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Déchaîné
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Livre électronique403 pages5 heures

Déchaîné

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À propos de ce livre électronique

Jonathan a toujours été incontrôlable. Mais depuis qu’il a affronté le Département, qui cherche à imposer sa domination sur les magiciens, Jonathan lutte tous les jours contre l’emprise de la puce implantée dans sa nuque qui neutralise ses pouvoirs. Le doute s’installe en lui.

S’il n’était plus l’Incontrôlable?
Et si, au contraire, il y en avait d’autres?

Partout dans le monde, les magiciens se soulèvent. Pour la toute première fois, Jonathan ressent une peur véritable.

Quand la magie se déchaîne... seuls les plus puissants survivent.

Voici la suite du roman Incontrôlable, une série extraordinaire qui captive autant les jeunes que les adultes! Andrée-Anne Chevrier vous transporte dans une histoire magique avec un style d’écriture très actuel. C’est vivant, cruel, passionné et étonnamment proche de nous. Entre manipulation et rébellion, une puissante aventure portée par un personnage principal fort et indépendant.
LangueFrançais
Date de sortie24 oct. 2019
ISBN9782924782262
Déchaîné
Auteur

Andrée-Anne Chevrier

Native de Québec, Andrée-Anne Chevrier vit au rythme de ses nombreuses passions. Amoureuse de la littérature jeunesse sous toutes ses formes, elle cherche dans ses lectures et dans son écriture l'étincelle qui fait briller les yeux et accélérer les battements de coeur.

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    Aperçu du livre

    Déchaîné - Andrée-Anne Chevrier

    L’auteure

    PREMIÈRE PARTIE

    L’illimité a ses limites

    La magie est illimitée grâce à l’imagination.

    C’est ce qu’on m’a toujours répété, c’est ce que j’ai toujours cru.

    Illimitée.

    Les yeux fermés, je tends la main vers l’océan et suis le rythme des vagues. Doucement. Elles vont et viennent. Je les laisse me bercer. Elles me lèchent le bout des orteils, puis montent jusqu’à mon talon avant de redescendre. Je peux entendre le roulis des petites pierres polies par les marées qui glissent dans le sable, victimes du va-et-vient incessant de la mer.

    Une fois que j’ai bien saisi le rythme, j’en veux davantage.

    Je veux en faire partie. Comme avant.

    Le vent se lève, répondant à mon invitation. Il bouscule les vagues et augmente leur cadence. Une bourrasque s’emmêle dans mes cheveux et mes vêtements, mais je garde les yeux fermés. Les rafales sont de plus en plus puissantes. L’eau s’est à peine retirée de mes pieds qu’elle est à nouveau poussée vers moi.

    Ma main se met à trembler, mes jambes semblent vouloir fléchir à tout moment. Comme si mon corps ne pouvait plus supporter cette magie. J’ouvre les yeux et je suis rapidement ébloui par l’éclairage étrange provoqué par le soleil qui tente de percer à travers l’accumulation de nuages noirs au-dessus de ma tête. Une lumière trop vive noyée par une obscurité inhabituelle.

    Les vagues m’échappent, je suis en train de perdre ma concentration.

    La magie est illimitée grâce à l’imagination.

    Je serre les poings en sentant l’espoir céder sa place à la colère. Je résiste, je m’accroche à cette simple phrase qui voulait tout dire, avant.

    Avant. Lorsque tout était possible.

    Je veux que le vent s’emporte, je veux qu’il tourbillonne, qu’il me soulève! Les dents serrées, je hurle ma fureur en espérant qu’il l’entende. Que le vent l’emporte avec lui. Je veux qu’il se mêle aux vagues, qu’il les gonfle de toute sa puissance! Je veux qu’il dresse un mur d’eau gigantesque devant moi! Je l’imagine sans cesse, j’en rêve! Qu’est-ce que je dois faire de plus?

    La magie est illimitée grâce à l’imagination!

    Et la mienne n’avait jamais eu de limites.

    Sauf qu’il semble y en avoir, maintenant. Mes jambes cèdent, je m’effondre à genoux dans l’eau glaciale.

    Et si ce n’était qu’un mensonge? Un truc stupide que l’on raconte aux enfants pour leur faire croire que la magie est… magique? Et si, au fond, elle était vraiment limitée?

    Et si j’étais… contrôlable?

    Je serre le poing et l’enfonce dans le sable en hurlant de colère. Je crée à peine quelques éclaboussures, l’eau étant déjà troublée par les vagues incessantes. Je ne provoque aucun changement. Rien. Je ne suis qu’un obstacle de plus contre lequel la vague se brise avant d’atteindre la plage.

    Je me relève en poussant l’eau avec mes mains. Comme un enfant qui essaie d’arrêter le mouvement de l’océan avec la seule force de ses bras. Je repousse l’eau tandis qu’elle fonce vers moi. Les vagues poursuivent leur chemin, me percutent avec violence en me narguant. Elles sont plus fortes que moi.

    Bien sûr qu’elles sont plus fortes.

    Je hurle en bousculant la suivante. J’y mets toute la force de mes bras, de mon corps, puisque mon imagination ne m’a servi à rien depuis mon retour. Elle ne vaut plus rien contre cette puce qu’ils m’ont enfoncée dans le crâne.

    La vague suivante me percute à la poitrine avec une telle force que je tombe sur le dos. Je me relève en essuyant mes lèvres salées, seulement pour en recevoir une autre en plein visage.

    Et encore.

    Je fonce en hurlant, les deux mains devant, comme si j’avais le pouvoir d’arrêter les marées en dressant un mur invisible devant moi. Comme si l’océan allait se diviser en deux pour éviter une collision.

    La mer me gifle avec une telle puissance que je perds pied. Je me retrouve sous l’eau, bousculé de part et d’autre, emporté par des courants provenant de partout à la fois. Je tourbillonne, je perds mes repères. J’ai l’impression de n’être qu’une poupée de chiffon manipulée et ballottée dans tous les sens par des mains invisibles.

    Lorsque mes pieds touchent le fond, s’enfonçant dans le sable mou, je peux enfin retrouver mon chemin vers la surface. Ma tête émerge rapidement, mes poumons se remplissent d’une première bouffée d’air douloureuse. Elle me déchire la gorge, me brûle.

    Et puis la vague se retire. J’ai à peine de l’eau à la taille.

    — Tu te moques de moi?

    C’est alors que la pluie se met à tomber, martelant ma peau de gouttelettes qui chutent avec une intensité terrifiante. Ma tête se met à bourdonner. La douleur s’intensifie. C’est comme si des centaines d’aiguilles entraient de plus en plus profondément dans mon crâne. Mes doigts se raidissent, mes mains, mes bras, mes jambes et ma nuque.

    Je ne comprends pas ce qui m’arrive.

    La douleur augmente. Les vagues ne sont plus seulement propulsées par le vent, elles se bousculent, s’entrechoquent avec violence. Le vent n’a plus le contrôle. Tout est chaotique. Désordonné.

    Je réalise alors que j’ai toujours le poing serré. Dénouer mes doigts est douloureux, comme si chaque articulation était figée dans cette position depuis une éternité. La douleur devient apaisante. Mes muscles se relâchent. C’est tout mon corps ankylosé qui se retrouve libéré de cette tension.

    Je respire.

    Une brise chaude et douce me caresse la joue. Il ne reste plus rien du chaos qui m’entourait quelques instants auparavant. Ni de celui qui m’habitait. La pluie tambourine contre ma peau. Les vagues ont repris leur cadence initiale. Leur propre danse, pas celle tourmentée par le vent.

    Un va-et-vient régulier. Une marée montante.

    Comme s’il ne s’était rien passé.

    — Moi aussi, je suis en colère.

    Je sursaute en entendant la voix de Dorelle derrière moi. La simulation prend fin aussitôt, me ramenant dans une minuscule pièce blanche capitonnée éclairée aux néons. Un écran numérique au mur clignote en montrant le temps total de l’exercice en chiffres lumineux rouges.

    2:04:45

    J’ai encore une fois perdu la notion du temps. Si Dorelle n’avait pas ouvert la porte, mettant fin à la réalité virtuelle, j’aurais pu y rester encore longtemps. Black, le nain qui dirigeait ce camp secrètement, en plus de contrôler plus de la moitié de la technologie de la planète, avait fait construire ces salles d’entraînement pour préparer les magiciens au combat en les immergeant dans des situations extrêmes.

    Nik n’a pas eu de difficultés à reproduire la pointe inhabitée de l’île de Carca en entrant dans le logiciel. Et depuis mon retour au camp, j’y passe tout mon temps. Comme quoi il faut toujours que je quitte la maison pour que mon île recommence à me manquer.

    — Moi, j’ai perdu ma super-botte, dit Dorelle en présentant son pied nu.

    L’autre est chaussé de son horrible jumelle en caoutchouc noir. Avec sa robe en dentelle rose pâle dont le tissu est sale et élimé et ses petites boucles châtaines qui n’ont jamais vu un peigne de leur vie, ma petite sœur ressemble à une vilaine poupée.

    — C’est pour ça que je suis en colère.

    Pour se donner un peu plus de crédibilité, elle frappe l’un des murs capitonnés du bout de son pied chaussé.

    — Et toi, c’est pourquoi?

    Elle prend un ton de défi, comme si elle pariait secrètement connaître un malheur pire que le mien.

    — Oh, c’est ta magie, se souvient-elle soudainement, sans que j’aie besoin de répondre à la question. Mais tu l’as encore, non? Tu as fait une tempête, je l’ai vue. C’était une toute petite tempête riquiqui, avec de toutes petites vagues riquiqui. Mais c’était quand même une tempête.

    — Laisse-moi tranquille, Dorelle.

    Je quitte la salle d’entraînement en espérant qu’elle ne me suivra pas.

    J’ai besoin d’être seul.

    Plus que jamais.

    Mais c’est mal connaître ma petite peste de sœur.

    Mon cerveau est (encore plus) défectueux

    — J’ai gagné, Nat! Même si tu te sauves, j’ai gagné.

    — Laisse-moi tranquille.

    Dorelle peine à me rattraper, boitillant avec son unique botte. Les gens se retournent sur mon passage, mais j’ignore si c’est mon ton bourru qui attire leur attention ou s’ils me reconnaissent pour mes exploits du temps où j’étais le favori de l’endroit. La plupart d’entre eux sont des adolescents qui vivaient ici avant la mort de Black. Certains ont été emprisonnés lorsque le Département a trouvé notre repaire, d’autres quand nous avons libéré les Réserves. Ceux qui ont réussi à échapper aux patrouilleurs anti-magie sont revenus puisque ce camp était leur seule maison.

    En quelques semaines, l’endroit est devenu un refuge.

    Je les entends murmurer entre eux tout en me jetant des regards en coin. La nouvelle de mon opération semble s’être répandue à la vitesse d’une épidémie de diarrhée. Finalement, je pense que je préférais lorsque c’était Cordélia qui attirait toute cette attention. Je supporte facilement la gloire. La pitié, beaucoup moins.

    — Attends-moi, Nat!

    — Je veux qu’on me laisse tranquille, Dorelle.

    Je fonce vers l’aile D en espérant trouver la solitude que je recherche dans mon vieux dortoir. Cordélia et Nik y vivent avec nous, mais comme ils sont partis en mission, je n’ai plus qu’à me débarrasser de Filius et Dorelle pour obtenir un peu d’intimité.

    — Moi aussi, je veux qu’on me laisse tranquille, bougonne-telle, haletante.

    — Pourquoi es-tu venue me déranger, alors? Tu ne peux pas embêter quelqu’un d’autre? Filius a décidé de prendre des vacances de toi, peut-être?

    Elle s’immobilise tout à coup, et je me dis qu’elle a enfin compris. Mais je m’arrête au bout de quelques pas en sentant la culpabilité me gagner. Elle est peut-être désagréable, mais elle est là. Et s’il y a bien une personne au monde qui peut me déranger quand j’ai besoin d’être seul, c’est ma petite sœur.

    En me retournant, je la découvre au centre du corridor, les yeux levés vers le plafond, en pleine réflexion. Si je l’ai blessée, elle ne laisse rien paraître. Elle ne s’est même pas aperçue que j’ai continué mon chemin.

    — Je te dérange parce que… c’est pour ça que tu veux être tranquille, non? hasarde-t-elle d’une petite voix. Pour être dérangé. C’est beaucoup moins amusant, sinon. Et si personne ne te dérange… c’est que tout le monde s’en fiche.

    — Ou que tout le monde te respecte. C’est différent.

    Faire comprendre la notion de respect à une enfant de huit ans qui n’a toujours écouté que ses propres règles, c’est comme apprendre une fausse langue extra-terrestre pour le plaisir. On réalise vite que c’est complètement absurde et inutile.

    Je lui tends la main en soupirant. Ce simple geste la fait bondir et elle s’empresse de me rejoindre pour reprendre le chemin avec moi. Elle l’interprète aussi comme une invitation à poursuivre l’étalage de ses théories.

    — Filius, il dit que je n’ai pas le droit de faire de la magie parce que le Département va me trouver et m’enlever mes pouvoirs. Toi, tu essaies de faire de la magie et il dit: «Bravo, continue.» C’est injuste.

    Dorelle se renfrogne dans une moue boudeuse et sa lèvre inférieure va pratiquement toucher son menton. Elle m’arrache un sourire et même si ça ne dure qu’un instant, je réalise qu’elle parvient presque à me faire oublier la douleur.

    Et la colère.

    — Si c’est de la magie que tu veux faire, je peux t’emmener, demain, lui dis-je.

    — À Carca?

    Je ne pensais pas que mon idée allait l’enthousiasmer autant. Ses grands yeux bruns brillent de joie tandis qu’elle se met à sautiller en serrant ma main de plus en plus fort.

    — Oui, enfin… Le Carca conçu pour la salle d’entraînement, pas le vrai. C’est presque identique, tu sais? Moi-même je m’y perds, je t’avoue. Et c’est mieux que notre maison, pour l’instant. Au moins, dans cette pièce, tu pourras vraiment utiliser ta magie. Sans avoir peur.

    Je ne veux pas prendre un ton dramatique pour envenimer la situation, mais Dorelle se renfrogne à nouveau. Elle n’est pas la seule à avoir du mal à respecter les nouvelles normes. Elle qui n’en a jamais été capable de toute façon. Au moins, elle ne nous fait plus apparaître un chapeau de pirate rose sur la tête en scandant des «Yo-ho!» à tous les deux mots.

    Le Département a renforcé les mesures de sécurité depuis la destruction de l’un de ses édifices par les magiciens il y a quelques mois. Cette organisation internationale dirigée par un certain Victor Wallace devait à l’origine protéger les droits des magiciens tout en assurant la sécurité de la population sans pouvoirs. Mais on a vite réalisé que les deux objectifs étaient difficiles à jumeler, et on a opté pour la sécurité au détriment des droits en implantant des puces électroniques dans le cerveau des magiciens pour les contrôler. Ou en enfermant des familles entières dans des Réserves, des villages horribles où la magie est interdite.

    Des rumeurs circulent selon lesquelles de plus en plus de PAM travaillent à son service, et l’Ombre serait plus fonctionnelle que jamais.

    Les pirates l’ont revue une fois pendant une mission. Leur premier échec. Elle ne cesse de réapparaître depuis, partout à travers le monde, attirée par une puissante magie et ne disparaissant qu’une fois qu’elle a trouvé ce qu’elle cherche: le magicien qui l’a provoquée. Le «noyau», comme l’appelait Black.

    Il n’y a plus d’endroits sécuritaires pour les magiciens. Et pour la plupart d’entre eux, le camp est devenu leur maison.

    Les corridors sont maintenant déserts, signe que nous approchons de la porte de notre dortoir. Je me doutais bien que nous y serions tranquilles: il n’y a jamais personne ici en plein jour. Comme du temps de Black, le labyrinthe fourmille de magiciens dans les zones communes, comme les salles d’entraînement et la cafétéria. L’organisation est encore précaire, mais papa déploie beaucoup d’énergie pour veiller au bon fonctionnement du camp.

    Et pourtant, plus nous approchons, plus Dorelle tire sur ma main. Elle ralentit, jusqu’à me ramener littéralement vers l’arrière.

    — Qu’est-ce qui te prend, Do?

    Je ne veux pas me montrer agressif, mais elle joue un peu avec mes nerfs. Et il n’en faut pas beaucoup depuis quelque temps pour faire resurgir ma colère. Enfin… Je ne m’améliore pas, c’est une certitude.

    — C’est que…

    Elle se tortille les mains comme si elle hésitait à parler, tout à coup. Elle qui a toujours son mot à dire, voilà qu’elle m’étonne.

    — Filius dit que tu n’as pas vraiment perdu tes pouvoirs. Et que ton cerveau était déjà défectueux. Tu comprends?

    — Non.

    Mon ton bourru ne l’encourage pas à poursuivre, mais j’en ai assez. Ma patience a ses limites. Tout comme ma magie, semble-t-il. De toute façon, je n’en ai rien à faire de ce que Filius pense.

    — Je te rappelle, Do, que c’est à cause de l’une de ses stupides théories que nous avons quitté Carca la première fois. Tu te souviens? Il devait m’apprendre à me contrôler. Au lieu de quoi, il nous a conduits chez cette vieille tante folle qui n’a fait que gâcher mon existence.

    — C’est pour ça qu’il m’a envoyée te déranger, avoue-t-elle enfin. Il a dit que moi, tu m’écouterais.

    Mon cœur se serre un peu en songeant que c’est ainsi que Filius me perçoit. Le problème, c’est qu’il a raison. Sauf sur un point. Je n’écouterai pas Dorelle non plus.

    — J’en ai assez, j’ai besoin d’être seul, Do. Je m’enferme dans ma chambre. Va retrouver Filius et ne me dérangez plus.

    Je poursuis mon chemin jusqu’au dortoir. Ma petite sœur ne me suit plus, mais j’entends sa voix dans mon dos.

    — Il pense qu’elle est la seule personne à pouvoir t’aider. Mais moi, je la déteste, alors je ne veux pas y aller.

    Je fige dans l’embrasure de la porte. Je saisis trop tard pourquoi Dorelle s’est arrêtée en arrivant à destination. Elle m’a entraîné droit dans un piège.

    Tante Litissia se tient devant moi et me fixe derrière ses lunettes aux verres épais qui lui donnent un regard de mouche. Elle ne semble pas du tout enchantée et je perçois dans son soupir qu’elle aussi est tombée dans un piège. Filius se situe derrière elle sous sa forme humaine; il s’empresse de sortir de l’ombre pour se précipiter vers moi.

    Il fuit mon regard, mais ce n’est pas une surprise, c’est ainsi depuis que nous sommes revenus de la tour.

    Depuis mon opération.

    — Nat… hésite-t-il avant de passer sa langue sur ses lèvres asséchées. Je te jure qu’elle peut t’aider. Même si elle te dit le contraire.

    — Je ne perdrai pas une seule minute de mon temps avec ce petit morveux, Filius, tranche notre charmante tante pour lui donner raison.

    — Nat, je…

    Il quoi? Il est désolé? Il regrette ce qu’il m’a fait? Ou au contraire, il n’a aucun remords? La peau de Filius est luisante comme celle d’un escargot. Ça se voit tout de suite lorsqu’il est nerveux. Je pourrais l’aider, l’encourager, mais je ne fais rien. Je me contente de le fixer et d’attendre. Je veux entendre ce qu’il a à me dire. Je veux surtout qu’il ait le courage de me l’avouer.

    — Ta tante n’est pas un monstre, murmure-t-il.

    Il me contourne en prenant garde de ne pas me toucher et s’enfuit avec Dorelle. Litissia me lance un regard ennuyé, les bras croisés sur la poitrine.

    — Il m’a fait la même remarque. Nous sommes sans doute plus semblables qu’on le pense, toi et moi.

    Je ricane parce que c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas pleurer.

    — Alors vous pensez pouvoir réparer mon cerveau?

    À son tour de rire.

    — Mon pauvre… Voilà une bien triste façon de voir les choses. Tu peux bien être un magicien minable.

    Je ne connais pas beaucoup la sœur de mon père, mais j’ai réalisé rapidement qu’elle dit absolument tout ce qu’elle pense, et que c’est plus souvent méchant que gentil.

    — Tu es incontrôlable, non?

    Sa question me prend de court. Surtout parce que j’ignore justement si c’est méchant ou gentil. Ses yeux se mettent à luire d’une lueur étrange. La situation adopte une tournure inattendue. Inespérée, peut-être.

    — Ça te rend plus fort que les autres, alors, conclut-elle en ma faveur. Qu’est-ce qui te porte à croire que ce ne sont pas eux qui sont brisés?

    «Ta tante n’est pas un monstre» et autres mensonges

    — Alors finalement, le Département a réussi à mettre la main sur toi, dit-elle, amusée.

    Elle pouffe d’un petit rire pincé comme si cette idée était réellement drôle. Elle prend plaisir à me savoir malheureux. Elle marche vers la chambre du fond, numérotée du chiffre douze et y entre sans attendre d’invitation.

    La mienne.

    J’ai horreur que l’on touche à mes affaires.

    Lorsque j’entre à mon tour, je la découvre assise sur le lit à me fixer. La pièce n’a pas changé du tout depuis mon retour. Le même lit à deux étages, mais plus personne n’occupe le matelas du haut. Aucun autre meuble. Je n’ai même pas changé les couvertures pour qu’elles soient moins piquantes.

    — Le Département ne m’a pas attrapé, dis-je en m’efforçant de paraître calme. J’ai voulu cette opération. Si vous pensez qu’ils ont réussi à me contrôler, qu’ils ont gagné contre moi, vous vous trompez. J’ai choisi ce qui m’est arrivé.

    Je ne sais pas si c’est elle ou moi que j’essaie de convaincre. Je me souviens très bien de ce qui s’est passé au sous-sol de la tour, ce soir-là. Je sais ce que j’ai fait. Mais c’est moi qui ai tout perdu, alors que je voulais sauver Cordélia. Et elle… Elle m’a abandonné là-bas.

    Litissia balaie mes paroles d’un geste las de la main.

    — Tu peux raconter ce que tu veux, je m’en fiche, tranche-t-elle. Tu as eu ce que tu méritais. Je n’ai pas l’intention de m’apitoyer sur ton sort. Tu n’étais qu’un magicien minable incapable de contrôler ses émotions, maintenant tu n’es qu’un garçon minable au tempérament désagréable. Si cette puce est la seule solution pour te faire comprendre que tu n’es qu’un petit morveux, alors soit.

    Elle aurait pu parler de la température ou de la liste d’épicerie sur le même ton et je n’aurais pas remarqué la différence. Elle est d’une telle nonchalance qu’elle ne semble pas réaliser à quel point ce qu’elle dit est blessant. Ou peut-être qu’elle le sait et qu’elle s’en fiche. J’aurais préféré qu’elle le dise en hurlant à un cheveu de mon visage, j’aurais été moins déstabilisé.

    — Ça vous amuse de m’insulter comme ça?

    Elle roule les yeux en soupirant, faisant naître une chaleur intense dans ma poitrine. Elle le fait exprès. Même Cordélia n’a pas ce don pour me mettre en colère si facilement.

    — Oh, ne le prends pas personnel, dit-elle en se levant pour appuyer son index contre mon sternum, comme si elle me grondait. Tu es le fils de ton père. Il n’a toujours été qu’un minable et je n’ai guère d’affection pour lui. Et ta mère… Nul besoin de remonter très loin dans votre arbre généalogique pour tomber sur un nœud. Et je suis la seule à ne pas trouver surprenant que tu aies des problèmes de magie? Ouvre les yeux, mon garçon.

    Elle s’assoit sur le lit en feignant l’indifférence.

    — Mais je dois avouer que ces Carcaciens sont très sympathiques. Vraiment, ajoute-t-elle pour me convaincre que ce n’est pas de l’ironie. Cette île est toujours mieux que Pushkin. Pour la vue et la température, il n’y a pas de doute. Là-bas, au moins, les gens sont prêts à nous aider. Non, je comprends que ton père ait pu tomber amoureux d’une Carcacienne. J’y ai moi-même trouvé la gardienne parfaite pour mon fils. C’est elle, d’ailleurs, qui m’a encouragée à écouter Filius et à venir jusqu’ici. Tu devrais la remercier.

    — Oui, je ne le ferai jamais assez, ironisé-je. Qui c’est? Tante Loiselle?

    — Non. C’est Tia. Elle m’a accompagnée au camp, elle s’occupera de mon Norbert pendant que je t’offrirai des cours de rattrapage en magie. Une vraie perle.

    Tia? Ici? J’avais remarqué que ma tante psychotique et l’ex-gardienne déchue et névrosée s’étaient liées d’amitié rapidement, mais je ne m’attendais pas à apprendre le retour de Tia aujourd’hui. Il n’est pas rassurant de savoir que quelqu’un qui veut ma mort s’est associé à un membre de ma famille en manque désespéré d’attention.

    — J’ignore pourquoi elle a tant insisté, songe-t-elle tout haut. Tia te déteste aussi, tu sais?

    — Oh, ça suffit!

    Litissia est chanceuse que je n’aie plus ma magie. Je peux sentir le pincement dans le bas de ma nuque, la migraine qui engourdit tranquillement mon cerveau. La colère bouille en moi et j’ai peur de ce que je pourrais faire.

    — Vous savez quoi? Filius vous faisait confiance. J’ignore pourquoi, mais il est persuadé depuis le début que vous pouvez m’aider. Et tout ce que vous faites, c’est m’insulter et détruire ma famille. Je me porte mieux sans vous. Alors, retournez à Carca et ramenez Tia avec vous.

    Je fonce vers la porte, réalisant trop tard que c’est ma chambre, donc que c’est elle qui devrait sortir. Si seulement j’avais encore ma magie, il ne suffirait que d’un claquement de doigts pour la projeter vers la mezzanine avec son mépris et ses lunettes horribles. À défaut d’avoir mes pouvoirs, j’ai au moins ma langue pour lui dire ce que je pense. Je me retourne vers elle, déterminé à ne pas la laisser avoir le dernier mot.

    — Si jamais je n’ai pas été assez clair, je vous déteste. Filius a tort. Vous ne pouvez rien faire pour moi. Et vous êtes définitivement un monstre.

    — Oh, Nat. Nous sommes pareils, toi et moi.

    Je déglutis en serrant les poings. Le sang pulse contre mes tempes, la migraine est fulgurante. Je n’en peux plus d’être traité comme ça. De ne recevoir que du mépris et de la haine. J’en ai assez.

    C’est ce que je fuyais lorsque j’ai laissé Filius planter l’aiguille qui allait m’endormir dans mon bras. J’ai laissé Cordélia me convaincre que ma magie me rendait monstrueux. Que c’était elle, le problème. J’ai changé. Mais rien n’a vraiment changé.

    — Vous savez ce que je regrette?

    Je serre les dents en sentant la faiblesse dans ma voix. L’émotion la fait trembler et je déteste ça. Et pourtant, j’ai envie de m’y abandonner pour une fois. De me libérer de cette douleur dans la poitrine qui m’empêche de respirer. Je ne sais pas pourquoi maintenant ni pourquoi devant elle. Mais j’ai besoin de le dire.

    Je n’en peux plus de me mentir.

    Litissia ne réagit pas. J’ai presque l’impression qu’elle porte attention à ce que je lui dis. Comme si elle pouvait sentir la tempête qui tourbillonne dans ma tête.

    — J’aurais voulu que le Département l’emporte sur moi, avoué-je. Que cette puce me prenne tout ce que j’ai.

    Je soutiens son regard, elle soutient le mien. Mais je flanche et ma voix se brise, comme si de dire ce que je refoule depuis des mois rendait tout plus réel encore. Plus douloureux.

    — J’ai toujours ma magie, mais je suis incapable de m’en servir. La puce ne parvient pas entièrement à me contrôler, mais la tension qu’elle provoque dans mon corps est… insoutenable. Je suis condamné à une malédiction pire encore que si j’avais tout perdu. Je ne peux pas faire mon deuil de mon ancienne vie pour m’en construire une nouvelle, sans magie. Je suis coincé entre deux mondes. Un magicien sans pouvoirs.

    Un demi-sourire, une tendresse inhabituelle déforme son visage. Ce n’est ni de l’arrogance ni de la pitié. En fait, je ne sais pas ce que c’est.

    — Nous sommes pareils, toi et moi, répète-t-elle.

    — Non. Vous n’avez pas une puce dans la tête. Vous avez toujours votre magie même si vous n’êtes pas digne de vous en servir.

    Elle ricane et se penche vers moi en appuyant ses coudes sur ses genoux.

    — Et te voilà qui parles sans savoir ce que tu dis. Pour moi, Pushkin était une ville comme toutes les autres, Jonathan.

    — C’est parce que vous êtes folle.

    À mon tour d’être arrogant et désagréable, mais c’est seulement parce qu’elle le mérite. Je pensais me sentir libéré d’un poids après lui avoir avoué ce que je ressentais. C’était une erreur. Ça ne sert à rien.

    — Oh, tu crois? rétorque-t-elle. Et pourtant… Moi aussi, je suis incontrôlable.

    Incontrôlables, désagréables… que de belles qualités héréditaires

    — Ton père avait dix-sept ans quand je suis née. Nous avons la même mère, pour ce qui est du père, c’est un pur hasard.

    Assis dans l’entrebâillement de la porte, le cadre en métal enfoncé entre les deux omoplates, je me demande si elle en a encore pour longtemps à me raconter sa vie ennuyeuse. Elle vient à peine de commencer et je sens déjà la fatigue menacer ma si fragile concentration.

    Mais il y a une partie de moi qui veut savoir. Qui veut comprendre. Alors je me tais et je souffre en silence.

    — Notre mère n’avait pas de pouvoirs, poursuit Litissia, mais il se trouve qu’elle avait un faible pour les magiciens un peu rebelles. C’était le cas du moins lorsqu’elle était adolescente et qu’elle est tombée enceinte. Un homme qui aimait bien faire des enfants, mais qui aimait moins s’en occuper, puisqu’il est reparti avant la naissance de Louis. Ce même imbécile est revenu dans sa vie près de deux décennies plus tard et elle m’a eue. Mais il n’aimait toujours pas s’occuper des enfants, alors il est reparti. Notre mère n’a pas appris la leçon, visiblement. De toute façon, ça ne change rien. Je les ai à peine connus. Quant à ton père, il est parti de la maison peu de temps après ma naissance.

    — Vous vous détestiez déjà à ce point?

    Rien ne m’étonne. Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour la détester non plus et Litissia m’a gentiment rappelé que j’étais bien le fils de mon père. Nous avons sans doute cet instinct en commun aussi.

    — Il avait toujours été seul et mon arrivée l’a dérangé. Un bébé a besoin d’attention, surtout lorsqu’il possède la magie. Un magicien qui ne connaît pas l’étendue de ses capacités ni comment les contrôler peut devenir rapidement très dangereux. Oui, je fais également allusion à toi, si tu te poses la question.

    Je n’accorde même plus d’intérêt à ses railleries. Je suis beaucoup trop concentré à essayer de lier tous ces détails dans ma tête.

    — Maman est morte, bon débarras, et ton père n’a pas voulu prendre soin de moi. J’ai donc été placée dans une autre famille.

    — Au moins, tu avais Filius.

    Elle pouffe de rire, mais cette fois, ce n’est pas un éclat charmant. Il est très amer et rempli de mépris.

    — Filius, siffle-t-elle entre ses dents pour confirmer mon hypothèse. Tout ce qu’il a fait pendant les trois années où il était censé veiller sur moi, c’est essayer de retrouver Louis.

    Je me demande à quel moment de l’histoire elle va cesser de s’apitoyer sur son sort. Elle raconte tout ça les dents serrées, comme si la haine n’avait fait qu’augmenter avec le temps.

    — Je sais qu’au fond, Filius avait horreur d’être coincé avec moi: un bébé qui ne faisait que pleurer et dont

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