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Livre électronique427 pages5 heures

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À propos de ce livre électronique

La seule limite à la magie est le magicien qui la
crée. C'est ce qu'on lui a toujours répété.
Jonathan ignore l'étendue de la puissance qu'il
possède et perd de plus en plus le contrôle de ses pouvoirs.
Isolés du reste du monde par leurs parents depuis leur naissance, ses soeurs et lui ne tardent pas à découvrir qu'ailleurs, les magiciens vivent piégés dans des Réserves, où leurs capacités sont limitées par une puissante technologie.
Mais Jonathan est incontrôlable.
Plus il en apprend sur le reste du monde, plus la colère gronde en lui. Une colère qui lui fera
repousser toutes les limites... même celles qu'il
ne veut pas franchir.
LangueFrançais
Date de sortie5 avr. 2018
ISBN9782924782118
Incontrôlable
Auteur

Andrée-Anne Chevrier

Native de Québec, Andrée-Anne Chevrier vit au rythme de ses nombreuses passions. Amoureuse de la littérature jeunesse sous toutes ses formes, elle cherche dans ses lectures et dans son écriture l'étincelle qui fait briller les yeux et accélérer les battements de coeur.

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    Aperçu du livre

    Incontrôlable - Andrée-Anne Chevrier

    Remerciements

    PREMIÈRE PARTIE

    Qu’un petit accident

    L’air est saturé de particules de poussière. Le soleil qui brillait à son zénith quelques minutes auparavant peine à traverser l’épais nuage qui stagne autour de notre petite île. Le silence est oppressant. J’ai le souffle court, mon cœur bat à toute vitesse dans ma poitrine. Je suis seul au milieu des débris. De l’école, il ne reste plus rien. Qu’un amas de poutres de bois et de pierres cassées, au centre duquel je me trouve encore.

    Le nuage opaque qui m’emprisonne se dissipe peu à peu, divulguant les silhouettes sombres qui entourent les ruines. Leurs sons me parviennent aussi: toussotements, rumeurs de colère et de peur.

    Une ombre se détache du lot et fonce vers moi en gambadant, à peine consciente des débris qui pourraient ralentir brutalement sa course enjouée. Au fur et à mesure qu’elle approche, je distingue de plus en plus le rouge vif d’une robe à dentelle et les deux tresses brunes qui encadrent un joli visage rond.

    – Jonathan! s’écrie ma petite sœur en se jetant à mon cou. C’était génial! Tu peux le refaire lorsque j’aurai un examen?

    – Je t’en prie, Dorelle, ne l’encourage pas, gronde une voix derrière moi.

    Je n’avais pas entendu Cordélia approcher. Ma grande sœur me gratifie d’un regard sombre signifiant: «nous en reparlerons plus tard», puis nous entraîne vers la plage, Dorelle et moi. Ma jeune sœur glisse sa main dans la mienne tandis que l’autre tient la bretelle de son sac à dos en forme de singe. Elle croise mon regard et me sourit, puis redevient très sérieuse lorsque Cordélia baisse la tête vers elle. J’adore Dorelle. Elle peut paraître angélique au premier regard avec ses robes de poupées et ses tresses, mais la vision se gâche en voyant ses deux horribles bottes noires en caoutchouc qui révèlent sa véritable personnalité. Elle les appelle ses «super-bottes», et elle sait s’en servir.

    Nous passons à travers la foule amassée près des ruines de l’école pour atteindre la plage. Je connais tous ces gens. Ils murmurent sur notre passage, mais baissent la tête dès que je pose le regard sur eux. Nous sommes les seuls magiciens à Carca, et notre réputation nous précède.

    Ils savent très bien que c’est moi qui ai détruit l’école.

    Mais… ils n’ont pas besoin de savoir que c’était un accident.

    Carca

    Même si tous les habitants sont rassemblés à la pointe est de notre petite île, la foule n’est pas très dense. Carca ne compte qu’un peu plus de trois cents habitants, et ils participent tous aux mêmes réunions de famille. Nous habitons une petite bosse en forme de croissant, perdue quelque part dans l’océan Atlantique. Notre île a été découverte pendant la conquête de l’Amérique. Un navire européen s’est échoué sur les rives de Carca et n’a jamais été retrouvé. Des années plus tard, avec l’invention des satellites, les experts se sont aperçus que notre île se trouvait au centre du «Q» de «ATLANTIQUE». Ils ont préféré l’effacer de la carte plutôt que de refaire le lettrage. Me voici donc, le quelque millionième descendant d’une colonie consanguine oubliée du reste du monde.

    Seul notre père n’est pas un vrai Carcacien. Au lieu de devenir l’un des leurs lorsque lui et maman se sont mariés, il a été renié par tous les habitants de l’île. Les Carcaciens avaient donc déjà une raison de nous exclure avant même de savoir que nous étions magiciens. Ils ne veulent pas de nous, nous ne voulons pas d’eux non plus.

    – … tout détruit…

    – … avais raison, un jour, ils vont tous nous tuer.

    – …vont réduire en cendres notre belle Carca

    – Ils vont le payer.

    Je tourne la tête vers l’un de nos cousins, Léo. Je reconnaîtrais sa voix entre mille. Nous ne nous ressemblons pas du tout. Il a hérité de la tête châtaine qu’ont tous les Carcaciens et son visage est marqué par de vieilles cicatrices d’acné. S’il était magicien, je craindrais la haine dans son regard et ses poings serrés. Mais il n’est rien du tout, alors je continue mon chemin. Nous avons le même âge, et j’ai appris à le détester dès le premier jour. Léo m’a déjà cassé les doigts en espérant que ça m’empêcherait d’utiliser ma magie. Malheureusement pour lui, non. Léo n’a plus été capable de bouger le moindre muscle de son corps pendant trois jours à la suite d’un mystérieux enchantement. Cela ne l’a pas rendu plus intelligent.

    L’une de nos grand-tantes du côté du frère de notre grand-mère feinte une chute de pression et tombe dans la foule lorsque nous passons près d’elle. Elle a fait une dépression nerveuse lorsqu’elle a appris qu’elle devait nous enseigner l’histoire des modèles de bateau de pêche de Carca. Depuis, elle tombe dans les pommes dès qu’elle entend parler de nous. Tante Loiselle, la sœur de notre mère, s’empresse de l’éventer avec ses mains. Elle et maman sont jumelles, mais notre mère est beaucoup plus jolie. Tante Loiseau (c’est Cordélia qui lui a trouvé ce surnom, puisque son énorme nez pointu ressemble à un bec) nous déteste aussi, mais seulement parce qu’elle est vieille fille et jalouse. Elle rêve secrètement qu’un autre magicien trouve Carca par erreur et l’emmène au loin avec lui pour vivre une aventure romantique.

    – Votre mère a engendré des monstres, dit-elle en pointant vers nous un doigt osseux qui ressemble drôlement aux serres d’un oiseau de proie.

    – Nous lui ferons le message, répond Cordélia sans se retourner.

    J’avais l’impression que nous n’atteindrions jamais la plage. Lorsque mes pieds s’enfoncent enfin dans le sable et que les Carcaciens ne sont plus qu’un brouhaha de murmures derrière nous, j’ai enfin l’impression de respirer plus librement. Le vent, comme un ami, vient balayer les derniers grains de poussière qui obstruaient mes narines et oppressaient mes poumons.

    – J’espère que ce n’était pas seulement pour éviter un examen surprise, dit Cordélia une fois que nous sommes à l’abri des oreilles indiscrètes. Tu vas m’expliquer ce qu’il s’est passé?

    Je soupire en roulant les yeux au ciel. Le chemin vers la maison sera long.

    Une simple question de courants d’air

    L’école se trouve sur la pointe est de l’île, à l’extrémité du village. Notre maison est la plus éloignée, à la lisière de la forêt qui recouvre la pointe ouest de Carca. Cette forêt est infestée de porcs-épics. Sauf pour y faire des parties de cache-cache drôlement excitantes, il est rare que quelqu’un ose y mettre les pieds. Le reste de l’île n’est qu’une immense plaine, longée par une plage. Plutôt que de traverser le village entier pour rentrer à la maison, mes sœurs et moi préférons le contourner et marcher près de l’océan. C’est plus long, mais aussi plus agréable.

    – Tu te rends compte que nous risquons d’avoir beaucoup d’ennuis? demande Cordélia.

    – Pas plus que d’ordinaire, rétorque Dorelle en donnant un puissant coup de pied dans une vague qui fonçait vers elle.

    Cordélia et moi tenons nos souliers d’une main et avons remonté nos pantalons aux genoux pour marcher dans la mer. Dorelle peine à suivre notre rythme avec ses bottes remplies d’eau et sa robe détrempée qui lui colle à la peau.

    – Dorelle a raison, dis-je. Ils ne pratiquent aucune magie, n’ont même pas de pouvoirs. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien nous faire? De toute façon, nous n’avons qu’à leur dire que c’était une tempête tropicale. Ils ne peuvent pas prouver que c’était moi.

    – Tu expliques comment l’apparition d’une tornade au centre de l’école? rétorque Cordélia.

    – Les courants d’air? suggère Dorelle, essoufflée.

    Elle essaie maintenant d’éviter les vagues en sautant à leur arrivée, mais ses bottes décollent à peine du sol spongieux.

    – Sans doute, répond ma grande sœur en me jetant un regard qui signifie le contraire.

    – Tu me grondes? dis-je à Cordélia en marchant à reculons pour lui faire face.

    – Il faut bien que quelqu’un le fasse, réplique-t-elle. J’ai l’impression que tu prends plaisir à ruiner notre vie. Les Carcaciens sont peut-être désagréables… mais nous vivons avec eux, ils sont notre famille!

    – Ruiner notre vie? Quelle vie? crié-je en levant les mains au ciel de façon dramatique. Tu viens de le dire: nous sommes coincés ici avec eux! Autant rendre le quotidien plus agréable avec une petite touche de magie ici et là…

    Un sourire mesquin aux lèvres, je donne un peu plus de puissance au vent et l’aide à gonfler la vague qui fonçait vers nous. Elle se brise contre Cordélia en m’évitant magiquement et renverse ma petite sœur, qui pousse des cris de joie, à plat ventre dans l’eau qui la submerge.

    – En… core! Encore! crie Dorelle en avalant un peu d’eau salée.

    Cordélia me jette un regard assassin à travers ses cheveux blonds détrempés qui collent à son visage. L’une des bretelles de sa salopette s’est détachée, et elle a échappé ses souliers qui flottent près d’elle.

    Je lui souris sans faire mine de l’aider, attendant une réaction. Depuis que nous sommes petits, Cordée et moi adorons nous mettre au défi pour savoir lequel des deux montrera la meilleure habileté magique. Je sais qu’elle est incapable de résister à l’un de ces duels.

    Et je viens de la provoquer.

    J’ai à peine le temps de voir son bras bouger qu’une énorme boule de feu surgit dans ma direction, en plein vers mon visage. Je l’évite à la dernière seconde dans un éclat de rire en me penchant, mais je perds l’équilibre et tombe dans l’eau. Le rire cristallin de Cordélia résonne, accompagné des clameurs d’encouragement de Dorelle, qui scande le nom de mon adversaire. J’ai à peine le temps de me relever qu’un second projectile fonce vers moi, mais je le bloque en dressant un mur d’eau.

    – Jonathan! Jonathan! Nat! Nat! Nat!

    Dorelle a horreur de perdre et vote toujours pour celui qui a l’avantage.

    Je renvoie le mur d’eau vers Cordée en mettant toute la puissance du vent dans mes mouvements. Cordélia tombe en criant et disparaît sous l’eau. Lorsque la vague meurt, elle est assise dans le sable, une algue collée à ses cheveux. C’est alors que je reçois un projectile sur le côté de la tête et que j’entends les gloussements de Dorelle. Je récupère ma chaussure et tends la main pour qu’elle me donne l’autre.

    Elle me lance un petit sourire mesquin, les deux mains cachées derrière son dos.

    – Je pensais que tu étais de mon côté, dis-je.

    – Ce n’était pas moi! C’était…

    Elle regarde Cordélia, qui se relève et cherche ses propres souliers. Ma grande sœur tape dans ses mains, et aussitôt, les trois souliers manquants surgissent derrière Dorelle.

    – C’était un courant d’air, dit Cordélia en me regardant, un sourire timide étirant ses lèvres. C’est toujours la faute des courants d’air.

    Toujours écouter l’escargot

    – Nous ne serons partis que quelques jours, affirme ma mère en mâchant sa dernière bouchée de sandwich.

    C’est ce que mes parents répètent sans cesse, mais ils passent bien plus de temps ailleurs qu’à la maison, pour faire des recherches sur la magie. Ils étudient l’impact de la lune et des marées sur l’équilibre hormonal des jeunes magiciens, les effets positifs et négatifs de l’utilisation de la magie par les enfants de moins de six ans sur leur développement cognitivo-quelque-chose, et plein d’autres sujets sur lesquels ils ont rédigé des articles auxquels je ne comprends rien du tout. Ils n’ont pas écrit depuis quelques mois, et pourtant, ils ne sont jamais partis aussi souvent.

    – Tu as vu le magicomètre, Prune? crie mon père depuis sa chambre au premier étage.

    – Non! Tu as regardé dans ton sac? répond maman, tout aussi fort, mais beaucoup plus près de mon oreille.

    Assis à la table, Cordélia et moi regardons les secondes passer pendant que mes parents courent d’un côté à l’autre de la maison pour préparer leurs bagages. Fidèle à son habitude, Dorelle a disparu dans sa chambre dès que nous sommes arrivés et n’en est pas ressortie depuis. Cordélia soupire, puis tape deux fois dans ses mains. Mon père pousse un cri de surprise tandis qu’une petite boîte noire sort de sa chambre et file droit vers Cordélia en empruntant l’escalier. Ma sœur referme ses mains solidement sur l’instrument, dont l’aiguille noire pointe vers le centre du cadran, dans la zone jaune.

    – Je l’ai! clame ma sœur, triomphante.

    L’aiguille redescend vers le vert, puis s’immobilise dans le bas du cadran.

    – Au lieu de faire des recherches sur la magie, tu devrais peut-être apprendre à t’en servir, commente-t-elle à mon père qui descend nous rejoindre dans la salle à manger.

    – Je préfère chercher, merci, dit-il en prenant l’outil pour le glisser dans son sac.

    – Ne faites pas de bêtises pendant notre absence, nous avise maman.

    Par réflexe, je lève les yeux vers Cordélia et les redescends aussitôt, mais maman ne remarque rien. Ma sœur secoue la tête en évitant de croiser le regard de ma mère. Je perçois le combat intérieur qu’elle mène contre son instinct de grande sœur qui l’oblige à tout raconter à papa et maman. La lutte est violente et je serai incapable de respirer tant que mes parents ne seront pas partis, mais j’ai confiance en la capacité de Cordée à ne pas être désagréable, pour une fois.

    – Louis, peux-tu prendre mes bagages? continue maman. Je monte voir Dor…

    – Jonathan a fait exploser l’école.

    Je sursaute en entendant la voix de ma petite sœur. Je ne suis pas le seul: personne ne l’avait vue descendre. Elle se tient dans le bas de l’escalier, la tête basse, les yeux rivés sur ses pieds nus. Sa robe est encore trempée, elle ne s’est même pas servie de sa magie pour se sécher.

    – Pardon? demande papa.

    Mes parents se sont immobilisés dans leur mouvement. J’ai l’impression de me liquéfier sur ma chaise. Ne répète pas, Dorelle. Invente quelque chose comme tu sais si bien le faire.

    – Jonathan a fait exploser l’école, répète-t-elle d’une toute petite voix.

    Elle redresse subitement la tête, et comme si elle avait lu dans mes pensées, elle se précipite vers moi et s’agrippe à mon bras.

    – Je ne voulais pas le dire, c’est Filius qui m’y a obligée!

    Elle lève sa main gauche à la hauteur de mon regard pour me présenter un petit escargot à la coquille jaune baignant dans son mucus. Filius l’escargot.

    – C’est vrai? demande mon père.

    Comme Dorelle ouvre la bouche pour répondre, je lui ferme hermétiquement la mâchoire d’un simple claquement de doigts.

    – Je ne l’aurais pas dit de cette façon, mais…

    – Mmm…Mmmm…! marmonne ma sœur.

    – Pas de magie contre tes sœurs, me gronde maman.

    – Jonathan, je t’ai posé une question, insiste papa.

    – Ce n’est pas si terrible, répondis-je en claquant des doigts pour libérer la bouche de Dorelle, à contrecœur. Et ce n’était qu’un accident.

    – Il a perdu le contrôle, ajoute Dorelle. C’est Filius qui l’a dit.

    Mes parents échangent un regard, ce qui n’augure rien de bon. Quand maman devient nerveuse, la ressemblance avec Cordée est frappante. Elle se mord la lèvre inférieure en fermant les yeux, puis passe la main sur son front. Au plan physique non plus, il n’y a aucune ambiguïté. Elles ont les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleus et la même silhouette fragile, bien que ma grande sœur la cache sous une horrible salopette. Dorelle et moi ressemblons davantage à notre père. Pas seulement à cause de nos cheveux foncés, nous avons aussi hérité de son caractère. Il n’est pas très grand et pas très musclé, mais il a toujours aimé se bagarrer et il est très intelligent. Il porte de petites lunettes qu’il enlève et glisse dans sa poche lorsqu’il est déçu ou choqué. C’est ce qu’il fait d’ailleurs, présentement.

    – Tu as perdu le contrôle? s’enquiert-il.

    – Vous n’allez pas croire tout ce que Dorelle raconte! m’exclamé-je en me levant. Elle parle avec un escargot! Cordée, dis quelque chose!

    Je sais en prononçant ces mots que j’ai fait une erreur.

    – Il a fait apparaître une tornade dans l’école et tout s’est effondré, explique-t-elle en évitant de regarder dans ma direction.

    Je soupire en me laissant tomber sur ma chaise.

    – Filius dit…

    – Oh, ferme-la, avec ton escargot, dis-je dans un soupir.

    Dorelle et moi n’avons jamais eu d’amis, à Carca, mais si je vis très bien avec ma solitude, ma petite sœur s’est trouvé un insecte dégoûtant à trimballer partout. Papa et maman ont fait preuve de délicatesse et ont accepté Filius dans la famille, mais j’en ai assez.

    – Tu dois toujours écouter l’escargot, me dit papa.

    Maman regarde sa montre et pose sa main sur l’épaule de papa pour attirer son attention.

    – Nous allons être en retard, Louis, dit-elle.

    Je reconnais bien là mes parents. «Notre fils a fait exploser l’école? Nous réglerons cela plus tard, il faut aller analyser les particules de magie qui se trouvent dans l’atmosphère!»

    – On ne peut pas partir comme cela, Prune, murmure papa.

    Maman lui fait signe de la suivre. Ils s’éloignent de la cuisine pour s’assurer que nous ne puissions plus les voir. Des fois, j’ai l’impression que mes parents oublient que nous sommes magiciens. Je pose mon index sur ma tempe et mes sœurs m’imitent. La voix de mes parents sonne dans mes oreilles comme s’ils me parlaient en face.

    – … absolument partir, Louis.

    – Les enfants ont des problèmes, Prune, on ne peut pas les laisser…

    – Avec ma famille, coupe maman. Ils sont avec ma famille, Louis. Je demanderai à Loiselle de les surveiller, si cela peut te rassurer.

    Je fais de grands yeux à mes sœurs. Non! Pas Loiseau! Pitié!

    – Non, pas Loiselle, répond mon père. Ils ont Filius.

    – Youpi! chuchote Dorelle en levant l’escargot à la hauteur de son regard.

    Encore ce foutu escargot. Cordélia semble partager mon incompréhension puisqu’elle lève les mains à la hauteur de ses épaules et murmure: «C’est quoi, cette histoire?»

    – Je le savais! explose ma mère. Tu fais plus confiance à un escargot qu’à ma propre sœur!

    – Ne change pas de sujet, Prune.

    Le silence s’installe. Mes parents ont cette habitude de se chicaner avec des regards. Lorsque la tension monte, ils arrêtent de parler. Je peux même deviner les mouvements de sourcils, les narines qui se dilatent et les yeux qui se plissent.

    Maman gagne toujours.

    – D’accord, d’accord, tu as raison, soupire papa au bout d’un instant. Il faut partir.

    Au moment où ils entrent dans la cuisine, nous nous empressons de glisser nos mains sous la table et de faire comme s’il ne s’était rien passé.

    – Les enfants… commence mon père.

    – Amenez-moi avec vous!

    Je m’étais promis de ne jamais supplier mes parents, du moins, jamais devant mes sœurs, mais l’idée de rester coincé sur Carca m’horrifie. Ce n’est pas l’île que je déteste, plutôt les gens qui y habitent. Les magiciens du reste du monde ne sont sans doute pas obligés de supporter des humains normaux stupides. Alors me voilà, debout devant mes parents, prêt à tout tenter pour les convaincre de me faire quitter cette île.

    – Il n’en est pas question, répondent papa et maman d’une même voix.

    Ils se regardent le temps d’un accord silencieux, puis se retournent vers moi. Ils ne font pas que se chicaner en silence. Il leur arrive aussi de conclure des pactes contre nous, comme aujourd’hui.

    – Nous ne serons partis que quelques jours, répète ma mère. Filius veillera sur vous, il saura quoi faire. Il est normal de se sentir un peu déséquilibré, dit-elle en me regardant dans les yeux. Tu traverses une période difficile… Tu ne dois pas t’inquiéter.

    – C’est quoi, une période difficile? demande Dorelle.

    – Jonathan devrait avoir plein de boutons et très mauvais caractère, explique Cordée.

    – Nous devons partir, maintenant, presse mon père. Filius répondra à vos questions. Écoutez l’escargot.

    Papa et maman voyagent grâce à un petit avion que mon père pilote. Ils sont les seuls à avoir quitté l’île. Depuis le perron, nous les regardons décoller, puis disparaître.

    – J’espère que c’est une blague, soupire Cordélia en se tournant vers Dorelle, qui tient la limace à coquille dans sa main.

    – C’est Filius, rétorque-t-elle sur un ton très sérieux. Et c’est mon meilleur ami.

    Cordélia ne veut pas de gardienne

    L’escargot me fixe de ses énormes yeux globuleux. Papa et maman sont devenus fous. Que j’écoute cette bestiole? J’ai fait beaucoup de choses pour leur faire plaisir: partager ma chambre avec un ouistiti myope des îles Galipo qui souffrait de dépression, apprendre à un petit wizz orphelin à voler, tolérer les petits amis de Cordélia lorsqu’ils viennent souper, mais cette fois-ci, c’est totalement ridicule.

    De l’autre côté de la table, Dorelle me lance un regard menaçant. Nous sommes revenus nous asseoir dans la salle à manger, puisque ma petite sœur croyait que ce serait l’endroit idéal pour une petite discussion avec sa bestiole.

    – Alors? fulminé-je, à bout de patience. Il va parler, ton escargot?

    – Ne le brusque pas, Nat! me gronde Dorelle. Il est timide.

    – Faites-moi signe lorsqu’il se sentira un peu plus bavard, soupiré-je en roulant les yeux au ciel.

    Je me lève en poussant ma chaise brusquement, quand tout à coup une voix m’interpelle.

    – Attends une minute, Jonathan!

    Je me retourne tranquillement, à la recherche du garçon qui a parlé. Parce que c’était bien une voix de garçon. Pas une voix d’escargot.

    – Tes parents ont raison, il faut parler.

    C’est bien la voix de l’escargot. Même Cordélia le regarde, les yeux exorbités et la bouche en forme de O.

    – Je vous avais dit qu’il parlait, murmure Dorelle tandis que ses lèvres s’étirent en un sourire triomphant.

    – Qu’est-ce que tu es? demande Cordée. Un escargot magique?

    Avant, cette expression ridicule m’aurait fait pouffer de rire.

    Mais au moment où Cordée posait la question, elle me venait en tête aussi.

    – Non, répond la bestiole. Je ne suis pas un escargot, je suis un gardien.

    – Je le savais! s’exclame Cordée, subitement en colère. Papa et maman ne m’ont jamais fait confiance pour vous garder! Ils ont engagé cet escargot pour me surveiller! Et toi, dit-elle en pointant vers Dorelle un doigt accusateur, tu le savais depuis le début!

    – Ce n’est pas vrai! s’écrie Dorelle en se levant.

    – Attendez une minute, dis-je pour les calmer. C’est quoi cette histoire? Tu peux nous le dire, l’escargot?

    – Mon nom est Filius! aboie la bestiole d’une voix étonnamment forte pour une créature aussi petite.

    – Il n’est pas question qu’un insecte m’oblige à manger des légumes! s’exclame Cordée.

    – Filius n’est pas un insecte! C’est toi, la… grosse limace poilue! hurle Dorelle.

    – Tu me traites de grosse limace?

    – Oh, vous êtes ridicules, les filles! lancé-je en sentant les choses dégénérer.

    – Jonathan, dit l’escargot. Il faut te calmer, tu…

    – Toi, l’escargot, tu ne me diras pas quoi faire!

    – Poilue! renchérit Dorelle.

    – Mais écoutez-moi, je… dit l’escargot.

    – Pas question! Cordée a raison, je n’ai pas besoin d’une gardienne non plus!

    – Mais je ne suis pas une… Jonathan, tu dois vraiment te…

    L’escargot se tourne d’un côté et de l’autre, répandant de plus en plus de mucus sur la table.

    – Filius est mon gardien à moi, pas ton gardien à toi! s’exclame Dorelle.

    – Alors garde-le, ton stupide gardien!

    – Cordée!

    – Ne t’en mêle pas, Nat!

    – Cordée l’a traité de «stupide»! dit Dorelle en pointant notre sœur.

    – Grandis un peu! Ce n’est pas surprenant que tu aies encore besoin d’une gardienne! s’emporte Cordélia.

    – Mais je ne suis pas une gardienne! balbutie l’escargot d’une toute petite voix, visiblement dépassé.

    – Vous allez vous taire?

    Ma voix semble résonner dans le silence soudain. Mes sœurs retiennent leur souffle en se tournant vers moi. Je serre les poings si fort que mes ongles s’enfoncent dans ma paume, mais ce n’est pas moi qu’elles regardent. Mon cœur palpite, ma respiration est aussi rapide que si j’avais parcouru le tour de l’île à la course. Lentement, je me retourne. Quelques pentures retenant les portes des armoires de cuisine sont brisées et les portes se balancent en grinçant. Dans le salon, les deux fauteuils sont enfoncés dans le mur et des millions de particules de poussière flottent dans l’air.

    – Mais qu’est-ce qu’il s’est passé?

    Je ne comprends pas comment j’ai pu ne rien remarquer.

    – Tu as perdu le contrôle, explique l’escargot.

    C’est impossible. Ce n’est pas moi qui ai détruit la cuisine et le salon. Je le saurais… Je crois. Et pourtant, quelque chose me dit qu’il n’a pas tort. La fatigue m’envahit comme si j’avais fait un gros effort physique. Ma tête tourne, mais je suis pourtant certain de ne pas avoir voulu détruire la maison…

    – Je sais reconnaître un magicien qui perd le contrôle, poursuit Filius. Je le sais parce que je suis… un gardien, dit l’escargot en retenant son souffle.

    Cette fois, personne ne réagit.

    – C’est quoi, un gardien? demande Cordélia au bout d’un moment.

    Filius suit des cours en gardiennage

    – Vos ancêtres m’ont invoqué il y a de cela quelques générations. C’était la mode à cette époque, dit l’escargot.

    Nous sommes assis à la table, et personne ne se regarde. Cordélia est absorbée par ses ongles, qui changent de couleur à chaque clignement de paupière. Ils passent du bleu au mauve, puis au rouge, pour revenir au bleu. Au moins, elle ne semble plus en colère. Filius nous a même proposé des chocolats chauds pour nous tenir tranquilles. Les tasses sortent de l’armoire et flottent jusqu’à nous, suivies par le lait et le cacao. Les ingrédients se mélangent dans les airs, puis les tasses se posent devant nous, fumantes. Le chocolat chaud est sans doute la chose la plus merveilleuse au monde. Après la magie. Je ne l’ai pas dit à Cordélia, mais Filius gagne des points en gardiennage à mes yeux. L’air est saturé de poussière et les portes grincent toujours, ce qui rend l’ambiance un peu étrange.

    – C’est quoi «invoquer»? demande Dorelle.

    – Vos ancêtres ont utilisé leurs pouvoirs pour me demander de veiller sur le plus jeune descendant de leur famille, explique Filius. Les temps étaient durs pour les magiciens. Les gens normaux en avaient peur, alors quand ils croyaient en avoir trouvé un, ils l’attrapaient et lui faisaient subir de terribles supplices.

    – C’est quoi un supplice? s’informe Dorelle.

    – Une mort très douloureuse, répond Filius patiemment.

    Il continue de parler, mais tout ce que je vois, c’est l’énorme flaque de mucus qui se répand sur la table. Une certaine partie du liquide est même en train de sécher. Et si l’escargot restait coincé dans son propre mucus? Ce sont vraiment des créatures dégoûtantes. C’est comme si le corps de Filius était en train de fondre. Je me demande si…

    Je me rends compte que mes sœurs me dévisagent, un sourire moqueur aux lèvres. L’escargot aussi est tourné vers moi, mais je ne suis pas certain qu’il me regarde, puisque ses yeux ne vont pas dans la même direction. Je réalise alors que j’ai manqué une partie de la conversation, perdu dans mes pensées.

    – Quoi? dis-je, un peu bougon.

    – Filius est le gardien de Dorelle, précise Cordée en souriant. Papa et maman me font confiance, après tout! Tu aimes le mauve? ajoute-t-elle en me présentant ses ongles.

    – Alors pas de corvée de ménage? dis-je en repoussant sa main.

    – Non! grogne Dorelle. Filius n’est pas une gardienne! Il est mon gardien!

    – J’ai déjà été le tien, dit l’escargot en tournant l’un de ses yeux vers moi.

    Je dois avouer que l’effet est assez déroutant. Je dois résister à l’envie de lui donner une petite poussée sur l’autre œil pour qu’ils regardent dans la même direction.

    – Je dois veiller sur le plus jeune descendant de votre lignée. J’ai veillé sur votre père, puis j’ai passé quelques années chez vos cousins. Je suis revenu pour Cordélia. Tu es né peu de temps après, dit-il, mais je n’ai pas pu rester longtemps… Et puis, il y a eu Dorelle.

    – Et tu veilles sur elle depuis tout ce temps?

    Filius tourne son autre œil vers Dorelle (enfin, les deux sont réunis du même côté!) et le sourire de ma sœur s’étire. Je ne sais pas quoi penser. Je devrais peut-être être très jaloux, parce que je n’ai jamais eu un seul vrai ami comme Filius… Ou être totalement dégoûté, parce que c’est un escargot…

    – C’est la première fois que je reste aussi longtemps auprès de quelqu’un, dit-il. Je ne dois rien laisser lui arriver. C’est ce que font tous les gardiens. Si mon protégé devait mourir, je… Je ne sais pas ce qui m’arriverait. Mais un gardien ne peut pas échouer.

    – Tu vas partir quand d’autres vont naître?

    Je ne pensais jamais pouvoir lire des émotions sur le visage d’un escargot. Ses paupières se referment lentement sur ses yeux globuleux et ses antennes tombent vers l’avant. J’ai l’impression qu’il est sur le point de pleurer. Dorelle tend la main vers lui et le prend délicatement, du moins si délicatement veut dire: en tirant sur la coquille pour extirper le corps gélatineux de son lit de bave. J’avais raison, il était réellement en train d’y rester coincé. Quelle horreur!

    – Il doit bien y avoir une façon de te garder, dit Cordélia sur un ton rassurant.

    – C’est vrai, approuvé-je. Nous sommes des magiciens. Il n’y a rien qui nous soit impossible!

    – Tu t’y connais très peu en magie, dit Filius en passant ses gros yeux entre les doigts de Dorelle pour mieux me regarder. Et encore moins en gardiens. Lorsqu’il y aura un autre descendant, je serai obligé de partir.

    – Tu crois que je ne m’y connais pas en magie? grommelé-je.

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