personne n’était tout à fait convaincu par sa propagande. Ce qui retenait l’Empire de nous avaler, c’était que nous étions indigestes. Qui aurait voulu de nos singes farceurs et de nos scorpions ? L’Empire était en capacité de nous conquérir mille fois. Face à elle, les troupes du Doge avaient le sérieux d’une milice. J’étais bien placée pour le savoir. Avec mon demi-millier de mercenaires, je constituai l’une des forces majeures de l’Enclave.

    C’était pour cela que mes lieutenants étaient estomaqués. Le Doge jalousait son géant de voisin avec tant de fougue que le simple fait d’évoquer l’Empire tenait du blasphème. Et moi, j’avais entre mes mains un gentil courrier d’invitation, dans lequel j’avais toute l’assurance de l’Empire que je serais considérée comme une invitée de marque, et que l’Empereur lui-même m’avait choisie pour pouvoir me soumettre une proposition de la plus haute importance.

    Une correspondance de cette nature, à mon endroit, faisait de moi une prophétesse ! Nino me contemplait, la bouche béante sur son incrédulité. Il se leva au ralenti.

    — Laurenn… Jette ça au feu. Si le Doge découvrait seulement que tu as reçu un message de l’Empire, il nous ferait tous pendre, histoire d’en avoir le cœur net.

    Ciara leva les bras au ciel.

    — Je me tue à lui dire !

    — Ciara, sois gentille et laisse-moi en placer une. Vous ne comprenez pas que ce courrier est la plus extraordinaire opportunité de notre vie ?

    Vicente, arrivé dans ma yourte avec les brumes du sommeil, était à présent secoué de tics.

    — Mais Laurenn ! Ne me dis pas que tu fais confiance à l’Empire ! Ils n’attendront même pas que tu te retournes pour te planter un couteau dans le dos !

    — Ça, c’est la propagande du Doge. S’ils voulaient m’assaisonner, ils n’auraient pas pris la peine d’infiltrer un messager et de me faire parvenir cette charmante invitation.

    Je changeai d’angle d’attaque.

    — À une poignée de kilomètres d’ici, l’Empire a des médecins qui font des prouesses. Et pourtant les femmes meurent en couches dans toutes nos bicoques. À une poignée de kilomètres d’ici, l’Empire a des machines pour assainir les marécages. Et pourtant Polito vient de se faire estropier par un croco, et les moustiques nous attaquent en colonnes. Nous avons besoin de l’Empire, et pour la première fois depuis une éternité, il semble qu’ils aient besoin de nous aussi. C’est ma responsabilité de leur répondre, et je ne laisserai pas passer cette chance.

    J’ajoutai en pensée : et peut-être qu’ils sauront également me remettre les dents en place.

    La seule perspective d’un bon dentiste aurait suffi à me décider. D’ailleurs, ma mâchoire me tourmentait. Je puisai une fleur de jambu dans ma poche et la plaçai sous ma langue, tout en interrogeant Barlando d’un mouvement de tête. Il se renfonça dans son fauteuil, les mains derrière la nuque.

    — Les gars, observez, et apprenez.

    Il pointa son index sur moi.

    — Regardez son sourire à notre Laurenn, et regardez comme elle se tient droite. Regardez son air de jubilation de nous avoir pris, encore une fois, au dépourvu avec un nouvel exploit. Et quel exploit, qui dirait le contraire ? Rien qu’à la regarder, on devine qu’elle pourrait arracher des montagnes ! Si le fait accompli avait un visage, ce serait celui-là. Alors, à quoi bon donner mon avis ? Notre Laurenn a pris sa décision et elle n’en fera qu’à sa tête, pas vrai ?

    Je levai mon verre.

    — Tu commences à bien me connaître, ça me touche. Vous allez voir, tout va bien se passer.

    Sauf que rien n’allait bien se passer. Quand j’y repensais (les rares fois où j’avais le courage de revisiter cette période), c’était à cet instant que je situais le début du cauchemar.

    Un mauvais pressentiment

    En temps normal, j’aurais harnaché un buffle. Pour défier les buttes peuplées de lianes et les affluents qui venaient se ramifier au creux de la jungle, mieux valait une bête costaude, une monture qui ne se laisse pas effaroucher par les plaisanteries des singes. Mais cette fois-ci, ma destination n’était pas un maigre village sur pilotis, avec des hommes qui vivaient en pagne. Cette fois-ci, j’allai passer la frontière pour rallier l’Empire. Le territoire le plus raffiné de la planète ! Je ne pouvais pas me pointer avec mon buffle sur leurs belles allées pavées, pas vrai ? Question de fierté. Nous n’avions peut-être pas de richesse, pas de monument et assez peu de bonnes manières, mais nous avions dompté une nature hostile. D’une certaine façon, j’étais ambassadrice de l’Enclave. Je portais ma plus belle armure, presque aussi légère qu’un tissu, forgée sur mesure pour épouser mes courbes. Je fis préparer ma jument qui frémissait, une fine vapeur s’échappant de ses naseaux.

    Le jour venait à peine de strier le ciel de sa fraîche lueur matinale. Les insectes, ivres de rosée, s’en donnaient à cœur joie et grouillaient gentiment à mes pieds. Ciara daigna enfin apparaître. Elle avait mis son khôl à la va-vite, ça lui faisait un vulgaire bandeau noir sur toute la largeur des yeux.

    — Il faudra faire mieux quand on sera à Castel Belleau.

    Elle leva les mains en l’air.

    — Pour la dernière fois, Laurenn, j’ai un mauvais pressentiment. Un sacré mauvais pressentiment.

    — Tu as UN mauvais pressentiment ? Ciara, depuis que je te connais, tu en as cent par jour. Quatre-vingt-dix-neuf fois, ils se révèlent faux et, si par malheur il y en a un qui tombe juste, alors j’en entends parler pendant des lustres.

    La mine défaite, elle sangla son paquetage à l’arrière de ma selle sur laquelle elle se jucha. Ma scribe ne savait pas bien monter, mais cela n’avait aucune importance, car elle était à peine plus lourde que mon sac de voyage. Je passai ma botte à l’étrier et jetai un dernier regard au campement qui somnolait encore. Ces vilaines maisonnettes, ces ruelles boueuses, ces hommes encore étourdis par les beuveries de la veille, c’était l’œuvre de ma vie, toute ma fierté et tout mon orgueil. Je mettais tout cela en jeu sur un seul coup de dés. Si le Doge reniflait l’entourloupe, il nous réserverait des atrocités que je préférais ne pas imaginer. C’était pour cela que je n’avais confié le secret de cette escapade qu’à mes lieutenants.

    Je menai ma jument à une allure régulière. Ciara était terrée dans une profonde langueur. Elle n’avait toujours pas dit un mot quand la canopée apparut tel un défi à l’horizon.

    — Ciara, tu te rends compte que nous allons être les premières depuis au moins un siècle à être reçues par un Émissaire de l’Empereur ? Tiens ! Je te parie que dans quelques années, nos noms seront inscrits dans l’un de tes bouquins.

    — Ça ne fait aucun doute : Laurenn Mariani et Ciara Montoya, les deux plus grosses cruches de l’histoire, qui sont allées se livrer à l’Empire sans même avoir eu de bonnes raisons de venir.

    — Nia nia nia, tu as entendu le messager de tes propres oreilles, non ? Je vais être reçue en tant que représentante de l’Enclave, avec tous les honneurs qui sont dus. Ils se sont renseignés sur moi, et ils m’ont choisie ! Si j’avais décliné ça, je n’aurais jamais plus réussi à me regarder en face.

    — Si on m’avait dit que je serais un jour du même avis que tes abrutis de lieutenants ! Tu ne sais même pas quelle est cette proposition qu’ils veulent te faire ! Si ça se trouve, on court le risque de se faire tailler en pièce par le Doge pour une offre minable ! Tu ne pourrais pas être d’accord avec moi, pour une fois ?

    — Je pourrais, mais on serait deux à avoir tort.

    Pour toute réponse, elle souffla très fort. Je me tournai.

    — Écoute, Ciara. C’est toi qui as voulu entrer à mon service. Aujourd’hui, si tu veux poursuivre ton chemin de ton côté, pas de problème. J’irai seule.

    Son menton se releva et sa voix se fit mal assurée.

    — Mais j’ai promis de toujours

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