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La Marmoréenne: La Marmoréenne
La Marmoréenne: La Marmoréenne
La Marmoréenne: La Marmoréenne
Livre électronique546 pages7 heures

La Marmoréenne: La Marmoréenne

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À propos de ce livre électronique

Kate NicNiven est près de la victoire décisive et elle est bien déterminée à ne rien laisser s’interposer. Pas même la chose qui lui a pris son âme, l’horreur qui rôde dans les cavernes près de la mer. Mais elle a toujours besoin du fils de Seth, Rory, et de son pouvoir qui lui permet de déchirer le Voile. Et elle est prête à tout pour lui mettre la main dessus. L’âme de Seth se corrompt maintenant, à cause de la blessure que Kate lui a infligée. Il ne peut maintenant plus qu’espérer assurer la survie de ceux qu’il aime. Et si la
fille de son frère, Hannah, courait un danger mortel, serait-ce suffisant pour le forcer à retourner dans son monde pour défier Kate? Rory le suivra-t-il? Rory MacSeth soupçonne qu’une force sombre est tapie à l’intérieur du Voile, une noirceur qui veut s’en échapper, mais une seule Sithe sait à quel point cette force est près de réussir: l’amoureuse de Seth, la sorcière Finn. Personne ne vit éternellement. Mais certains sont prêts à tout pour y parvenir…
LangueFrançais
Date de sortie23 févr. 2015
ISBN9782897524630
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    Aperçu du livre

    La Marmoréenne - Gillian Philip

    Copyright © 2013 Gillian Philip

    Titre original anglais : Icefall

    Copyright © 2015 Éditions AdA Inc. pour la traduction française

    Cette publication est publiée en accord avec Strident Publishing Ltd

    Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite sous quelque forme que ce soit sans la permission écrite de l’éditeur, sauf dans le cas d’une critique littéraire.

    Éditeur : François Doucet

    Traduction : Patrick Moisan et Sophie Beaume (CPRL)

    Révision linguistique : Féminin pluriel

    Correction d’épreuves : Nancy Coulombe, Catherine Vallée-Dumas

    Conception de la couverture : Mathieu C. Dandurand

    Illustration de la couverture : © Steve Stone

    Mise en pages : Sébastien Michaud

    ISBN papier 978-2-89752-461-6

    ISBN PDF numérique 978-2-89752-462-3

    ISBN ePub 978-2-89752-463-0

    Première impression : 2015

    Dépôt légal : 2015

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque Nationale du Canada

    Éditions AdA Inc.

    1385, boul. Lionel-Boulet

    Varennes, Québec, Canada, J3X 1P7

    Téléphone : 450-929-0296

    Télécopieur : 450-929-0220

    www.ada-inc.com

    info@ada-inc.com

    Diffusion

    Canada : Éditions AdA Inc.

    France : D.G. Diffusion

    Z.I. des Bogues

    31750 Escalquens — France

    Téléphone : 05.61.00.09.99

    Suisse : Transat — 23.42.77.40

    Belgique : D.G. Diffusion — 05.61.00.09.99

    Imprimé au Canada

    Participation de la SODEC.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) pour nos activités d’édition.

    Gouvernement du Québec — Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres — Gestion SODEC.

    Conversion au format ePub par:

    www.laburbain.com

    À Elizabeth Garrett, qui a accueilli le clan en exil.

    Et comme toujours, à Lucy et Jamie Philip.

    « À toi qui m’es donné, à qui le temps est donné

    Vers qui j’ai tendu la main à travers le temps pour saisir

    La tienne dans cette course folle¹ »

    Edwin Muir

    « Quand la position est désespérée, vous devez vous battre. »

    Sun Tzu, L’Art de la guerre

    « Malédiction sur vos deux maisons. »

    Mercutio, Roméo et Juliette

    1. N.d.T.: Traduction libre.

    LES SITHE ET LES SIMPLES MORTELS

    (encore présents ou disparus depuis longtemps)

    Prologue

    Il n’avait jamais réussi à bien dormir en ville. Ce n’étaient pas les bruits qui le gardaient éveillé, la plainte lointaine d’une alarme de voiture ou le fracas et les cris d’étudiants ivres sous sa fenêtre. C’étaient les lumières, le rayonnement et le bourdonnement des réverbères, ou encore l’éclat furtif des phares d’une voiture transperçant les rideaux. D’un geste désinvolte, Carraig lança sa cigarette à demi consumée dans le cendrier et posa son bras sur ses yeux ; rien à faire, l’éclat éblouissant aux teintes orangées s’infiltrait dans ses yeux malgré tout.

    « Je vais retourner dans le Nord, pensa-t-il. Dès demain. Il fait plus noir dans le Nord. »

    Les réverbères et la ville étaient préférables à l’autre solution, non ? Parfois, il se le demandait. Parfois, il se demandait s’il aurait préféré ne plus vivre, plutôt que de vivre cette demi-vie. Sur les centaines d’années qu’il avait vécues, il n’en avait vécu que trois de ce côté-ci du Voile. Et pourtant, il savait qu’il n’avait rien raté. Il pouvait vivre sans les cigarettes ; elles ne lui permettaient que de passer le temps.

    Carraig en alluma une autre.

    Demain, il avait du travail, un petit boulot d’installation électrique dans une maison de retraite, à la sortie de la ville. Un autre point positif, non ? Il aimait l’électricité ; elle lui avait toujours fait penser à un étrange phénomène semblable à la télépathie. Il aimait la sensation du courant électrique, sentir sa pulsation pendant qu’il travaillait avec. Il y avait immédiatement pris goût et il avait appris rapidement, fasciné par sa beauté et sa force invisibles, par ses dangers inhérents. Une force prévisible, quand on la connaissait, mais qui représentait un danger qu’il ne fallait jamais prendre à la légère. Une force qui pouvait devenir capricieuse quand on la traitait de façon irrespectueuse. De l’autre côté du Voile, il avait toujours considéré les générateurs et les turbines de Murlainn comme une frivolité. Et maintenant, il se disait que si jamais ils pouvaient y retourner — une pensée qui réveilla en lui un sentiment de nostalgie —, il accepterait avec joie de s’occuper de l’entretien de ces machines.

    Il fallait qu’il passe moins de temps à se languir de son chez-soi. Il sortit ses jambes du lit étroit, s’avança vers la fenêtre, tira le mince rideau et ouvrit la fenêtre à guillotine. Le châssis se coinça rapidement, alors que la fenêtre était à peine ouverte de quelques centimètres.

    Jurant à voix basse, Carraig sortit sa dague de son nécessaire de voyage pour extirper le clou rouillé qui empêchait la fenêtre de s’ouvrir davantage. Il lança le clou dans la rue et ouvrit la fenêtre pour laisser l’air glacial s’engouffrer dans la pièce.

    L’air froid d’octobre était vicié par l’odeur de bière et de vomi. Il se pencha à l’extérieur pour voir un jeune homme occupé à se vider les tripes dans l’entrée de l’hôtel. Il y eut un cri, puis le propriétaire de l’hôtel sortit brusquement pour pousser le jeune homme dans la rue, où une voiture freina avant de faire une embardée en klaxonnant. La voiture manqua de peu celle de Carraig, garée sous sa fenêtre et recouverte d’une épaisse couche de givre.

    « Vers le nord », pensa-t-il.

    Le Nord n’était pas sa véritable patrie, mais il lui donnait l’impression de s’en approcher. Son clan lui manquait. Son capitaine lui manquait, de même que le garçon, qu’il n’appelait plus « pierre de sang », même en pensée. Parce que cette époque et ces espoirs étaient révolus, et il n’y avait plus aucune raison d’y penser. Rory MacSeth, voilà quel était l’unique nom du garçon. Ça et Laochan, bien que, désormais, il n’eut plus la moindre chance de devenir ce jeune champion.

    Un frisson monta le long de l’échine de Carraig, et il leva les yeux vers le chemin de fer surélevé en fronçant les sourcils. Un train tardif passa les arches, son flanc sombre ponctué de fenêtres crasseuses faiblement éclairées ; le bruit du train s’estompa au loin, en direction de la gare centrale. Les ombres de ce monde n’étaient pas fiables, mais il pouvait jurer avoir vu quelque chose bouger dans le passage inférieur, sous l’arche centrale.

    Carraig souffla une bouffée de fumée et lança son mégot par la fenêtre. Le bout incandescent de la cigarette alla s’éteindre sur le trottoir froid. Carraig s’immobilisa et se pencha en avant pour projeter son esprit dans l’ombre.

    Plus rien ne bougeait maintenant dans l’obscurité ; son esprit ne rencontra pas de blocage hostile. Comment pouvait-il se fier à ses instincts, qui lui mentaient si régulièrement dans cet endroit étranger ? Cela pouvait avoir été un rat, un chat ou encore un ennemi meurtrier, mais il n’y avait plus rien. Il cracha et s’éloigna de la fenêtre en la faisant descendre bruyamment.

    Son capitaine était aussi forcé de se terrer ici, dans cet autre monde, et Carraig n’avait pas le droit d’estimer qu’il était dans une situation pire que celle de Murlainn. Il n’avait pas le droit d’estimer qu’il en savait plus que son capitaine ni qu’il ressentait plus que lui l’étrangeté de l’autre monde. À moins de prendre en considération son âme blessée et saignante, pensa-t-il amèrement. Depuis plus de trois ans, l’âme de Murlainn le quittait lentement ; Carraig ne pouvait pas s’empêcher de se demander quand il serait trop tard. Peut-être que pour Murlainn, il était déjà trop tard. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il s’était résigné à l’exil. Peut-être que Murlainn ne se souciait plus de rien. Sa vie avait peut-être déjà été réduite à sa plus simple expression, à rien de plus que le sang qui coulait dans ses veines.

    Carraig frissonna de pitié. Parfois, il était heureux de ne pas avoir d’enfant, de ne pas avoir de lien qui puisse être rompu par la reine-sorcière. Même si Murlainn était lié à une autre sorcière, elle ne pouvait rien faire pour l’aider. Rien de plus que le reste d’entre eux.

    Et pourtant, même si la puissance de la sorcellerie de Caorann était négligeable, elle avait beaucoup d’influence sur Murlainn, par d’autres moyens. Carraig sourit. Il aimait bien Caorann. Elle savait comment c’était de faire face à la pointe acérée des sautes d’humeur de Murlainn. Elle voulait que son amoureux soit en sécurité, mais elle savait aussi bien que les autres que même si l’autre monde était un endroit sûr pour le clan, Murlainn ne pourrait plus jamais être en sécurité. Pas tant qu’il continuerait à se vider de son âme.

    S’il parlait aux autres membres du clan, s’ils allaient voir Caorann tous ensemble, peut-être intercéderait-elle. Peut-être ferait-elle entendre raison à leur capitaine. Le simple fait d’y penser éclaira le cœur de Carraig. Il valait mieux mourir rapidement au combat contre la reine que de pourrir lentement en exil. Sans doute Murlainn le savait-il, au plus profond de ce qui restait de son âme.

    Carraig fourra sa chemise de rechange et son iPod dans son nécessaire de voyage, ne laissant que sa trousse de toilette et les clés de sa voiture sorties pour le lendemain. Il se rendit compte qu’il souriait. Une nuit de sommeil presque décent lui sembla soudain possible. Ensuite, il ne lui resterait qu’un dernier boulot. Et après, un long voyage vers le nord, vers un ciel où les étoiles étaient visibles et vers l’oreille attentive de la sorcière amoureuse de son capitaine.

    « Caorann. Nous en avons assez. Ramène-nous chez nous. »

    * * *

    Elle leva la tête en plissant les yeux pour se protéger du reflet argenté de la mer. Pendant un long moment, elle retint son souffle ; le battement de son cœur ralentit avec un bruit sourd. Mais la voix n’était qu’une plainte qui butait contre sa conscience, comme une voix lointaine ou à demi imaginée. Il n’y avait personne d’assez proche pour l’appeler ; s’il y avait eu quelqu’un, elle serait déjà morte.

    Finn lança un dernier regard furtif par-dessus son épaule, puis elle se détendit. La large plage de sable blanc était déserte, uniquement occupée par les mouettes et les crabes qui allaient en tous sens. Un aigle solitaire planait dans les cieux au-dessus du pic. Elle aurait aimé plonger directement dans la mer d’été, mais cela lui aurait paru injuste, comme de voler un monde entier et de le garder pour elle. Elle n’était pas censée être dans ce monde-ci, de toute façon. Elle retournerait bientôt de l’autre côté.

    Bientôt.

    Elle lança ses chaussures et s’avança dans les vagues étincelantes de soleil. Elle tortilla ses orteils dans le sable meuble. Parfois, l’écart de temps entre les deux mondes la réconfortait ; l’été était fini depuis longtemps de l’autre côté du Voile et, pourtant, il s’étirait de ce côté-ci. Pourquoi se dépêcher de retourner dans la froidure de l’hiver ? Surtout que le frisson qui s’était enfoui au fond de ses os l’habitait toujours. Elle jeta un regard en direction de la caverne, qui n’était qu’une ombre contre la falaise. L’obscurité y était plus opaque, une obscurité que le soleil ne pourrait jamais toucher.

    Finn secoua la tête pour chasser ses souvenirs. Si elle attendait que le soleil pénètre sa chair aussi profondément que le froid y avait pénétré, elle ne retournerait jamais chez elle. Et elle devait retourner chez elle.

    Bientôt.

    L’éclat du soleil se refléta sur les ailes d’une volée de bécasseaux qui couraient sur le sable mouillé le long du littoral. Surplombant le bleu profond de la mer, une mouette se laissait porter par un courant ascendant.

    « Ce n’est pas juste pour les autres. »

    Il y avait ici des oiseaux, le ciel et les vagues baignées de soleil qui réchauffaient ses pieds. Ce monde n’était pas qu’ombres et cavernes.

    « Je dois retourner bientôt dans l’autre monde. Mais j’informerai le clan. »

    Elle ne leur dirait pas tout. Elle ne pouvait pas leur dire tout ce qu’elle avait vu et ce qu’elle avait fait. Jamais.

    « Mais je parlerai de la porte des eaux à Seth. Peut-être. Je lui en parlerai, quand le moment sera venu. »

    Les rayons du soleil réchauffaient son cou, et la brise était chargée de parfums salins et d’herbes. Au-dessus de sa tête, l’aigle tournoyait de plus en plus haut dans le ciel bleu, scrutant une lande qu’elle savait déserte à des kilomètres à la ronde. Elle avait le temps. Encore cinq minutes pour drainer l’horreur qui avait pénétré ses os, et elle retournerait chez elle. Puis, elle attendrait le bon moment pour tout dire à Seth. Pour lui dire ce qu’elle avait trouvé, et peut-être une partie de ce qu’elle avait fait.

    Bientôt.

    * * *

    Le soleil hivernal n’était pas encore levé, mais une pâle lueur à l’horizon laissait deviner la naissance de l’aube. Carraig ferma la porte miteuse de l’hôtel derrière lui et contourna la flaque de vomi de la nuit dernière, puis il s’arrêta sur le trottoir, faisant tourner les clés de sa voiture entre ses doigts.

    S’il fermait les yeux, les choses n’étaient pas si mal, à l’aube du jour. Même la ville était rafraîchie par le froid de la nuit qui venait de finir, et l’air glacial était vivifiant. Les lumières s’estompaient dans la rue tandis que la barre du jour s’élargissait entre les immeubles.

    Carraig se remémora la promesse qu’il s’était faite, et son estomac se serra. Un dernier boulot, puis direction le nord. Le toit et le pare-brise de sa voiture étaient recouverts d’une épaisse couche de glace, mais il avait le temps de réchauffer la voiture et d’écouter les nouvelles du matin en attendant.

    Les rues étaient si calmes que Carraig hésitait à tourner la clé dans le contact. Il essaya par trois fois, puis le moteur hoqueta avant de rugir. Il syntonisa le poste de Today, le volume au minimum, puis il s’enfonça dans le siège du conducteur ; son souffle embua la vitre.

    L’un des présentateurs riait d’un commentaire émis par le journaliste sportif. Il avait raté la blague. Carraig se pencha en avant et monta le volume de la radio. Il jeta un coup d’œil à sa montre, impatient. Il essuya la condensa-tion de la vitre d’un coup de paume. Plus tôt il partirait, plus tôt il aurait réparé le circuit électrique de cette foutue maison de retraite Merrydale et plus tôt il pourrait rejoindre son clan.

    Il soupira, secoua la tête et appuya sur l’accélérateur.

    Carraig connaissait l’électricité. Il eut le temps de sentir le courant se déplacer dans le circuit de la voiture et, quelque part dans ses veines, dans ses os, il put sentir le mouvement du contacteur de basculement, l’instant où le circuit se fermait.

    Il eut le temps de comprendre, mais pas celui de prendre son souffle pour crier. Une boule de feu embrasa l’air à la vitesse de la pensée. Les derniers instants de Carraig s’envolèrent dans une explosion écrasante de lumière et de chaleur, suivie d’une pluie d’éclats de verre.

    Première partie

    Hannah

    Le son était si faible que je ne l’aurais jamais entendu si une faible brise avait soufflé. Un murmure, comme le bruissement de feuilles ou le frottement d’une lame d’acier contre le cuir.

    J’hésitai en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, puis je remontai mon sac à dos sur mon épaule. J’avais probablement tout imaginé. J’avais des choses à faire, des livres à lire, des brochures à étudier. C’était ma dernière année d’école, et j’étais impatiente de découvrir où la vie me mènerait. Je n’avais pas le temps de me laisser effrayer par des ombres.

    Et pourtant.

    Je me tournai pour scruter la rue. Une belle journée d’automne. L’air était froid et le ciel couvert, oui, mais de faibles rais de lumière perçaient les nuages pour illuminer le béton fissuré et la tôle ondulée. C’était la partie miteuse de la ville, la partie déserte. Il n’y avait aucune raison pour que la ruelle entre les entrepôts soit aussi sombre. Sauf mon imagination.

    Sauf que j’étais presque sûre d’avoir entendu l’écho d’un pas.

    Rien ne bougeait. Les ombres se répandaient de la ruelle pour former une tache sombre entre une voiture garée et un poids lourd ; une tache très sombre quand le soleil ne brillait pas. Je n’entendais pas même le cri d’une mouette. C’était la fin d’après-midi, et même les pubs miteux étaient silencieux. Étrange. J’avais l’impression d’être enfermée dans une capsule de silence et de peur.

    Je haussai les épaules. Je reniflai. Je poursuivis ma route. Je m’arrêtai de nouveau.

    Le silence n’était pas complet. Je pouvais sentir une présence, la présence d’une chose pensante et haineuse, une chose qui pouvait bouger. Une chose qui bougerait, quand elle le déciderait.

    Je m’immobilisai. Je pouvais sentir la peur glaciale monter dans mon dos, me sommant de courir. Je ne devais pas courir.

    « Trop tard pour appeler Rory. »

    Et de toute façon, voulais-je l’appeler ? Si ce qui m’attendait était plus sinistre qu’une blague suicidaire mal avisée de cousine Lauren et ses amies, je pouvais l’attirer dans un piège en l’appelant. Ils ne devaient pas lui mettre la main dessus. On pouvait se passer de moi. À long terme.

    Une idée qui ne me plaisait pas vraiment. À court terme.

    Je montrai les dents. Il existait toujours la possibilité que ce soit seulement Lauren, et je ne voulais pas me ridiculiser. Je ne voulais pas réagir de manière exagérée.

    Mais je ne croyais pas que c’était Lauren.

    — Allez, sors.

    Ma voix se répercuta sur les murs.

    — J’ai dit de sortir. Si tu en as le cran.

    C’était bien. J’avais parlé d’une voix assurée. Mais je n’arriverais plus à parler d’une voix assurée maintenant qu’une ombre avait émergé de la ruelle. Une femme, d’après ce que je pouvais deviner de la silhouette qui s’avançait, grande et élégante. Oui, une femme : des cheveux pâles tressés, un sourire d’excuse dessiné sur le visage. Elle tenait une épée d’une main légère, presque désinvolte, puis d’un coup de poignet, elle dressa la lame et l’approcha de son visage en signe de salut.

    Ravissante, pensai-je. Très gracieuse, même. Avec un peu de chance, elle accomplirait sa tâche avec autant de grâce. Rapidement et sans douleur.

    Évidemment, j’aurais préféré qu’elle n’exécute tout simplement pas sa tâche. Je laissai mon sac à dos glisser de mon épaule et le brandis dans un geste menaçant.

    — Hannah Falconer McConnell.

    Ce n’était pas une question.

    — Oui ? Et ensuite ?

    — Suis-moi, dit la femme aux cheveux pâles. Sans faire d’histoires.

    — Je ne peux rien jurer.

    — Ne me complique pas la tâche.

    — Oublie ça. Dans tes rêves.

    Je lançai mon sac à dos dans sa direction.

    Pathétique. Le sac était lourd ; mes mouvements, lents. La femme fit un pas de côté, puis abattit son épée, cou-pant la sangle du sac. Je plongeai pour reprendre mon sac dans sa chute et le lever devant moi comme un bouclier. Encore plus pathétique, mais j’aurais aimé entendre d’autres suggestions.

    — Tu es une idiote, me dit la femme.

    Je ne gratifiai pas son commentaire d’une réponse. De toute façon, j’eus à peine le temps de projeter le sac devant moi pour intercepter la lame, qui transperça la toile du sac pour s’enfoncer dans les manuels, les cahiers de notes et les brochures d’université en papier glacé.

    Les devoirs avaient toujours eu leur utilité.

    Soupirant d’exaspération, la femme dégagea son épée et saisit mon sac de sa main libre pour l’enlever d’un geste vif.

    — Maintenant, reste calme. Finissons-en. Ce sera rapide, je te le promets.

    Je titubai en arrière tandis qu’elle jetait mon sac au sol. Je ne savais pas ce qui était le plus fort de mon incrédulité ou de ma terreur. Tout était arrivé si vite. Je me rendais chez moi à pied, frustrée à l’idée de devoir étudier à l’université du coin en briques rouges l’année prochaine parce que « tu ne peux pas partir d’ici, pas toute seule, on ne peut pas te perdre de vue ». Et maintenant, je n’obtiendrais jamais de diplôme, parce que j’allais mourir.

    Ce n’était pas ainsi que j’avais prévu de passer ma vie ni ma soirée. J’aurais aimé me sauver, mais cela ne semblait plus possible.

    — Chut ! fit la femme d’une voix douce, en dressant son épée dans une trajectoire qui traversait mon cou.

    Au point le plus élevé de son geste nonchalant, elle hésita, puis elle fronça les sourcils en baissant les yeux.

    Je haletais et je tremblais de tout mon corps, mais je suivis son regard. Une pointe d’acier était apparue entre les côtes de la femme, à gauche de son sternum, et tandis qu’elle poussait un grognement de surprise, un bras musclé entoura son cou, et elle fut tirée brutalement en arrière. Je vis la pointe de la lame jaillir davantage de sa poitrine ; j’étais incapable de détourner le regard.

    Sa surprise s’était transformée en rage, mais il était trop tard. Elle tenta de se retourner, mais l’éclat argenté dans ses yeux s’estompait déjà. Elle s’affaissa sur les genoux ; son épée racla la chaussée avant de tomber bruyamment. Elle me lança un dernier regard irrité, puis elle bascula et mourut.

    L’homme penché sur le corps tira son épée. Il n’arrivait pas à la retirer du corps et dut poser un pied sur le dos de la femme pour tirer dessus par secousses brusques. L’épée émit un horrible son de succion qui me donna envie de vomir. Mais pas par altruisme. Je me disais simplement qu’elle aurait produit le même son en sortant de mon corps.

    Mon sauveur haussa un sourcil.

    — Ça lui apprendra à garder l’esprit ouvert.

    Quelqu’un respirait très fort et très rapidement. Ce n’était pas le nouveau venu, l’homme à la barbiche bien taillée, aux cheveux noirs en bataille et au visage balafré. Ce n’était certainement pas la putain morte. Ce devait donc être moi.

    J’inspirai profondément en souriant.

    — Sionnach, dis-je. Tu n’as rien de mieux à faire que de me servir de garde du corps ?

    Il haussa les épaules et regarda le cadavre.

    Non.

    Il fronça les sourcils.

    Ça va ?

    Non, je suis sur le point de tomber et je crois que j’ai envie de pleurer.

    — Bien. Je vais bien.

    Je poussai un soupir en frissonnant.

    — Tu ne devrais pas rentrer seule chez toi, dit-il à voix haute. Où est Rory ?

    — Il travaille. À la bibliothèque.

    — Eh bien, nous avons besoin de lui. Appelle-le.

    Comme j’en mourais d’envie, j’obtempérai. Évidemment, Sionnach ne me donna pas le temps de reprendre mon souffle ou de me peigner. Quand l’amour de ma vie apparut, accourant vers moi comme un Indiana Jones maigre et blond, je haletais et je suais à cause des efforts déployés pour aider Sionnach à tirer un cadavre dans une entrée. Sionnach laissa tomber le bras inerte de la femme et se redressa, lançant un regard accusateur à Rory, qui s’arrêta.

    — Sionnach, dit-il à bout de souffle.

    Sionnach secoua la tête.

    — Hannah était seule. Plus jamais, tu m’as compris ?

    — Oui. Je sais. Mon Dieu, Hannah, je suis désolé.

    Je chassai une mèche de cheveux humides derrière mon oreille et je souris, tâchant d’avoir l’air décontractée ; j’étais si heureuse de le voir que la peur de la mort me quitta comme une peau de serpent. J’aimais ressentir le nœud d’amour qui se serrait en moi. Il me rappelait que j’étais toujours humaine, que le fait d’être humaine ne se limitait pas à être pourchassée dans une ruelle.

    Un large sourire se dessina sur le visage de Rory. C’était drôle de le voir se faire donner des ordres par Sionnach, maintenant qu’il le dépassait de quelques centimètres. Il était grand, sauvage et plein d’espièglerie ; un garçon perdu qui avait grandi. Ses cheveux pâles avaient foncé durant les dernières années, son visage s’était aminci et endurci, et ses yeux gris avaient la même lueur sombre que ceux de son père. Il avait toutefois gardé sa beauté elfique qui m’avait charmée quand je l’avais vu pour la première fois, durant le jour le plus chaotique de ma vie. Mieux encore, il m’aimait toujours. J’espérais qu’il m’aimerait toujours. Mon petit Rory Bhan. Mon amoureux. Mon cousin.

    Sionnach toussa.

    — Quand vous serez prêts.

    Rory détourna soudain le regard, et je forçai une moue pour m’empêcher de rire. J’aimais entendre Sionnach lancer un sarcasme. Nous n’avions pas eu la chance de voir le Sionnach d’antan souvent au fil des trois dernières années. Pas depuis qu’il avait perdu sa moitié, pas depuis qu’Alasdair Kilrevin avait plongé son épée dans le corps de sa jumelle.

    Il se raidit et leva la tête.

    — Quelqu’un vient. Fais-le maintenant.

    — Quoi ? fit Rory, surpris.

    — Fais-le.

    Docilement, Rory tendit la main vers l’air léger et la chose fragile qu’il contenait. La nervosité de Sionnach était contagieuse. Mon cœur, que je croyais s’être arrêté cinq minutes auparavant, quand il s’était serré dans ma gorge, redescendit dans ma poitrine et se remit à battre follement. Un choc différé, peut-être, qui me donna le vertige. Ma peur se transformait en panique, parce que je savais que Sionnach avait raison, comme toujours ; Rory avait du mal avec le Voile. C’était plus qu’inhabituel ; c’était une première.

    — Rory, qu’est-ce qui ne va pas ?

    Les doigts de Rory tâtonnaient dans l’air, comme s’ils avaient glissé sur du verre. Il jura. Je pouvais sentir la panique monter en lui.

    — Je croyais qu’il s’amincissait, sifflai-je.

    — C’est ce qu’il fait, dit-il. Du moins, ce qu’il faisait.

    — Dépêche-toi. Voile ou pas, quelqu’un va remarquer le cadavre.

    — Sans blague.

    Sionnach restait silencieux, se contentant de laisser son regard dériver dans les ombres.

    C’était bête. Le Voile était censé s’étioler, mais il avait bien choisi son moment pour retrouver des forces. Rory n’arrivait pas à le saisir. Pendant un instant, il parut complètement abasourdi, mais il serra les poings, et son visage s’assombrit.

    Il avait le regard glacial de son père. Il ouvrit la main et la tendit brusquement comme une lame, parvenant à saisir quelque chose que je ne pouvais voir.

    Sionnach fit un pas en direction de la ruelle.

    — Quelqu’un approche, qui que ce soit.

    Rory poussa un grognement et tira sur le Voile, qui commença à se déchirer comme une toile cirée. Il plongea son autre main dans la déchirure et tira d’un geste implacable. Les muscles de son poignet se tendirent sous l’effort.

    Il poussa un autre grognement, et l’ouverture s’élargit enfin. Il lâcha prise et se redressa. Il se figea.

    Il tituba en arrière et il serait tombé s’il n’avait pas buté contre moi.

    — Rory…, fis-je.

    Un tremblement le secoua ; sa peau était devenue froide. Je levai les yeux en direction de la déchirure dans le Voile. Quelque chose suintait de l’ouverture, une chose noire et glaciale comme la peur. Instinctivement, je m’éloignai de l’ouverture en tirant Rory avec moi.

    Pendant un instant, il se laissa entraîner, puis il se raidit et se défit de ma prise. À quatre pattes, il rampa jusqu’à l’ouverture, se remit péniblement debout et saisit à deux mains les rebords de la déchirure dans le Voile. Même Sionnach dévisageait maintenant Rory, oubliant l’intrus.

    — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix rauque qui laissait deviner une pointe de peur.

    Rory ne lui répondit pas. L’ouverture dans le Voile faisait à peine un mètre, et pourtant, je parvenais à voir son ombre distordue se dessiner à l’endroit où elle interceptait les faibles rayons du soleil. L’ouverture était arquée vers l’intérieur, comme si elle était sur le point de s’élargir.

    De toutes les fois où Rory avait déchiré le Voile, je n’avais jamais rien ressenti de tel. Le Voile lui avait toujours obéi, mais j’avais tout à coup l’impression qu’il s’était rebellé pour la première fois. Au cœur de la membrane, on pouvait presque deviner une boule de noirceur qui tentait de s’échapper.

    Je n’avais jamais été effrayée par le Voile qui séparait les deux mondes, jamais. Même la première fois que Rory l’avait déchiré devant moi, quatre étés auparavant, il y avait ce qui me semblait une éternité, j’avais été seulement sidérée et méfiante, remplie d’une colère rationnelle. Je n’avais jamais ressenti la peur qui me nouait maintenant les tripes. Peu importe ce qu’était cette noirceur, elle ne m’intriguait pas. Je voulais seulement qu’elle parte, mais j’avais terriblement peur qu’elle ne parte pas. L’ouverture s’élargit, s’arqua davantage, s’étira comme un être vivant.

    Nous l’avions pris par surprise. Le Voile, je veux dire. Cette pensée me traversa l’esprit, étrange et inattendue. Nous avions éveillé quelque chose qui n’avait pas prévu de s’éveiller, nous l’avions pris au dépourvu, nous l’avions troublé alors qu’il ne s’attendait pas à être déchiré.

    « Et tant mieux », pensai-je instinctivement.

    Rory rapprocha les deux rebords de l’ouverture et se raidit, fermant la déchirure. Je n’arrivais pas vraiment à voir qu’elle était maintenant fermée, mais je pouvais le sentir, parce que l’étrange froideur s’était évanouie.

    Rory resta immobile pendant ce qui me parut une éternité, puis il détendit les doigts et fit un pas en arrière.

    J’inspirai pour demander : « Et qu’allons-nous faire de la putain morte maintenant ? », mais je n’en eus pas l’occasion. Rory tendit la main, presque sans y penser, et déchira de nouveau le Voile.

    Il se déchira comme un bout de gaze. Il n’eut qu’à tirer d’un doigt, sans même forcer.

    Je le regardai, bouche bée, mais Sionnach ne parut pas surpris. Il attrapa le cadavre de la femme par le bras et le tira vers la nouvelle déchirure, puis il le poussa par l’ouverture. Je me ressaisis, puis je l’aidai à pousser le pied du cadavre qui pendait par le trou tandis que Sionnach lançait l’épée de la femme de l’autre côté. Sans dire un mot, Rory referma la déchirure, et la femme avait disparu.

    Nous étions là, à reprendre notre souffle, les yeux rivés sur l’endroit où s’était trouvé le cadavre quelques instants auparavant, quand le silence fut interrompu par l’éclat soudain d’une musique R&B quelconque.

    Sionnach se retourna. La musique s’arrêta subitement ; un téléphone tomba par terre dans un claquement. Bouche bée, nous vîmes une main manucurée surgir de derrière le coin en direction de l’appareil.

    D’un geste nonchalant, Sionnach s’approcha et posa lourdement un pied sur la main. On entendit un glapissement de douleur, et il se pencha pour ramasser le téléphone, qu’il fit tourner dans sa main, posant le pouce sur l’écran tactile d’un œil intéressé.

    — Sors, dit-il. Sors de là, Lauren.

    Il me jeta un coup d’œil en haussant un sourcil.

    — Oh ! merde, murmura Rory.

    Je poussai un juron plus créatif.

    Lauren se leva en titubant, serrant sa main blessée, puis elle nous lança un regard noir. Sionnach avait le visage impassible, et je pensai : « Oh non ! » Quand il fit un geste en direction de l’épée cachée à l’intérieur de sa veste en cuir, Rory l’arrêta en posant une main sur son bras. Sionnach se renfrogna.

    Je m’obligeai à sourire.

    — Salut, Lauren.

    Rory poussa un long soupir.

    — Sionnach, regarde où tu mets les pieds. Ça va, Lauren ?

    — Oui, cracha-t-elle.

    — Qu’as-tu vu, Lauren ? lui demanda Sionnach.

    — Rien. Comme si ce que vous faites pouvait m’intéresser. Je ne regardais même pas.

    — Vraiment ?

    — Tu as cassé mon meilleur ongle.

    Elle croisa les bras agressivement.

    — Mais ce n’est rien comparé à ce que vous avez fait de cette fem…

    Cette fois, Rory dut s’interposer devant Sionnach, saisir sa veste et la tirer pour cacher la lame qui émergeait de son fourreau. Il adressa un sourire tendu à Lauren.

    — Tu parles de la femme ivre ?

    — La…, commença Lauren.

    — Femme ivre, dis-je.

    — Elle n’avait pas l’air ivre quand…

    Sionnach contourna Rory et tendit le téléphone à Lauren en pinçant les lèvres dans ce qui ressemblait presque à un sourire. Lauren restait là, immobile, en nous jetant des regards nerveux.

    Le petit sourire affecté et peu convaincant de Sionnach resta fermement en place tandis qu’il présentait de nouveau le téléphone à Lauren. Je savais qu’il se demandait toujours s’il devait tuer Lauren, alors je le poussai d’un coup d’épaule. Rory et moi lui barrions maintenant la route, mais je savais qu’il pouvait nous contourner rapidement s’il le voulait.

    — Au beau milieu de l’après-midi, comme ça, dit Rory. Ivre morte.

    Lauren nous toisa d’un œil méfiant.

    — Où est-elle passée ?

    — Je ne sais pas, dit Rory en haussant les épaules et en pointant une fenêtre sale du pub le plus proche. Peut-être là ? Mon Dieu, j’espère qu’elle ne reviendra pas !

    Oh, très convaincant Rory… Digne d’un comédien professionnel. J’adressai mon plus beau sourire à Lauren.

    — Je suis certaine qu’elle ne reviendra pas.

    Je savais parfaitement qu’elle ne s’était pas laissé convaincre le moins du monde, mais Sionnach avait toujours les yeux rivés sur elle. Il s’efforçait mentalement de convaincre Lauren, tout comme Rory. Avec ces deux-là sur son cas, elle n’avait pas la moindre chance. Elle roula enfin des yeux en poussant un soupir.

    — Stupide ivrogne, dit-elle en mordillant son ongle cassé avec ressentiment. À cause d’elle, je me suis cassé mon meilleur…

    — Eh bien, fit Rory. C’est terminé maintenant. Tu veux nous accompagner ? Tu pourras jouer sur ma Xbox.

    Rory.

    Sionnach s’était raidi et adressait à Rory le genre de regard mauvais qu’il lui lançait quand il n’était qu’un sale môme qui avait l’habitude de s’enfuir.

    Sionnach, répondit Rory en lui retournant son regard mauvais. Ce n’est pas un problème.

    — Si, c’en est un.

    J’aurais appuyé Sionnach, mais j’étais toujours troublée.

    — Sionnach, elle a vu quelque chose. On ne peut pas simplement la laisser…

    — Vivre ?

    — Sionnach !

    Lauren n’entendit rien de cette conversation mentale. Elle regardait toujours Rory en plissant les yeux.

    — Tu as Grand Theft Auto ?

    — Non, mais il a le dernier Call of Duty.

    Je donnai un coup de pied derrière la cheville de Sionnach.

    — Ouais, viens avec nous.

    — Eh bien, c’est une première. Merci, dit Lauren en m’adressant un large sourire.

    Je pouvais toujours sentir la colère de Sionnach suinter de ses pores, mais c’était une offre que Lauren ne pou-vait refuser, une offre sur laquelle je n’avais pas l’intention de revenir. Elle était ma cousine, mais même si je ne l’aimais pas particulièrement, il était indiscutablement étrange que je ne l’aie jamais invitée dans ma nouvelle maison. Après tout, cela faisait au moins trois ans que je ne l’avais pas mordue au visage, et elle n’avait pas essayé de m’arracher les yeux. Nous étions peut-être maintenant plus matures, plus sages ; peut-être aussi que cette accalmie s’expliquait par le fait que nous ne devions plus partager la même salle de bain, que nous ne vivions plus ensemble.

    J’habitais maintenant avec ma vraie famille, avec mon oncle et le clan en exil qu’il dirigeait. J’étais heureuse. J’étais probablement plus heureuse que chacun d’entre eux puisque j’étais la seule qui n’était pas troublée par le mal du pays. En fait, ma vie aurait été parfaite sans ces demandes d’admission à l’université et le risque très élevé d’être traquée et tuée.

    Débarrasse-toi de Lauren dès que possible, me dit Sionnach. Nous commettons une erreur.

    Tout ira bien.

    Nous allons tous le regretter.

    En moins de dix secondes, j’en vins effectivement à le regretter. À l’école, Lauren était encline à zieuter Rory un peu trop longtemps à mon goût et, maintenant, tandis qu’on marchait dans les rues désertes pour retourner à la maison, elle me donnait l’impression d’avoir été greffée à son flanc par une intervention chirurgicale. Rory était beaucoup trop poli et naïf pour lui dire d’aller se faire voir, et Sionnach avait décidé de prendre ses distances et de nous suivre cinquante mètres derrière.

    J’étais en colère et, étrangement, ce n’était pas par jalousie. C’était simplement parce que Sionnach avait plus le droit d’être avec nous que jamais Lauren ne pourrait l’avoir. Personne n’avait le droit de prendre sa place.

    Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule, et Sionnach m’adressa l’un de ses plus beaux sourires.

    — Ce n’est pas grave.

    Eh bien. Ça ne l’embêtait peut-être pas, mais moi, si.

    Personne n’aurait osé dire que nous vivions dans la plus belle partie de la ville, mais c’était certainement dans la plus vieille. La moitié du vieux dédale de rues et d’immeubles qu’on appelait Fishertown, une appellation difficile à justifier étant donné la petitesse du lieu, avait été détruite pour être remplacée par des entrepôts, des usines et des bureaux. Ce qui restait de l’ancienne ville, quand les organisations caritatives patrimoniales avaient enfin réussi à prendre le dessus, se trouvait à l’autre extrémité de la zone industrielle, coupé du reste de la ville : quelques rues pavées et des rangées de petites maisons éclairées par des réverbères que je soupçonnais ne pas être ceux d’origine. À l’époque victorienne, un armateur avait fait bâtir une énorme maison au sud, contre la falaise qui surplombait son fief. La maison était maintenant délabrée, une propriété en vente qui n’arrivait pas à trouver acheteur parce que la mer rongeait ses fondations. Franchement, je n’aimais pas la vue qu’offrait la falaise criblée de tunnels et de cavernes, quand on marchait sur le promontoire. À deux heures du matin, réveillée en sursaut, je pouvais imaginer la maison qui s’affaissait dans l’un de ces trous.

    La belle-mère de Rory avait trouvé la maison, ou plutôt, la maison l’avait trouvée. Un coup de foudre immobilier. La maison n’avait pas de nom, et on ne lui en avait pas donné ; Orach m’avait déjà dit que si on nommait une chose, on se liait à elle, un lien qui allait dans les deux sens. L’énorme maison, qui se trouvait au bout d’une allée sombre et venteuse qui traversait plus de deux acres de jardins envahis par les rhododendrons, était vieille et n’avait jamais été rénovée. Ses chambres et ses couloirs formaient un dédale de recoins. C’était là que nous vivions tous. Et quand je dis tous, je suis sérieuse. L’endroit était fréquenté par ce qui semblait être la totalité

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