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Soukhodol
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Livre électronique252 pages3 heures

Soukhodol

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À propos de ce livre électronique

Ce volume contient Le Calice de la vie, Rupture, Le Berger, Sur le bord de la route et Soukhodol [Au pays des morts].

Traduction de Maurice Parijanine, 1923.

EXTRAIT

Il y a trente ans de cela, quand la petite ville de Stréletzk, chef-lieu de canton, était plus simple d’aspect et plus spacieuse qu’aujourd’hui, le séminariste Kir Iordansky, fils d’un chantre, s’éprit, en vacances, de la fille d’un prêtre retraité, nommée Sania Diespérova, que courtisait déjà, — histoire de passer le temps, — un certain Sélikhov, employé du consistoire en congé. Sania se montrait particulièrement insouciante et, sans motif, heureuse en cet été-là ; chaque soir, elle allait en promenade au jardin municipal ou bien au bosquet du cimetière ; elle portait un costume brodé de vives couleurs, un large nœud de soie rouge au bout de sa grosse natte d’un blond fauve ; et, sentant qu’elle était belle, qu’elle attirait l’attention, elle chantonnait et renversait la tête.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ivan Bounine, né à Voronèje en 1870, était célèbre quand la révolution de 1917 lui fit prendre le chemin de l’exil. Installé en France de 1920 à sa mort en 1953, il fut le premier écrivain russe à obtenir le Prix Nobel de littérature, en 1933.
LangueFrançais
Date de sortie23 mai 2018
ISBN9782371240889
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    Aperçu du livre

    Soukhodol - Ivan Bounine

    (1901)

    LE CALICE DE LA VIE

    Чаша жизни — 1913

    I

    IL y a trente ans de cela, quand la petite ville de Stréletzk, chef-lieu de canton, était plus simple d’aspect et plus spacieuse qu’aujourd’hui, le séminariste Kir Iordansky, fils d’un chantre, s’éprit, en vacances, de la fille d’un prêtre retraité, nommée Sania Diespérova, que courtisait déjà, — histoire de passer le temps, — un certain Sélikhov, employé du consistoire en congé. Sania se montrait particulièrement insouciante et, sans motif, heureuse en cet été-là ; chaque soir, elle allait en promenade au jardin municipal ou bien au bosquet du cimetière ; elle portait un costume brodé de vives couleurs, un large nœud de soie rouge au bout de sa grosse natte d’un blond fauve ; et, sentant qu’elle était belle, qu’elle attirait l’attention, elle chantonnait et renversait la tête. De tous ses adorateurs, Iordansky seul lui plaisait. Et c’était aussi le seul qu’elle craignît. Il effrayait Sania par son amour silencieux, par le feu de ses yeux noirs, par les bleuâtres reflets de sa chevelure ; elle s’empourprait toute lorsqu’elle rencontrait son regard et, se donnant des airs de hautaine fierté, feignait de point l’apercevoir. En présence de Sélikhov, elle se sentait plus à l’aise. Celui-ci, du moins, était un gandin de province, de tous le plus aimable, qui divertissait les compagnes de Sania, spirituel et prompt à la repartie, impertinent aussi lorsqu’il jouait de sa badine et, tout petit qu’il était, considérait de haut son rival. Le vieux prêtre, de son côté, trouvait du charme en Sélikhov, jeune homme, selon lui, sérieux et entendu, bien différent du séminariste rustaud et besogneux. Et voilà qu’en un soir de juillet, toute la ville était dehors, flânant en voiture ou à pied ; — au bout de la rue Longue, le soleil se couchait dans la poussière d’or soulevée par un troupeau : et Sania marchait vers le bosquet du cimetière, au bras de Sélikhov, et derrière eux, parmi les compagnes de la jeune fille, s’avançait le taciturne Iordansky, — et Gorizontov, séminariste lui aussi, géant d’allure dégingandée, roulait une sourde basse : et Sélikhov, leur jetant d’abord par-dessus son épaule un coup d’œil dédaigneux, se pencha tout à coup vers le visage de Sania, lui pressa tendrement la main et dit à mi-voix :

    — Mon désir serait que cette menotte m’appartienne à tout jamais, Alexandra Vassilievna1.

    II

    Durant trente années, Iordansky et Sélikhov évitèrent de se rencontrer, ne se virent presque jamais et ne s’oublièrent pas un seul instant. Chacun d’eux employa tous ses moyens à surpasser son rival en notoriété, en fortune et en considération. Depuis des temps et des temps, ils vivaient tous deux à Stréletzk et, dans cette compétition, ils connurent bien des succès. Iordansky devint protoiéreï (prêtre-doyen) et fit l’admiration du canton par son esprit, son austérité et son savoir. Sélikhov s’enrichit et se rendit fameux comme impitoyable usurier. Iordansky acheta une maison dans la rue aux Sables. Sélikhov ne lui céda pas sur ce point : pour dépiter son concurrent, il fit les frais d’une maison deux fois plus grande, située juste à côté de celle du prêtre. Lorsqu’ils se rencontraient, ils ne se saluaient pas, ils se donnaient même l’air de n’avoir aucun souvenir l’un de l’autre ; mais leur pensée perpétuelle s’adressait au voisin, ils vivaient tous deux de leur mutuel mépris. Ils méprisaient aussi leurs femmes, ils les traitaient avec dédain, Iordansky, dans la dixième année de son existence conjugale, perdit avec une parfaite indifférence une épouse qui n’était pas belle. Sélikhov n’échangeait presque jamais une parole avec Alexandra Vassilievna. Peu de temps après leur mariage, il la surprit un jour tout en larmes : elle portait son costume brodé, une natte de cheveux tressés à la vierge, elle se tenait devant la commode de sa chambre à coucher, devant son coffret de mariage ouvert où se trouvaient des photographies, — entre autres celle d’Iordansky, — et elle poudrait son visage bouffi, et se mordait les lèvres, pressentant un nouvel accès de larmes. Il savait qu’elle pleurait sa jeunesse, l’heureux été qu’elle avait vécu et qui n’arrive qu’une seule fois dans l’existence de toute jeune fille, — il savait qu’il ne s’agissait pas d’Iordansky. Mais il ne put lui pardonner ces larmes. Et toujours, toute sa vie, il se montra jaloux du P. Kir, étant, en sa vanité, susceptible comme le sont tous les petits hommes. Et l’autre, toute sa vie, éprouva pour elle une lourde et froide rancune. Et les jours suivirent les jours, les années succédèrent aux années ; et Alexandra Vassilievna ne garda qu’une seule pensée, qu’un rêve, le rêve d’avoir une maison.

    III

    Elle était déjà débile, un peu corpulente et encline aux pleurs, à la mélancolie. Sélikhov, lui aussi, avait vieilli. Mais il se taisait avec obstination sur ses volontés testamentaires. Soignant sa mise, calme d’allure et lymphatique, portant un costume marron sans la moindre moucheture, un peu voûté et enfonçant les doigts glacés de ses mains tremblantes dans les poches de son pantalon, taillées transversalement en dépit de la mode, il allait et venait dans les pièces propres et vides de son appartement, au milieu des meubles couverts de housses, et méditait des plans mystérieux, et cela d’un air sarcastique. Sa vie s’était écoulée, toute la colère que lui avait inspirée jadis la sottise humaine était passée, — il ne sentait plus en lui que du mépris. Il se desséchait et se ratatinait ; d’une façon de plus en plus nonchalante, il tirait son pince-nez à monture d’or pour l’approcher de son nez, quand il examinait les objets que des emprunteurs venaient déposer chez lui, et il s’attardait de moins en moins à cet examen : il connaissait la valeur de toutes choses maintenant ! Il avait acheté sa maison à un propriétaire noble, — une vieille bâtisse, décorée de colonnes en bois, entourée d’un jardin. Par bonheur, cette maison lui convint à merveille. Lorsque, au dehors, dans une buée glaciale, le soleil rougissait, — il faisait chaud dans la maison. Lorsque, au dehors, la chaleur estivale s’appesantissait, — il faisait frais dans la maison et, à cette fraîcheur, se mêlait un paisible relent de naphtaline. En été, de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi, les feux du jour tombaient justement sur le côté de la rue où se dressait la maison ; mais les doubles châssis des fenêtres, qui ne servent habituellement qu’en hiver, n’étant jamais enlevés chez lui, sauvaient la situation. D’un bout à l’autre, la maison vibrait et bourdonnait de son lustre et de ses lampes lorsque, au galop, des voitures passaient, venant de la gare ou bien s’y rendant. Les équipages soulevaient un nuage de poussière roussâtre qui couvrait tous les toits, tous les murs et les croisées de la rue aux Sables. Mais Sélikhov ne mettait jamais le pied dans la rue. Errant dans ses chambres, il méditait son testament et le modifiait continuellement. Cependant, Alexandra Vassilievna restait assise dans sa chambre à coucher, dont les fenêtres donnaient sur la cour, et tricotait des bas. Elle songeait au passé, à l’avenir, et, parfois, par habitude, sans lâcher son travail, se mettait à pleurer. Au tic-tac régulier de l’horloge, son mari, d’un pas régulier, marchait de chambre en chambre, guettant avec indifférence les emprunteurs, qui pleurnichaient parfois ou bien manifestaient une excessive désinvolture ; et, avec un ricanement mystérieux, Sélikhov jetait de temps en temps un coup d’œil dans son cabinet, vers le coffre-fort enserré d’une grille d’acier dont les gonds avaient l’air de gros yeux. Cependant, parfois, un complet silence s’établissait : il arrêtait l’horloge, s’asseyait devant un immense bureau ancien — et l’on n’entendait plus dans la maison que le grincement sans hâte, le grincement appliqué de sa plume d’oie... Mais qu’écrivait Sélikhov ? Quelle vieillesse préparait-il à sa femme ?

    Elle savait seulement qu’il n’hésiterait pas à la condamner à la misère, à la déshonorer devant toute la ville, à la priver non seulement de l’argent et des objets nécessaires, mais même de cette maison, son coin de refuge. Car, enfin, il ne faisait nulle attention à elle, il paraissait ne point la voir. Il lui interdit d’abord le tutoiement ; il lui défendit ensuite de lui adresser la parole. En présence de visiteurs, il se montrait différent : aimable avec chacun, plaisant, de langage mordant, agréable et retenu même dans les discussions du jeu de cartes. Mais ces visiteurs, qui étaient-ils ? Deux ou trois hommes, et toujours les mêmes : un officier de police, l’inspecteur des contributions et le notaire Vichnevsky ; — encore ne venaient-ils que deux ou trois fois par an.

    IV

    Le P. Kir buvait. Il justifiait sa perpétuelle ébriété par ses dons intellectuels et par ce fait qu’il vivait à Stréletzk, petite ville presque perdue dans la steppe où l’on ne voyait, à côté d’une cathédrale d’aspect mastoc, sur la place du marché, que les maisons de pierre blanche des grainetiers et, aux alentours, que des terrains vagues, que désolation et indigence.

    De haute taille, de forte race, il ressemblait à un boyard ; il garda longtemps sa force et sa beauté. Au gymnase de filles où il enseignait le catéchisme, les plus exaltées des élèves s’éprenaient de lui, ces filles replètes, aux yeux bovins, développées avant l’âge, qui ont de si beaux cheveux cendrés, un teint si délicat et dont les joues s’empourprent d’une rougeur si ardente quand elles se troublent : elles ne pouvaient considérer sans émotion les noirs yeux d’épervier du prêtre Kir, les boucles d’un noir bleuté qui lui tombaient librement sur les épaules, poudrant de pellicules sa brune soutane, imprégnée d’une suave odeur d’encens et de tabac. Il n’avait de laid que de légères excroissances près du nez et que ses dents brunies par l’abus du tabac.

    En toute occasion, à tout le monde, sans exception, il parlait par « tu » et « toi » : n’a-t-on pas vu des pasteurs traiter ainsi les hauts dignitaires, et les princes, et le tsar lui-même ? Ils enseignaient, ils sermonnaient avec rudesse et, parfois même, rembarraient les maîtres du monde.

    — Bénis-moi, mon père, — dit un jour un grand dignitaire à un de ces pasteurs.

    — Je bénis, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, la brebis la plus bête de mon troupeau, — répondit l’homme de Dieu.

    Avec les marchands, le P. Kir se montrait grossier ; avec les autorités, il était prompt et vif dans ses reparties ; avec les libres penseurs, il était bref et implacablement logique. À Stréletzk, les cartes postales en couleurs n’arrivaient pas souvent à l’adresse du destinataire. Mais le P. Kir recevait régulièrement sa correspondance, et les cartes les plus belles, — vues du Caucase et de la Crimée, — tout ce que lui envoyait son neveu, jeune encore, mais déjà haut fonctionnaire, attaché à un gouverneur de province : le P. Kir avait menacé de révocation le directeur de la poste si la moindre missive, à lui destinée, s’égarait. Et toute la ville parlait de l’incident avec admiration. Toute la ville s’était engouée du P. Kir, à cause de son esprit exceptionnel et de ses rares connaissances. On considérait comme un grand honneur de le recevoir et de le régaler. Mais le P. Kir accueillait les invitations avec discernement et ne recevait personne chez lui.

    Sa maison, longue et basse, en briques enduites d’un crépi, se voyait de loin dans la large rue. Pas le moindre arbuste à l’entour, — sauf peut-être un pommier tors dans un terrain vague à deux pas de là. Mais, derrière le toit en fer de sa maison, des cimes de jeunes peupliers verdoyaient, pâles et poudreuses. Dans toute la rue, l’entrée des maisons n’était qu’un petit guichet. Le P. Kir avait une porte à marquise devant laquelle, d’ailleurs, personne ne s’arrêtait, et sur l’un des vantaux étincelait une plaque de cuivre : Kir Iordansky.

    La porte cochère du P. Kir restait perpétuellement fermée et une lourde poutre gisait en travers du passage sous la porte. Cette entrée ne s’ouvrait que pour accueillir la voiture du marchand d’eau, petit vieillard en blouse écarlate. Lui seul pouvait se renseigner sur l’existence domestique du P. Kir, en interrogeant la cuisinière à larges épaules et bottée qui venait glisser un baquet sous le tonneau, tandis que du robinet se déversait une épaisse colonne d’eau. Seul, ce vieillard obtenait les bonnes grâces du P. Kir. Le prêtre plaisantait le marchand d’eau qui répondait par d’autres plaisanteries : c’était un homme étonnant qui ne craignait personne, ne se plaignait de rien et se montrait toujours satisfait de tout.

    — Gland de Chêne ! — criait le P. Kir, d’un ton sévère, et il s’avançait sur le perron.

    — Qu’est-ce qu’il y a ? — répliquait, insouciant, le petit vieillard dont le tonneau attendait devant la porte ; et, avec peine, pliant son corps à craquer, il soulevait la poutre.

    — Il est à moitié vide, encore une fois, ton tonneau ?

    — Bien oui, encore...

    — Attention, tu sais : je cognerai !

    — Cognez, si ça vous arrange ! On cogne sur les imbéciles même à l’église !2

    Mais apprenant un jour que Gland de Chêne avait fourni de l’eau à Sélikhov, le P. Kir retira sa bienveillance au vieillard et le chassa à tout jamais de sa cour.

    V

    En hiver, dans la rue aux Sables, il y avait beaucoup de neige, tout était gris et désert ; au printemps, tout brillait de soleil, de gaieté, surtout quand on regardait le blanc mur de la maison du prêtre, les vitres nettes, les cimes de verdure poudreuse des peupliers dans le ciel d’azur. Là, il faisait très chaud en été. À cause de la poussière, le firmament et le soleil étaient voilés d’un argent terne. Vers midi, les voitures de place passaient au galop, se hâtant vers la gare qui était située hors la ville, au bas d’une montée. Vers une heure, elles remontaient lentement, en files, la pente, amenant des voyageurs, des commerçants le plus souvent, munis de sacoches en tapisserie qu’on appelle dans le pays des sacs de voyage, ou bien des vendeurs de gramophones, de jeunes juifs rasés, en casquette anglaise, une pipe anglaise entre les dents. Quand ils rencontraient le P. Kir, seuls ces juifs, semblait-il, le considéraient sans crainte, bien qu’il ne pût les tolérer, ni eux, ni surtout leur langue : un jour, à la gare, il défendit à des juifs de causer dans leur idiome, disant :

    — Ce n’est pas une synagogue, ici.

    Fort de complexion et rude d’aspect, il passait par la rue aux Sables, en robe brune, en chapeau de paille d’un jaune pâle, caressant du bout des doigts sa croix pectorale, — et tous le craignaient. Devant la palissade du savetier, des adolescents jouaient autrefois durant des journées entières à la marelle ; le palet heurtait de temps en temps la clôture, et l’on entendait les cris de Lune ! Enfer ! Paradis ! C’étaient d’audacieux voyous. Mais, à cause du prêtre, ils allèrent jouer plus loin, vers les masures qui se trouvent sur la pente de la gare. Des gamins couraient par bandes, — tirant vers le ciel un cerf-volant qui s’accrochait constamment aux fils télégraphiques et y laissait sa queue d’étoupe accrochée. Mais quand les enfants apercevaient le P. Kir, ils se dispersaient à toutes jambes. Du côté de l’ombre, sur le trottoir défoncé, devant les portes cochères et les petites croisées à fleurs, une vieille femme cheminait lentement, si cassée, si penchée vers la terre qu’on s’étonnait de voir marcher cet angle droit. Mais ce n’était pas à cause de l’ombre, fluide et courte, qu’elle se faufilait là, c’était pour éviter les yeux du P. Kir ; il n’aimait pas les vieilles femmes, ces dévotes passionnées de l’innocent Iacha qui habitait une vieille chapelle, au-dessus d’un caveau, dans le bosquet du cimetière ; le P. Kir détestait la laideur humaine. Un bourgeois au teint brûlé, suant sous sa casquette noire et dans sa grosse pelisse, marchait au milieu de la rue d’un air désinvolte, les mains derrière le dos : pourquoi se serait-il gêné ? Il n’était pas du pays, il venait de la gare. Mais, rien que de voir le P. Kir, il lui prenait une envie de cracher et, parfois, avec l’audace du désespoir, il ôtait tout à coup son chapeau et se dirigeait vivement vers le prêtre. Le P. Kir tenait de la main gauche une haute canne à pomme d’argent. De la droite, s’arrêtant, il bénissait, d’un geste large et impérieux. Et, après avoir béni, il tendait brusquement les lèvres aux lèvres qui cherchaient sa bouche humblement.

    — D’où es-tu ? demandait-il d’une voix forte.

    — De Lipetzk, — marmonnait le bourgeois.

    — Remets ta casquette. Comment vont, de votre côté, les vergers ?

    — Ils ont fleuri merveilleusement, Votre Révérence, mais le vent, Dieu lui pardonne... Toute la jeune fleur est tombée.

    — Des jardiniers qui ne sont que des cruches. Vous ne connaissez pas votre métier. Allons, va, Dieu te garde...

    Le P. Kir ne tolérait pas non plus les vagabonds, les gens sans passeport, les gens d’ailleurs. La rue aux Sables n’abondait pas en distractions. Un jour, un Serbe parut avec un tambourin et un singe, et une multitude se rassembla autour de lui, sortant de tous les enclos. Le Serbe avait un teint bleuté, grumelé de petite vérole, des yeux sauvages dont le blanc se nuançait aussi de bleu, des boucles d’argent aux oreilles, un mouchoir bariolé autour de son cou mince, un paletot déchiré qui n’était pas à sa taille et des bottines de femme à ses jambes maigres, de ces affreuses bottines qui traînent, même à Stréletzk, sur les terrains vagues. Frappant son tambourin, il chantait avec une angoisse passionnée ce que chantent tous ces gens-là depuis des siècles, — il chantait sa patrie. Il songeait au pays lointain et chaud et racontait aux gens de Stréletzk qu’il existe ailleurs des montagnes de roche grise, des chèvres et des oliviers, une mer bleue, un blanc navire...

    Le singe, son compagnon de vagabondage, était d’assez forte taille et affreux, tête de vieillard et pourtant de nourrisson, fauve aux yeux emplis d’une humaine tristesse, profondément enfoncés sous un petit front concave, sous des sourcils clairsemés qui se relevaient. Le poil ne couvrait l’animal qu’à moitié, robe épaisse, hérissée, semblable à une capeline de raton. Mais plus bas la peau était nue et, pour cette raison, le singe portait un caleçon de calicot, rayé de rose, d’où sortaient drôlement de petites jambes noires et la queue nue et raide. La bête, elle aussi, songeait à des choses ignorées de Stréletzk et sautillait comme d’habitude, rebondissait sur son derrière aux sons du tambourin, au rythme de la voix, et, ce faisant, ramassait sur le trottoir des cailloux, les examinait de tout près en grimaçant, les flairait vivement et les jetait au loin.

    Le savetier à tignasse ébouriffée, qui était accouru le dernier de tous, cria qu’il fallait cogner sur le singe et sur le Serbe, que l’étranger ne pouvait être qu’un voleur. Tous les assistants relevèrent cette parole, il y eut un brouhaha. Mais le P. Kir apparut au loin. Et, en un clin d’œil, la rue fut vide : tous se cachèrent dans leurs enclos. Le prêtre s’avança vers le Serbe et lui interdit de rôder dans les rues

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