Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Mémoires d'un chasseur
Mémoires d'un chasseur
Mémoires d'un chasseur
Livre électronique802 pages8 heures

Mémoires d'un chasseur

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Dans ces récits qui constituent ses débuts littéraires et lui apportèrent la célébrité, Tourgueniev, arpentant sa campagne natale, raconte les rencontres qu'il fait, propriétaires terriens des environs, fonctionnaires de village, paysans soumis au servage, et ses impressions de la nature qu'il décrit comme nul autre avant lui. « C'est un monde nouveau où vous nous faites pénétrer, écrivait George Sand à l'auteur en 1872, et aucun monument d'histoire ne peut nous révéler la Russie comme ces figures si bien étudiées et ces mœurs si bien vues. »

Cette édition reproduit la traduction intégrale d'Henri Mongault des vingt-quatre récits de l'édition complète de 1874. Elle est augmentée de Moumou et de l'Auberge de grand chemin, et reprend l'iconographie originale de l'édition Bossard de 1929 accompagnée de dessins de Tourgueniev.

EXTRAIT

Une différence ethnique très marquée distingue de ceux d’Orel les gens de Kalouga ; quiconque a eu l’occasion de passer du district de Bolkhov dans celui de Jizdra a dû en être frappé. Petit, voûté, revêche, le regard en dessous, le paysan d’Orel, qui est « à la corvée », gîte dans une misérable cahute de tremble, n’exerce aucun commerce, fait maigre chère, se chausse de tille. Celui de Kalouga, qui est « à la redevance », habite de spacieuses izbas de sapin ; haut de taille, le teint clair, l’œil vif et hardi, il trafique d’huile et de goudron, et porte des bottes le dimanche. Dans la province d’Orel (du moins dans sa partie orientale) les hameaux sont habituellement situés en pleins champs, près d’un bas-fond transformé tant bien que mal en étang boueux. À part quelques osiers prêts à toutes les besognes et deux ou trois maigres bouleaux, on n’aperçoit pas un arbre à une verste4 à la ronde ; les chaumines au toit pourri se tassent l’une contre l’autre... Dans la province de Kalouga au contraire, un bois entoure presque toujours les villages ; les habitations, plus espacées, mieux alignées, sont couvertes en planches ; les portes cochères ferment bien ; la palissade de l’arrière-cour, entretenue avec soin, ôte aux pourceaux vagabonds toute envie d’y pénétrer. Le chasseur est également mieux favorisé.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est un écrivain, romancier, nouvelliste et dramaturge russe né le 28 octobre 1818 à Orel et mort le 22 août 1883 à Bougival. Son nom était autrefois orthographié à tort Tourguénieff ou Tourguéneff.
LangueFrançais
ÉditeurBibliothèque russe et slave
Date de sortie23 mai 2018
ISBN9782371240025
Mémoires d'un chasseur

En savoir plus sur Ivan Tourgueniev

Auteurs associés

Lié à Mémoires d'un chasseur

Livres électroniques liés

Classiques pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Mémoires d'un chasseur

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Mémoires d'un chasseur - Ivan Tourgueniev

    INTRODUCTION

    Je suis attaché à la glèbe, moi.

    (Tourguéniev à Mme Viardot, 1er mai 1848).

    VERS la fin de 1846, le romancier I. I. Panaïev et le poète N. A. Nékrassov assumèrent la direction du Contemporain (Sovrémennik), revue fondée par Pouchkine quelques mois avant sa mort et qui depuis lors avait connu plus d’une vicissitude. Ces deux écrivains étaient aussi des hommes d’affaires : sous leur active impulsion le Sovrémennik allait devenir pour une vingtaine d’années un grand organe littéraire. Le premier cahier de 1847 groupe à son sommaire tous les coryphées de la jeune littérature d’alors : les nouveaux directeurs avaient fait appel au ban et à l’arrière-ban de leurs amis.

    Il y avait parmi ceux-ci un fils de famille qui, depuis quelque cinq ans, s’essayait un peu à tous les genres et égrenait dans la revue rivale, les Annales de la Patrie (Otiétchestvennya Zapiski), scènes dramatiques, nouvelles, comptes rendus, poésies principalement. Rien de bien original dans tout cela : le bon jeune homme cherchait sa voie, imitant tantôt Pouchkine, tantôt Gogol, tantôt Lermontov, ce dernier surtout. Un poème, Paracha (1843), lui avait, il est vrai, valu un article flatteur et l’amitié du grand critique de l’époque, Bélinski ; il n’en demeurait pas moins dans la pénombre littéraire.

    Déçu, il songeait à abandonner la partie : fort amoureux d’ailleurs d’une jeune et déjà illustre cantatrice, Pauline Viardot-Garcia, qui allait devenir, avec la littérature, la grande passion de son existence, il se disposait à la suivre à l’étranger.

    Il se nommait Ivan Serguéiévitch Tourguéniev. Né en 1818 à Orel, c’était le fils de deux propriétaires terriens de cette contrée, mi-Beauce mi-Sologne, où il passa le plus clair de son enfance et qu’il se plaira toujours à décrire. Les Tourguéniev étaient de vieille souche : l’ancêtre, un mourza tatar, avait reçu le baptême dans le XVe siècle. L’enfant perdit son père, Serguéï Pétrovitch (1793-1834), à seize ans ; le romancier nous a laissé dans Premier Amour (1860) un portrait de cet élégant chevalier-garde, don Juan froid, égoïste, jouisseur, soucieux pourtant de ménager les apparences. Il n’ignore pas en effet qu’il ne possède guère en propre que ses avantages physiques et un mince village dans la province de Toula, Tourguénievo, avec une centaine d’âmes. La fortune — 5.000 âmes1 — est du côté de sa femme, Varvara [Barbe] Pétrovna (1787-1850). Et celle-ci n’est pas pour rien une Loutovinov : cette famille ne saurait faire remonter ses origines aussi loin que les Tourguéniev, mais à l’effacement relatif de ceux-ci elle peut opposer la démesure de ses représentants. Ce sont, hommes et femmes, de rudes gens, rapaces, impérieux, fantasques, qui volontiers se placent au-dessus des lois divines et humaines. Leurs rapines, leurs exactions, leurs fredaines ont longtemps rempli de terreur le pays d’Orel. Varvara Pétrovna, qui d’ailleurs a connu une jeunesse pénible, est leur digne héritière : autoritaire, têtue, capricieuse, jalouse, elle fait peser un joug de fer sur ceux qui l’entourent : famille, parasites, domestiques, tenanciers. Ivan n’aurait conservé de son enfance, de cette enfance en grande partie écoulée dans la vaste solitude de Spasskoïé, — province d’Orel, district de Mtsensk — la propriété de sa mère qui deviendra la sienne, que des souvenirs plutôt pénibles, s’il n’avait trouvé autour de lui deux consolations. C’est d’abord le sourire de la nature, dont il deviendra le grand peintre : dans sa vieillesse il évoquera encore pour les convives de Magny « les savoureuses heures de sa jeunesse, les heures où, couché sur l’herbe, il écoutait les bruits de la terre, et les heures passées à l’affût, dans une observation rêveuse de la nature qu’on ne peut rendre ».2 C’est ensuite la conversation de quelques pauvres diables, de manants, de moujiks, qui dans son monde comptent à peine pour des hommes, et qu’il va un jour révéler à ses contemporains émerveillés.

    Mais auparavant, comme tous les jeunes gentilshommes de l’époque, il devra suivre la filière : études à Moscou (1832-35), études à Saint-Pétersbourg (1835-37), études à Berlin agrémentées d’un voyage en Suisse, et en Italie (1838-40), engouement pour Schiller, pour Hegel, pour les belles âmes et les belles phrases, années d’attente à Moscou (1841-42), années de fashion puis de bohème à Pétersbourg, essai de carrière bureaucratique (1842-45) vite interrompu au grand courroux de Varvara Pétrovna qui, outrée de le voir préférer au fonctionnarisme les lettres et... les charmes de Pauline Garcia, le met à la portion congrue, en attendant qu’elle lui coupe tout à fait les vivres.

    Et voici que Panaïev lui demande, comme à tous ses amis, quelques pages pour sa revue : Tourguéniev lui donne une ou deux poésies (Fédia, Le Village) auxquelles il joint un petit récit sans prétention intitulé Khor i Kalinytch (« Le Putois » et Kalinytch). Il semble bien que ni lui ni les éditeurs n’y aient attaché grande importance : en tout cas ceux-ci l’insèrent à une place fort peu en vue dans les Mélanges (Smiès), — où le public, toujours à l’affût de nouveautés, sut pourtant le découvrir. Précaution pour dépister la censure, a-t-on prétendu ; cela me paraît douteux, puisque les récits suivants ont été publiés en bonne place, non sans mutilations, il est vrai. « C’est Panaïev qui, pour inciter le lecteur à l’indulgence, — a soin d’indiquer Tourguéniev dans ses Souvenirs littéraires (1868) — ajouta le sous-titre : Extrait des Mémoires d’un Chasseur ».Or non seulement le lecteur se montra indulgent, mais il se déclara enchanté ; ce conte ou plutôt cet essai, qui mettait en scène deux paysans fort curieux, parut original : les « paysanneries », nous le verrons, étaient alors à la mode. La revue s’enleva rapidement et le nom de l’auteur fut bientôt sur toutes les lèvres.

    Qu’auriez-vous fait à sa place ? Vous auriez exploité votre veine. Il y manqua d’autant moins qu’il devait demander à sa plume de suppléer à la pension supprimée par Varvara Pétrovna. Et d’ailleurs il se sentait attiré vers cette sorte de tableaux : dans le Village, une des deux poésies insérées dans le même cahier que le « Putois », ne dépeignait-il point la douceur des soirs à la campagne, cette heure calme où,

    pensif, on considère les faces des paysans ;

    on les comprend ; on se sent prêt à s’abandonner soi-même

    à leur pauvre et simple existence.

    Dès février, il donne au Contemporain une petite nouvelle, Piotr Pétrovitch Karataïev, qui ne semble pas tout d’abord destinée à la série ; puis au cours de 1847, il envoie d’Allemagne d’abord, de France ensuite, six autres essais :

    Iermolaï et la meunière (Iermolaï i melnitchikha)

    Mon voisin Radilov (Moï socièd Radilov)

    L’« odnodvorets » Ovsiannikov

    Lgov

    publiés dans le tome III, N° 6.

    Le Régisseur (Bourmistr)

    Le Bureau (Kontora)

    publiés dans le tome III, N° 10.

    Le succès s’affirme de plus en plus : dès fin 1847, Nékrassov lui conseille de réunir ces essais en volume ; et, dans sa dernière revue annuelle de la littérature russe (Vzgliad na rousskouiou literatourou 1847 goda), Bélinski, aux portes de la mort, lui donne la consécration de quelques pages louangeuses et l’engage à en écrire « fût-ce des tomes entiers »4.

    Éperonné par cet encouragement, Tourguéniev, alors enfermé le plus souvent dans la thébaïde de Courtavenel, propriété des Viardot près de Rozay-en-Brie, envoie une seconde série, dans laquelle se précise un talent toujours plus mûr :

    L’Eau de framboise (Malinovaïa voda)

    Le Médecin de campagne (Ouïezdnyï liékar)

    Le Loup-garou (Biriouk)

    Lébédiane

    Tatiana Borissovna et son neveu (T. B. i ieio plémiannik)

    La Mort (Smert)

    publiés dans le tome VII, 1848.

    Le Hamlet du district de Stchigry (Gamlet stchigrovskago ouïezda)

    Tchertopkhanov et Nédopiouskine

    La Forêt et la steppe (Liés i step)

    publiés dans le tome XIII, 1849.

    Il intitule ce dernier essai : Épilogue. Dans sa pensée la série est épuisée ; mais, dix-huit mois plus tard, quand il s’est décidé à regagner la Russie (retour qui coïncide avec le décès de sa mère), il donne coup sur coup, outre Deux gentilshommes campagnards (Dva pomiestchika), les quatre meilleures choses qui soient encore sorties de sa plume :

    Les chanteurs (Pievtsy)

    Un rendez-vous (Svidanié)

    publiés dans le tome XXIV, 1850.

    Le Pré Béjine (Béjine loug)

    Kassiane, de la Belle Métcha (Kassiane s Krassivoï-Miétchi)

    publiés dans le tome XXV-VI, 1851.

    Pour des raisons de convenance, car il s’agit d’une histoire vraie, il garde en portefeuille un dernier chef-d’œuvre : Relique vivante (Jivyia mostchi) qu’il ne terminera que beaucoup plus tard (1874). Il joindra cette merveille à l’édition définitive des Mémoires, ainsi que deux autres morceaux :

    La Fin de Tchertopkhanov (Koniets Tchertopkhanova), 1872

    On vient ! (Stoutchit !), 1875.

    Le premier, bien qu’amusant, fait un peu l’effet d’un fond de tiroir ; le second éclaire l’âme paysanne d’une lueur livide qui n’est guère dans la note des précédents essais. L’auteur en avait ébauché quatre autres : l’Allemand-Russe et le partisan des réformes ; l’Avaleur de terre ; le Signalement ; le Guignon. Il les abandonna définitivement : les uns, avoue-t-il à son ami et conseiller littéraire Paul Annenkov dans une lettre datée de 28 octobre-6 novembre 18725, parce qu’ils lui avaient paru sans grand intérêt, les autres parce qu’ils ne pouvaient prétendre à une autorisation de la censure. C’est ainsi que, dans l’Avaleur de terre (Zemléïed), les paysans d’un seigneur, qui chaque année empiétait sur leurs champs, et auquel ils avaient pour cette raison donné ce sobriquet, le mettaient à mort en le forçant à ingurgiter quelques livres de terreau ; « sujet des plus gais, comme vous le voyez » ajoute Tourguéniev. Évidemment la censure n’aurait jamais autorisé ce hardi coup de sonde dans la plaie. D’ailleurs cette couleur violente ne s’harmonisait guère avec la teinte générale — beaucoup moins poussée — du volume ; l’auteur était trop artiste pour ne pas s’en apercevoir. Cette ébauche n’en montre pas moins qu’à un certain moment Tourguéniev a songé à dépeindre « l’autre côté » de l’âme populaire ; et, dans l’édition définitive, « On vient ! » pourrait bien être demeuré comme un « témoin » de cet état d’esprit.

    En 1852, Tourguéniev réunit ses contes sous le titre de Zapiski Okhotnika, (Mémoires, journal, carnet d’un chasseur). C’est le vrai titre de l’œuvre ; j’ai cru bon de le rétablir ici, bien qu’en France elle soit plus connue sous un autre : disons tout de suite pourquoi. Quand, en 1854, Ernest Charrière publia dans la « Bibliothèque des chemins de fer » que venait de lancer Hachette, une première adaptation de l’ouvrage, la France était en guerre avec la Russie. De nombreuses publications, plus tendancieuses les unes que les autres, voyaient le jour : les classes dirigeantes russes y étaient violemment attaquées. Charrière, qui avait séjourné en Russie et possédait une certaine connaissance du pays, crut devoir suivre le mouvement. Cela explique certaines allégations de son Introduction — où tout n’est d’ailleurs pas à négliger — et les fioritures ridicules qu’il ajouta au texte. Et il eut soin de marquer son intention en donnant au livre le titre suggestif suivant : Mémoires d’un seigneur russe ou tableau de la situation actuelle des nobles et des paysans dans les provinces russes, sans nom d’auteur sur la couverture. Quelques années plus tard (1858), il devait traiter les Âmes mortes de Gogol avec une désinvolture encore plus cavalière. En publiant dans la Revue des Deux Mondes (15 juillet 1854) son fameux article : La littérature et le servage en Russie, article qui, avec celui d’Hippolyte Rigault : Variétés. Mémoires d’un seigneur russe (Journal des Débats, 1er et 15 juin 1854), attira sur le jeune Russe l’attention du public européen, Prosper Mérimée reprocha aussitôt à Charrière le changement de titre6 ; mais, chose curieuse, alors qu’il chante pouilles au traducteur pour certaines bévues... qui n’en sont point, il n’aperçoit pas les innombrables bourdes qui s’étalent tout le long de ces quatre cents pages. Tourguéniev, il va sans dire, se montra moins indulgent. Outré du procédé de Charrière, il protesta dans une lettre indignée qu’il adressa au Journal de Saint-Pétesbourg et autorisa M. Delaveau, un Français mieux au courant que Charrière des choses de Russie, à publier une nouvelle traduction des Mémoires. Celle-ci, plutôt fidèle mais fort terne7, parut chez Dentu en 1858. Pour bien se séparer de Charrière, Delaveau intitula sa version Récits d’un Chasseur, et c’est sous ce titre que l’ouvrage a conquis l’admiration du public de langue française. Tourguéniev eut-il part à l’adoption de ce nouveau titre ? C’est possible, et je remarque que c’est justement celui sous lequel Bélinski — par suite sans doute d’un lapsus memoriae — avait signalé les premiers essais dans l’article dont j’ai parlé plus haut. Mais, en admettant que cela soit, Tourguéniev n’aurait agi ainsi que pour faire pièce à Charrière. Le vrai titre voulu par lui est bien Mémoires d’un Chasseur : je le rétablis donc parce qu’il est plus exact et qu’il rend mieux le caractère personnel, « subjectif », de ces pages extraites du Carnet d’un chasseur.

    L’ouvrage parut à Moscou, à l’imprimerie de l’Université, en deux volumes in 8°, de 315 + 311 pages. Le tome 1 comprend les essais I à XI ; le second, les essais XII à XXII. (Ce dernier est l’Épilogue : La Forêt et la steppe ; dans l’édition définitive, il est devenu le XXV par suite de l’adjonction signalée plus haut des Nos XXII à XXIV actuels.)

    Le permis d’imprimer avait été donné par le censeur de Moscou, prince V. Lvov. Mais ces contes qui, paraissant un à un dans une revue, n’avaient pas trop attiré l’attention de la censure, parurent, une fois réunis en volume, assez compromettants, sinon dans leur contenu, du moins dans leur « tendance ». Et puis, les temps se faisaient plus sombres : les dernières années de Nicolas Ier sont tragiques pour l’histoire de la pensée russe. La méfiance des « sphères » fut donc éveillée. Et ce fut bien autre chose lorsque, quelques semaines plus tard, Tourguéniev publia, à propos de la mort de Gogol, une lettre où il appelait l’illustre écrivain « un grand homme » : le censeur de Pétersbourg, comte Moussine-Pouchkine, supprima une appellation qu’il jugeait inconvenante, mais Tourguéniev fit passer sa lettre par le censeur de Moscou, qui n’y trouva rien à redire. La lettre parut dans la Gazette de Moscou (Moskovskia Viédomosti) du 13 mars 1852. C’en était trop. Pour comble de malheur, on intercepta une lettre adressée au slavophile Ivan Aksakov et dans laquelle Tourguéniev flétrissait Moussine-Pouchkine, coupable d’avoir traité Gogol d’écrivain pour antichambre :

    « Cette mort étrange, écrivait-il, est un événement historique qui ne se comprend pas du premier coup. Il y a là un mystère, un effrayant mystère, et celui qui l’élucidera n’y trouvera rien de consolant. Le destin tragique de la Russie met son empreinte sur ceux de ses enfants qui sont le plus près de ses entrailles. Il me semble qu’il est mort parce qu’il a voulu mourir »8.

    Le censeur de Moscou fut cassé ; quant au jeune et irrévérencieux écrivain, on le condamna d’abord à un mois d’arrêts, puis on l’exila dans sa terre de Spasskoïé, où il demeura dix-huit mois (de juin 1852 à fin novembre 1853). C’est ainsi que notre auteur put se persuader — un peu plus tard — qu’il avait fait une œuvre courageuse et non sans danger en publiant ses Zapiski.

    Évidemment Tourguéniev était un adversaire déclaré du servage : dès 1842, il avait présenté à ses chefs du ministère un mémoire sur « l’économie rurale russe et le paysan russe »; tout en observant la réserve de ton imposée par l’époque et par sa situation, il s’y prononçait pour de profondes réformes dans la condition juridique des paysans. Comme bien des jeunes gens d’alors, il avait prononcé son « serment d’Annibal »10. D’ailleurs quand il hérita de Spasskoïé, il n’affranchit que ses serfs domestiques et se contenta de mettre « à la redevance » ceux de ses tenanciers qui préférèrent ce système à celui de « la corvée »11. On le lui reprocha plus tard. Il pouvait sourire de ces attaques : il savait bien que, tant qu’une loi n’aurait pas édicté de sages mesures pour leur sauvegarde, mieux valait pour les paysans avoir affaire à un maître indulgent qu’au bon vouloir des fonctionnaires : dès le premier récit, il a soin de le laisser entendre par la bouche du « Putois », ce porte-parole du bon sens paysan12. Il aurait pu citer plus d’un exemple lamentable, par exemple celui du poète N. P. Ogariov, le bouillant ami d’Herzen, qui avait — pour leur malheur — affranchi tous ses paysans dès qu’il était entré en possession de son héritage. Et quant à lui, il était fondé à se croire un maître plus qu’indulgent. « Un beau jour, se plaisait à raconter son ami V. P. Botkine, Tourguéniev s’en allait dans sa voiture rendre visite pour affaire pressée à un voisin de campagne. Sur le siège se prélassaient deux de ses serfs, l’un cocher, l’autre valet de pied. Tout à coup la voiture s’arrête. « Quelque accident, se dit le maître ; un trait à rattacher sans doute ». Au bout de quelques instants, comme personne ne faisait mine de descendre du siège, mon Tourguéniev se hasarde à mettre le nez à la portière. Et que voit-il ? Les deux gaillards avaient tout simplement entamé une partie de cartes ! Vous croyez peut-être qu’il les attrapa ? Pas le moins du monde. Il attendit tout bonnement que la partie fût terminée ». Quand Botkine racontait l’aventure devant lui, le seigneur de Spaskoïé protestait mollement13.

    Par la suite, il revendiquait hautement — surtout lorsque revenait l’anniversaire de la réforme — le rôle qu’avait joué son livre dans cette grande affaire. Dix ans après l’abolition, il écrit de Saint-Pétersbourg à Mme Viardot, le 19 février-3 mars 1871 :

    « Aujourd’hui étant le jour anniversaire de l’émancipation des paysans, j’ai reçu une invitation au dîner annuel par le comité ayant pris part aux travaux qui ont fait aboutir cette grande réforme. J’ai été le seul invité en dehors des membres du comité, ce qui est un très grand honneur pour moi et le seul de ce genre qui puisse me toucher. Ces messieurs ne se sont pas contentés de cela ; ils ont bu à ma santé ! J’aurais peut-être dû m’y attendre et préparer un speech, mais n’ayant pas eu cette pensée j’ai balbutié, avec mon éloquence ordinaire, quelques paroles inintelligibles... Enfin ils ont pu voir que j’étais ému, car je l’étais en effet, et voilà »14.

    Une grande fierté sonne dans ses lignes, et plus encore dans la déclaration qu’un an plus tard il faisait à ses amis du dîner Magny et qu’Edmond de Goncourt notait dans son Journal en date du 2 mars 1872 :

    « Si j’avais l’orgueil de ces choses, je demanderais qu’on gravât seulement sur mon tombeau ce que mon livre a fait pour l’émancipation des serfs. Oui, je ne demanderais que cela. L’Empereur Alexandre m’a fait dire que la lecture de mon livre a été un des grands motifs de sa détermination »15.

    Dans le troisième article que Mérimée, devenu depuis 185716 l’ami de Tourguéniev, lui consacra en 1868, on trouve déjà cette assertion visiblement inspirée par l’auteur des Mémoires en personne :

    « Je ne crois pas exagérer en disant que ce livre a eu sa part d’influence et sa part considérable dans la grande mesure qui a illustré le règne d’Alexandre II, l’affranchissement des serfs ».

    Un écho de cette phrase retentit encore dans le discours qu’Edmond About prononça aux obsèques du grand Russe auquel il propose d’élever, en guise de tombeau, « une simple stèle, surmontée d’une chaîne rompue »17.

    En réalité l’abolition du servage était chose depuis longtemps décidée dans l’esprit de Nicolas Ier, et l’empereur Alexandre ne fit, en la proclamant, qu’obéir tant à ses convictions personnelles qu’aux ultimes recommandations de son père. Il n’en est pas moins vrai qu’à côté des multiples causes qui déterminèrent ce grand acte les Zapiski préparèrent efficacement le public à le désirer18.

    Mais ce serait une erreur de ne voir dans ce livre qu’une Case de l’oncle Tom russe — avec l’art en plus19. En fait la question du servage n’apparaît que dans onze récits sur vingt-deux : le « Putois » et Kalinytch, P. P. Karataïev, Iermolaï et la meunière, l’Odnodvorets Ovsiannikov, Lgov, le Régisseur, le Bureau, l’Eau de framboise, le Loup-garou, Kassiane de la Belle Métcha, Deux gentilshommes campagnards. Presque tous datent de 1847-48, c’est-à-dire des mois qui ont suivi le départ de l’auteur. Ceux des années suivantes dénotent surtout la nostalgie du pays natal, ce pays qui, comme à Gogol, lui paraît d’autant plus beau qu’il le voit de plus loin. Au retour, l’irritation reprend. Et, parmi ces onze morceaux, trois ou quatre seulement (Karataïev, Iermolaï et la meunière, le Régisseur, l’Eau de framboise) évoquent toutes les hontes de la vieille institution. Encore la tragédie n’est-elle qu’indiquée : c’est un peu plus tard que, suivant, nous allons le voir tout à l’heure, les traces du Grigorovitch d’Antone Goremyka, Tourguéniev traitera le sujet avec une amertume toujours contenue mais une ampleur combien plus dramatique. Moumou et le Relais (Postoialyi dvor), écrits tous deux en 1852, l’un pendant ses arrêts, l’autre au cours de son exil, auraient pu — n’était leur longueur — figurer dans le recueil, qu’ils complètent heureusement, en laissant toutefois une impression plus âpre. Il faut lire ces deux belles nouvelles à la suite des Mémoires, si l’on veut se rendre compte des ravages que ces brûlots ont causé au vaisseau de haut bord qui portait le servage et sa fortune20.

    Deux ou trois mis à part, le ton des « récits de servage » est moins acerbe qu’ironique, voire parfois jovial. C’est ce que vit fort bien le censeur qui fut chargé d’examiner le livre, quand, en 1858, l’auteur voulut en publier une seconde édition. Ce censeur n’était autre qu’un émule de Tourguéniev, le romancier Ivan Gontcharov, que son Histoire ordinaire (1847) — en attendant Oblomov (1859) — avait rendu célèbre. Voici en quels termes Gontcharov présenta la défense du livre :

    « Les Zapiski ne dépeignent nullement avec cruauté les relations entre paysans et propriétaires fonciers : sous ce rapport le livre le cède de beaucoup à tout ce qui a paru en même temps que lui ou plus tard. Bien loin d’exciter ces deux classes l’une contre l’autre, il leur donne, grâce à l’art et au fondu de ses peintures, un caractère de gaieté et de fine ironie à peine saisissable. L’auteur ne se propose nullement d’apitoyer intentionnellement le lecteur sur la condition des paysans vis-à-vis des propriétaires. Il ne parle d’eux qu’incidemment. Il dépeint surtout des personnages typiques appartenant à diverses classes ; il a en vue une représentation poétiquement exacte des caractères... sans la moindre intention affectée de peindre sous un jour favorable les uns plutôt que les autres. »

    La rédaction de ce rapport est assez embarrassée et Gontcharov a dû en peser les termes de manière à obtenir sans trop d’accrocs le permis d’imprimer21. Mais dans son ensemble ce jugement est exact.

    Le livre est, en effet, très varié : encore une fois, il n’a pas à proprement parler pour sujet le village paysan22 ; mais la vie des pomiestchiki, des propriétaires nobles qui vivaient dans leur maison des champs, et y passaient le temps, selon leur goût, à boire et à jouer aux cartes, à courir les filles, à faire valoir leur bien, à s’ennuyer ou bien à chasser sans relâche. C’est parce que lui-même était féru de chasse23 qu’il a eu l’idée de présenter ses tableaux comme autant de souvenirs d’un chasseur qui se promène dans la campagne, dans la plaine et dans la forêt, s’égare même et, à cette occasion, fait la rencontre tantôt de moujiks intéressants, tantôt de hobereaux bizarres ou cruels ou même toqués, bref nous fait avec lui toucher du doigt l’extrême variété de la société provinciale hors des villes24.

    Mais il s’est trouvé que, parmi tant de personnages, ceux qui jouaient le rôle le plus favorable et pour tout dire le plus intéressant étaient des paysans. C’est par là que Tourguéniev a fasciné ses lecteurs. Il leur a en quelque sorte découvert ce village qu’un si grand nombre d’entre eux ne connaissaient que comme un cloaque mal fleurant habité par des êtres hirsutes et idiots25. Par cette découverte du paysan russe, encore que fortement idéalisé26, Tourguéniev a rendu à son pays un grand service.

    Il n’avait pas précisément manqué de modèles. Les « paysanneries » étaient à l’ordre du jour dans toute l’Europe. En 1843 Berthold Auerbach publie ses Récits de la Forêt Noire ; et Tourguéniev, qui nouera plus tard avec lui des relations d’amitié, le reconnaîtra — dans la préface à la traduction du Landhaus am Rhein qu’il donne en 1868 au Messager de l’Europe (Viestnik Iévropy) — pour l’initiateur du genre :

    « On n’a pas encore oublié en Allemagne l’impression que produisirent ses fameux Schwarzwälder Dorfgeschichten parus au commencement des « années quarante ». À cette époque dans tous les pays de l’Europe, la littérature se tournait vers la vie populaire (rappelons-nous George Sand, la Mare au diable, la Petite Fadette... et aussi ce qui se passa chez nous). Cependant l’initiative appartient à Auerbach » (Œuvres complètes, éd. Glazounov, tome X, page 423).

    Puis George Sand — née sur la glèbe elle aussi et dans une province qui à tout prendre ne diffère pas essentiellement du pays que Tourguéniev s’est complu à décrire — inaugure en 1846 par la Mare au diable la série de ses romans champêtres27. En 1847, elle publie François le Champi, et Tourguéniev, qui justement travaille à ses Zapiski, porte sur ce livre — dans une lettre à Mme Viardot datée de Courtavenel, le 17 janvier 1848, — le jugement que voici :

    « Votre mari vous a certainement parlé du nouveau roman de Mme Sand que le Journal des Débats publie dans son feuilleton : François le Champi. C’est fait dans la meilleure manière : simple, vrai, poignant... Elle se plonge avec délices dans la fontaine de Jouvence de l’art naïf et terre-à-terre. Il y a entre autres, tout au commencement de la préface, une description en quelques lignes d’une journée d’automne... C’est merveilleux. Cette femme a le talent de rendre les impressions les plus subtiles, les plus fugitives, d’une manière ferme, claire et compréhensible ; elle sait dessiner jusqu’aux parfums, jusqu’aux moindres bruits... »28.

    Il ne voit qu’un seul reproche à adresser à ce roman : « Elle y entremêle peut-être un peu trop d’expressions de paysan : ça donne de temps en temps un air affecté à son récit. L’art n’est pas un daguerréotype, et un aussi grand maître que Mme Sand pourrait se passer de ces caprices d’artiste un peu blasé ». C’est un défaut que lui non plus n’avait pas su éviter tout d’abord ; mais quand il réunit ses contes en volume, il supprima un bon nombre de ces expressions de terroir ; il dut pourtant en laisser subsister plusieurs, qu’il se vit contraint d’expliquer en note29.

    George Sand restera toujours une des grandes admirations de Tourguéniev. Quand, plus tard, les deux écrivains se seront liés, quand — dans la dédicace d’un court récit, Pierre Bonnin30 — l’auteur de la Petite Fadette aura dit son admiration à celui des Mémoires d’un Chasseur, Tourguéniev hésitera encore à lui dédier le plus beau récit de la série — Relique vivante — craignant qu’il ne fût « trop indigne du grand nom dont il voulait l’orner ». Il regrettera cette hésitation quand, à la lecture de l’œuvre, la bonne dame s’écriera : « Maître, nous devons tous aller à votre école ! » Et l’éloge lui paraîtra « magnifiquement écrasant »31. Il l’était en effet de la part de la femme qui avait écrit, parmi une demi-douzaine de chefs-d’œuvre rustiques, cette Mare au diable, perle entre les perles, opale entre les opales, une des plus divines églogues qu’il y ait en aucune langue — n’en déplaise aux détracteurs de George Sand, car enfin la friperie de ses romans romantiques ne doit point nous voiler la beauté de ses œuvres champêtres. Tourguéniev demeura fidèle jusqu’au dernier jour à celle que, tout ému de sa mort, il appelait « une de nos saintes »32.

    Est-ce à dire qu’Auerbach, que George Sand aient exercé sur le jeune Tourguéniev une influence directe, profonde ? Cela me paraît peu probable, en dépit de certains points de détails que l’on a pu ou que l’on pourra encore relever33. Non, mais des œuvres de ce genre ont certainement renforcé un courant qui se dessinait vers la même époque en Russie. Car, dans son propre pays, l’auteur des Zapiski avait eu des précurseurs qu’il importe de ne pas négliger.

    Le premier est Vladimir Ivanovitch Dahl (1801-1872) lexicographe célèbre — quelque chose comme le Littré russe — qui venait justement (1846) de recueillir en 4 volumes in-8°, sous le titre : Nouvelles, contes et récits du cosaque Louganski, les études de mœurs ou, comme on disait alors, les « essais physiologiques » qu’il publiait un peu partout depuis une quinzaine d’années. Les contes de Dahl nous offrent une sorte de galerie ethnographique de la Russie, galerie dans laquelle prédominent les pomiestchiki et les paysans34 ; il y a aussi quelques « souvenirs de chasseur »35. L’observation y est d’ailleurs parfois superficielle, anecdotique36, la langue souvent artificielle. Tourguéniev leur consacra, dans les Otiétchesvennya Zapiski (1846, tome I), un compte rendu très élogieux, d’où il importe de détacher la phrase suivante :

    « Pour mériter le titre d’écrivain « populaire » dans le sens restreint du mot, il ne faut pas seulement posséder un talent personnel original, il faut encore éprouver de la sympathie pour le peuple, se sentir attiré vers lui, jouir d’un esprit d’observation naïf et bon enfant. À ce point de vue aucun de nos écrivains ne saurait soutenir la comparaison avec Dahl qui connaît l’homme russe comme sa poche, comme ses dix doigts »37.

    Bélinski sera donc fondé à rapprocher des essais de Dahl les PREMIERS Mémoires d’un Chasseur, et les Aksakov n’auront pas tout à fait tort quand ils reprocheront à la langue de ces Mémoires de calquer celles des Récits du cosaque Louganski. Pour le fond comme pour la forme, des essais comme le « Putois » et Kalinytch ou l’Odnodvorets Ovsiannikov relèvent tout droit de Dahl. Dans l’article que je viens de citer, Tourguéniev reproche à celui-ci l’emploi de plaisanteries forcées, d’expressions ampoulées : mais il lui faudra un certain temps pour se débarrasser du même défaut38 qu’il tient de Dahl, et aussi de Gogol, c’est vrai, mais Gogol par certains côtés s’apparente à Dahl, que Bélinski ne plaçait pas dans son admiration très loin de l’auteur des Âmes mortes39.

    D’ailleurs Dahl se montre parfaitement indifférent au servage. Il n’en va pas de même de Dmitri Vassiliévitch Grigorovitch (1822-1899), qui publia, en décembre 1846, dans les Otiétchestvennya Zapiski, le Village (Dérevnia) et en 1847, dans le Sovrémennik, Antoine traîne-misère (Antone Gorémyka), deux belles nouvelles de mœurs populaires que Tourguéniev admira fort. Il appellera plus tard le Village : « la première tentative [c’est lui qui souligne] de rapprochement entre la littérature et la vie populaire, la première en date de nos « Dorfgeschichten »40. Quant à la seconde, il la traite, dès son apparition, d’« admirable nouvelle »41.

    Grigorovitch pousse les choses au noir, il ne refrène pas assez une tendance romantique au mélodrame et à la sensiblerie ; on est tenté de s’écrier avec Mérimée : Ci vuol la scaglia !42 Quelle différence avec la pondération, le sens de la mesure que les critiques se plurent tout de suite à constater chez Tourguéniev. « Quand il peint, écrit H. Rigault, la tyrannie des hobereaux de campagne et la malheureuse condition des serfs, il n’enfle pas la voix, il ne s’attendrit pas, il ne vise pas au pathétique, et ses paroles volontairement contenues vous serrent le cœur et vous font pleurer sur des misères décrites avec une sensibilité, muette mais profonde »43. Grigorovitch appuye là où Tourguéniev laisse entrevoir. Et puis il dépeint surtout le monde extérieur des moujiks et n’ouvre guère d’horizon sur leur vie psychologique. Mais il possède une incontestable vis dramatica ; c’est sans doute la raison pour laquelle, dans son fameux article, après l’avoir lui aussi rapproché de Dahl, Bélinski ajoutait :

    « Cependant le Village et Antoine traîne-misère portent beaucoup plus loin que de simples essais physiologiques. Antoine traîne-misère est plus qu’une nouvelle, c’est un roman, un roman dans lequel tout reste fidèle, tout se rapporte à l’idée fondamentale. Antoine est un personnage tragique : quand on a lu cette touchante histoire, on se sent involontairement envahi par des pensées graves et tristes »44

    On a souvent reproché au grand critique d’avoir ainsi donné la préférence à Grigorovitch sur Tourguéniev. Et cependant cette opinion me paraît parfaitement soutenable. Les deux nouvelles de Grigorovitch sont, malgré leurs défauts, supérieures en puissance aux cinq Zapiski de 1847. Tourguéniev aura tôt fait de rejoindre et de dépasser son émule : les quatre merveilleux récits de 1850-51 et les deux nouvelles de 1852 témoignent d’un art supérieur ; mais Bélinski n’était plus là pour saluer l’épanouissement d’un talent qu’il avait le premier encouragé. Tourguéniev d’ailleurs ne lui gardait pas rancune de ce jugement : il suffit pour en être convaincu de lire le chapitre qu’il lui a réservé dans ses Souvenirs45.

    Il ne sera pas superflu d’ajouter un mot sur l’influence des slavophiles, dont les discussions avec les occidentalistes avaient amené ceux-ci à prêter plus d’attention aux masses populaires. C’est évidemment en occidentaliste que Tourguéniev aborde la question. Il prend position dès le premier récit ; et dès ce premier récit, ainsi que dans deux ou trois autres, il lance quelques pointes aux slavophiles ; mais, quand un long séjour à l’étranger aura éveillé en lui le mal du pays, quand, à son retour, il se sera lié avec les Aksakov, un changement s’opère dans sa manière : il semble faire un pas de plus vers le paysan tel que le voyaient les slavophiles. Ainsi Moumou et le Relais lui valent-ils les compliments des chefs du parti : « Merci de tout cœur, lui écrit Constantin Aksakov ; jusqu’à présent vous ne réussissiez guère le paysan russe »46. Et l’on percevra jusque dans son chef-d’œuvre, Un nid de seigneurs (1859), l’écho des sympathies qu’il éprouvait pour les idées du vieux Serge Aksakov, le patriarche du parti, dont le rapprochait un amour commun pour la terre et la chasse. « Ce n’est pas pour rien que, le 1er mai 1848, après une promenade à Ville d’Avray qui l’a profondément ému, il écrit à Mme Viardot : « Je suis attaché à la glèbe, moi »47.

    La glèbe : voilà le grand mot lâché. C’est cet amour de la glèbe qui donne au livre son parfum si particulier, cette âcre d’odeur d’humus et de forêt. À qui le pratique longuement, il apparaît moins comme une série de tableaux de mœurs que comme le poème de la terre natale. La terre ! Elle ne semble d’abord qu’évoquée en sourdine, uniquement, croit-on, pour servir de cadre commode ; mais, peu à peu, elle s’insinue à travers les phrases, les colloques, jusque dans les notes des chansons, elle empiète sur les récits, elle finit par tout envahir. Suivez la progression depuis le « Putois » ou Iermolaï en passant par Lgov ou l’Eau de framboise jusqu’aux chefs-d’œuvre, le Pré Béjine, Kassiane, le Rendez-vous. Dans ces derniers, les personnages ne sont plus guère que fonction de cette terre ; et dans l’Épilogue, ils se sont entièrement absorbés en elle. Même dans un récit purement « intellectuel » comme le Hamlet, on entend vers la fin son appel dominateur. Flore et faune se confondent : tout comme les champs et les forêts, les steppes et les rivières, bêtes et GENS n’apparaissent plus que comme des accidents du sol natal.

    Cette impression est encore accentuée par un procédé de style qui consiste, dit M. Jules Legras, à « attribuer à des choses ou à des animaux des expressions réservées d’ordinaire, pour le genre humain. Par lui s’introduit avec une infinie délicatesse une sorte d’humanisation de la nature »48. On pourrait peut-être retourner les termes : est-ce la nature qui s’humanise, ou l’humanité qui se naturalise ? En dernière analyse c’est la nature qui est tout : l’homme et la plante, la brute et la pierre ne sont que des ornements de son manteau : il lui arrive de secouer celui-ci avec une « brutale indifférence. Cela n’empêche pas cette scélérate de nature d’être admirablement belle ! »49.

    Puisque je viens de parler de style, j’ajouterai qu’au service d’une noble cause le jeune écrivain apportait un talent littéraire qui devait le classer rapidement — une fois surmontées les influences que j’ai signalées — parmi les maîtres du style russe. Citerai-je ici la fameuse phrase de Vogüé :

    « La langue elle aussi est plus riche50, plus souple, plus moelleuse, telle qu’aucun écrivain ne l’avait encore portée à ce degré d’expression... La phase de Tourguéniev coule, lente et voluptueuse, comme la nappe des grandes rivières russes sous bois, attardée, harmonieuse entre les roseaux, chargée de fleurs flottantes, de nids entraînés, de parfums errants, avec des trouées lumineuses, de longs mirages de ciels et de pays, et soudain reperdue dans des fonds d’ombre ; cette phase s’arrête pour tout recueillir, un bourdonnement d’abeilles, un appel d’oiseau de nuit, un souffle qui passe, caresse et meurt. Les plus fugitifs accords du grand registre de la nature, elle les traduit avec les ressources infinies du clavier russe, les épithètes flexibles, les mots soudés entre eux à la fantaisie du poète, les onomatopées populaires ».

    Je sais bien ce que cette phrase contient d’inexact dans les termes : M. Legras l’a démontré avec une impitoyable vigueur de scalpel ; mais le savant professeur reconnaît lui-même qu’en vertu d’une « magie de l’à peu près » elle suggère, elle exprime « ce qu’il y a d’ondoyant et de charmant » dans la langue des Mémoires51.

    Une remarque personnelle cependant : ces « longs mirages de ciels et de pays » dont parle Vogüé, c’est le plus souvent, je crois bien, à travers les feuilles que l’auteur des Mémoires les aperçoit. Dans ce livre — et c’est peut-être sa plus grande originalité en tant que styliste — Tourguéniev se révèle comme le peintre de la forêt, de l’arbre, de la feuille. Voyez Kassiane, voyez le Rendez-vous, voyez aussi tant d’admirables passages des lettres de cette époque à Mme Viardot52.

    Edmond de Goncourt lui-même qui, après avoir couvert d’éloges Tourguéniev tout au cours de son Journal, change brusquement d’attitude quand il apprend la piètre admiration que le « géant à la douce voix » professait pour son « écriture », le fielleux Goncourt se voit forcé de reconnaître :

    « Oui, c’est un paysagiste, un peintre de dessous de bois très remarquable »53.

    Inégalable, prétendait Taine, qui admirait Tourguéniev au point de voir en lui, me dit-on, le plus grand artiste que le monde ait connu depuis la Grèce, et qui a justement célébré, « le fondu, la délicatesse exquise, le charme poétique et suprême qui font de Tourguéniev le plus accompli des paysagistes »54.

    C’est en effet parce qu’il se double d’un poète que le peintre atteint cette maîtrise. « Si le peintre n’était que peintre, a dit Lamartine, cela serait monotone et fastidieux, mais le peintre est poète dans l’invention et dans la description de ses sujets »55. Il l’est aussi dans la manière dont il traite ses tableaux. Il les enveloppe d’une sorte de brume, de buée diaphane, qui fait songer à Corot, à Ruysdaël, ... et aussi à certains levers de soleil estival sur la steppe russe.

    On comprend que Tolstoï ait pu noter dans son Journal le 27 juillet 1853 : « Je viens de lire les Zapiski de Tourguéniev ; on éprouve vraiment une certaine gêne à écrire après lui ».

    On conçoit aussi que transcrire ce livre en français ne soit pas une tâche facile. Plus d’une fois je me suis senti prêt à l’abandonner. Plusieurs personnes, par bonheur, ont bien voulu m’encourager de leurs conseils. Je leur adresse à toutes un cordial merci et plus particulièrement à trois d’entre elles. M. Jules Legras, professeur à l’Université de Dijon, a bien voulu — comme naguère pour les Âmes mortes — relire ce livre en épreuves, et m’a fait bénéficier — notamment pour la préface — de très précieuses indications. M. Charles Salomon m’a généreusement ouvert les trésors de sa bibliothèque et confié des notes de premier intérêt prises par lui au cours de M. Paul Boyer. Mon cousin Albert Guillais enfin, grand amateur de chasse, de chiens, de chevaux, a eu la patience de vérifier par le menu les termes de cynégétique et d’hippologie qui abondent dans les Mémoires.

    J’ai pris pour texte de base des Nos 1 à 21 et 25 celui de la première édition (Moscou, 1852) et pour les Nos 22 à 24 celui de l’édition Glazounov (Œuvres complètes, Saint-Pétersbourg, 1891, tome I).

    Tout en accompagnant ma version d’un commentaire assez copieux, j’ai eu soin de rejeter celui-ci en fin de chapitres. De cette manière les personnes qui se soucient peu de ces notes ne seront pas distraites dans leur lecture ; mais les chercheurs prendront sans doute plaisir à les parcourir.

    Quant à la traduction elle-même, j’ai tenu à éviter aussi bien l’exubérance de Charrière que le terre-à-terre de Delaveau. Le respect du texte est ici absolu : mais ce respect ne consiste-t-il pas justement, tout en calquant le fond, à faire sentir la forme ? Je me suis donc efforcé de rendre ce style merveilleux, — et cela de la façon la plus simple, la plus unie, dans la langue la moins cherchée, mais aussi française que j’ai pu.

    Je m’estimerais largement payé de ma peine si, sous ce vêtement, les Mémoires d’un Chasseur exhalaient encore un peu de cette « odeur de soleil et de poésie »56 qui poursuit longtemps ceux qui ont eu le bonheur de la respirer dans l’original.

    H. MONGAULT.

    Ermitage de Gif, 15 août 1928.

    P.-S. — J’ai dit plus haut que Prosper Mérimée et Hippolyte Rigault avaient, les premiers, attiré l’attention du public français sur Ivan Tourguéniev. Cela n’est pas tout à fait exact. Un assez bon connaisseur de la Russie, qui publia dans la Revue des Deux Mondes plusieurs études sur les lettres russes, Charles de Saint-Julien, avait, dès le 1er octobre 1851, prononcé le nom du jeune écrivain. Dans le préambule d’un article consacré au comte V. Sologoub, le très curieux auteur du Tarantass57, ce critique bien averti passe en revue l’école de Gogol, « en attendant qu’une plume hautement compétente [entendez Mérimée, dont l’article sur Nicolas Gogol devait paraître dans le même tome, le 15 novembre 1851] apprécie dans la Revue le génie de Gogol ». Après avoir signalé que « deux agréables comédies de M. Tourguénieff, Un Déjeuner chez le maréchal de la noblesse, et la Demoiselle de province58 forment l’appoint du répertoire moderne de la scène russe, qui n’est guère riche », il constate que « le génie russe est essentiellement conteur ». Une brève énumération des jeunes romanciers : Gontcharov, Boutkov, Grigorovitch, se termine par la phrase que voici :

    « Un poète qui, obéissant à la tendance commune, a délaissé l’ode et l’élégie pour le roman, M. Tourguénieff, a montré aussi dans ses nouvelles, dans les Mémoires d’un chasseur entre autres, petite esquisse de mœurs rustiques, un talent plein de distinction. Ce n’est pas un symptôme insignifiant en Russie que ces études sympathiques dont la vie des campagnes est l’objet depuis quelques années. Ces études indiquent les progrès rapides que font dans la partie la plus considérable du monde slave les idées de justice et le sentiment du droit naturel59 ».

    Ainsi donc les Mémoires d’un chasseur étaient loués dans une revue française avant même leur apparition en volume, et, remarquons-le, sous leur véritable titre. Saint-Julien connaissait Mérimée, auquel il passe modestement la plume pour rendre compte des œuvres de Gogol, et dont il rapproche, quelques pages plus loin, « la manière énergique et sobre » de le fermeté de narration propre à Sologoub60. C’est donc par lui que l’auteur de Colomba a eu tout d’abord connaissance du premier chef-d’œuvre de Tourguéniev : en reprochant à Charrière d’avoir modifié le titre du livre61, Mérimée adoptait la traduction préconisée par son confrère de la Revue des Deux Mondes. À tout seigneur, tout honneur.


    1.  Est-il besoin de rappeler qu’au temps du servage la fortune des propriétaires fonciers se calculait par nombre d’âmes c’est-à-dire de serfs mâles, les seuls pour qui le propriétaire payait la capitation ? Je me permets de renvoyer à ma traduction des Âmes mortes de Nicolas Gogol, Paris, Éditions Bossard, 1925.

    2.  Journal des Goncourt, Paris, Charpentier, 1892, tome VI, page 79, 29 avril 1873.

    3.  Œuvres complètes d’I. S. Tourguéniev, éd. Glazounov, Saint-Pétersbourg, 1891, tome X, page 51.

    4.  Œuvres de V. G. Bélinski, éd. F. Pavlenkov, Saint-Pétersbourg, 1896, tome IV, page 638. Bélinski devait mourir quelques mois plus tard (mai 1848) ; il avait passé à l’étranger en compagnie de Tourguéniev une partie de l’été 1847, à la recherche d’une santé déjà fort compromise et que ne purent lui rendre ni les eaux de Salzbrünn, ni le traitement d’un médecin parisien, spécialiste des maladies de poitrine, le Dr Tirat de Malmorou.

    5.  Publiée dans le Rousskoé Obozrénié, 1898, fasc. 5. Cité par N. M. Goutiar dans son Ivan Serguéiévitch Tourguéniev, Iouriev, 1907, page 96.

    6.  « Il est intitulé en russe Mémoires d’un Chasseur, titre modeste que le traducteur a cru devoir changer, je ne sais trop pourquoi, à moins que ce ne soit pour ne pas induire en erreur MM. les sportsmen, qui espéreraient y trouver des renseignements sur les ours et les gelinottes. » Revue des Deux Mondes, 15 juillet 1854, page 184.

    7.  Au reste cette version a peut-être donné satisfaction à l’auteur qui, comme la plupart des Russes, tenait surtout au mot-à-mot, chose pourtant très surprenante de la part d’un tel styliste. On s’en aperçoit en lisant les traductions que rédigèrent sous sa direction Delaveau, Viardot, Durand-Gréville, et même Mérimée, qui lui aussi cherche surtout l’exactitude. À tout prendre, malgré ses contresens, ses coq-à-l’âne, et les pages de son cru, Charrière donne parfois mieux que ses pâles successeurs l’impression du style tourguéniévien.

    Cependant Tourguéniev paraît avoir médiocrement goûté la manière de Delaveau. C’est l’impression qui résulte des témoignages reproduits par Mme S. Chakhmatov, éditrice des lettres de Tourguéniev à Longuinov (Almanach de la Maison de Pouchkine pour 1923, Pétrograd, 1922, page 194). Mme A. I. Golovatchov-Panaïev notamment, qui connut à Paris Tourguéniev et Delaveau, à l’époque où celui-ci traduisait les Zapiski, note dans ses Souvenirs que l’auteur se plaignait des scrupules excessifs du traducteur, de ses demandes incessantes d’explications ; il le traitait de « nigaud » et de « bêta ». Comme ses contemporains, Delaveau ne devait avoir de la langue russe qu’une connaissance plutôt superficielle.

    8.  Souvenirs. Œuvres complètes, tome X, pages 72-77. A. E. Grouzinski : I. S. Tourguéniev, litchnost i tvortchestvo, Moscou, 1918, page 105.

    9.  Publié dans les Propylées russes, tome III, pages 89-100.

    10.  Préface aux Souvenirs. Œuvres complètes, tome X, page 4.

    11.  Cf. infra, la note 2 du « Putois » et Kalinytch.

    12.  Cf. infra, la note 22 du même récit.

    13.  Rousskii Viestnik, 1885. Cité par Goutiar, op. cit. page 168.

    14.  Lettres à Madame Viardot publiées par E. Halpérine-Kaminsky, Paris, Fasquelle, 1907, page 349.

    15.  Journal des Goncourt, Paris, 1891, tome V, page 24.

    16.  Ivan Tourguénef, dans le Moniteur du 25 mai 1868.

    Et non depuis 1847, comme on l’a écrit et répété trop souvent. J’ai démontré avec preuves à l’appui que la rencontre avait eu lieu en février ou au plus tard dans les premiers jours de mars 1857 (Cf. mon article : Mérimée, Beyle et quelques Russes. Destruction d’une légende, in Mercure de France, 1 mars 1928, pages 341-365). À l’époque de son premier article, Mérimée ignorait entièrement son confrère russe.

    17.  Émile Haumant, Ivan Tourguénief, la vie et l’œuvre, Paris, Colin, 1906, page 128.

    18.  Jules Legras, Article Tourguéniev in Grande Encyclopédie, Paris, s. d., tome XXXI, page 237.

    19.  Le célèbre roman antiesclavagiste de Mistress Harriett Beecher Stowe parut justement la même année que les Mémoires d’un Chasseur (1852).

    20.  Ces deux nouvelles figurent en fin de volume, dans la traduction d’Henri Mongault : celle de Moumou parut en 1938 dans Le Monde slave (vol. 15), reprise en 1941 dans le recueil Scènes de la vie rustique, avec L’Auberge de grand chemin [Le Relais]. (N.d.É.)

    21.  Celui-ci fut en effet accordé. On voulut d’abord exiger la suppression de nombreux passages, mais on s’aperçut que l’on venait un peu bien tard, puisque le livre circulait depuis plus de six ans. On se contenta donc de demander une ou deux corrections, assez amusantes pour que je croie devoir les signaler dans mes notes d’après l’ouvrage de M. André Mazon : Un maître du roman russe, Ivan Gontcharov, Paris, Champion, 1914. La seconde édition des Zapiski parut en 1859 à Saint-Pétersbourg, chez K. Voulf, en deux tomes de 316 + 312 pages. L’imprimatur est donné par Gontcharov.

    22.  Charrière avait indiqué cela dans son Introduction et Émile Hennequin a eu raison d’écrire : « Quoique M. Tourguéniev ait fait tout un livre de scènes rustiques, il est impossible d’en extraire une somme d’idées générales concordantes sur le paysan russe ». Écrivains francisés, Paris, Perrin, 1889, page 95.

    23.  Sur Tourguéniev chasseur, cf. infra, la note 5 du « Putois » et Kalinytch.

    24.  C’est ce qu’avait bien vu Mérimée — à part une supposition erronée sur les goûts de l’auteur qui « selon toute apparence n’est point un Nemrod » — dès son premier article sur les Mémoires d’un chasseur : « M. Tourghenief donc, costumé en chasseur, va de village en village à la poursuite d’un gibier dont il ne paraît pas se soucier beaucoup ; mais chemin faisant il rencontre des gens de toutes les classes, de tous les caractères, qu’il aime à faire jaser ; il décrit leurs façons, leurs gestes, attrape quelque chose de leur histoire, puis il poursuit sa chasse en laissant à son lecteur le soin de commenter et de conclure. Les vingt-deux chapitres de ce petit livre n’ont aucune liaison l’un avec l’autre, ils n’ont qu’un rapport de forme, qui, à vrai dire, manque un peu de variété... Ce sont vingt-deux petits tableaux de genre, encadrés à peu près uniformément, mais habilement variés de composition et de couleur, tous très finement travaillés, parfois avec un peu de minutie ; leur ensemble, dit-on, donne une idée assez exacte de l’état social de la Russie » (Revue des Deux Mondes, 15 juin 1854, page 184).

    25.  « Depuis longtemps, écrit P. V. Annenkov dans ses Souvenirs, nos écrivains et nos esprits cultivés ne se représentaient plus le peuple comme une collection d’individus privés de droits civils et voués à servir les intérêts d’autrui, mais ils voyaient toujours en lui une masse sauvage incapable de penser et de réfléchir à part soi » (Vospominania i krititcheskie otcherki, tome III, page 123).

    26.  Tourguéniev était d’un autre avis, si j’en crois ce passage du troisième article que lui consacra Mérimée et qui, je l’ai dit plus haut, reflète les idées du romancier lui-même. « Le moujik n’est pas flatté et l’auteur nous le montre avec ses mauvais instincts, aussi bien qu’avec les qualités qui le distinguent. « Le paysan russe est un mélange singulier de bonhomie et de ruse, d’entêtement et d’obéissance, d’humilité et de confiance en soi-même. La patience et la résignation sont ses principales vertus, le mensonge et la fourberie ses vices dominants, soit qu’il les tienne de la nature, soit que l’esclavage le lui ait donnés. » — Soit, mais dans les Mémoires les coquins n’apparaissent guère : c’est à peine si l’on aperçoit à l’arrière-plan quelques figures inquiétantes.

    27.  Dans son étude précitée sur Tourguéniev, M. A. E. Grouzinski prétend que notre auteur « ayant passé en Russie l’année 1846, n’a pu de facto connaître la Mare au diable avant d’écrire le Putois et Kalinytch. J’avoue ne pas très bien saisir le raisonnement du pénétrant critique. L’engouement pour George Sand était prodigieux en Russie. Cet engouement allait, il est vrai, à la romancière « émancipatrice », mais il y avait déjà des « paysanneries » dans Valentine (1832) et dans Mauprat (1837) ; il y en avait plus encore dans le Meunier d’Angibault et le Péché de M. Antoine (1845) et surtout dans Jeanne (1844), le véritable premier roman champêtre de Mme Sand. Ce livre fut très remarqué en Russie et, si nous l’avons un peu oublié, la critique russe continue à en faire grand cas. Je renvoie à l’ouvrage monumental de Vladimir Karénine (Mme Komarov) : George Sand, sa vie et ses œuvres, Paris, Plon, 1912, tome III, chapitre VII. — Notons que la Mare au Diable, publiée dans l’Époque en 1846, avait été écrite en 1844.

    28.  Lettres à Madame Viardot, page 40. — Voici le passage auquel Tourguéniev fait allusion :

    « Nous revenions de la promenade, R... et moi, au clair de la lune, qui argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C’était une soirée d’automne tiède et doucement voilée ; nous remarquions la sonorité de l’air dans cette saison et je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu’à l’approche du lourd sommeil de l’hiver chaque être et chaque chose s’arrangent furtivement pour jouir d’un reste de vie et d’animation avant l’engourdissement fatal de la gelée : et, comme s’ils voulaient tromper la marche du temps, comme s’ils craignaient d’être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fête, les êtres et les choses de la nature procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses nocturnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l’été. L’insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète ; mais tout aussitôt il s’interrompt, et va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d’exhaler un dernier parfum, d’autant plus suave qu’il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n’osent frémir au souffle de l’air, et les troupeaux passent en silence sans cris d’amour ou de combat. » François le Champi, Journal des Débats, 31 décembre 1847.

    Il est curieux de rapprocher cette page de certaines descriptions des Mémoires d’un chasseur.

    29.  Il va sans dire que la plupart de ces notes n’ont pas trouvé place dans la présente édition, bon nombre de provincialismes russes ne pouvant être rendus que par des termes du français courant.

    30.  Impressions et Souvenirs. Pierre Bonnin. — Publié dans le Temps, 30 octobre 1872. Certains traits de Pierre Bonnin rappellent ceux de Kassiane, tout comme celui-ci fait songer au Patience de Mauprat et au Cadoche du Meunier d’Angibault. Influence ? Je ne le crois guère. À quelque pays qu’elles appartiennent, les âmes populaires sont proches les unes des autres.

    On me saura peut-être gré d’extraire de la collection du Temps, où elle demeure enfouie jusqu’à présent, la dédicace en question :

    « À Ivan Tourguéneff. — En retrouvant dans mes tiroirs cette chétive étude d’un personnage ignoré, mort il y a plusieurs années, je me suis demandée si elle méritait de paraître. J’étais sous le charme de cette vaste galerie de portraits d’après nature que vous avez publiée sous le titre de Mémoires d’un seigneur russe. [George Sand ne connaissait donc que la traduction Charrière, ce qui n’a pas dû faire plaisir à Tourguéniev.] Quelle peinture de maître ! comme on les voit, comme on les entend et les connaît tous ces paysans du Nord, encore serfs à l’époque où vous les décrivez, et tous ces campagnards bourgeois ou gentilshommes avec lesquels une rencontre de peu d’instants, quelques paroles échangées vous ont suffi

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1