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Sang de pirate Tome 3: Poursuites
Sang de pirate Tome 3: Poursuites
Sang de pirate Tome 3: Poursuites
Livre électronique489 pages7 heures

Sang de pirate Tome 3: Poursuites

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À propos de ce livre électronique

Si son retour sur Alstrass se passe d'abord comme prévu, Tiss déchante lorsque sa soif de justice la met dans un tel pétrin que la fuite est la seule issue possible. Elle qui rêvait de vivre sans devoir se cacher, la voilà dans l'obligation de disparaître. Comment repérera-t-elle Grévec si elle ne peut plus s'embarquer sur aucun navire ?

Prisonnier de Javil sur le Malabar, Maksim navigue vers les eaux glacées du Tnaskyl, au nord de l'Estuanie. Son arrivée à bord est cependant vite contestée, au péril de sa vie, et la présence de Jaya vient brouiller les cartes. Pourra-t-il localiser le feu follet dépositaire des secrets de Sax ? Mais, surtout, réussira-t-il à déjouer les pièges d'une contrée où les animaux qu'il contrôle ne peuvent lui prêter main-forte ?
LangueFrançais
ÉditeurDe Mortagne
Date de sortie12 oct. 2016
ISBN9782896624560
Sang de pirate Tome 3: Poursuites

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    Aperçu du livre

    Sang de pirate Tome 3 - Elisabeth Tremblay

    Jean Lapierre

    - 1 -

    L’impression d’être ballottée de toutes parts, aucune lumière, de l’eau partout. Tiss sent un début de panique l’envahir. Avec énergie, elle se débat pour gagner la surface et émerge en pleine nuit, prise dans la tempête causée par sa traversée. Une vague la submerge, puis une deuxième. Le tonnerre gronde. Elle essaie de voir au-dessus des crêtes. Le temps d’un éclair, à travers l’averse, elle croit distinguer une île tout près, mais c’est si flou qu’elle a peur de se tromper. Doit-elle quand même essayer de nager vers elle ? Elle décide que oui, s’élance. Mais elle n’a pas fait deux brasses que quelque chose la heurte de plein fouet, lui coupe le souffle. Elle bat des jambes pour rester en surface, attrape d’une main ce qui lui barre maintenant la poitrine. Une rame ! Elle s’y accroche : ça lui fera un flotteur le temps que la tempête passe.

    Mais ça veut dire que le pneumatique risque de traverser aussi et de la blesser plus sérieusement. Elle doit absolument s’éloigner. Avec de frénétiques battements de pied, elle tente d’avancer dans la bonne direction, jure contre les courants qui semblent la pousser dans le sens contraire. Une force plus grande qu’elle la charrie au sommet des vagues, la renvoie dans les creux, lui donnant la nausée. Le tonnerre lui fracasse les tympans, le vent lui écorche les oreilles et l’eau lui emplit les narines, l’obligeant à ouvrir la bouche pour respirer, puis à cracher le liquide qui s’y infiltre aussitôt. Un haut-le-cœur l’envahit, le goût salé la fait vomir.

    Fouettée par la pluie qui s’intensifie, elle ne voit rien et ne sait plus vers où nager. Les bras serrés autour de la rame, elle attend le prochain éclair, ne distingue rien quand il zèbre le ciel. Perdue, elle ferme les yeux et prie pour ne pas se noyer. Elle pense à Dref. Dref qui l’a sauvée la dernière fois qu’elle a été prise dans la tempête, exactement au même endroit.

    Dreeeef.

    Elle sait qu’il ne peut pas la sauver cette fois, mais peut-être l’entendra-t-il, quelque part sur Alstrass. Peut-être voudra-t-il la rejoindre si elle s’en sort.

    Pas si. Il faut qu’elle s’en sorte ! Elle a réussi à revenir sur Alstrass, ce n’est pas pour mourir maintenant !

    Presque immédiatement, une image s’impose à son esprit : museau d’hippocampe, crinière mordorée, long corps reptilien, yeux brillants. Son serpent de mer est vivant ! Et il reconnaît son appel ! Elle se réjouirait, mais une nouvelle vague l’engloutit et elle se propulse pour refaire surface. Elle n’a pas beaucoup chargé son sac à dos, mais il lui pèse. Devrait-elle s’en défaire ? Elle essaie de voir venir la prochaine vague. Dref continue à lui transmettre des images. Elle ne peut pas s’y attarder, avec tout ce vacarme autour. Il lui faut décider si elle conserve ses vêtements et ses quelques provisions.

    Une voix en elle lui hurle de surtout préserver sa vie, c’est tout ce qui compte, alors qu’elle est poussée sur une crête. Elle ressent comme un vertige en redescendant trop vite, supplie stupidement Dref de la rejoindre, mais c’est se raccrocher à une illusion : il ne sera jamais là à temps. Que peut-elle faire d’autre, pourtant, seule sur cette mer déchaînée ? Elle essaie de se concentrer. Impossible d’envoyer une image de l’endroit où elle se trouve, évidemment ! Elle s’oblige à en chercher une autre, qui permettrait à Dref de la retrouver. Le tonnerre éclate, les gouttes de pluie continuent de lui fouetter la peau. Un éclair de souvenir, des années plus tôt, dans la même tourmente. Elle a soudain l’impression de redevenir cette adolescente terrorisée, le sang coulant de son œil blessé, la douleur intense, intolérable… Son estomac se noue, elle sent la panique monter. Non, elle ne peut pas se le permettre ! Elle secoue la tête pour chasser les réminiscences. Sans succès. Monia égorgée sur le pont de L’Hydre. Le garçon au dos massacré. Grévec qui s’avance vers elle en défaisant la ceinture de son pantalon. Son poids sur elle, en elle.

    Prisonnière d’une autre série de montagnes russes liquides, inondée de souvenirs trop souvent réprimés, elle a l’impression que la tempête s’est infiltrée en elle. Un sanglot lui noue la gorge. Elle tente de le retenir, n’ose imaginer ce qui se passerait si ses larmes s’ajoutaient à la mer déjà déchaînée.

    L’intensité des vagues semble enfin diminuer, après une éternité sûrement, tellement elle se sent vidée, écœurée de vomir par intermittence, la rame coincée sous les bras.

    Le vent siffle moins fort, le tonnerre ne gronde presque plus, mais il pleut toujours. Elle se risque à regarder. Pour ne rien voir. Dans quelle direction nager ? Si elle prend la mauvaise, elle pourrait s’épuiser jusqu’au matin sans jamais rencontrer la terre ferme. Avec le peu d’énergie qu’il lui reste, combien de temps pourra-t-elle tenir ? Elle essaie de respirer plus profondément, accablée. Elle a encore envie de pleurer, mais la rage commence à l’emporter. Elle a tout abandonné pour revenir se venger : des parents adoptifs qui l’aimaient plus qu’elle n’aurait pu l’espérer, un avenir douillet, un monde où elle était en sécurité. Va-t-elle mourir bêtement, à peine revenue sur Alstrass ? Non ! Non, c’est impossible. Elle ne peut pas avoir fait ce long chemin pour rien !

    Un coup violent dans le dos lui fait pousser un cri. Elle avale de l’eau, se met à tousser, resserre par réflexe son emprise sur la rame. C’est le pneumatique ? Si elle pouvait y remonter… mais un deuxième coup la frappe à la tête, et la mer disparaît.

    Tiss ouvre les yeux, les referme aussitôt, aveuglée. Elle cligne des paupières pour s’habituer à la lumière, tout en cherchant à se rappeler où elle est. Allongée sur le côté, elle voit des galets, de l’eau qui miroite à l’horizon, un morceau de bois verni qui semble appuyé de travers sur sa hanche. Et ça lui revient subitement : elle est de retour sur Alstrass ! Où elle a passé une nuit d’enfer à se débattre, accrochée à une rame, contre la tempête qui a accompagné sa traversée. Enfin, pas une nuit, peut-être une heure, avant d’être assommée par quelque chose. Le canot pneumatique ? Elle a eu de la chance de ne pas couler !

    De la main, elle tâtonne sur le côté droit de sa tête, ne trouve pas de bosse ni d’entaille. Mais Paul lui dirait sûrement de se méfier : les coups à la tête ont souvent des effets à long terme.

    Paul.

    Le visage de son père adoptif lui apparaît, suivi par celui de Johanna. Ont-ils pu s’éloigner de la tempête avec le Simenon, auront-ils des problèmes avec les autorités à cause de sa disparition ? Elle ressent un pincement au cœur. Non, il ne faut pas s’inquiéter ainsi. Ça ne sert à rien, ni dans la situation actuelle ni à l’avenir. Et puis, ça pourrait lui faire regretter d’être revenue dans un monde si différent de celui qu’elle a quitté. Non. Elle se redresse lentement. Elle a choisi. Sa vie sur terre – sur Hulmia –, c’est du passé. C’est fini.

    Légèrement étourdie et le crâne douloureux, elle s’assoit. Sa combinaison de plongée est inconfortable, elle a hâte de s’en débarrasser. Elle ôte de ses épaules les courroies de son sac à dos, le dépose à ses côtés. Il est trempé, mais il faut espérer qu’à l’intérieur les pochettes en plastique ont tenu le coup. Elle vérifiera plus tard. Elle doit d’abord savoir où elle est, et si c’est sans danger.

    De gauche à droite, il y a de l’eau, aussi loin que porte le regard, avec une île droit devant, à moins d’un mille marin. Tiss se retourne vivement, le cœur cognant soudain plus fort dans la poitrine, mais elle pousse un soupir de soulagement : un mont pointe au-dessus des arbres, derrière elle. Si elle se fie à ce qu’elle a lu dans le journal de Sax, l’île sur laquelle elle a échoué est inhabitée. C’est sur une île plate et beaucoup plus grande que vivent les indigènes, ceux que la Nangravie avait visités quand elle avait débarqué pendant deux jours avec la fillette kaléïde. Les quelques pages trouvées en Nouvelle-Écosse, avec le coffret, en parlaient.

    Et si ce n’était plus vrai cent ans plus tard ? Les indigènes avaient peut-être aussi colonisé cette île-ci ? chuchote une désagréable petite voix dans sa tête. Tiss serre les dents. Elle ne va pas céder à la panique comme pendant la tempête. Une fois lui suffit pour un bon moment. Mais elle va quand même faire le tour de l’île pour s’assurer qu’elle est seule.

    Elle lève la tête vers le ciel : le soleil commence à peine à monter. Bien ! Elle aura amplement le temps de se familiariser avec les environs et éventuellement de trouver un endroit où s’abriter en attendant que Dref vienne la rejoindre.

    Dref ! Elle ne l’a même pas appelé depuis son réveil ! C’est pourtant ce qu’elle aurait dû faire en premier !

    Tout en abaissant la fermeture éclair de sa combinaison, elle cherche à repérer l’écho du serpent de mer, craintive à l’idée de ne pas réussir. Il a communiqué avec elle la nuit dernière, mais est-elle encore capable de le retrouver dans ce monde d’où elle a été absente pendant six longues années ?

    Oui ! L’écho en retour est faible, mais c’est bien celui de son compagnon d’autrefois. Elle lui envoie cette fois, sans difficulté, une image du premier emplacement, avec ses deux îles, ses trois rochers pointus, son croissant de sable. Impossible qu’il ne la trouve pas avec autant d’indices !

    Mais l’évocation du premier emplacement ranime les mêmes souvenirs que la tempête : Monia, l’autre Kaléïde, Grévec. Elle les chasse. Il faut se concentrer sur le présent.

    Débarrassée de sa combinaison, elle sort de son bagage des vêtements emballés dans des sacs de plastique étanches : une paire de culottes corsaires marine et une chemise d’époque, achetées dans une boutique médiévale de Québec. Avant de s’habiller, elle récupère le journal de Sax, la fiole contenant l’âme d’une Kaléïde et les dés en pierre de viverne, le tout glissé dans une pochette solidement fixée avec du ruban adhésif sur son ventre nu. Perdre les vêtements de rechange, à la rigueur, mais pas le journal, la fiole ou les dés ! Elle en a besoin pour se venger de Grévec comme pour retrouver les autres trésors.

    Elle glisse les petits cubes dans la poche intérieure de son pantalon, prévue exprès. Et prévue aussi pour cacher une salamandre nory, si elle réussit à en trouver et à en dresser une autre. Le souvenir de Jill s’impose, tenace. Elle le repousse lui aussi : sa salamandre d’enfance n’est plus, inutile de se torturer avec ça. Mais il lui reste Dref.

    Elle enfile son pantalon en souriant, puis sort une brosse pour démêler ses cheveux, attachés jusque-là en queue de cheval avec un lacet de cuir. Libérés, ils tombent sur ses épaules et seront juste assez longs pour dissimuler, dans son cou, la salamandre à laquelle elle songeait, un instant plus tôt. Mais l’exercice lui rappelle aussi qu’elle a coupé, la veille au matin, sa queue faunesque, d’un blond trop voyant au sein de la masse auburn. Elle doit préserver son anonymat de Kaléïde à tout prix.

    Elle a à peine fini que les gargouillis de son estomac lui rappellent une autre priorité. Elle avait vu venir le coup et sort deux des barres énergétiques qu’elle a emportées, mord dans une première.

    Tout en mangeant, elle examine la grève. Pas de canot pneumatique. Peut-être qu’il s’est échoué hors de vue et qu’elle le retrouvera en explorant l’île. Elle reporte son attention sur l’horizon, fixe les trois rochers pointus que Sax a désignés sur sa carte comme un des repères du premier trésor. Pourtant, ce n’est pas sous l’eau qu’il est réellement dissimulé, ce trésor : ça aussi, c’est dans le journal du pirate. Il y a seulement au fond, dans un cimetière de seiches-catamirs, un coffret contenant un indice pour découvrir le véritable emplacement. Le maudit pirate a révélé tous les secrets des six autres emplacements, mais pas de celui-là. Le dernier trésor à avoir été caché, malgré le chiffre un inscrit sur la carte. Ça non plus, personne ne semble l’avoir jamais su. Seule explication de Sax dans le journal : ça ajoute au défi.

    Tiss avale de travers, se met à tousser. C’est plutôt une ruse pour prolonger la chasse aux Kaléïdes, en faire capturer, torturer et tuer le plus possible. Elle le hait. Et, en même temps, elle l’admire : il a obtenu vengeance.

    Elle s’efforce de se concentrer sur l’emplacement lui-même. Devrait-elle y jeter un coup d’œil avec Dref, avant de partir retrouver l’île de son enfance ? Ou ferait-elle mieux de ne pas s’attarder dans les environs ? Il y a sûrement encore des indigènes sur l’île voisine, aucune raison qu’ils aient disparu. Si jamais ils la voyaient…

    Et s’il y en avait ici, des indigènes ? lui répète la petite voix dans sa tête.

    Tiss expire avec force par le nez, lèvres pincées. La petite voix dans sa tête, sur Hulmia, elle l’avait surnommée la voix d’Alstrass. Une voix vengeresse, résolue, souvent violente et exaspérée. Va-t-il y avoir ici une voix d’Hulmia l’incitant plutôt à la prudence et à la réflexion ? On dirait bien que oui, alors autant s’y faire tout de suite ! Et la bâillonner pour un temps en l’écoutant seulement quand c’est absolument nécessaire.

    Il faudrait quand même vérifier si l’île est occupée. Elle soupire : il n’y a pas de vivernes sur Arnaule, ni dans l’archipel, encore moins de saskamias. Elle ne pourra rien voir depuis les hauteurs, elle va devoir explorer à pied. Peut-être trouvera-t-elle un abri naturel pour la nuit prochaine par la même occasion. Elle ramasse ses affaires, met son sac sur ses épaules, prête pour son excursion, son poignard à sa ceinture. Bien qu’elle eût préféré marcher pieds nus, souvenir heureux de son enfance, elle s’est résignée à enfiler ses bottes. Ce n’est pas le moment de se blesser !

    Elle repère assez vite le pneumatique, renversé. Elle le dissimule dans la forêt avant de se remettre en marche. Quand Dref sera là, ils le remorqueront au large pour le couler. Comme elle le faisait avec les bateaux des amants de sa mère, autrefois.

    Elle longe ensuite les rives jusqu’à ce que le soleil soit à son zénith, en cherchant à reconnaître et à identifier ce qui l’entoure : les oiseaux, les plantes, les espèces d’arbres et d’arbustes. Elle y arrive sans trop de peine, même si elle a parfois du mal à se concentrer : trop de souvenirs montent en même temps, pêle-mêle. Elle pénètre finalement dans la forêt en début d’après-midi, après avoir mangé deux autres barres énergétiques.

    En chemin vers le centre, où s’élève le petit mont, elle dérange quelques rongeurs, mais aucun animal plus gros. Y en a-t-il sur cette île ? Son dé terrestre lui a seulement permis de repérer quelques dizaines de reptiles inoffensifs. Presque partout, le sol est couvert de mousse, les arbres aux larges feuilles laissent peu pénétrer les rayons du soleil. Pas la moindre trace d’activité humaine.

    Elle débouche bientôt dans une clairière d’herbes hautes. Le mont se dresse devant elle, plutôt étroit et pas très haut. Peut-être trois ou quatre cents mètres. À la base, elle aperçoit une ouverture. Sûrement une grotte. Pourrait-elle lui servir d’abri durant son séjour obligé ?

    Elle s’en approche et y pénètre en plissant les yeux pour s’habituer à la pénombre. L’endroit n’est pas très large – quatre ou cinq mètres –, mais il semble profond. Et il a déjà servi de refuge à quelqu’un d’autre. Au centre, à l’entrée, il y a un cercle de pierres sur le sol de terre battue et des restes de bois calciné. Des os aussi, sûrement d’origine animale, blanchis par le temps.

    Elle frissonne. Les indigènes de l’île voisine viennent-ils parfois ici ? Ou est-ce quelqu’un d’autre, peut-être attiré par la proximité du premier emplacement ? Elle n’est plus certaine d’avoir envie de passer la nuit dans cette grotte. Et si on la surprenait à l’intérieur ? Elle serait coincée, sans moyen de s’échapper. Non, elle dormira à la belle étoile, avec la possibilité de fuir dans n’importe quelle direction si elle est attaquée.

    Elle va quand même jeter un coup d’œil plus loin. Sous ses bottes, le sol est parsemé de pierres. Ce qui était une grotte se rétrécit pour devenir un passage obscur dont elle ne voit pas la fin. Sans lumière, impossible de poursuivre. Elle devrait sans doute rebrousser chemin et continuer sa traversée de l’île par le centre, en contournant le mont. Elle se penche pour prendre un des cailloux, le lance sans trop de force vers le fond. Elle le perd vite de vue et, d’après le son, il n’a heurté aucune paroi. Elle recommence, en y mettant plus d’énergie. Cette fois, l’écho est plus mat et un bruit étrange lui succède. L’extrémité du couloir n’est peut-être pas loin.

    Soudain, quelque chose lui frôle le crâne. Quelque chose de vivant. Elle sursaute tandis que le souffle d’un battement d’ailes lui effleure la peau. Un peu inquiète, elle se colle à la paroi en regardant vivement vers l’entrée. Des silhouettes de grosses chauves-souris se découpent dans la pâle lumière. Elle les regarde se réinstaller sur les parois et se détend, rassurée, mais aussi plus curieuse. Étaient-elles rassemblées tout au fond ? Que cache cette grotte ?

    Dehors, elle ramasse de l’herbe sèche, des brindilles et des branches, mais une seule de bonne taille : elle veut juste allumer une torche pour explorer plus profondément la grotte. La fumée d’une vraie flambée pourrait alerter les indigènes de l’île voisine.

    Au bout du couloir de pierre, elle déloge sans le vouloir d’autres chauves-souris suspendues aux aspérités. Le sol est couvert de guano et un éboulis l’empêche d’aller plus loin. Elle grimpe sur les pierres entassées, approche sa branche enflammée du sommet. Il y a une mince ouverture, mais il est impossible de voir de l’autre côté. Elle soupire. Déblayer le passage ? Après tout, elle n’a rien d’autre à faire en attendant Dref, excepté terminer son exploration de l’île et se trouver de quoi manger – et le coin doit regorger de grivels. Avec un peu de doigté, elle réussira à obtenir suffisamment de braises pour cuire les coquillages en produisant un minimum de fumée.

    Elle glisse sa torche dans l’espace dégagé. La flamme vacille en passant entre la voûte et les pierres. Tiss ralentit son mouvement : elle ne veut pas revenir sur ses pas à tâtons. Couchée sur l’éboulis, elle a beau plisser les yeux, elle voit à peine à trois mètres devant. Et le morceau de bois est déjà à moitié consumé. S’il y a une salle de l’autre côté, ce n’est pas aujourd’hui qu’elle la verra. Elle reviendra déblayer plus tard.

    En marchant vers la sortie, elle secoue la tête, à la fois amusée et agacée. Pourquoi envisager ce genre de chose alors qu’elle a cinq trésors à récupérer, l’indice conduisant à un sixième et un pirate à égorger ?

    Elle essaie d’arrêter les images, mais trop tard : Grévec est là, sa barbe trop bien taillée pour un bandit, sa chemise trop propre, son poignard à la main, son regard vicieux posé sur elle, un sourire sadique au coin des lèvres. Elle cligne des paupières, secoue la tête une fois de plus, pour chasser le souvenir. Non, elle n’a vraiment pas de temps à perdre avec un déblayage de grotte !

    Le tour de l’île fait et les grivels déposés sur les braises, Tiss cueille une large feuille de platima, un arbre court commun à la majorité des îles de l’archipel. Elle en lie les extrémités de façon à former une sorte de petit panier. Non loin de la grotte, il y a des baies : elle va en cueillir pour son dessert. Elle a besoin de s’occuper afin de ne pas trop penser. Pour ne pas harceler Dref non plus. Elle l’a repéré au moins dix fois depuis le matin et doit se retenir pour ne pas lui envoyer toutes les cinq minutes des images de l’endroit où elle est. Elle sait pourtant qu’il ne peut pas se perdre et qu’il la retrouvera, il a seulement besoin de temps. Mais elle est impatiente de le voir, de lui raconter ses années sur Hulmia – même s’il ne lui répondra pas, ne posera pas de questions et comprendra encore moins. A-t-il beaucoup changé en six ans ? L’ocre de sa peau a-t-il foncé ? Sa crinière est-elle plus longue ? Sera-t-il aussi rapide ? L’acceptera-t-il encore comme cavalière ?

    Bien sûr qu’il sera aussi rapide ! Et les serpents de mer vivent aussi vieux que les tortues : Dref est encore tout jeune. Pourquoi ne voudrait-il pas que tu le chevauches ? Il a bien répondu à ton appel !

    Sa peau se couvre de chair de poule. Elle a hâte, mais elle a peur aussi. Peur que plus rien ne soit comme avant avec Dref, malgré son empressement à venir la rejoindre. Elle avait une relation privilégiée avec lui, pas seulement un rapport de maître à monture. Il était une présence rassurante, son ami, son confident. Que restera-t-il de tout cela ? Oui, elle a accepté d’être seule au monde à son retour – personne ne doit apprendre son existence –, mais elle comptait sur Dref pour combler le vide laissé par Paul et Johanna. Elle a beau se dire qu’elle est forte, savoir que quelqu’un, quelque part, s’inquiète de nous nous permet parfois de tenir le coup dans les pires situations. Ici, il n’y a plus que Dref pour jouer ce rôle auprès d’elle.

    Le ciel est couvert d’étoiles. Allongée à proximité de la grotte, sur sa couverture, Tiss fixe les points scintillants. Les constellations ne sont pas les mêmes que sur Hulmia, où elle en connaissait la plupart. Elle va devoir beaucoup réapprendre, ici. Monia lui avait bien dit, autrefois, que les marins se fiaient souvent aux étoiles pour retrouver leur chemin sur les mers d’Alstrass, mais elle n’y avait porté qu’une attention distraite. À cette époque, elle n’aurait jamais cru qu’un jour elle chercherait seule les trésors de Sax. Elle n’était même pas convaincue de vraiment vouloir les chercher en compagnie de Monia. Elle avait peur de ce qu’elle était, elle craignait son avenir de Kaléïde.

    Elle a changé. Elle a été capturée, battue, violée, elle s’est enfuie, en sang et en larmes, déclenchant la tempête et sa traversée vers Hulmia. Là, elle a appris à se battre – escrime médiévale, boxe… Elle a endurci son corps avec l’escalade et la course, elle sait naviguer et manier une voile, aussi… Pendant tout ce temps, elle s’est torturée avec son désir de revenir dans son monde d’origine. Et maintenant qu’elle y est, l’appréhension lui noue l’estomac et la peur de l’échec lui emplit l’esprit malgré le désir de vengeance qui la pousse à continuer. Elle va retourner sur l’île de son enfance, mais combien de temps y restera-t-elle ? Où ira-t-elle ensuite ? Doit-elle choisir de récupérer le trésor dissimulé dans les marécages d’Ouasmore, celui au sommet du Dikal, le volcan sumadrien, ou faut-il plutôt se concentrer sur Le Serpent de Mer, le navire de Sax, coulé avec son dernier butin et dont Monia lui a confié la position avant de mourir ? Elle s’endort sans réponse.

    Debout à l’aube, elle repère Dref, mais ne tente pas de communiquer avec lui. Il est encore loin. Patience. Elle essaie ensuite de trouver les matériaux nécessaires à la fabrication d’une vraie torche, qui ne se consume pas trop vite. Mais il n’y a rien dans les alentours qui ressemble à du tissu, sauf dans son sac à dos, et elle n’est pas prête à sacrifier un vêtement pour cette quête destinée uniquement à satisfaire sa curiosité. Et, surtout, elle n’a aucun combustible dont elle pourrait enduire le bout de cette torche éventuelle.

    Le soleil se trouve à mi-chemin de son zénith lorsqu’elle s’adosse à un arbre, s’assoit sur une énorme racine, la mer à quelques pas. L’écho qu’elle reçoit de Dref se rapproche. Il a parcouru les deux tiers du trajet et arrivera demain. Elle sourit, le journal de Sax sur ses genoux. Voici venu le temps de planifier plus sérieusement les prochains mois.

    Le premier objectif est de remplacer Jill, la salamandre nory de son enfance. Elle se souvient très bien des récits de Monia sur les hommes trop entreprenants avec les femmes qui voyagent seules. Elle connaît ses propres désirs aussi, ses besoins physiques. Elle considère le poison de nory comme le moyen le plus efficace de tuer vite et bien. Pourra-t-elle en donner l’ordre aussi aisément que sa mère adoptive ? Elle se mordille les lèvres. Uniquement en cas de danger pour sa sécurité.

    Mais il n’y aura que ça, du danger, si tu partages ton lit avec des hommes. Comment pourraient-ils ne pas remarquer les ondulations de tes omoplates ? Combien de temps crois-tu arriver à cacher ton identité véritable si tu refuses l’abstinence ?

    Tiss fait taire la voix pour se concentrer sur la salamandre. Une chose à la fois. Elle ne devrait pas avoir trop de difficulté à en trouver une autre. Quand on les a enlevées, Monia et elle, il y avait des norys aux quatre coins de leur île. Sûrement un peu grâce à Mist, le mâle de Monia.

    Elle passe en revue les techniques de dressage de la salamandre, contente d’en avoir eu une pendant son séjour sur Hulmia, même si ce n’était évidemment pas une nory. Elle a pu essayer diverses méthodes d’apprivoisement, voir ce qui fonctionnait ou non. Elle se rappelle aussi l’époque où Monia avait dressé Jill. Tout lui revient trop facilement. Des larmes menacent de nouveau de couler, remplissent malgré elle son œil intact.

    Elle essuie rageusement sa joue gauche en maudissant sa sentimentalité. Malgré tous ses efforts des six dernières années, elle est loin d’être assez endurcie à son goût. Et elle n’arrivera jamais à se tailler une place dans l’univers cruel d’Alstrass si elle ne maîtrise pas mieux ses émotions. Elle a beau savoir se défendre au sabre et à coups de poing, si elle pleure à la moindre réminiscence, elle ne projettera jamais l’image désirée.

    Avec un soupir, elle ouvre le journal de Sax. Haïr le pirate pour le pétrin dans lequel il l’a mise et l’admirer pour l’ingéniosité dont il a fait preuve presque trois siècles plus tôt, ça lui changera les idées.

    Elle relit d’abord en entier la soixantaine de pages manuscrites qu’elle connaît pourtant par cœur : voilà presque deux mois qu’elle en étudie des passages des heures durant. Elle voulait s’en souvenir au mieux si jamais le journal ne résistait pas à la traversée. Toutefois, le relire ici, sur Alstrass, c’est différent. La récupération d’un ou de plusieurs trésors devient une possibilité beaucoup plus tangible.

    Elle se concentre ensuite sur la vingtaine de pages concernant plus particulièrement les trésors d’Ouasmore et de Sumadrie. Son don de contrôle des vivernes lui permettrait de retrouver, au sein des marécages du premier continent, le trio d’arbres immenses et centenaires mentionnés comme gardiens du butin. Monia disait qu’un adulte pouvait aisément voyager sur le dos de ces oiseaux.

    Tiss fronce les sourcils : elle n’a jamais essayé. Il n’y a pas de vivernes dans l’archipel, ni sur Arnaule, et il lui est difficile de se représenter volant avec ces grands oiseaux d’un continent à un autre. Si c’était possible, cependant, elle pourrait aussi, de cette façon, atteindre le sixième emplacement, sur le flanc ouest du Dikal, près du sommet. En volant haut, elle éviterait les fumées toxiques.

    Le jour décline peu à peu, son estomac crie famine et elle n’a toujours pas décidé de sa destination. Elle songe même à se rendre plutôt sur Norbalia, où se trouvent les venmouses nécessaires à la récupération du quatrième trésor. Exaspérée, elle se lève, glisse le journal dans sa ceinture. Il est grand temps de se trouver à manger.

    À genoux dans le sable, elle creuse de nouveau à la recherche de grivels, mécaniquement, la tête ailleurs. Peu importe la destination qu’elle choisira, même l’épave du Serpent de Mer, elle va devoir voyager par bateau, Dref dans son sillage. Elle s’imagine mal parcourir les mers d’Alstrass accrochée à la crinière de son serpent de mer. Que ferait-elle quand viendrait le moment de dormir ? De se nourrir ? Et si elle était attaquée par des créatures marines ? Elle se sent aventurière, mais pas encore au point de manger du poisson cru pendant des semaines et d’affronter les dangers de la haute mer avec un sabre pour seul moyen de défense. Bien sûr, Dref éloigne naturellement les prédateurs habituels, mais en serait-il de même pour les krakens et autres bêtes hors norme ? Elle n’a qu’une vague idée de ce qui habite réellement les mers d’Alstrass. Et l’éventualité de l’apprendre en direct ne lui plaît pas du tout. Non, elle va devoir s’embarquer comme passagère. Elle aurait préféré pouvoir s’engager pour payer son voyage et amasser de quoi se procurer ensuite le nécessaire afin de se lancer à la chasse aux trésors, mais Monia a toujours dit que les femmes étaient interdites au sein des équipages. La marine est réservée aux hommes.

    Tiss serre les dents. Sans drymels, comment louer une monture, s’acheter un sabre ou se loger ? Elle ne peut pas s’associer avec qui que ce soit non plus : les questions sur ses connaissances des emplacements deviendraient vite source de problèmes.

    En récupérant d’abord le cinquième trésor, sur Arnaule, elle aurait des fonds pour financer les autres expéditions, mais elle est dans une impasse de ce côté : elle ne contrôle pas les chimères, seul animal capable d’embraser le milendryn, et le trésor a été dispersé depuis les airs, par un roc, au-dessus d’une vaste étendue couverte de ces buissons quasi indestructibles. Sax a d’ailleurs utilisé une Kaléïde à cet endroit non pas pour cacher le butin, mais plutôt pour s’assurer que les chimères pourraient contribuer à le récupérer. Si aucun animal n’avait pu brûler ces arbustes, la traque des Kaléïdes pour cet emplacement n’aurait pas eu de raison d’être. Or, c’est l’unique sujet du journal : la vengeance. Le mot est mentionné à toutes les pages. Le pirate n’a jamais accepté son rejet par les hybrides.

    Tiss expire bruyamment. Oui, elle hait Sax pour avoir fait d’elle une créature pourchassée. Mais elle est forcée d’admettre qu’elle le comprend aussi. Il voulait simplement exister et on lui en a refusé le droit. Il aurait dû être sacrifié à la naissance, il était condamné avant même de naître. Comment ne pas avoir envie de se venger, alors ? Comment ne pas crier à l’injustice, ne pas se rebeller, ne pas désirer prouver sa valeur, sa raison d’être ?

    Mais elle, elle aurait eu le droit de vivre tranquille. Peut-elle lui en vouloir d’avoir organisé sa vengeance en lui rendant la vie impossible, alors que c’est également sa propre raison de retrouver les trésors ?

    Car elle aussi, elle va se venger.

    Elle s’enfonce dans la végétation avec ses grivels, en direction de la grotte. Des enfants comme Sax sont tués, encore aujourd’hui, dans les communautés hybrides femelles où ils naissent. Les lois des hybrides n’ont pas changé depuis des siècles, en dépit de l’extinction prévisible de toutes les espèces, Monia le lui a souvent répété. Quelle aberration ! Pourtant, il y a encore, comme à l’époque de Sax, des hybrides qui défient les interdits. Comment, sinon, expliquer la présence à bord de L’Hydre d’une Kaléïde mâle ?

    Tout en ramassant du bois mort pour le feu, Tiss se demande si le garçon a survécu. A-t-il réussi à fuir à dos de kelpie ? Ou a-t-il été repris par Grévec ? Il était d’origine vouivre, comme elle, et contrôlait les cockatrices et les chevaux marins. Quelle espèce terrestre lui obéissait ? De quel continent était sa mère ? Venaient-ils tous deux du même village ? Elle, Monia l’avait recueillie en Sumadrie, d’une Vouivre sur le point de mourir. L’hybride avait été bannie, il y a longtemps, de l’atoll Morykei, au nord d’Ouasmore, où se trouvait autrefois le septième trésor. Sa mère à lui s’était-elle enfuie ? Avait-il été sauvé par quelqu’un d’autre, comme Sax ?

    Trop de questions sans réponses. Des réponses qu’elle n’obtiendra peut-être jamais.

    Après le repas, elle sort son dé terrestre de sa cachette, mais y laisse les deux autres. Elle ne veut pas succomber à la tentation de les lancer tous les trois pour y voir son avenir. Elle ne s’y est plus risquée depuis qu’elle a quitté la cale de L’Hydre et n’a pas l’intention de tenter sa chance aujourd’hui. Les notions de divination apprises de Monia sont encore bien présentes dans sa mémoire et ne demandent qu’à la torturer, elle en est certaine. Son avenir, elle le verra en temps et lieu.

    Le cube en pierre de viverne serré dans le poing, elle appelle la dizaine de serpents moralies présents sur l’île et passe la soirée à affiner son don de contrôle des reptiles en leur ordonnant de monter dans les arbres, de se dissimuler dans les buissons, de rapporter une proie. Elle s’exerce à voir par leurs yeux et s’essaie même à prendre possession de l’un d’entre eux, sans grand succès. Comme Monia l’avait dit : on ne peut posséder ainsi des animaux contrôlés par les pierres de viverne. Seuls les dons de Kaléïde le permettent. Elle peste contre elle-même : elle aurait dû s’exercer davantage quand sa mère le lui recommandait, au lieu de s’entêter à croire qu’elle n’était pas faite pour la chasse aux trésors et qu’elle ne quitterait probablement jamais l’île de son enfance. Elle avait préféré s’amuser avec Dref, le voir comme son seul et meilleur allié.

    Elle se couche dès l’apparition de la lune, s’éveille d’un sommeil presque sans rêves au lever du soleil et recommence à s’exercer, obstinée. Elle a du mal à se concentrer, cependant : Dref est de plus en plus proche. Il devrait être là au début de l’après-midi.

    Dans l’eau tiède jusqu’à mi-cuisse, du côté de l’île opposé à celui des indigènes, Tiss attend, vêtue de son cuissard et de sa camisole prévus exprès pour ses expéditions en mer. Dref est à moins d’un mille d’elle, elle le sait, elle le sent. Impatiente, elle scrute chaque mouvement de la mer, à la recherche de ses ondulations si particulières.

    Enfin, elle aperçoit la tête de son compagnon d’enfance à la surface et frissonne, les bras couverts de chair de poule. Elle a tellement espéré ce moment qu’elle a peine à y croire quand le long museau d’hippocampe la pousse doucement, d’un mouvement un peu incertain. Dref aussi semble douter de la réalité de ces retrouvailles. De ses bras, elle entoure le long cou, colle son front contre la tête camuse, lui murmure à l’oreille combien elle l’aime et, surtout, à quel point elle s’est ennuyée. Des images se bousculent en elle. Elle se revoit, enfant puis adolescente, sous l’eau, les cheveux ondoyant autour d’elle, en train de compter les secondes de son souffle retenu, ou courant vers Dref sur la plage. Il ne l’a pas oubliée ! Les larmes roulent sur sa joue tandis qu’elle se glisse sur son dos, s’agrippe à sa crinière. Le moment est venu de renouer avec cette partie de son passé.

    – Emmène-moi, lui murmure-t-elle en lui envoyant des images de sombres fonds marins.

    Il laisse échapper un cri qui ressemble étrangement à un hennissement, et elle sursaute, surprise. Il ne l’a jamais fait avant, elle le jurerait. C’est parce qu’il est adulte, maintenant ? Elle sourit, ravie. J’aurai amplement le temps d’éclaircir ça plus tard !

    Elle resserre ses jambes autour du corps fuselé, tire doucement sur les crins et Dref ondule bientôt vers l’horizon.

    Ils plongent, encore et encore, se laissent porter par le courant ou flottent entre deux eaux. À chaque descente, des dizaines de poissons aux couleurs vives ou aux reflets dorés nagent autour d’eux. Les algues effleurent Tiss quand ils s’approchent du fond ; de retour à la surface, l’air salin lui emplit les poumons. Grisée, elle savoure ses retrouvailles avec son serpent de mer, avec la mer aussi. Cette mer qui a bercé sa jeunesse et qui lui a tant manqué.

    Elle regagne la plage, épuisée mais ravie. Elle y passera la nuit, sous la surveillance de Dref. Demain, elle regagnera son île, sans jeter un coup d’œil au premier emplacement. De toute façon, elle n’y trouverait pas les drymels nécessaires à ses projets.

    Tiss traverse l’archipel au lieu de le contourner pour ensuite y pénétrer. Elle ne veut pas se priver de voyager en surface sur de longues périodes ni risquer d’être aperçue par les occupants d’un navire lors d’une remontée. Et puis, elle veut pouvoir observer encore son environnement, s’en imprégner.

    Après plusieurs jours à voyager autant sous le soleil que sous les étoiles et à sillonner la mer à travers les îles, elle aperçoit enfin la crique où elle rejoignait autrefois Dref. Son cœur s’emballe : la cabane se trouve de l’autre côté de l’île. Sera-t-elle encore debout ? Sûrement ! Après tout, il ne s’est écoulé que six ans. Mais dans quel état ? Le coffre contenant tout ce que Monia avait amassé sur les trésors de Sax sera-t-il intact ? Quelqu’un a peut-être pillé la place. Ou Grévec pourrait être revenu, en quête d’une information quelconque ou dans l’espoir qu’elle ait survécu à la tempête et se soit réfugiée là, en dépit de la distance.

    Elle demande à Dref de longer la rive jusqu’à l’endroit où était dissimulé le voilier de Monia. La petite embarcation est toujours là, mais elle ne naviguera plus : la coque a pourri, à demi enfoncée dans la vase, et la voile pend, en lambeaux. Il faudra se rendre à Armoryle à dos de serpent de mer.

    Elle hausse les épaules.

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