Vingt jours en Tunisie
Par Ligaran et Paul Arène
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Avis sur Vingt jours en Tunisie
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Aperçu du livre
Vingt jours en Tunisie - Ligaran
EAN : 9782335038316
©Ligaran 2015
Le puits des Sarrazines
–… Les théâtres ne rouvrent pas encore, j’ai quinze ou vingt jours devant moi, je viens d’apprendre que la Goulette est à trente-six heures du fort Saint-Jean, et je m’en vais en Tunisie.
– Bonne idée, au mois d’août !
– Le mois du Ramadan…
– Oui ! avec quarante-deux degrés à l’ombre.
Là-dessus, Marius, qui connaît les États barbaresques pour y avoir placé d’innombrables pelotes de fil au tambour, m’emmena chez un chapelier et me fit acheter un casque blanc en moelle de sureau.
– Maintenant, tu peux marcher. Coiffé comme cela, on se fiche du soleil et l’on est respecté des Arabes.
En attendant, ce casque m’a fort rendu service dans une suprême partie de pêche organisée pour solenniser mes adieux par le brave Rabastoul, un vieil ami à Marius et à moi qui, bien plus loin que Montredon, sur l’aride côte marseillaise, possède un cabanon croulant et délicieusement solitaire.
Une après-midi presque africain déjà, tant à cause de l’enragé soleil que des étonnantes histoires turques dont nous régale Rabastoul.
– « …. Oui, disait-il, vous vous plairez là-bas, très certainement, chez ces braves Turcs de Tunisie ! De tout temps nous avons eu en Provence comme qui dirait un faible pour les Turcs. »
Rabastoul se tut, préoccupé qu’il était de donner le suprême tour de main à la bouillabaisse ; et, pendant un moment, – sous l’abri de roseaux secs où s’entortille une courge en fleurs, dans cette calanque perdue dont le sable est si blanc et l’eau si claire qu’on y voit circuler la dorade, et les oursins avec les langoustes se promener au fond – un silence régna, troublé seulement par les pétarades des pommes de pins s’enflammant, le murmure de la marmite et le glou-glou des rochers creux qui s’emplissent et se dégorgent au lent va-et-vient de la mer.
Puis, quand la bouillabaisse fut à point, et tandis que, dans un nuage de safran, sur la coquille de grande nacre qui sert de plat chez nos pêcheurs, les tranches molles et bien taillées s’imbibaient d’un jus couleur d’or, Rabastoul, s’étant servi avec discrétion les deux moitiés d’une rascasse, recommença, sans perdre un coup de dents ni une lampée de vin, à nous exposer ses idées :
– « … Les Turcs ? de braves gens, en Alger surtout. On fut longtemps amis avec eux, puis, un beau jour, on s’est brouillé. Toujours des histoires de femmes ! »
Et comme je contestais son point de vue historique, lui faisant remarquer qu’après tout les femmes avaient été pour peu de chose dans le coup d’éventail de 1830, dans la déclaration de guerre, le bombardement d’Alger et la prise de la Smala :
– « Il s’agit bien, s’écria Rabastoul, de votre Abd-el-Kader et de Louis-Philippe ? C’est de nous autres que je parle, de nous autres les Provençaux ; et nous avions, de Mounègue jusqu’à Marseille, rompu la paille avec les Turcs pour notre compte, des années et des années avant que votre Louis-Philippe et Abd-el-Kader fussent nés. »
Il y avait, près de l’endroit où nous déjeunions, un puits recouvert d’une tourelle, au bord des flots, presque en pleine grève, d’une eau bonne à boire cependant, et supérieure, tant le seau la remontait glacée, pour y mettre le vin fraîchir.
– « Vous voyez ce puits ? continua Rabastoul, c’est un vieux puits. Des tuiles manquent à son toit que le mistral a épointé, et les pierres en sont rongées par l’air marin et le clair de lune.
Dans les anciens, très anciens temps, ce puits était l’unique puits d’un village qui existait alors et qui n’existe plus sur le coqueluchon du Cap.
De sorte que chaque soir, à la bonne du jour, quand le soleil couchant fait souffler la brise du large, les femmes et les filles descendaient remplir leur cruche au puits et causer autour de choses ou d’autres.
Mais voilà : les Turcs, qui sont des malins, connaissaient cette habitude ; et tous les mois, tous les deux mois, selon les besoins, ils envoyaient une tartane avec des pirates qui, arrivant sans mener bruit, se tenaient cachés tant qu’il fallait, tranquilles leur mât abattu, là-bas derrière cette îlette, et ensuite l’heure venue, se précipitaient vers le puits, poignard aux dents et en poussant des cris sauvages, crevaient les cruches à grands coups de pied, et emportaient femmes et filles par-delà le golfe du Lion dans des capitales barbaresques.
Ceux du village, un peu froissés les premières fois, ne se fâchaient plus maintenant ; vous allez comprendre pour quoi.
D’abord, chacun savait que là-bas les Provençales n’étaient pas à plaindre. Bien traitées, bien nourries, parfumées à l’essence de rose, et habillées de colliers en or, souvent on les nommait sultanes. Tout cela, comme on peut penser, flattait l’amour-propre des familles. Sans compter que, de temps en temps, quand une occasion se présentait, elles écrivaient de belles lettres avec de l’argent turc dedans pour consoler parents ou maris en leur permettant de vivre bourgeois. Ils s’achetaient alors, des olivettes et des vignes. Une fille enlevée, assez jolie, c’était quasiment la fortune….
Et d’autres avantages encore !
Par exemple, si une jeunesse un peu trop coureuse avait, comme une cavale débridée, laissé tomber un fer en route, et que son galant refusât de le ramasser :
– C’est bien, Tistet, j’irai au puits.
– Va au puits, Myette…
Et elle allait au puits, pécaïre ! et les Turcs étaient bien contents.
De même pour les demoiselles sans dot, les veuves qui ne renoncent pas, et les ménagères mal en ménage.
À cette bienheureuse époque on ne connaissait par ici ni femmes séparées ni vieilles filles. Le monde vivait dans le contentement et la concorde. Pas besoin d’huissiers, de juges de paix ou de notaires ! Ces honnêtes brigands de Turcs étaient chargés d’arranger tout.
Bientôt le puits devint célèbre. Toujours quelque femme, quelque fillette rôdait autour, s’attardant, espérant les Turcs. Même à la fin, pour simplifier, les Turcs avaient la politesse d’annoncer leurs coups huit jours à l’avance en hissant à la cime d’un pin le terrible drapeau vert et rouge surmonté d’une tranche de pastèque, qui est le croissant comme chacun sait.
Ce fut alors une vraie foire. Voulez-vous des filles ? en voilà des filles ! Il en venait d’un peu partout, la cruche au bras, sous prétexte de chercher de l’eau. Il en venait de la plaine et de la montagne : d’Arles avec le ruban flottant qui fait si bien contre les joues brunes ; de Nice avec le petit chapeau plat pareil à un champignon blanc ; et des Avignonnaises coiffées de la catalane, et des Marseillaises qui toujours rient, le front encadré de frisons noirs dessous le bonnet en coquille. Ils n’avaient plus assez de barques, les Turcs ! Les Turcs ne savaient plus où donner de la tête.
En ce monde, tout s’use, hélas ! les fils les plus longs ont un bout, et il arriva un moment où l’affaire se gâta. Entre nous, il y eut de la faute des Turcs.
Jamais on ne leur avait rien dit, bien loin de là : tous amis, tous frères. Chacun se faisait un plaisir d’offrir la tournée de muscat quand ils passaient devant une bastide.
Que voulez-vous ? Les gredins abusèrent !
Un jour – ils n’étaient pas venus depuis longtemps – un jour, sur le bleu de la mer, on distingua des voiles blanches :
Les Turcs ! ce doit être les Turcs !…
Grand remue-ménage là-haut. Les plus pressées sautent sur la cruche et dégringolent du côté du puits.
C’étaient bien les Turcs, en effet. Seulement, pour cette fois-là, les Turcs ne venaient pas chercher des femmes. Au contraire ! Il y avait chez eux un trop-plein, et l’idée leur était poussée de nous rapporter en une fois toutes les vieilles, celles qu’ils avaient enlevées vingt ans, trente ans auparavant. Vous voyez d’ici le cadeau !
Ah ! mes amis de Dieu, ce fut une belle bataille. Mon saint homme d’oncle n’avait que cent ans alors qu’il me la raconta. Sitôt qu’on sut de quoi il retournait, avec des fusils et des haches tout le village descendit. On en tua des Turcs et des Turcs ! Le puits fut comblé de corps sans têtes ; et il y avait sur le sable tant de têtes coupées et de turbans que la plage, disent les anciens, ressemblait à un champ de citrouilles. Les Turcs durent se rembarquer, ramenant au pays d’où ils étaient venus leur chargement de vieilles femmes. Et même à partir de ce moment, plus jamais on n’a revu de Turcs !
Comme souvenir de l’évènement, le puits garde encore aujourd’hui le nom de Puits des Sarrazines.
– Parce que, conclut Marius en soulignant d’un verre de vin la fin du récit et de la bouillabaisse, parce que, du temps des arrière-grands-pères, les Turcs, quand ils allaient sur mer, s’appelaient plutôt Sarrazins.
En mer
Le cadran des Accoules marquait six heures du soir. Quelques minutes après, non sans un certain chatouillement intérieur d’orgueil, tempéré, à vrai dire, par de vagues appréhensions de mal de mer, je m’accoudais, dominant les quais et la fourmilière des nouveaux ports, à l’arrière de la Ville de Naples, qui soufflait la vapeur par toutes les bouches de sa machine et carillonnait le départ.
Adieu Marius, adieu Marseille !
Marius n’est déjà plus qu’un point noir. Marseille, au contraire, à mesure que le navire s’éloigne et prend du champ, Marseille avec sa forêt de mâts, ses clochers, ses tours, semble grandir et se hausser sur l’eau. Des collines, invisibles jusque-là, apparaissent derrière les maisons ; et, comme le soleil va plongeant, les longues jetées régulières barrent la mer bleue de lignes rouges. Puis, plus vite qu’elle n’avait grandi, la ville se fit petite ; lointaine déjà, je ne la distinguais plus qu’avec peine, quand, subitement, comme derrière un rideau qu’on tire, elle disparut au tournant d’un cap.
Premier repas à bord, charmant et tout parfumé de sensations nouvelles, dans une de ces magnifiques salles à manger de la Compagnie générale transatlantique, dressées au-dessus du pont comme un château d’arrière, et dont le toit, qui forme terrasse, sert de promenoir aux passagers. Des lustres, un piano, des tapis, des lambris de marbre, avec – ce qui vaut mieux pour l’appétit – l’air de la mer et de la lumière circulant partout librement. Le commandant Baudin, qui préside, prodigue à sa voisine, novice comme moi en fait de navigation et tout enthousiasmée, une foule de renseignements dont je fais sournoisement mon profit. Peu à peu les langues se délient. Tandis qu’à droite un jeune Tunisien me parle de Paris où il vient de passer trois semaines ; tandis qu’à gauche un brave Marseillais, ancien capitaine caboteur, maintenant « retiré dans le commerce », me donne son adresse et me charge de le renseigner à mon retour, puisque je compte aller jusque-là, sur le prix que valent les cornes et onglons à Kairouan ; en