Sénégal: La pirogue des marchands
Par Sabine Cessou
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À propos de ce livre électronique
Dakar est un poumon commerçant et démocratique. Une rente aussi, car le Sénégal vit de son modèle depuis son indépendance. Le soutenir revient à porter à bout de bras un pays qui, jusque-là, s’est refusé à sombrer dans les luttes violentes. Le Sénégal est un rythme que la langue wolof sert à merveille. Cette Afrique-là est celle de l’ouverture après avoir été celle de toutes les blessures.
Ce petit livre n’est pas un guide. Il vous promène de Dakar à Ziguinchor, sur les rives du fleuve Casamance.
Et au fil de ces pages, l’âme du Sénégal se découvre comme jamais.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Sabine Cessou, journaliste indépendante, est ancien grand reporter pour L’Autre Afrique, ex-correspondante de Libération en Afrique du Sud et aux Pays-Bas, aujourd’hui basée à Bruxelles et collaboratrice de RFI, Le Monde diplomatique et La Croix.
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Aperçu du livre
Sénégal - Sabine Cessou
2006.
La pirogue des marchands
Août 1989, je suis partie sans rien lire. J’ai suivi un électron libre dans la bande d’étudiants qui faisait la fête à Lucien Paye¹, un bâtiment aussi appelé la « maison de l’Afrique », à la Cité universitaire internationale de Paris. Khaf m’a proposé de partir trois semaines au Sénégal. Ce n’était pas idéal, avec la chaleur de la saison des pluies, mais j’avais hâte de voir de plus près ce pays dont j’entendais tellement parler. En moins d’un an, ces étudiants à la fois turbulents et érudits m’avaient conquise. Très simplement, en me faisant une place par terre autour du bol de tieb (« riz ») le dimanche, dans l’une ou l’autre de ces chambres de la Cité où tout le monde se regroupait. Avec le rituel des trois thés à la menthe, les après-midis glissaient tranquillement dans les soirées, sans courir derrière un quelconque programme. Le seul plan valable, c’était d’être là, ensemble, à se raconter des histoires et rire jusqu’à la nuit.
Sow, mon voisin de chambre à la maison de l’Asie, m’avait invitée plusieurs fois dans le restaurant de sa tante, Yaye Aïda, à la Goutte d’Or. Badou, son camarade de chambrée, m’avait incluse dans sa bande d’amis, les Diouf, qui avaient un appartement à Montparnasse. Ces fous de jazz, de guitare basse et de musique parlaient de leur vie à Dakar à longueur de soirée. Et parfois, se levaient tous d’un bond, sur un air de Thione Seck ou Youssou N’Dour, à un moment précis quand le tama (talking drum, ou petit tambour d’aisselle) se mettait à s’emballer. Et les voilà qui dansaient en cercle, heureux.
J’aimais déjà le cocon douillet de cette vie en société à laquelle je ne comprenais encore rien. Tout m’emportait loin des codes étriqués de ma province tourangelle, où il fallait faire allégeance à la bande, se retrouver au bar le samedi soir et tâcher de s’amuser devant un pauvre flipper. « Monter » à Paris était perçu comme une trahison. Ici, je n’étais plus seule dans ma capitale. J’appartenais sans conditions. Mes parents étaient en train de divorcer, et voilà qu’une nouvelle famille me tombait du ciel, toute cuite, alors que je n’avais rien demandé.
J’étais calculée pour ce que j’étais, et non ce à quoi je ressemblais ou ce qu’on pourrait éventuellement tirer de moi. Il n’y avait plus de « fille de prof », de « petite blonde » aux cheveux longs, d’étudiante à la Sorbonne. Plus de mur de Berlin, de mémoire sur l’Allemagne, de cours de science politique, mais juste le noyau dur de ma personne. Observé, moqué, commenté, mais toujours avec cette overdose de bienveillance que je n’avais jamais connue en France. En allant à Dakar, j’avais l’intuition que je serais guidée comme un enfant. Je me suis retrouvée portée au dos, embarquée dans les mouvements de tout un grand corps rassurant, libre de regarder le monde alentour comme j’en avais envie.
Vingt ans plus tard, je retrouverais mes impressions intactes sous la plume de Felwine Sarr, dans son premier livre, Dahij² (« Jihad » à l’envers) : « Ici, les relations sont exigeantes. Les visages sont scrutés, analysés ; la moindre expression y est décelée. Un ami vient vous voir : il vous regarde, évalue votre forme physique et psychique, tente d’entendre ce que vous ne dites pas. Proximité et intensité des rapports. Vérité des rapports, vérité du dire, vérités en face. » Son ami philosophe Bado Ndoye, rencontré en 2019, enfonce le clou sur la terrasse de l’hôtel Djoloff, une bâtisse ocre avec vue sur la baie de Soumbedioune : « L’autre est envisagé comme un tout, parce que la relation est sacrée chez nous ». Sans même y penser, je fête avec ce nouveau complice trente ans de compagnonnage avec le Sénégal.
Dakar est une fête
Le vol Air Afrique a des airs de gros taxi collectif, avec tous ces papas dignes à grands boubous, bardés d’énormes sacs Tati, bon marché mais pas très solides. Des jeunes à jeans déchirés, blousons de cuir et lunettes de soleil ont acheté des bouteilles de whisky en duty free, pour épater la galerie et régaler à l’arrivée. Ils picolent sec dans l’avion. No limits, telle semble être leur devise. Les stewards font deux mètres de long et arborent des airs d’aristocrates éthérés. Les hôtesses, la mine pincée, se montrent capables de vous relever ce dossier de siège d’un coup sec, sans prévenir, alors que vous êtes en plein sommeil. Ne manquerait presque plus qu’une paire de baffes. Aucune importance ! Arrivée au tout petit aéroport Léopold Sédar Senghor, à Dakar-Yoff, la bouffée d’air chaud, chargé d’iode et d’humidité, souhaite une bienvenue qui promet. Ici, tout est différent. Les « Mamelles », ces deux collines qui bordent l’aéroport et l’Atlantique, sont le point culminant le plus visible du pays, tout entier à ras au niveau de la mer – à l’exception des collines du Sénégal oriental.
La terre est rouge, les taxis jaunes et les gens souriants. Beaucoup se connaissent, se reconnaissent ou se découvrent des liens de parenté éloignée. Tous les adultes traitent tous les enfants comme s’ils étaient les leurs. Aucune femme n’est ordinaire. Elles arborent des tenues spectaculaires et ajustées, taillées sur mesure chez leurs couturiers. Les habitudes dans les transports en commun ont de quoi faire passer les Parisiens pour de sombres barbares. Dans les bus, aucune personne âgée ou femme enceinte n’a besoin de réclamer un siège. Il lui est cédé tout de suite. Un écolier debout avec un sac trop lourd le posera sur les genoux de son camarade assis, sans avoir besoin d’échanger un mot. Et surtout, sans que l’autre ne rechigne. Nit nitay garab am, dit le proverbe wolof. « L’homme est le remède de l’homme ».
Si je veux rire de manière synchrone quand les blagues fusent, il va bien falloir que je comprenne cette langue. Il fait chaud, mais ça me va. Je ne vais pas gémir tout du long, comme Albert Londres, qui se sent cuire en 1929 comme un pain dans un four.