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Pensées, lettres et opuscules divers
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Livre électronique857 pages8 heures

Pensées, lettres et opuscules divers

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "Pascal appartient à ce petit groupe d'hommes qui ont conquis leur immortalité sur la terre ; il diffère de la plupart d'entre eux, si ce n'est de tous, en ce sens qu'il ne l'a pas cherchée et qu'il n'y a même jamais songé. Lorsque, enfant encore, il arrachait à la science ses secrets ; quand, devenu homme, son génie s'élevait à des hauteurs où les autres hommes eussent été pris de vertige, était-il préoccupé d'une pensée de gloire? nullement."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie17 nov. 2015
ISBN9782335095371
Pensées, lettres et opuscules divers

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    Aperçu du livre

    Pensées, lettres et opuscules divers - Ligaran

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    EAN : 9782335095371

    ©Ligaran 2015

    Étude sur Pascal

    I

    Pascal appartient à ce petit groupe d’hommes qui ont conquis leur immortalité sur la terre ; il diffère de la plupart d’entre eux, si ce n’est de tous, en ce sens qu’il ne l’a pas cherchée et qu’il n’y a même jamais songe.

    Lorsque, enfant encore, il arrachait à la science ses secrets ; quand, devenu homme, son génie s’élevait à des hauteurs où les autres hommes eussent été pris de vertige, était-il préoccupé d’une pensée de gloire ? nullement. Jamais esprit ne fut plus détaché de lui-même. L’homme pour lui, c’était l’humanité.

    Son père le destinait aux lettres et l’éloignait des sciences exactes auxquelles il s’appliquait lui-même avec ardeur. Seul, sans livres (ils lui étaient tous cachés), sans autres secours que ceux qu’il trouvait dans sa puissance de volonté et sa confiance en soi, il devina les mathématiques. Ce fut son premier pas, et quel pas de géant ! Dans quel intérêt avait-il ainsi surmené son intelligence ? pour la contraindre à lui obéir ; il essayait sa puissance sur lui-même. Déjà il entrevoyait l’emploi qu’il en allait faire. Il ne tira aucune vanité de sa première victoire ; c’était un précédent auquel il devait rester fidèle. Dans cet enfant, il y avait plus qu’un homme.

    À l’âge où les frivolités tiennent une large place dans l’existence, il cherchait dans son entendement la force de l’entendement de l’homme, c’est-à-dire de l’humanité. Il ne lisait guère que les Essais, fort à la mode en ce temps. Tandis que ce livre d’un profond sceptique lui parlait du néant des sciences, il écrivait son traité des coniques et se disposait à parcourir le cercle des sciences humaines. Le scepticisme de Montaigne, loin de l’ébranler, lui fut un stimulant de courage, et son audacieux génie conçut la hardiesse d’appliquer au monde moral les formules impératives des géomètres, et de l’analyser en quelque sorte avec des ronds et des barres qui avaient à ses yeux une bien autre logique que les mots.

    Il n’eut d’autre précepteur que son père. Sans négliger ses enseignements, il se passait de lui pour apprendre ce qu’il voulait savoir. C’était un père très honnête homme, mais sans tenue dans l’esprit. Montaigne était son auteur favori, et il n’avait pas trouvé mauvais que son fils, qu’il aimait tendrement, cherchât quelques règles dans un livre où lui-même puisait ses principes, sa doctrine, ses jugements, et jusqu’à ses irrésolutions. Il appartenait à cette société de vertueux sceptiques que coudoyaient parfois avec une insolente brutalité les apôtres de l’athéisme. C’était le bon temps des prétendus adorateurs de la matière. On discutait leur absurde théorie, on les prenait au sérieux ; cet honneur leur portait au cerveau et les attachait à ce qu’ils avaient l’air de croire. Le zèle religieux faisait leurs petites affaires, et leur vanité s’en trouvait bien : ils ne songeaient pas au reste. Donc autour de Blaise Pascal florissait l’athéisme, non comme conviction, il faut d’abord accepter ce qu’on veut croire, et la raison ne peut accepter ce que repousse la nature, mais comme entraînement. C’était affaire de mode.

    Le Que sais-je ! de Montaigne l’avait séduit sans le convaincre, nous allions dire sans le corrompre. Tout religieux qu’il était, il prit ce « que sais-je ! » pour point de départ, et voulut dire : je sais !

    Descartes était venu. Ses grands et nobles travaux avaient ouvert une route nouvelle à l’intelligence. En procédant du doute, il avait voulu arriver à l’évidence absolue, et n’avait rencontre qu’une évidence relative. Il avait dit : j’essaye de douter de tout ; je ne puis douter que je doute ; donc je pense, donc je suis ; et, dans un autre ordre d’idées, ma pensée me fait ce que je suis. Elle est finie, imparfaite, faible ou forte, fausse ou vraie, donc je suis fort, faible, impartial et fini. Le fini, l’imparfait, ne peut être un principe : je ne suis donc pas et je ne puis pas être le principe de mon être. Il y a donc au-dessus de moi un principe supérieur, supérieur à moi, supérieur à tout ce qui existe ; c’est la perfection, c’est l’infini. – Ce raisonnement n’était pas nouveau. Socrate et Platon l’avaient fait en termes moins rigoureux, mais Descartes était le premier qui l’eût formulé avec la précision d’une vérité mathématique. Cependant on lui attribua tout le mérite d’une nouveauté, et ce fut un coup de fondre pour le matérialisme.

    Pascal s’initia à cette consolante métaphysique, mais n’en fut pas enthousiaste. Qu’avait-il besoin de cette consolation ! Le sentiment de la Divinité remplissait son âme. Il ne lui convenait pas, à lui géomètre, que Dieu fût traité en proposition. Ses ronds et ses barres, qui voulaient trouver le pourquoi de toutes choses, ne devaient ni aller si loin ni monter si haut. Il n’avait jamais éprouvé le besoin de se créer une méthode pour prouver Dieu. Dieu était pour lui la grande évidence d’où découlent toutes les vérités.

    Descartes avait trouvé Dieu. Pascal l’avait toujours porté en lui. Il n’a jamais dit dans ses sublimes épanchements avec lui-même que l’homme n’eût aucune notion sûre de la Divinité avant le christianisme, mais il a affirmé qu’avant la venue du divin Rédempteur la raison humaine n’avait jamais été puissamment affermie en Dieu, ce qui est bien différent. Quant à la philosophie, prise dans son sens le plus général, il ne la considéra jamais comme la science de la sagesse. Il la connaissait peu d’ailleurs et la jugeait sur les contradictions des faiseurs de systèmes. L’idée d’un Dieu abstrait bouleversait sa raison. Il ne pardonna jamais aux philosophes d’avoir lancé cette idée dans le monde. Sa foi ne se sépara pas des choses de la nature, et l’on peut dire même qu’il la corrobora par l’étude de la nature. Son génie n’a point d’arrière-pensée : il éclaire parce qu’il doit éclairer. Pascal est tout passion cependant, mais passion extérieure et par conséquent impersonnelle. Ennemi déclaré du cartésianisme, qui répugnait aussi bien à ses sensations qu’à ses sentiments, il n’a jamais dénigré Descartes, et s’il ne l’a pas apprécié comme il devait l’être, du moins il en a parlé en termes où se peint son âme brûlée de vérité.

    Dans un écrit intitulé l’Art de Penser, il met Descartes en regard de saint Augustin, et ce passage est du plus grand intérêt :

    « Je voudrais demander, dit-il, à des personnes équitables si ce principe : La matière est dans une incapacité naturelle, invincible de penser, et celui-ci : Je pense, donc je suis, sont en effet les mêmes dans l’esprit de Descartes et dans celui de saint Augustin qui a dit la même chose douze cents ans auparavant.

    En vérité, je suis bien éloigné de dire que Descartes n’en soit pas le véritable auteur, quand même il ne l’aurait appris que dans la lecture de ce grand saint ; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l’aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences, qui prouve la distinction des natures matérielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d’une métaphysique entière, comme Descartes a prétendu faire. »

    Ainsi, Pascal qui n’admet pas que Descartes ait fondé une métaphysique entière, complète et convaincue, reconnaît cependant qu’il a prouvé la distinction des natures spirituelle et corporelle, en se servant de la démonstration qu’avait faite douze cents ans auparavant saint Augustin, pour prouver dans la nature de l’homme l’image de la Trinité divine.

    À son insu, il continuait Descartes. Il n’empruntait rien pourtant à sa métaphysique ; son génie était trop absolu pour ne pas se suffire à lui-même, mais il marchait dans le sillon lumineux qu’avait tracé ce grand homme. Quand Descartes ne doutait plus, Pascal doutait encore. C’est qu’il n’était pas déiste, il était chrétien. Où était le mérite de croire à Dieu ? Il voulait croire en Dieu. Les espaces silencieux de l’abîme l’effrayaient. Il pensait qu’il y avait du divin dans l’homme, et il n’admettait pas que ce divin eût une durée purement terrestre. La religion de Descartes ne satisfaisait pas sa grande soif d’aimer. Il voulait aimer Dieu d’un amour qui égalât celui que Dieu porte à la création. Il lui fallait donc savoir à quel point l’homme était aimé de Dieu. Quel était le but de la création ? Tout se terminait-il par la mort ? Dieu ne pouvait lui répondre. Ce fut à la nature, ce fut au cœur de l’homme qu’il s’adressa. La nature, il ne se contenta pas de l’interroger, il l’attaqua avec ses armes de géomètre. Souvent elles s’émoussèrent, car la nature c’est Dieu dans sa manifestation la plus élevée.

    Il eut des découragements et de terribles défaillances. Il existait alors un dédain de toute chose et même du ciel. C’était une manière peu coûteuse de se mettre en repos avec soi-même. Son puissant génie, sa passion d’aimer ne pouvaient s’accommoder de cette indifférence. Il lui préféra le doute. Le doute devait être pour lui le chemin de la vérité. Combien il souffrit dans cette lutte avec la nature qui devait être et qui fut plus forte que lui ! Elle ne lui fut pas pourtant complètement rebelle. À la vue des sombres terreurs où le jetait la pensée du néant après la vie terrestre, elle lui disait de toute sa puissance d’harmonieux accords : « Il n’y a de néant que dans l’orgueil de l’homme. » Que de fois prenant la leçon pour lui, il se jeta dans les bras de son Créateur, haletant, brisé, fort de su faiblesse, grand par sa foi ! Il ne connut pas d’autres remèdes à ses maux.

    « Nier, croire et douter, sont à l’homme ce que le courir est au cheval, » a dit Pascal dans son étincelante prose. Il n’a pas nié ; il n’a douté que pour mieux croire. Et encore, il faut le dire, ses doutes étaient toujours éclairés d’en haut.

    Dans une lettre qu’il écrivait en 1648 à sa sœur Mme Périer, sa foi victorieuse lui dicta ces admirables conseils :

    « Nous devons nous considérer comme des criminels dans une prison toute remplie des images de leur libérateur et des instructions nécessaires pour sortir de la servitude ; mais il faut avouer qu’on ne peut apercevoir ces saints caractères sans une lumière surnaturelle ; car comme toutes choses parlent de Dieu à ceux qui le connaissent et qu’elles le découvrent à tous ceux qui l’aiment, ces mêmes choses le cachent à tous ceux qui ne le connaissent pas. Aussi l’on voit que dans les ténèbres du monde on les suit par un aveuglement brutal, que l’on s’y attache, et qu’on en fait la dernière fin de ses désirs, ce qu’on ne peut faire sans sacrilège, car il n’y a que Dieu qui doit être la dernière fin, comme lui seul est le principe. »

    À cette époque, il avait, par l’exemple de sa vie, ramené son père, chrétien de tradition, mais froid et dédaigneux adepte du scepticisme, comme tous les esprits forts du temps, aux pratiques assidues du catholicisme. Ses doutés ne sortaient pas de lui-même. Il avait la foi de l’âme ; son insatiable génie cherchait la loi de la raison.

    Ou le voit épris de la nature toute rayonnante de la gloire de Dieu.

    « … Que l’homme, dit-il, contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ; qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers ; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit ; et qu’il s’étonne de ce que ce vaste tour lui-même n’est qu’un point très délicat à l’égard de celui que les astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre : elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables : nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c’est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perd dans cette pensée. »

    La nature dans son inconcevable immensité est donc l’image sensible de Dieu. En ce moment il le croit, et son âme s’illumine comme la nature. L’instant d’après tout s’éteint. C’est qu’il trouvait des sous-entendus dans la nature.

    À certaines heures de sa vie, sa foi, sans être ébranlée, lui demandait plus qu’une évidence morale.

    « Je regarde de toutes parts, disait-il, et ne vois partout qu’obscurité. La nature ne m’offre rien qui ne soit matière de doute et d’inquiétude. Si je n’y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à n’en rien croire ; si je voyais partout les marques d’un Créateur, je reposerais en paix dans la foi… »

    L’affirmation positive, mathématique, absolue, de la Divinité, pourquoi la prétendait-il exiger de la nature qui, dans son action intérieure comme dans l’extérieure, est aux ordres de Dieu ? Pourquoi ne se contentait-il pas de ses divines harmonies ? S’il ne se sentait « pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre les athées les plus endurcis », c’est que dans ces moments-là sa vue se troublait. Mais dans son âme était le remède : c’est là qu’il rencontrait l’affirmation indiscutable, et ses angoisses se reportaient sur le problème de l’autre vie.

    Il ne séparait pas l’idée de la Divinité de l’espérance de la vie éternelle. Il tremblait que Dieu vînt à lui manquer, parce que sans Dieu l’homme ne peut avoir de destinée.

    La nature toujours radieuse lui semblait-elle en contradiction avec les ténèbres qui enveloppent la raison, aussitôt il prenait l’homme à partie, et lui faisait un crime de ces ténèbres. Son inflexible génie convaincu que l’homme porte en soi la notion complète de sa destinée, voulait le forcer à se reconnaître dans l’abîme d’erreurs où il s’était plongé.

    Jamais l’homme n’avait encore subi la volonté d’un maître plus infatigable, plus persévérant, plus insensible même, bien que dirigé par une brusque tendresse qui faisait partie de sa religion. Il le contraignait à découvrir ses plaies et y mettait brutalement le doigt. Personne n’a peint avec plus d’effrayante vérité les misères humaines ; personne n’a plus abaissé l’homme et ne l’a plus exalté ! Écoutons plutôt :

    « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes les choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers… S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. »

    Pascal n’aurait pas écrit cela s’il ne s’était trouvé en présence d’un impétueux courant d’athéisme, menaçant la raison humaine. C’est comme une malédiction, et l’on se sent froid au cœur. Pascal ne maudissait pas. Cette sévérité d’accents n’était pas dans son âme. La flamboyante épée qu’il brandissait d’une main convulsive était celle du bon ange.

    Il y a un autre passage des Pensées qu’on ne peut lire sans épouvante, le voici :

    « Connaissons donc notre portée ; nous sommes quelque chose, et nous ne sommes pas tout. Ce que nous avons d’être nous dérobe la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. Notre intelligence tient, dans l’ordre des choses intelligibles, le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature… Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse, et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous, c’est l’état qui nous est naturel et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ! Notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient. »

    Quelle puissance dans cette parole qui ne discute jamais, nais qui s’affirme dans toute sa force de vérité ! On se sent voguer sur le milieu vaste ; on voit les horizons sans cesse s’élargir, et fuir la rive « d’une fuite éternelle ; » on entend la terre craquer ; on plonge avec stupeur dans la profondeur des abîmes. N’est-ce pas peindre la vie avec les couleurs du désespoir ? Mais Pascal n’a ainsi abaissé l’homme que pour lui mieux faire sentir sa force relative, sa force intelligente. N’a-t-il pas dit :

    « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui : l’univers n’en sait rien. – Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc bien à penser, voilà le principe de la morale. »

    Bien penser, c’est venir à Dieu. Il veut que l’homme vienne à Dieu autant par sa grandeur que par son abaissement, et par cette foi qu’il a trouvée ancrée dans son cœur, et que, malgré les sous-entendus de la nature, il a vue étinceler dans toutes ses manifestations.

    À ce moment de sa vie, Pascal possédait le bien qu’il avait cherché : Dieu, Père éternel, avant créé l’homme pour l’aimer, le suivre et le guider, le secourir par la foi, et ne lui reprendre la vie éternelle que pour lui donner la vie céleste.

    La clarté spéculative la plus vive, la plus permanente, ne le satisfait pas. Il met bien au-dessus la connaissance par le cœur.

    « Quand un homme serait persuadé, dit-il, que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et indépendantes d’une première vérité, en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut. La conduite de Dieu qui dispose toutes choses avec douceur, est de mettre la religion dans l’esprit par les raisons, et dans le cœur par sa grâce. – Ceux qui n’ont pas la foi par sentiment de cœur, nous ne pouvons la leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui-même dans le cœur. »

    Ailleurs, il dit ceci qui est plus concluant encore : « Voilà ce que c’est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Tout homme qui a la foi peut dire : je suis. La foi c’est la grande lumière. Ainsi il avait dépassé Descartes et mis à néant le fameux que sois-je ! de Montaigne qui avait été le point de départ de ses investigations.

    Il ne voulait pas d’autre lumière que la foi, et nous ne saurions dire si ce n’était pas sa raison, et rien que sa raison, qui lui donnait cette prudence. Quand tous les dogmes chrétiens nous seraient présentés comme des vérités de chiffres, quand ces vérités seraient abaissées à l’état d’infériorité où se trouve notre jugement, tout ne serait pas conclu. L’évidence ne serait pas manifeste. Dieu lui-même descendrait jusqu’à nous et nous dirait : me voilà ! notre orgueil aurait encore quelque chose à apprendre. Il voudrait connaître la raison et le principe de la Divinité. En présence du souverain Créateur, le matérialisme subsisterait encore. L’homme en perdant son principal mérite aux yeux de Dieu, n’aurait rien gagné en science certaine, en infaillibilité. Peut-être même serait-il plus misérable.

    La pensée de Pascal était « de foudre », avons-nous lu quelque part ; « elle s’attaqua à Dieu, revint à lui, et le tua. Ce fut en se souvenant de ce nouvel Icare que Goëthe composa Faust. » C’est faux. Entre Faust et Pascal il y a une immensité, et à chaque pas un abîme. Goëthe a voulu renouveler la lutte des deux principes : ce sont les légendes mystiques du Moyen Âge qui l’ont inspiré et qu’il a transportées dans la littérature contemporaine, sans prendre garde à l’anachronisme. Le merveilleux était de mode. Il fallait le génie de Goëthe pour faire accepter complètement son œuvre. Les choses du Moyen Âge ont fait leur temps ; le cercle de l’intelligence s’est agrandi : la raison n’admet plus Dieu vainqueur. Elle proclame Dieu tout-puissant et inattaquable dans son essence et dans les dogmes de la foi. Pascal, homme de foudre comme sa pensée, n’a jamais séparé Dieu du catholicisme pur, c’est-à-dire dégagé de la lourde scolastique. Ses incertitudes, ses doutes lui ont été suscités par la terreur que lui causait le matérialisme, et c’est par eux que s’est exaltée son âme. Chaque fois qu’il est monté à Dieu dans sa fièvre de le mieux connaître, il est revenu des espaces infinis non pas humilié de n’en rien rapporter de plus que ce qu’il savait déjà, non pas abattu, non pas découragé, mais armé d’une foi plus intense. S’il était de plus en plus convaincu de la misère humaine, il était aussi plus fort dans son espérance, et au pied de la croix qu’embrassait son âme se prosternait sa raison.

    Il avait dans le caractère, a dit sa sœur Jacqueline « quelque chose de si impérieux et une humeur si bouillante, qu’il ne crut plus tard pouvoir s’en sauver qu’en se défaisant de sa propre volonté. » Cette révélation point l’homme. Si sa raison lui avait résisté, il se serait défait de sa raison pour mieux croire. Ce sacrifice lui aurait ôté le principal mérite de sa foi. Il avait une raison proportionnée à sa taille. Pendant tout le temps qu’il mit à mourir (sa vie toute remplie de lumières fut une lente mort) il interrogea sa raison, et bien qu’elle se jetât parfois en des écarts où son cœur ne pouvait la suivre, elle était docile à revenir et lui rapportait la force qu’il avait cherchée. C’est donc faire injure à sa raison que d’affirmer qu’il fut foudroyé par le choc en retour de sa pensée.

    II

    On s’est souvent demandé si une étincelle d’amour était entrée dans ce cœur si ardent pour le ciel, et si sec aux choses de ce monde. Et d’abord cette sécheresse est contestable. Elle ne paraissait en effet que par le contraste frappant qu’offrait en lui les attachements ordinaires de la vie avec l’attachement à Dieu.

    Les uns ont cru de bonne foi Pascal réfractaire aux affections tendres. Les autres n’ont osé se prononcer d’une façon aussi absolue : leur opinion sur ce point n’a que la valeur d’un doute. Un savant professeur de Lausanne, qui a fait de fortes études sur Pascal, a avancé qu’il était fait pour aimer en grand, et que « les affections générales pouvaient seules remplir son cœur. »

    Le grand ouvrage qu’il méditait dans les dernières années de sa vie démontre qu’il aima collectivement les hommes autant de sa raison que de son cœur. Dans l’ébauche qu’il nous en a laissée, il est aisé de découvrir qu’il les aima non pas seulement par besoin d’aimer, mais, si l’on peut ainsi dire, de toute la force de la foi qu’il avait dans la destinée humaine. Cela ne prouve pas du tout qu’il fut inaccessible à un sentiment moins vaste, et plus en rapport avec la mission terrestre de l’homme.

    Mieux que personne il était fait pour aimer. La fougue du génie est le côté saillant des organisations ardentes. Il aima donc pour lui-même. Il chercha la félicité dans ce qu’il aima ; il voulut trouver dans l’objet aimé tout ce qui manquait à son cœur. Déjà il était frappé dans les sources de la vie, mais son moi moral dominait et soutenait son être. Il fut aimé. Un abîme s’ouvrit devant lui, qu’il ne put franchir. Son amour alors s’élargit, s’étendit sur l’humanité et monta à Dieu ; et dans cette suprême ascension. Pascal voulut emporter l’âme de la femme aimée qu’il ne lui avait pas été permis d’associer à sa destinée terrestre.

    À cette date, quelques critiques placent ce qu’ils appellent sa seconde conversion.

    Cette expression a pour nous quelque chose de choquant. Peut-on bien dire que Pascal ait eu besoin de se convertir ? N’a-t-il pas toujours trouvé en lui une conviction de cœur sur les dogmes chrétiens, conviction non exclusive du raisonnement, mais qui se fortifiait par le raisonnement, parce que dans ses doutes, dans ses défaillances, Dieu était son refuge ?

    Nous avons recherché sans succès dans les lettres de Jacqueline sa sœur, et dans les Mémoires de Marguerite Périer, sa nièce, les preuves qu’on a invoquées pour mettre à sa charge plusieurs années de dissipation complète où « l’austérité jusque-là si sévère de sa jeunesse ne resta pas à l’abri de toute atteinte. » Rien de semblable n’a été le fruit de nos lectures attentives. Nous avons vu une sœur vouée à Dieu, s’efforçant de ramener un frère chéri tout à Dieu, comme elle ; sa piété exclusive lui connaissant déjà, ou redoutant pour lui un attachement terrestre.

    Port-Royal n’était pas un monastère, c’était plus qu’un monastère ; c’était, ainsi qu’on l’a dit avec raison, immonde dans un monde, s’isolant dans un ascétisme religieux dont la première règle était la renonciation à tout pour Dieu. La condition imposée à chaque néophyte était la rupture avec soi, pour mieux rompre avec le reste. Jacqueline exagérait les exagérations de l’école. Jamais femme n’eut caractère plus viril, et ne se concentra avec plus de véhémence tenace dans sa volonté qui n’était pas la sienne à ses yeux, parce qu’elle croyait la tenir du Ciel. C’était Pascal qui l’avait placée sur la pente de la foi inflexible : aussi ne le séparait-elle pas de sa propre destinée. Pascal, du reste, appartenait à Port-Royal par le cœur, et l’avait bien prouvé. Ne pouvait-elle pas redouter qu’une union terrestre l’enlevât à son Église, non pas née de l’Esprit comme on l’a dit, mais de la foi indomptable se faisant la vérité et la loi.

    Les Mémoires de Marguerite Périer ne nous ont rien révélé de contradictoire à la Vie de son oncle Pascal, écrite par Mme Périer, sa mère. Marguerite ne pouvait mentir par respect lilial, sans se mettre mal avec sa conscience toute pénétrée de religion. Pouvait-elle ne pas dire la vérité, la femme simple et vertueuse qui terminait ainsi l’écrit que lui avait inspiré l’amour des siens :

    « Voilà quelle a été la vie de toutes les personnes de ma famille. Je suis restée seule. Ils sont tous morts dans un amour inébranlable pour la vérité… À Dieu ne plaise que je pense jamais à y manquer ! »

    Nous voulons la croire. Si elle n’a pas tout dit, elle a dit ce qui importait à la vérité. Un doute sur ce point nous paraîtrait une insulte à sa mémoire.

    Il y a un fait prouvé : Pascal, qui s’était une première fois retiré du monde par dégoût, n’y revint pas de lui-même. Les médecins lui prescrivirent ce retour, dans l’intérêt de sa santé. Ils espéraient que les distractions agissant, il « quitterait toute sorte d’application d’esprit. » Mme Périer, avec cette simplicité du cœur qu’on lui connaît, consacre quelques lignes à cet évènement. Si elle avait eu à masquer de compromettantes dissipations, sa tendresse, quelque ingénieuse qu’elle eût été à tourner l’écueil, l’eût assurément laissé deviner. Il n’en est rien :

    « Mon frère, disait-elle, eut de la peine à se rendre à ce conseil, parce qu’il y voyait du danger ; mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui serait possible pour remettre sa santé, et il s’imagina que les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire, et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique, par la miséricorde de Dieu, il se soit toujours exempté de vices, néanmoins comme Dieu l’appelait à une grande perfection, il ne voulut pas l’y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein, comme il s’était autrefois servi de mon frère lorsqu’il avait voulu retirer ma sœur des engagements où elle était dans le monde. »

    Pascal voyait du danger dans le monde, parce qu’il le connaissait bien. Ce n’était pas un danger comme ceux qu’y aurait vus le vulgaire, ou qu’une tendresse exagérée aurait pu y redouter pour lui. Tout ce qu’il ne donnait pas à Dieu était contre Dieu. Voilà sa conviction et sa crainte. Sa sœur Gilberte ne partageait pas ce rigorisme ; Pascal lui-même s’en écarta un peu, car il s’imagina que « les divertissements honnêtes ne pourraient pas lui nuire. » Et s’il ne resta pas dans le monde, c’est que Dieu « l’appelait à une grande perfection. » Sa sœur Jacqueline, son élève, était à ce moment plus passionnée en Dieu qu’il ne l’était lui-même. Les divertissements honnêtes l’effrayaient. Si elle connut l’amour terrestre qui s’empara un instant de son frère, sans le détacher de Dieu, on comprend ses perplexités ; elle dut trembler pour son salut.

    Dans le monde, Pascal n’eut pas de plus grand ami que le duc de Roannez. Cette amitié eut des suites ; et la moins prévue fut le vif attachement de cœur que conçut Pascal pour la sœur du jeune due et pair, presque une enfant. Ceci n’est écrit nulle part ; mais à partir de cette époque, la vie de Pascal est tout illuminée de cet amour. Le duc ne pouvait se passer de son ami ; il lui offrit un appartement dans son hôtel, et lui fit partager sa somptueuse existence. De là cette opinion qui veut que Pascal ait pendant quelques années vécu de dissipations pour son propre compte. Dans ce milieu élégant, frivole, et, faut-il le dire, atteint de cette corruption qui était de mode, s’il fût devenu libertin à l’exemple du chevalier de Méré, sceptique comme Desbarreaux et Miton, qui étaient du cercle du duc, les écrits du temps nous en auraient informé. S’il s’était livré aux courants périlleux que le jeune duc lui-même ne savait pas fuir, celui-ci lui aurait-il voué une affection admirative et même respectueuse ? Et la sœur du duc, cette gracieuse enfant que nous connaissons si peu et qui méritait d’être mieux connue, l’aurait-elle aimé sans espoir d’être à lui ? Certains esprits, qui se représentent Pascal foulant aux pieds tous les sentiments humains et poussé vers le ciel par une égoïste soif de salut, n’admettront pas qu’une passion terrestre ait pu un instant, un seul instant pénétrer dans son âme. Et d’abord l’opinion que nous émettons ici ne nous est pas absolument personnelle. Le savant à qui revient l’honneur d’avoir publié le premier, deux cents ans après la mort de Pascal, le texte original et complet des Pensées, a soupçonné l’existence de cette passion. Mais c’est précisément dans la première phase de cet amour qu’il place, lui aussi, les années de dissipation qu’il lui impute, et dont il voit les traces dans les lettres de Jacqueline et dans les écrits de Marguerite Périer. Nous ne nous expliquons pas qu’un esprit aussi clairvoyant n’ait pas su faire la part de l’inflexible ascétisme de Jacqueline, et se soit mépris sur les bonnes intentions de Marguerite.

    Si Pascal n’eut pas ressenti un vif amour pour Charlotte de Roannez, il n’aurait pas entretenu avec elle une correspondance assidue. Il n’était pas homme à suivre par vanité un commerce épistolaire avec une jeune femme titrée. Il a existé de nombreuses lettres de Charlotte à Pascal, on le sait. Dans quel intérêt les aurait-on anéanties ? Après la mort de Pascal, ses pieux amis, sa sœur Gilberte, voulurent conserver tout ce qu’il avait écrit ; pourquoi n’ont-ils pas respecté ses lettres à Charlotte ? Ils ont impitoyablement détruit tout ce qui se rapportait à cet amour. Les solitaires de Port-Royal, parmi lesquels se trouvait le duc de Roannez, converti par Pascal, ont-ils cru que leur illustre ami perdrait de sa grandeur parmi les Hommes, s’ils le montraient ayant aimé de l’amour humain ? N’est-ce pas plutôt le duc qui demanda et obtint ce sacrifice dans l’intérêt de son nom ? Quelque soin qu’on ait mis à mutiler les lettres de Pascal pour n’en laisser paraître que la partie édifiante, on y retrouve encore quelques traces visibles de son amour. D’un autre côté on n’a pas pris garde que le mysticisme ardent, qui fait le fond de ce qui nous a été transmis, deviendrait une preuve d’amour dès qu’un coin du voile aurait été soulevé. Dans un instant nous reparlerons de ces lettres.

    Tandis que Pascal travaillait à la conversion du duc (il y a loin de là à la vie de dissipation qu’on lui prête), il se trouva que la jeune sœur de ce dernier, nature très passionnée, se laissa envahir et l’aima. Ce sont ces commencements qu’il nous faudrait connaître. En l’absence de documents directs, il est une pièce dans l’œuvre de Pascal, connue depuis vingt années seulement, qui jette un grand jour sur ce côté mystérieux de sa vie. Il l’a intitulée Discours sur les passions de l’amour. En matière de sentiment l’homme trouve en soi sinon le meilleur juge, du moins celui qu’il croit le meilleur. Quand il s’agit de Pascal d’ailleurs, on sait que dans tout ce qu’il écrit c’est son âme qui paraît, comme dans un miroir se reflète notre visage. Mais les hommes ont plusieurs visages, et Pascal n’avait qu’une âme. Aurait-il tracé ces lignes si profondément vraies s’il n’eût jamais aimé ?

    « Un amour ferme et solide commence toujours par l’éloquence d’action ; les yeux y ont la meilleure part. Néanmoins il faut deviner, mais bien deviner.

    Quand deux personnes sont de même sentiment, elles ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l’autre, sans que cette autre l’entende ou qu’elle ose l’entendre. »

    Il y a là tout un ravissant tableau. Charlotte et Pascal sont en scène. Ils s’aiment tous deux. Qui devina ? Qui n’osa entendre ? Bien que Pascal ne ressemblât pas aux autres hommes, la règle ne fut pas changée. Les femmes ont une merveilleuse « ingéniosité » à découvrir qui les aime. Pascal n’osait croire qu’il eût inspiré de l’amour. Et pouvait-il aimer lui-même ? Ce doute était l’aveu de sa faiblesse.

    « Le premier effet de l’amour, c’est d’inspirer un grand respect : l’on a de la vénération pour ce que l’on aime. Il est bien juste : on ne reconnaît rien au monde de grand comme cela. »

    Et plus loin :

    « Les grandes antes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent ; c’est d’un amour violent que je parle : il faut une inondation de passion pour les ébranler et pour les remplir. Mais quand elles commencent à aimer, elles aiment beaucoup mieux. »

    Comment Pascal saurait-il tout cela, s’il ne l’avait éprouvé ? c’est lui-même qu’il examine, ce sont ses sentiments qu’il analyse, et sur ce point si délicat, il juge par sa propre nature de la nature humaine : c’est assurément lui faire beaucoup d’honneur. Il n’y a pas une ligne dans ce morceau qui ne soit de la physiologie transcendante ; et dans chaque mot, c’est lui qu’on retrouve.

    « L’on se demande s’il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L’on ne délibère pas là-dessus, et l’on y est porté, et l’on a le plaisir de se tromper quand on consulte. »

    Cette critique, c’est lui-même qui l’a méritée, et il la généralise. Avant sa propre expérience, il n’avait pas trouvé dans son cœur une réponse très claire et très vive aux questions de cet ordre. C’est après coup l’amour qui a répondu pour son cœur.

    Maintenant c’est sa raison qui va parler. Il ne s’en est jamais séparé, elle a su tout définir, tout analyser, tout ce qui est du domaine de l’entendement. Quelle règle a-t-elle trouvée de l’amour cette raison si sûre d’elle-même par conviction et sans vanité ? Elle a dit :

    « La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion : c’est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu’il aime. »

    Qui avait osé tirer cette déduction de l’esprit ? Et n’est-ce pas une équation nouvelle ? Ainsi, il faut avoir de l’esprit pour aimer. C’est un jour inattendu. La théogonie païenne ne se serait pas écartée à ce point de son sensualisme divinisé ; et, faut-il le dire, la philosophie moderne n’avait pas osé, avant Pascal, subordonner la force de l’amour à la grandeur, à la netteté de l’esprit. Aujourd’hui même cette proposition ferait sourire plus d’un physiologiste qui se croit infaillible, si elle n’était signée de Pascal ; et certains qui l’accepteront par déférence, ne voudront pas y croire ; car l’intelligence légèrement dévoyée tient en trop grande estime la matière.

    Pascal aima Mlle de Roannez comme il savait aimer, comme il pouvait aimer. Il l’aima et il mit une sublime abnégation à l’aimer. Il l’aima d’un amour surnaturel, et son mysticisme de passion aimante pénétra de part en part cette jeune âme.

    Cependant Pascal se laissa un instant dominer par l’égoïsme de l’amour. Et qui oserait lui en faire un crime ?

    Il obéit à la nature, il suivit la pente humaine. Une espérance de bonheur personnel entra dans son cœur. Il voulait, dit sa nièce, acheter une charge et se marier. Marguerite Périer, par respect pour les réserves discrètes de sa mère ne fait aucune allusion à Charlotte de Roannez ; mais un cœur aussi absolu, aussi délicat que celui de Pascal aurait-il pu comprendre deux amours ? N’a-t-il pas dit :

    « L’égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit. »

    Il ne pouvait aimer qu’une fois et pour toute la vie. Ce fut donc Charlotte de Roannez qu’il eut l’espérance d’associer à sa destinée. Ce fut une lueur, un éclair. Les préjugés du temps rendaient cette union irréalisable. Charlotte avait peu de fortune personnelle, et, sous ce rapport, elle n’était, pas un grand parti, mais elle était sœur d’un duc et pair, et Pascal n’avait pas de naissance. Le jeune duc, qui professait pour Pascal une sorte culte, se fût le premier opposé à une mésalliance.

    Charlotte aussi « pensa à se marier », et Marguerite Périer ajoute qu’un homme de qualité la rechercha. C’est bien à cet homme de qualité qu’elle songeait ! Pascal ne régnait-il pas déjà sur son âme ? La gracieuse et charmante enfant, invinciblement on se la représente sous les dehors les plus attrayants, pressentant qu’elle se heurterait à la vanité de race qui ne céderait pas, prit-elle l’héroïque résolution de laisser aller les choses au gré de sa mère qui attachait une idée de bonheur à son établissement sur un bon pied dans le monde, ou plutôt n’eut-elle pas tout d’abord la force de résister ouvertement ? Cette dernière supposition nous paraît la plus vraisemblable. Ne pouvant avoir Pascal pour époux, elle l’eut pour maître. Ce fut de lui qu’elle apprit la vie de l’âme et la sanctification de l’amour terrestre dans son union indissoluble avec l’amour divin. Par la puissance de son amour. Pascal entreprit de la ravir à la terre et de la conduire à Dieu. Sa grande espérance était de la retrouver dans la vie éternelle. Ce qui nous reste de ses lettres nous le fait voir surabondamment. Si le duc de Roannez, devenu un des ascètes de Port-Royal, eût autant connu le cœur humain que le connaissait Pascal, il eût tout anéanti, car il eût compris que dans ce qu’il a laissé de ces lettres se retrouve non pas l’amant de sa sœur, mais plus que son ami. De ces fragments se dégage une odeur de fleurs célestes. Pascal ne se plaint pas ; il est victorieux. L’âme de la jeune fille lui est ouverte, il y verse sa propre vie ; sans doute il en reçoit moins qu’il ne lui donne, mais son bonheur n’est pas si impersonnel qu’on le croit. Il y a d’enivrantes voluptés dans l’union mystique des deux âmes, et l’on ne saurait dire si celle qui est dominée ne les ressent pas avec plus de force.

    « Il est bien assuré, lui dit-il, qu’on ne se détache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entraîne, comme dit saint Augustin ; mais quand on commence à résister et à marcher en s’éloignant, on souffre bien ; le lieu s’étend et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps qui ne se rompt qu’à la mort. »

    C’est ainsi qu’il la conduisait. Dans une autre lettre, il lui écrivait :

    « Je ne crains plus rien pour vous, Dieu merci, et j’ai une espérance admirable. C’est une parole bien consolante que celle de Jésus-Christ : Il sera donné

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