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Sang de pirate Tome 4: Confrontations
Sang de pirate Tome 4: Confrontations
Sang de pirate Tome 4: Confrontations
Livre électronique522 pages7 heures

Sang de pirate Tome 4: Confrontations

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À propos de ce livre électronique

Traquée par les chasseurs de primes, Tiss se croyait en sécurité sur Le Kelpie. C'était sans tenir compte de la méfiance de Dinar à son égard et de son acharnement à découvrir la vérité. Devra-t-elle encore fuir ? Pour aller où, alors que L'Hydre et son capitaine maudit sont également sur ses traces ?

Hanté par leur rencontre en pleine mer, Maksim cherchera sans relâche à retrouver Tiss, convaincu que la jeune femme navigue vers le sixième emplacement. Toutefois, la route jusqu'au sommet du volcan en éveil sera ardue et les mauvaises surprises, nombreuses. Mais il est prêt à risquer sa peau pour damer le pion à Grévec et enfin assouvir sa vengeance.

Sur Alstrass, quatre trésors restent toujours à découvrir. L'heure est maintenant au règlement de comptes, et les erreurs du passé ne demeureront pas impunies…
LangueFrançais
ÉditeurDe Mortagne
Date de sortie5 avr. 2017
ISBN9782896624591
Sang de pirate Tome 4: Confrontations

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    Aperçu du livre

    Sang de pirate Tome 4 - Elisabeth Tremblay

    - 1 -

    Le soleil descend lentement sur la mer. Assise à même le pont, adossée au grand mât de La Valadryelle, Tiss essaie de se concentrer sur l’espèce de ragoût dans son bol. Une alléchante odeur en monte, mais ce n’est pas suffisant pour détourner ses pensées du jeune homme installé non loin d’elle. Un dénommé Maksim. Le meilleur navigateur d’Alstrass, à ce qu’il paraît. Même Suan, le capitaine du Kelpie, navire sur lequel elle voyage, et Dinar, son second norbalais, sont d’accord avec l’affirmation. Pour sa part, elle a compris que c’est de Maksim que la tenancière et le cartographe parlaient lors de sa première visite à Armoryle, il y a plus d’un an. Celui qui, selon le vieil homme, a un don. Elle s’en souvient parce qu’elle s’était demandé s’il pouvait être une Kaléïde.

    Elle se tourne vers lui pour la énième fois, plisse les yeux en cherchant à déceler un signe quelconque, même s’il lui est impossible de deviner si les omoplates sous la chemise sont ondulées, s’il y a une membrane au fond des narines de ce nez droit, si ces cheveux, sous le bandana bleu marine, sont rasés pour dissimuler une queue faunesque.

    Mais tu délires, ma pauvre fille ! Personne n’a entendu parler d’une Kaléïde mâle depuis le garçon prisonnier de la cale de L’Hydre, et là, tu t’imagines que tu pourrais en avoir une sous les yeux. Que tout le monde fréquente depuis des années, en plus, alors qu’il ne s’en était même pas écoulé une pour toi que, déjà, tu étais recherchée pour avoir aidé une Sphrame et une Kaléïde à s’échapper de l’encan des Demvim.

    Il est juste plus intelligent que moi, rétorque-t-elle à la voix d’Hulmia, il ne se met pas inutilement dans le trouble. Sûrement moins émotif aussi. Mais elle n’a pas le loisir de s’attarder à ça : une question, sans doute posée à Suan, attire son attention.

    – Rare qu’un sloop transporte de la marchandise sur une si longue distance, non ? À ma connaissance, les armateurs préfèrent les navires plus gros pour voyager d’un continent à l’autre, remarque le capitaine de La Valadryelle, un petit homme chauve d’une quarantaine d’années répondant au nom d’Alençon.

    – Tout dépend du genre de marchandise et du délai de livraison demandé, rétorque Suan, un sourire au coin des lèvres. Les sloops sont plus rapides et peuvent naviguer dans des zones que leur tirant d’eau interdit aux plus gros…

    Il semble avoir volontairement laissé sa phrase en suspens, probablement pour que tous croient que Le Kelpie est un navire de contrebande, ce qui serait fort possible. L’important, de toute façon, c’est que personne ne les perçoive, ses compagnons et elle, comme un équipage pirate.

    – Et vous livrez dans quel coin de la Sumadrie ? s’intéresse encore l’autre capitaine.

    – À Anacoste.

    – Connais pas, rétorque Alençon. C’est après Gwadmal ?

    Tiss retient un haussement de sourcils. Elle aurait préféré que Suan nomme un village beaucoup plus au sud, plutôt que sur les rives du fleuve : qui sait si un marin ne fera pas de lien avec le Dikal ?

    – À l’ouest, plutôt. Dans une baie du Baccale. Les Demvim y ont des amis influents…

    Une information qui sous-entend que Le Kelpie possède un certain prestige, puisque la célèbre famille, si elle tolère les pirates, évite quand même de fricoter avec eux.

    – Pas étonnant, remarque un marin, la bouche pleine, le vieux Gadaniel a des amis partout sur Alstrass. C’est pas un homme, c’est un kraken, avec des tentacules qui s’étendent dans le moindre village…

    – Ouais, acquiesce l’autre capitaine pendant que plusieurs de ses hommes hochent la tête. En mer, on finit tous par travailler pour lui un jour ou l’autre. Content que ce soit du passé pour moi, conclut-il avec une moue un peu dégoûtée.

    Tiss se demande un instant quel genre d’expérience a eue Alençon avec les Demvim pour en garder un si mauvais souvenir. Sûrement moins pénible que la sienne…

    – Vous avez un bon timonier pour gagner Anacoste ? demande une voix qui fait aussitôt se retourner Tiss. Parce que manœuvrer sur le Baccale n’est pas évident pour un étranger.

    Le meilleur navigateur d’Alstrass attend la réaction de Suan. Mais c’est le second, Dinar, qu’elle a plutôt surnommé Pitbull à cause de sa mine patibulaire, qui répond :

    – Bazin a navigué sur à peu près toutes les mers d’Alstrass, hé, il saura bien se débrouiller sur le Baccale.

    – Les mers et les fleuves sont deux choses très différentes, précise le dénommé Maksim. Si vous tenez à naviguer sur le Baccale sans un marin du coin, j’espère au moins que vous avez une bonne carte. Une de Samson.

    – Ça ne fait pas assez longtemps qu’on travaille pour les Demvim pour avoir les moyens de se payer deux cartes du célèbre cartographe, remarque Suan, on n’en a qu’une d’Alstrass en général. Mais ça viendra sûrement. Je suppose que tu as déjà navigué sur ce fleuve ?

    Il a légèrement plissé les yeux, semble un peu trop intéressé, au goût de Tiss, par la réponse à venir.

    Maksim hoche la tête :

    – Avec Samson justement. Et je suis revenu quelques fois ensuite, quand les capitaines qui m’engageaient avaient à y faire…

    – Alors, peut-être que tu pourrais discuter avec Bazin, s’essaie Pitbull. Je suis certain qu’on peut attendre un peu pour larguer les amarres, hé…

    – Une discussion ne remplacera jamais une bonne vue et une carte de Samson, rétorque Maksim, j’ai assez navigué pour le savoir. Mais, si vous avez une carte pas trop vieille de la Sumadrie, je pourrais vous indiquer les principaux écueils et les passes les plus dangereuses. À condition que le capitaine soit d’accord, ajoute-t-il en se tournant vers Alençon. Parce que c’est pour lui que je travaille en ce moment.

    – Pourvu que les câbles soient détachés avant le coucher du soleil, moi, ça me va, souligne le principal intéressé. On est à temps dans nos délais et Léo peut garder le cap pendant que tu seras sur l’autre pont.

    – Je ne traverse pas, le contredit Maksim en secouant la tête. Si Bazin veut des informations, c’est à lui de venir avec la carte du bord.

    – Ce serait pourtant plus facile…, commence Pitbull.

    Mais l’autre ne le laisse pas terminer.

    – Plus facile, oui, mais trop risqué pour moi. J’ai appris à me méfier, conclut Maksim en se levant.

    – C’est vrai qu’on pourrait larguer les amarres pendant qu’il est à bord. Le meilleur navigateur d’Alstrass… J’avoue que c’est tentant, laisse tomber Suan, pince-sans-rire.

    Très tentant, remarque Tiss pour elle-même. Surtout pour un pirate.

    Mais pour toi aussi, avoue-le. S’il était sur Le Kelpie, ça te donnerait tout le temps voulu pour l’examiner de plus près, puisque tu es convaincue qu’il cache quelque chose.

    Elle inspire profondément en suivant du regard le jeune homme, fascinée malgré elle. Il se dirige vers le gaillard d’arrière, après avoir mentionné qu’il avait des instructions à donner à l’apprenti du bord pour qu’il maintienne le cap en dépit du sloop, toujours accroché au bastingage. Combien de voyages a-t-il dû faire pour avoir si enviable réputation ? À quel âge s’est-il embarqué pour la première fois ? Vient-il d’Armoryle ou d’un autre continent ? Il n’a pas d’accent reconnaissable. Un instant, elle se dit que s’associer à quelqu’un comme lui serait une bien meilleure alliance que celle qu’elle a avec Suan.

    Mais ça te prendrait quand même un navire et un équipage. Et ne me dis pas que tu aurais les tiens ! Peut-être pourrais-tu financer l’achat d’un sloop, mais personne ne voudra s’engager sous les ordres d’une femme. Pas sur Alstrass…

    Elle serre les mâchoires en se promettant qu’un jour elle prouvera le contraire à cette petite voix qui la harcèle, puis se décide enfin à manger son repas avant qu’il n’ait complètement refroidi. Ensuite, elle ira demander à Ron, le menuisier, s’il a besoin d’un coup de main : manier la scie ou taper du maillet lui fera du bien, ça apaisera peut-être son esprit en ébullition. Il reste au moins deux heures avant le coucher du soleil.

    Son bol et ses ustensiles lavés et rangés dans son sac, Tiss traverse le pont pour regagner Le Kelpie quand elle croise Bazin qui s’amène, sûrement pour discuter avec Maksim.

    – Hé, tu devrais venir avec nous, remarque-t-il, tu connais nos cartes aussi bien que moi !

    Il désigne du menton les rouleaux coincés sous son bras.

    – Je suis certain que Suan n’y verra aucun inconvénient.

    Elle doit se faire violence pour ne pas accepter cette occasion d’étudier non pas tant les parchemins que le célèbre navigateur. Comme pour l’avertir, Misty s’agite dans la cachette cousue à l’intérieur de son pantalon.

    – Ron m’attend, ment-elle, et c’est mieux que je ne lui fasse pas faux bond si on veut avoir un navire en ordre quand on arrivera en vue des côtes…

    Oui, Suan aurait sûrement donné son accord, mais pas Pitbull. Et elle préfère se faire oublier le plus possible du second pour le moment : l’homme n’a pas digéré son œil d’acrylique et répète, un jour sur deux, qu’il faudra qu’elle finisse par expliquer qui elle est exactement et ce qui lui est arrivé par le passé.

    – Ron peut bien attendre à demain, c’est pas ça qui va changer grand-chose, au point où on en est. Et les cartes, c’est pas mal plus passionnant que de calfeutrer des infiltrations…

    – Tout est plus intéressant que de calfeutrer des infiltrations, non ?

    Tiss sursaute, regarde d’instinct par-dessus son épaule, même si elle sait déjà qui est là.

    – Ne me dis pas que tu n’es pas d’accord ! insiste Maksim, une moue amusée sur les lèvres.

    – Si, je le suis, rétorque-t-elle avec une voix moins solide qu’elle ne le voudrait, mais ce n’est pas une raison pour me défiler. Je n’ai pas l’excuse d’être timonière pour échapper à ce genre de corvée…

    – Timonière, répètent en chœur les deux hommes, avec un haussement de sourcils.

    Tiss remarque alors un piercing dans celui de gauche de Maksim. La lumière de fin de journée le fait briller d’un éclat iridescent, un éclat qu’elle reconnaîtrait n’importe où. Et elle comprend aussitôt pourquoi le jeune homme est si bon navigateur. Elle s’empresse de détourner le regard pour éviter qu’il se doute de quoi que ce soit, revient à Bazin qui remarque :

    – Première fois que j’entends ça. Il en existe sur Alstrass ?

    – M’étonnerait. C’est déjà compliqué d’avoir une femme à bord sans entendre de superstitions… Mais, comme ça n’a pas l’air d’effrayer les hommes du Kelpie, je suppose que Trix pourrait s’essayer. Tu as déjà tenu une roue ?

    Elle avale sa salive avant de mentir de nouveau. À demi.

    – Une barre, oui. Plus jeune. Mon père avait un voilier qu’il me laissait conduire dans l’archipel d’Armoryle. Mais je vais me contenter de calfeutrer pour le moment, conclut-elle en se dirigeant vers la balustrade où est accrochée l’échelle de corde. Bonne étude, Bazin.

    Elle ne se retourne pas, de peur que ses yeux cherchent à revoir l’éclat de la pierre de viverne, même si elle est déjà convaincue que c’est bel et bien de cela qu’il s’agit. Elle a descendu deux barreaux quand elle se rend compte qu’elle a oublié de saluer Maksim. Elle hausse les épaules. Il ne s’en est probablement pas aperçu, il n’a sûrement que faire d’elle de toute façon.

    – Renvoyez-nous tout ça ! crie Pitbull aux marins de La Valadryelle, qui s’affairent à détacher les cordages tandis que Suan saute sur le pont.

    Le capitaine revient de payer à Alençon le matériel embarqué pour réparer les trop nombreuses avaries subies par Le Kelpie, alors qu’ils tentaient de passer plus à l’est que la route habituellement empruntée. Comment réussiront-ils à tout fixer s’ils ne peuvent s’ancrer quelque part – les îles sont rares en pleine mer –, Tiss l’ignore, mais elle n’a pas trop le choix de faire confiance à Suan et à Pitbull sur ce point.

    Les cordages heurtent le pont avec un bruit mat. Les manœuvres s’empressent de les rouler tandis que les gabiers déferlent les voiles. Bazin tourne la barre pour s’éloigner, à bâbord toute. Les mains sur le bastingage, Ron ayant décrété la fin de la journée de travail, Tiss regarde La Valadryelle rapetisser. Et regrette de ne pas avoir discuté avec le dénommé Maksim. Aurait-il accepté une alliance avec elle si elle avait trouvé le courage de lui parler de son incroyable projet ? Qu’aurait-il dit si elle lui avait montré des drymels hybrides, récupérés sur Norbalia ? Mais peut-être ne croit-il même pas aux trésors de Sax, en dépit de sa pierre de viverne. Parce que, s’il y croyait, doué comme il l’est supposément, il serait à leur poursuite depuis longtemps, non ? À moins que sa pierre lui permette de mieux se diriger en mer grâce à une espèce quelconque, mais que ladite espèce ne soit d’aucune utilité pour débusquer les butins ? Trop de questions et pas assez de réponses se bousculent dans son esprit.

    – Hé, Trix, tu veux bien tirer sur le coin de la toile, que je finisse de la couper, demande Iroc, le voilier en chef.

    Il est en train de tailler des lés de toile pour refaire les voiles emportées avec le haut du mât dans la dernière tempête. Celle-là même, Tiss ne peut l’oublier, qui lui a fait perdre son œil d’acrylique, l’obligeant à porter un cache-œil désormais. Mais elle s’y est vite habituée : elle préfère, et de loin, être le plus naturelle possible.

    Elle hoche la tête avant de rejoindre Iroc, puis l’aide à attacher les pièces déjà taillées et roulées. Demain, elle se portera peut-être volontaire pour coudre avec lui et Tristan l’autre voilier. C’est une des notions qu’elle n’a pas encore apprises et qui la fascinent. Comment assemble-t-on ces grandes pièces, à la main, pour que les coutures résistent aux intempéries ?

    Elle s’apprête à descendre dans la cale lorsqu’elle songe à Dref, toujours dans le sillage du navire : il pourrait sûrement éprouver sa théorie sur le meilleur navigateur d’Alstrass. Elle se concentre pour envoyer à son serpent des images de bancs de poissons ; elle veut qu’il cherche, dans les environs de La Valadryelle, des espèces évoluant en groupe. Elle doute qu’un seul spécimen suffise à apporter assez d’informations à Maksim pour lui permettre d’éviter autant les naufrages que les attaques pirates. Et ce n’est pas son caladre qui peut lui donner une idée du relief sous-marin. Le caladre…

    Comme tous les marins du Kelpie sûrement, elle s’est questionnée sur la présence de ce rapace censé être de mauvais présage. Comment peut-on domestiquer pareil oiseau ?

    Comme toi, tu as su apprivoiser une salamandre nory : à force de patience.

    La venimosité des norys peut se contrer en mâchant de la malachiva, une plante aux vertus aussi préventives que curatives. Par contre, Tiss ne connaît aucun remède contre le regard de condamnation des caladres. Elle ignore même s’ils sont réellement capables de guérir certaines maladies.

    Fallait le demander à Maksim, la nargue la voix d’Alstrass. Ça t’aurait permis d’en savoir plus sur lui. Lui et sa pierre de viverne…

    À moins qu’il ne contrôle le rapace grâce à sa pierre, justement ? Elle secoue la tête tout en gagnant son hamac. Elle n’y croit pas. La pierre doit nécessairement contrôler un groupe d’animaux marins, vraiment plus utiles en navigation, où on est aussi souvent en pleine mer que le long des côtes.

    Elle vient à peine de s’allonger que les images se bousculent, la distrayant de sa réflexion. Elle voit défiler diverses espèces de poissons, mais aucune qui lui donne envie de croire que son hypothèse se vérifie. Est-ce parce qu’elle ne trouve rien d’extraordinaire aux gros poissons dorés, aux longues anguilles rougeâtres ou à ce qui ressemble à des sardines argentées ? Elle est insatisfaite, mais aussi déçue. Peut-être qu’elle s’est trompée et que la pierre de viverne n’est pas ensorcelée. Comment savoir ?

    Une semaine plus tard, après que des espèces plus banales les unes que les autres se sont succédé dans son esprit, Tiss ordonne à Dref de revenir aux alentours du Kelpie. La Valadryelle longe les côtes de la Sumadrie depuis l’avant-veille, alors elle ne voit plus l’utilité de cette surveillance discrète : s’il avait pu y avoir du nouveau, ça aurait été à ce moment qu’elle l’aurait vu, non ? Elle soupire, en marchant vers l’antre du coq. Ça fait un bout qu’elle a bavardé avec Yohan, le vieux cuisinier auquel il manque la moitié d’un bras. Elle aime la compagnie de ce bonhomme jovial, au caractère un peu imprévisible. Sa cuisine n’est pas exceptionnelle, mais c’est mieux que de manger uniquement de la viande séchée et des biscuits secs, rappel désagréable de son séjour obligé sur L’Hydre.

    – Hé, Trix ! Qu’est-ce qui t’amène ?

    – Je me demandais si tu avais besoin d’un coup de main pour nettoyer les poissons pêchés ce matin. Il m’a semblé en voir beaucoup…

    – Ben, je ne dirais pas non. Tu sais faire des filets ?

    Elle hoche la tête, se souvenant trop bien de quand Monia le lui a enseigné, pour faciliter le séchage. Des instantanés de sa mère adoptive lui reviennent en mémoire et une certaine tristesse l’envahit, mais elle se ressaisit vite. Un jour, elle la vengera. De la même façon sauvage que Grévec l’a tuée.

    – Tu as un couteau meilleur que le mien pour ça ? Parce que je me vois mal fileter quoi que ce soit avec un poignard !

    Elle s’efforce de sourire, pour oublier le capitaine maudit. C’est une plaie qui ne guérit pas. Elle saisit la lame que lui tend Yohan, s’installe au bout de la table ancrée au centre de la pièce, une morue devant elle. Elle entaille la peau, puis la chair, pour ensuite suivre la colonne jusqu’à la queue. Ce faisant, elle évoque la véritable raison de sa venue dans ce réduit enfumé :

    – Il y a longtemps que tu as quitté la Sumadrie, Yohan ?

    Le vieil homme arrête de touiller sa marmite de fonte pour se tourner vers elle :

    – La première fois ? J’avais dix-huit, dix-neuf ans, je pense. Je ne suis plus certain. Comme je ne suis pas certain de l’âge que j’ai aujourd’hui. Il vient un temps, tu verras, où on cesse de compter. Probablement parce qu’on sait qu’on ne devrait plus être là depuis un moment déjà…

    Tiss lève la tête après avoir retourné son poisson pour fileter l’autre côté. Non, Yohan n’a pas l’air d’avoir trente, quarante ans, avec ses cheveux poivre et sel, ses nombreuses rides et sa démarche plutôt lente, mais il ne donne pas l’impression d’en avoir soixante-dix non plus. À quel âge meurt-on normalement, sur Alstrass ? Elle se rend compte qu’elle ne s’est jamais posé la question. Peut-être parce que la seule personne qu’elle chérissait est morte bien avant d’avoir atteint un âge digne de mention.

    – Tu as failli mourir souvent ?

    La question lui a échappé, mais elle ne regrette pas de l’avoir posée. Elle sait que Yohan a été à bord de L’Hydre par le passé, dans la marine marchande aussi, comme il a fait de la contrebande quelque part entre les deux. Combien de fois a-t-il craint pour sa vie ? Comment s’est-il retrouvé au sein d’un si petit équipage pirate, alors qu’il a côtoyé le plus redouté d’Alstrass ?

    – Je ne t’ai même pas encore répondu pour la Sumadrie que tu as déjà sauté à un autre sujet, rétorque-t-il en riant. Donne-moi une chance…

    Elle lui sourit en entamant son deuxième poisson, une espèce de saumon cette fois, à la chair rosée plutôt que blanche comme celle du précédent.

    – Je ne compte plus les fois où j’ai cru que j’allais y passer, Trix, dit-il, redevenu sérieux. En mer, on ne sait jamais si c’est un sabre, une tempête ou une bête monstrueuse qui nous tuera. Alors on essaie de ne pas trop y penser. Mais je peux te dire que ce n’est pas ça – il lève son moignon vers elle – qui m’a fait le plus craindre pour ma pauvre vie. On survit facilement à ce genre de blessure si la plaie est passée au fer rouge. Non, ma période la plus sombre, je l’ai vécue avec Grévec, quand il cherchait la femme-serpent.

    Un frisson parcourt Tiss. Mais Yohan ne remarque pas son raidissement, les yeux soudain dans le vague. Il revit cette époque.

    – Une vraie obsession qu’il avait, le capitaine, de retrouver cette femme qu’il avait connue plus jeune. On n’a jamais su le fond de l’histoire : comment il avait pu rencontrer une Lamie, ce qui s’était passé entre eux pour qu’il lui en veuille autant, ni comment elle avait pu lui fausser compagnie, alors qu’il a la dégaine si facile… Mais on a traqué la pauvre femme dans les moindres recoins d’Alstrass. On a même rendu visite à une sorcière dans l’espoir qu’elle pourrait nous en dire plus, non seulement sur cette maudite femme-serpent, mais aussi sur les trésors de Sax.

    C’est au tour de Yohan d’être parcouru d’un frisson. Il roule les épaules, visiblement mal à l’aise.

    – Tu as déjà rencontré une sorcière, Trix ? Et ne me dis pas, comme cet imbécile de Tristan, que ça n’existe pas !

    Elle n’a pas le temps de répondre, il enchaîne, catégorique :

    – Je peux te jurer qu’y a rien de plus vrai qu’une sorcière quand tu en croises une. C’est le genre de chose qu’on n’oublie pas. Jamais.

    – Et elle vous a aidés ? veut savoir Tiss, curieuse.

    Elle se souvient de ce que Monia lui a raconté sur Grévec : qu’il avait peur des sorcières. Qu’un marin, Emman, l’avait crainte aussi, elle, dans la cale de L’Hydre, alors que sa mère voulait que tous la croient sorcière et non Kaléïde. Mais ça n’avait fonctionné qu’un temps.

    Le vieil homme ne semble pas l’entendre, ou l’ignore, et continue de raconter son aventure :

    – Palmal, qu’elle s’appelle. Une longue barbe grise et blanche, un nez croche, une bouche aux lèvres pincées dans un visage trop long. Elle est vieille et pas très grande – Yohan accote sa main à hauteur de son épaule, lui qui n’est pas très grand non plus –, mais ce sont ses yeux qui donnent la chair de poule : trop bleus, trop clairs. Comme s’ils voyaient dans ton âme. Brrrr ! fait-il dans un nouveau frisson, plus long, le regard toujours fixe. Et, comme si ce n’était pas assez, elle avait une manticore avec elle. Tu imagines ! ? Une manticore ! Y est même pas censé y avoir de ces bestioles en Estuanie ! Elle a mangé Henry, un gabier qui s’était porté volontaire pour accompagner le capitaine. Après lui avoir arraché la tête avec ses trois rangées de dents. À moi, elle a laissé ça en souvenir…

    Yohan lève sa jambe droite, appuie son pied sur le siège de la seule chaise et retrousse son pantalon. Une vilaine cicatrice apparaît : deux demi-cercles aux bords déchiquetés.

    – Tout ça parce qu’on n’a pas rapporté le paiement à temps. Comme si c’était facile de capturer trois cockatrices pour les enfermer dans des cages de bois, grogne-t-il tout en se remettant sur ses deux jambes. Certain qu’elle était capable de se les attraper elle-même, ces maudits rapaces, en plus…

    Yohan se tourne vers Tiss, une moue écœurée sur les lèvres :

    – Paraît qu’elle exige toujours des bestioles ou des plantes étranges en échange de ses services.

    – C’est comme ça qu’elle doit avoir eu sa manticore, remarque Tiss.

    Yohan acquiesce :

    – Me suis toujours demandé ce qui pouvait bien valoir la peine qu’on trimballe une telle créature d’un continent à l’autre. À part les trésors de Sax…

    Deux fois qu’il mentionne les butins du célèbre pirate, sans jamais aller plus loin, et Tiss n’ose pas trop le questionner, préférant le laisser aller comme il l’entend : elle n’a pas envie qu’il se referme sans rien lui avoir appris d’intéressant.

    – Qu’est-ce que Grévec voulait obtenir de Palmal ?

    Elle espère arriver à mieux cerner l’homme qui a tué Monia.

    – Deux choses. Savoir où se trouve le marécage où s’est réfugié le marin feu follet au courant des secrets de Sax, et avoir une potion qui, si on la verse sur un objet ayant été touché par une personne en particulier, nous guidera jusqu’à elle.

    Troublée, Tiss échappe la sole glissante qu’elle venait de prendre par la queue dans la chaudière de bois. Se pourrait-il que…

    – Et il a eu ce qu’il voulait ? ne peut-elle s’empêcher de demander.

    Elle rattrape le poisson, le dépose à plat sur le comptoir.

    Il n’y a pas deux, mais quatre filets dans celui-là, remarque la voix terre à terre dans sa tête.

    Rien à faire du poisson, on veut savoir si Palmal est responsable de la mort de Monia.

    Et ça changera quoi de le savoir ? C’est quand même Grévec qui l’a tuée, non ? On ne va sûrement pas s’en prendre à Palmal.

    Silence ! leur intime Tiss, exaspérée, alors que Yohan explique :

    – On a eu la potion, mais pas l’info pour le marin feu follet. Parce qu’on est arrivés en retard, justement. À cause de ça, Zarc, un autre marin, a voulu libérer une cockatrice.

    Zarc. Dents Cassées, qu’elle l’avait surnommé. Souvent, il était de ceux qui la surveillaient dans la cale de L’Hydre.

    – Mais Palmal a été plus vite que lui. Elle a protégé la cage pour que personne ne puisse l’ouvrir, puis des dizaines de silhouettes de brume sont montées du sol. On en avait déjà vu sur le sentier jusqu’à sa cabane, mais pas autant, et elles nous avaient juste regardés passer. Là, il y en avait partout, laisse tomber Yohan, un ton plus bas. Et elles se rapprochaient en changeant de couleur, des fois grises, des fois blanches, des fois noires. L’air est devenu glacial d’un coup. Palmal nous a dit de disparaître si on ne voulait pas finir comme elles. Je croyais que le capitaine allait s’opposer, même si on savait tous que c’était inutile. J’avais jamais vu Grévec perdre ou renoncer. Jamais. Mais, quand je me suis tourné vers lui, il était en sueur et presque aussi blanc que les spectres. Il a tourné les talons sans rien dire, et on l’a suivi. C’est là que je me suis fait attaquer. Je m’en suis sorti grâce à Henry et Jef, des collègues qui l’ont payé de leur vie : ils ont été atteints par les dards empoisonnés de la bête tandis que moi, j’ai eu des spectres collés aux fesses jusque sur la plage. Tellement collés que j’avais l’impression qu’ils allaient me rentrer dedans. Je me voyais déjà possédé par un de ces trucs écœurants. Je n’oublierai jamais ça. Pis je me suis juré de débarquer au prochain port. Ce que j’ai fait quelques jours plus tard. À Klémio.

    – Avant que Grévec utilise la potion…, termine Tiss, sans relever la tête.

    Elle ne veut pas que Yohan voie son trouble. Est-ce que, comme elle le croit, ça s’est passé juste avant que le capitaine s’amène sur leur île ?

    – Oui, mais je sais qu’il a réussi. Tu as sûrement déjà entendu parler des deux Kaléïdes que Grévec aurait eues sur L’Hydre, non ?

    Elle sent le regard du cuistot posé sur elle et hoche la tête, soudain nerveuse. Comme si elle pouvait oublier ça ! Mais elle se contient, attend la suite en se concentrant exagérément sur les poissons qui se succèdent sous sa lame.

    – Ben, c’était juste après la virée en Estuanie. Pis je me suis renseigné plus tard, quand toute cette histoire a fait le tour d’Alstrass. Il y avait aussi une Lamie à bord, à ce moment-là. La Lamie que Grévec cherchait depuis des années. Et je mettrais ma main au feu qu’il l’a retrouvée grâce à la potion.

    Tiss sent monter en elle une indescriptible haine pour Palmal, cette sorcière qui a condamné sa mère à mourir et elle-même à être violée. Pourrait-elle la tuer elle aussi ?

    Concentre-toi donc sur Grévec. Sans lui, rien de tout cela ne serait arrivé.

    – Je suis revenu en Sumadrie après ça. J’ai essayé de faire ma vie à terre, mais j’aime trop la mer. Alors, après trois ans, je suis rembarqué. Et là, je me dis qu’il est peut-être temps que je débarque pour de bon. Je n’ai pas envie de revoir Grévec. Pis c’est presque certain qu’il va venir fouiner dans le coin. Il a un don pour flairer tout ce qui concerne Sax et ses trésors, soupire-t-il. Sans compter la grande gueule de Daniel. J’espère que cet imbécile a su tenir sa langue à Ezra.

    En entendant le nom du gabier qui ne l’aimait pas, Tiss appuie trop fort sur la morue qu’elle est en train de fileter, lui brise l’échine et rate, par la même occasion, sa coupe. Elle serre les mâchoires. Depuis des semaines, elle essaie d’éviter de penser à ce marin dont l’absence a été constatée une fois la ville non recommandable laissée derrière. L’homme est-il resté à terre à dessein, ou est-ce autre chose ?

    Elle ne peut toutefois répliquer, interrompue par des voix provenant de derrière les hamacs : des marins s’en viennent. Yohan tend l’oreille, visiblement curieux. Tiss en fait autant, sans lâcher le énième corps gluant qu’elle découpe.

    – Pas d’abordage, pas d’abordage, répète en grognant une voix grave que Tiss associe à Logan, un de la poignée qui ne l’aime pas beaucoup. Et on va faire quoi pour pas s’ennuyer jusqu’au Dikal, tu veux bien me dire ? ! On est des pirates, nom d’une Vouivre ! Faut qu’on pirate quelque chose !

    – Et on mettra le trésor où si on est déjà pleins, tu y as pensé ? On est pas mal mieux de pirater après si on a rien trouvé, s’oppose Éman, le gabier sumadrien.

    Elle a très vite appris à le reconnaître. Parce qu’il a le même nom que le marin de L’Hydre qui avait très peur des sorcières.

    – Ah, parce que tu crois qu’on va trouver quelque chose, toi ? ! T’es ben chanceux, parce que moi, j’y crois pas pantoute. On a même pas de Kaléïde. Pis tout le monde sait qu’on trouve pas de trésors de Sax sans Kaléïde…

    Les voix ne se rapprochent plus, elles sont même moins fortes. Les deux hommes ont-ils rebroussé chemin ? Tiss entend bientôt farfouiller à gauche, de l’autre côté du mur, dans la réserve. On a dû les envoyer chercher du matériel.

    – Si Trix a réussi sur Norbalia, continue le Sumadrien, accompagné de bruits de caisses qui raclent le plancher, je vois pas pourquoi on…

    Mais il est vite interrompu.

    – Y a rien qui nous dit qu’elle a vraiment été sur Norbalia, la rouquine. Elle a peut-être juste eu la main chanceuse en volant chez les riches d’Armoryle. Tu sais comme moi que c’est louche, cette histoire de garde du corps… Prends l’autre bout, moi je vais y aller à reculons. Faudrait pas qu’on déchire la toile… À mon avis, c’est pas un hasard si sa tête s’est retrouvée sur un avis de recherche des Demvim : elle a un don pour attirer les ennuis.

    Les voix se font plus audibles, les pas plus lourds aussi.

    – T’inquiète, Din veille à nos intérêts. J’suis sûr qu’on reviendra les bourses pleines…

    – Ben moi, je te dis qu’on perd notre temps. Ils doivent déjà être des dizaines dans les parages à chercher le moyen d’atteindre le sommet sans crever empoisonnés, alors on va faire quoi, une fois là-bas ? Se mettre en file pour attendre notre tour ? Sans même savoir si on a une vraie chance de récupérer le butin ?

    Ils sont trop loin, la réponse d’Éman se perd. Tiss secoue la tête : elle va devoir surveiller Logan de près.

    – Tu veux toujours que je te parle de la Sumadrie ou tu préfères me dire comment tu vas remettre ce petit prétentieux à sa place ? lui demande Yohan, qui touille une fois de plus sa marmite avant de se mettre à plumer l’espèce de mouette que la vigie a abattue avec son pistolet, un peu plus tôt.

    La viande sera aussi appréciée que le poisson frais.

    – Je ne le crois pas très dangereux, ment Tiss dans un haussement d’épaules. Et l’humilier ne me rendrait pas service, il me haïrait encore plus. Puis, continue-t-elle après une courte pause, quand j’aurai rapporté le trésor, il sera bien obligé d’admettre que je ne frime pas…

    Elle se penche pour prendre le dernier poisson, plus gros que les autres et courbé dans le fond du seau. Elle essaie de l’aplanir quand Yohan, après un hum hum dont elle ne peut dire s’il signifie l’approbation ou l’incrédulité, remarque :

    – Quand est-ce que tu as l’intention de leur avouer qui tu es vraiment ?

    Elle arrête son geste, la main sur la queue qui s’entête à retrousser, arque un sourcil.

    – Et qui suis-je vraiment, d’après toi ?

    Le vieil homme, une poignée de plumes grisâtres dans les mains, la dévisage un instant, un sourire amusé sur les lèvres. Mais son sourire s’efface vite quand il explique :

    – J’ai passé quatre ou cinq ans sur L’Hydre, Trix. Et, tout ce temps, je n’ai pas entendu parler de grand-chose, entre deux abordages, à part de trésors, d’hybrides et de Kaléïdes…

    Il pince les lèvres un instant, puis passe la langue sur ces dernières :

    – C’est moi qui me suis occupé de toi quand tu t’es évanouie après avoir été frappée par un morceau de vergue, dans la tempête : Ron était pris ailleurs. Dès que Nathias t’a déposée dans ton hamac, j’ai vu que tu avais perdu ton œil. Mais ce n’est pas la seule chose que j’ai remarquée en te soulevant le menton pour vérifier, avec la lampe, si tu avais d’autres blessures à la tête ou au cou…

    Tu as aussi découvert que j’avais une membrane au fond des narines, songe aussitôt Tiss. Seul quelqu’un qui sait ce que ça signifie le remarquerait.

    – Assure-toi que ça ne vienne pas aux oreilles des mauvaises personnes, Trix, la prévient-il. Parce qu’y a pas que Daniel qui avait une grande gueule à bord. Et si jamais Grévec s’amène comme je le crains…

    Elle se contente d’acquiescer en silence ; répliquer ou démentir ne servirait à rien, elle le sait. Elle se dépêche plutôt de terminer son poisson, puis nettoie la table à l’eau vinaigrée avant de disparaître sur le pont. Elle a besoin d’air pour réfléchir.

    Tiss se réveille en sursaut, la vision d’un troupeau de kelpies, envoyée par Dref, très nette dans son esprit. Les chevaux marins sont une demi-douzaine, et elle comprend vite qu’ils ne sont pas très loin de la poupe du Kelpie. Le serpent de mer est donc de retour de sa surveillance dans le sillage de La Valadryelle et n’a pas oublié sa mission de repérer les bandes d’animaux marins. Malheureusement, comme ils ne sont pas dans les environs du navire gouverné par Maksim, elle doute qu’il y ait un lien. Elle demande tout de même à Dref de garder un œil sur eux, histoire de savoir s’ils suivront le navire ou ne sont que de passage, parce que ça l’intrigue. La dernière fois qu’elle a pu voir une de ces superbes créatures, c’est la nuit où elle s’est échappée du brigantin de Grévec, huit ans plus tôt. Le garçon, celui qui était fugitif comme elle, en chevauchait un et lui demandait de le suivre. C’était juste avant qu’elle ne soit happée par les eaux tourbillonnantes pour se retrouver sur Hulmia. Hulmia, où elle a été de nouveau prisonnière, mais d’une tout autre façon : là-bas, c’est dans sa tête que ça se passait.

    Elle soupire, cligne des paupières pour s’habituer à la pénombre avant de regarder vers l’écoutille : le jour point à peine. Elle repousse sa couverture, se lève pour monter sur le pont. À cette heure, il n’y aura que la vigie et l’apprenti navigateur dans les parages, et aucun d’eux ne sera en mesure de délaisser son poste pour la questionner sur sa présence matinale.

    Accoudée au bastingage, elle fixe bientôt les vagues, un instant émerveillée par ce qu’elle sait se cacher en dessous. Mais elle chasse vite cette insouciance, se concentre pour voir par les yeux de Dref.

    Les chevaux marins évoluent maintenant de part et d’autre du navire, comme s’ils l’accompagnaient. Autour, aucun autre animal à part son serpent de mer. Pas la moindre trace de poissons, alors que les marins en ont pêché plusieurs la veille. Les avoir filetés lui rappelle la fin de sa conversation avec Yohan. Délaissant la vision de Dref, Tiss soupire de nouveau. Après mûre réflexion, elle n’a pas changé d’avis sur la nécessité de garder ses origines secrètes. Elle ne s’ouvrira que si elle se sent réellement menacée. Et encore ! Peut-être la menace sera-t-elle moindre que le risque d’être ensuite traquée comme une bête. Avoir les chasseurs de primes d’Alstrass aux trousses parce qu’elle a aidé une Kaléïde et une Sphrame à s’échapper est une chose. Admettre qu’elle-même est une de ces créatures en est une autre…

    – Tôt sur le pont, la noire, hé. Tes p’tits secrets t’empêchent de dormir ?…

    Elle sursaute, mais ne se retourne pas : elle a l’habitude des remarques pleines de sous-entendus du second. Dans son cou, Misty gigote, comme chaque fois que Dinar est dans le coin : la salamandre perçoit toujours la nervosité de sa maîtresse. Tiss ne peut cependant s’empêcher de gronder :

    – Pour toi, ce sera toujours Trix et rien que Trix, Dinar. Tâche de t’en souvenir.

    Depuis qu’elle a teint ses cheveux pour ne pas être associée aux avis de recherche, le

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