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Pèlerinage en eaux troubles: Souvenirs, mystères et histoires familiales
Pèlerinage en eaux troubles: Souvenirs, mystères et histoires familiales
Pèlerinage en eaux troubles: Souvenirs, mystères et histoires familiales
Livre électronique274 pages3 heures

Pèlerinage en eaux troubles: Souvenirs, mystères et histoires familiales

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À propos de ce livre électronique

Un vieillard, dernier habitant d'un village à moitié submergé par les eaux, semble attendre sa fiancée disparue...

« Toutes les mémoires n’ont peut-être pas la même valeur, mais toutes les souffrances comptent. Beaucoup ont tout perdu, dans ce village. Il est vrai qu’on a débarrassé la région de ses habitants. Résultat, c’est calme maintenant… »
Le vieil homme, le dernier habitant du village à moitié submergé par les eaux d’un barrage, semble attendre sa fiancée disparue. Il est perturbé par l’arrivée de quatre jeunes venus dégager une mosaïque romaine. Les filles, Yasemine et Dilara, en profitent pour effectuer un pèlerinage là où habitaient leurs parents. Derrière les souvenirs resurgit une histoire trouble. Le Vieux n’a-t-il pas joué un rôle dans les malheurs de leur famille ? Qui lui voulaient les bandits revenus autrefois au village ? Un soir de tempête, en proie aux soupçons, il disparaît. Revenue dans son université, Yasemine va enquêter sur le lien inavouable qui, au-delà du temps, la reliait à lui.

Découvrez un roman passionnant et suivez pas à pas les réflexions et les investigations de Yasemine, bien décidée à démêler les mystères de son passé familial.

EXTRAIT

En passant par l’unique pièce de la maison pour se rendre sur la terrasse, ils avaient effectivement remarqué un portrait, « lumineux » dans la pénombre. À cause des couleurs, peut-être. Car, autour, tout était définitivement sombre, comme si un étrange couvre-feu en plein jour noyait ce qui échappait à un soleil presque écrasant. La photo, d’un style ancien à ce qu’on pouvait voir, montrait un visage à l’ovale délicat. La chevelure noire laissait deviner une raie soigneusement peignée. Elle était recouverte d’une coiffe brodée de couleurs rose et vert d’où sortaient trois longues nattes habilement tressées. Sur le côté, la très jeune fille portait une rose rouge plantée dans les cheveux. Son sourire était doux. Plus que tout, ses yeux retenaient immédiatement l’attention. D’un noir très pur, ils formaient avec les longs et fins sourcils qui les surmontaient un ensemble fascinant de gravité et de bonté. Gerd et Mikael venaient d’en faire l’expérience, on ne pouvait décidément pas passer à côté de ce portrait sans être frappé par sa présence. Dans la pauvre pièce, la fraîcheur conservée de ses couleurs paraissait presque magique.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après Sciences Po Paris, une maîtrise de philo, puis un troisième cycle de gestion à Dauphine, Michel Dessaigne a travaillé au ministère de l’industrie, dans une société de services, et dans une banque d’affaires. Ayant fondé sa société d’études en matière de protection sociale, il a été responsable associatif et Professeur associé à l’Université de Strasbourg. Pèlerinage en eaux troubles est son troisième roman.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie2 mai 2017
ISBN9782359629347
Pèlerinage en eaux troubles: Souvenirs, mystères et histoires familiales

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    Aperçu du livre

    Pèlerinage en eaux troubles - Michel Dessaigne

    cover.jpg

    Table des matières

    Première journée

    Le vieil Adam et son âne Kicou

    Retour au village

    Deuxième journée

    Regards du passé

    Embarquement pour la ville

    La fiancée perdue

    Troisième journée

    Soupçons

    Souvenirs heureux

    Quatrième journée

    Mémoires incertaines

    Fuir

    Cinquième journée

    Ombres et certitudes

    Loin du village

    Mémoires englouties

    Sixième journée

    Vieilles histoires

    Combats obscurs

    Huitième journée

    Bacchanales sous un ciel menaçant

    Songes

    La tempête

    Neuvième journée

    Disparus

    Le barrage haut

    Les mémoires d’Adam

    Quelques mois plus tard

    Le parti des ânes.

    Enquêtes à suivre

    La caverne d’Erwan

    Compléments d’enquête

    Questions sur les origines

    Case départ

    Cinq ou six ans plus tard

    L’impossible retour

    Passions diaphanes

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    Résumé

    « Toutes les mémoires n’ont peut-être pas la même valeur, mais toutes les souffrances comptent. Beaucoup ont tout perdu, dans ce village. Il est vrai qu’on a débarrassé la région de ses habitants. Résultat, c’est calme maintenant… »

    Le vieil homme, le dernier habitant du village à moitié submergé par les eaux d’un barrage, semble attendre sa fiancée disparue. Il est perturbé par l’arrivée de quatre jeunes venus dégager une mosaïque romaine. Les filles, Yasemine et Dilara, en profitent pour effectuer un pèlerinage là où habitaient leurs parents.

    Derrière les souvenirs resurgit une histoire trouble. Le Vieux n’a-t-il pas joué un rôle dans les malheurs de leur famille ? Qui lui voulaient les bandits revenus autrefois au village ?

    Un soir de tempête, en proie aux soupçons, il disparaît.

    Revenue dans son université, Yasemine va enquêter sur le lien inavouable qui, au-delà du temps, la reliait à lui.

    Après Sciences Po Paris, une maîtrise de philo, puis un troisième cycle de gestion à Dauphine, Michel Dessaigne a travaillé au ministère de l’industrie, dans une société de services, et dans une banque d’affaires. Ayant fondé sa société d’études en matière de protection sociale, il a été responsable associatif et Professeur associé à l’Université de Strasbourg. Pèlerinage en eaux troubles est son troisième roman.

    Michel Dessaigne

    Pèlerinage en eaux troubles

    Roman

    ISBN : 978-2-35962-934-7

    Collection Blanche

    Dépôt légal avril 2017

    © 2017 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

    Éditions Ex Aequo

    6, rue des Sybilles

    88370 Plombières-les-Bains

    www.editions-exaequo.fr

    De tous les pays de vos pères et de vos aïeux,

    vous devez être chassés.

    C’est le pays de vos enfants que vous devez aimer.

    Ainsi parlait Zarathoustra

    Première journée

    Quelques heures après le lever du soleil

    Le vieil Adam et son âne Kicou

    Le vieil homme était assis sur un banc de pierre devant le sous-sol de sa maison. Toujours le même banc. C’était plus commode de rester là que de remonter au rez-de-chaussée en contournant par la rue. Il faut dire que tout était en pente dans ce village, ou plutôt ce qu’il en restait. Depuis une heure au moins, il se tenait ainsi, comme s’il gardait les portes de la cave derrière lui. Des portes qui ne fermaient plus très bien. Cela n’aurait servi à rien dans un village abandonné que personne ou presque ne visitait plus. Elles étaient peintes en bleu. D’un bleu très vieux qui avait la couleur du temps oublié, c’est-à-dire, plus vraiment de couleur. Il se sentait bien, là, le matin, pour voir les eaux du lac sagement étalées. Après, quand il commencerait à faire trop chaud, il monterait s’installer sur la terrasse où les torsades de la vigne le protégeraient du soleil. Il aurait une autre vue sur la petite ruelle à droite. Déserte, comme toutes les autres ici. Pas une raison pour relâcher l’attention ! Regarder partout, c’était important et il avait tout le temps pour ça.

    Cette maison était si simple, accrochée sur la colline, qu’on aurait pu se demander à quoi servaient les agencements ou décorations qu’on avait ajoutés aux autres, celles qu’on voyait dans des villages un peu moins pauvres. Elle s’excusait presque d’exister, fragile au milieu d’autres petites bicoques plantées alentour dans un désordre apparent. Les anciens avaient certainement eu de bonnes raisons de les disposer ainsi.

    Déjà, les mains du Vieux à la peau tout usée avaient serré peut-être cent ou mille fois le manche d’un râteau poli par de rudes et anciennes empoignades. Comme il l’avait toujours fait, comme il avait toujours vu les gens d’ici le faire, il avait raclé la terre poussiéreuse pour donner un peu d’air aux rares brins d’herbe qui disputaient ce sol tout sec aux chardons et aux cailloux. Il faisait cela pour Kicou. Sinon, qu’aurait-il mangé, le pauvre ? D’un air las et pourtant complice, il l’écoutait braire alentour pour commenter cette belle matinée.

    Depuis longtemps, tout le monde ou presque semblait les avoir oubliés. Pourtant, même de l’autre côté du lac, on se rappelait encore ce village, abandonné, noyé par les eaux du barrage. Ce vieil homme et son âne, on en parlait comme d’une curiosité ou d’une bizarrerie. Pour demander s’ils étaient toujours là. En tout cas, personne ne semblait plus comprendre pourquoi le Vieux restait accroché depuis un nombre indéfini d’années à cette terre, belle quoique inhospitalière, ni ce qu’il attendait, à regarder pendant des heures le grand lac artificiel et les montagnes autour.

    Chacun des jours de cette vie économe de ses gestes, même les plus insignifiants, ressemblait beaucoup aux précédents. Il y avait juste, de temps en temps, quoique de plus en plus rarement, la visite de Tarik. C’était le capitaine du bateau à fond plat. Il promenait les touristes pour voir le minaret, la grande attraction de ce bourg presque englouti. L’édifice sortait de l’eau, planté là comme un bouchon et, bien sûr, chacun voulait s’en approcher. Certains clients de Tarik essayaient même de grimper dessus. Lorsqu’il sentait la demande bien mûre, il minaudait, prétextant qu’il pourrait perdre sa licence. Comment ferait-il alors pour nourrir ses enfants ? Au bord des larmes, certaines ouvraient leur porte-monnaie et il venait coller la coque de son bateau contre l’édifice. Non sans avoir prévenu qu’au moindre bruit annonçant la vedette de la police, il se verrait contraint de dégager rapidement. Il n’y avait, bien entendu, jamais de vedette de police à cet endroit, mais il estimait cette précision indispensable.

    Ce que le Vieux n’appréciait pas du tout, c’était de voir le bateau s’approcher de la berge. La berge ? C’est-à-dire la ligne arbitrairement tracée par le niveau des eaux devant la partie de village encore au sec. Ça fluctuait avec les saisons, bien sûr. Mais pas trop.

    À chaque fois, il savait bien que ce filou de capitaine essayerait de le montrer, lui et Kicou, comme une attraction. Pour faire plaisir à des imbéciles de touristes. Il lui faudrait alors se réfugier dans les anciens égouts. On lui avait toujours dit qu’ils dataient des Romains – enfin, de quelque chose de très vieux dans le genre. Les curieux en seraient quittes pour photographier l’âne qui, lui, n’était pas contre une certaine publicité.

    Le vieil homme se demandait toujours ce qu’on lui trouvait d’intéressant, à ce bout de minaret sorti de l’eau. Il comprenait encore moins l’intérêt de ce lac artificiel. D’abord, il n’avait ni un vrai début ni une vraie fin, comme les lacs qu’il avait visités autrefois ou celui du barrage haut, beaucoup plus ancien et qu’on ne pouvait voir depuis le village. Ces lacs-là étaient sagement nichés au creux de grandes vallées. Au moins, on pouvait les contempler d’un seul coup d’œil. Mais ce qu’il avait sous les yeux partait dans tous les sens, comme le corps d’une pieuvre. Rien qui permette de dire le lac, vous voyez, ça commence ici, ça s’arrête là. Le barrage lui-même — le nouveau — il avait encore du mal à se le représenter. Il ne savait plus où il se situait, des années après son achèvement. C’était là-bas, derrière. En tout cas, il ne l’avait jamais vu qu’au travers des étalages de grues, des bâtiments pour les ouvriers, des norias de camions qui emplissaient les vallées de poussière. On produisait de l’électricité, bien sûr. C’est dire l’intérêt de la chose ! L’électricité, c’était pour la ville. Pas pour ce village ni ceux d’à côté.

    Les bataillons de gogos embarqués sur le bateau à fond plat de Tarik n’étaient pas les seuls à venir l’embêter. Les anciens habitants, ou le peu qu’il en restait, car beaucoup étaient âgés, revenaient en pèlerinage deux ou trois fois par an. Ils étaient là par nostalgie. Pour ce lieu qu’ils avaient finalement bien aimé, malgré la rudesse de leur vie. Pendant les premières années après la mise en eau du nouveau barrage, ils venaient nombreux avec leur famille et restaient quelques heures. Certains s’attardaient dans les murs de ce qui avait dû être leur maison ou celle d’un proche parent. Puis les visites s’étaient espacées. On venait surtout à l’occasion d’une fête ou d’un événement particulier, comme un mariage.

    Il était encore tôt dans la matinée lorsqu’un bruit de moteur inconnu sortit de quelque part, derrière une colline, dans l’un des méandres du lac. Un bateau fendait bravement les eaux calmes. À y voir de loin, il ne s’agissait ni de touristes ni de parents de villageois qu’il aurait pu connaître autrefois. Deux hommes assez jeunes, trente ou trente-cinq ans peut-être, allaient débarquer. Un peu surpris, mais surtout amusé par leur allure martiale, le vieil homme les vit sauter sur la petite plage du village. Une plage qui n’évoquait pourtant pas l’aventure. Elle était à peine visible, juste humectée de quelques vaguelettes.

    En s’approchant de la rive, ces visiteurs venus de nulle part avaient déjà ressenti la magie de l’endroit. C’était peut-être la première fois qu’ils éprouvaient une sensation aussi forte devant un site nouveau. D’habitude, les choses se passaient rarement ainsi. Dans leurs bureaux climatisés, ils épluchaient beaucoup de dossiers sur les populations déplacées par les grands travaux des barrages et perdaient du temps dans d’improbables démarches autant administratives que politiques. Lorsqu’ils venaient sur le terrain, ils découvraient des gens désespérés venus les assaillir de mille questions. Comment seraient-ils relogés ? Seraient-ils indemnisés ? Il n’y avait pas grand-chose à leur promettre. Le plus souvent, rien du tout. Or, ce matin, rien de tel. Que le calme paradoxalement grandiose d’un quart de village endormi. Ils avaient embarqué, depuis la petite ville d’Erzluc une demi-heure avant. Voyant ce qui s’offrait à eux, ils se sentaient soulagés.

    ***

    Pendant tout le parcours, ils s’étaient inquiétés des raisons plutôt futiles qui avaient justifié leur venue. Une sorte de pari avec ces deux étudiantes rencontrées à l’Université. Elles avaient réussi à les convaincre de les rejoindre dans cet endroit perdu. Ce n’était qu’un village inondé, comme beaucoup d’autres. Ils en avaient entendu parler, bien sûr, mais ne l’avaient jamais visité. Pour un peu, ils auraient eu honte d’avoir accepté. Ils ne se sentaient pas à leur place, c’est-à-dire dans un rôle bien défini par une mission officielle. De quoi au moins justifier leur présence. Car enfin, déplacer deux ingénieurs de l’Office, pour un modeste reste de villa romaine ! Certes, l’un d’entre eux était également archéologue. Une justification recevable. Mais quand même !

    Heureusement, ils étaient jeunes, pas encore abîmés par la respectabilité et le potentiel de progression de carrière. Ils pouvaient donc se permettre une petite escapade. Juste histoire de vérifier quelques rumeurs à propos de ce village perdu. Et puis, il fallait reconnaître que c’était beau, même pour des officiels, tellement habitués à parcourir la région qu’ils auraient dû en être blasés. Ils découvraient, là-haut, la crête découpée d’imposants remparts, puis, tout en bas, le tas ramassé de petites maisons blanches et enfin ce minaret tout éclatant dans le reflet des eaux. Ils ressentaient, comme si des ondes en remontaient encore, une histoire ancienne noyée sous la surface, là, juste aux pieds des murets. Au-dessus, les couches de couleurs superposées paraissaient à la fois immobiles et riches de passés tourmentés. Le village s’y incrustait, modestement, comme tous ces minces espaces bâtis par des hommes venus planter leur vie entre des paysages qui les dépassent.

    En débarquant, ils n’eurent plus beaucoup de temps pour s’interroger sur les vraies raisons de leur venue. Le Vieux était déjà là devant eux, un petit sourire narquois aux lèvres, marmonnant quelques phrases incompréhensibles. Et les filles qui n’étaient pas encore arrivées !

    — Alors le Vieux, tu parles à ton âne ?

    — Eh oui, comme je vous parle à vous.

    — C’est trop gentil. Cela ne te fait pas du bien, une petite visite ?

    — Je ne vous ai jamais vus.

    — Mais toi, tu es connu dans toute la région. On parle de toi, en ville.

    Flatterie largement exagérée, qui aurait dû lui faire plaisir. Seulement, la ville, la région ne représentaient plus grand-chose pour lui. Le seul lieu qui lui paraissait digne d’exister vraiment était ce bout de terre coupé par la lame d’un lac, brillante, lisse comme une épée. Au-delà, il savait qu’existaient d’autres villages, plus ou moins inondés et, pour la plupart, abandonnés. Il y était passé autrefois. Pour son malheur. Quelques-uns, c’était rare, avaient été partiellement reconstruits en hauteur, parce que les politiciens locaux avaient réussi à obtenir des subventions. On avait réimplanté des bâtiments publics et des maisons. Des sortes d’anciens villages flambant neufs... Malheureusement, dès que les villageois alentour avaient commencé à partir, les raisons d’aller visiter des parents ou des amis avaient également disparu. Les chemins d’autrefois avaient été inondés, eux aussi. Les déplacements étaient devenus biscornus, comme disait le Vieux chaque fois qu’il pouvait râler devant quelqu’un.

    — Oh ! On parle de moi en ville ! Ils ont du temps à perdre, là-bas.

    — On parle de ton âne, aussi !

    — Je ne vois pas pourquoi je vous préoccupe tant.

    — Pourquoi ? Parlons-en. C’était quoi, cette histoire avec les ingénieurs du barrage ? Ils ont dû revenir dix ou quinze fois. À cause d’un citoyen insurgé contre l’inondation de son cimetière.

    Il fit mine d’être vexé. En fait, il ne l’était pas du tout. Et même assez content qu’on reconnaisse son acharnement héroïque, à lui, le seul revenu au village pour sauver les dernières bribes du souvenir.

    — Je ne les ai jamais embêtés pour le cimetière, comme vous dites. Je voulais simplement qu’on me donne des planches parce que les cercueils étaient trop cassés pour les déplacer. Je ne voulais pas que les corps soient noyés par votre fichu barrage, qu’ils donnent à manger aux poissons. Et puis, je n’ai pas déménagé tout le cimetière. Seulement une partie. Figurez-vous que tous ces messieurs de l’Administration avaient bien prévu de déplacer les tombes. Mais, comme ils étaient pressés d’en finir, ils avaient laissé celles qui ne paraissaient pas menacées. Sans se souvenir que le niveau de l’eau monte après l’hiver. Ah oui, on peut dire qu’ils étaient compétents, tous ces lascars ! Ou bien qu’ils s’en foutaient complètement, de nos tombes. Ça devait les arranger, que les gens ne puissent pas revenir ici se recueillir en pensant aux anciens.

    L’échange commençait à devenir agaçant. Parler aux gens des villages, peu instruits, voilà une noble mission, même quand on est mandaté par une organisation prestigieuse, comme l’Office. Mais se laisser tenir la jambe par un vieux radoteur ! Avec une conversation pas beaucoup plus sophistiquée que celle de l’âne ! Enfin, il fallait bien continuer. Puisque les filles n’étaient pas là.

    — Allons, le Vieux ! On oublie quelques détails, non ? Il n’y avait pas que le cimetière. Tu te souviens quand tu voulais empêcher qu’on fasse sauter ce qui restait du toit de l’église ? Ah, oui, on peut dire que tu leur as mené la vie dure, aux gars du projet ! Le Vieux qui ne voulait pas ceci, qui ne voulait pas cela

    — Sûr que vous l’avez foutue en l’air, notre église. En revanche, le minaret, vous l’avez laissé en place. Il faut dire que, pour être beau, c’est beau, ce qui nous en reste ! Un minaret qui sort de l’eau !

    — Le toit de l’église risquait de s’effondrer. Si des plongeurs avaient essayé d’aller voir, ç’aurait été dangereux pour eux. Et puis, il n’en restait plus qu’un bout. Ce n’était pas une raison pour menacer avec un gourdin les malheureux artificiers venus finir le travail.

    — Revenir ici pour finir le travail, comme vous dites ! Vous croyez que je vais avaler votre histoire ! Et puis, comment savez-vous tout cela, vous qui prétendez ne pas me connaître ?

    — Mon ami est ingénieur. Moi aussi. Mais, après, j’ai fait des études pour devenir archéologue. Notre Administration travaille pour une organisation internationale, la Commission Mondiale des Barrages.

    — Ah ! Et que fait-elle, votre Commission ?

    — Plein de choses. Nous informons les populations, nous les aidons parfois à reconstruire des monuments détruits par les eaux...

    — Et il y a de l’argent pour ça ?

    — Oui, de la Banque Mondiale, par exemple.

    Le blond venait de répondre avec un petit air ironique. Il pensait bien que la Banque Mondiale, le pauvre vieux, c’était définitivement loin de lui !

    — Oh ! La Banque du Monde ! Alors, là !

    ***

    Le cimetière, l’église ! Comme ils y allaient pour évoquer un passé qui ne leur appartenait pas ! En fait, ces deux blancs-becs de l’Administration n’en avaient sans doute rien à fiche de l’histoire de son village ! De simples considérations techniques. Ils venaient de bien trop loin pour attacher une quelconque importance à ce qui se passait dans ce bout du monde. Mais lui, il y était né ! Dans ces cercueils déménagés à la hâte comme de vulgaires poubelles, il y avait tous ceux qui, depuis des générations, avaient sorti ces maisons sans âge de la terre aride des montagnes. Ici restait le souvenir des baptêmes, des mariages, des enterrements auxquels il avait assisté lorsqu’il était gamin. Alors, les entendre inventer des hypothèses farfelues à propos de barjots qui auraient voulu plonger pour aller voir si les toits des églises ne s’effondraient pas sous l’eau !

    Il partit à rire. En se forçant un peu et en montrant quelques dents jaunies entre les commissures des lèvres, sèches et fripées par trop de mégots, trop de déceptions ou de lointains sourires.

    — Mais personne ne se baigne ici. D’ailleurs, moi, je sais à peine nager. Kicou, tais-toi. Arrête de rigoler. Tu vas vexer nos visiteurs. Des ingénieurs ! D’ailleurs, on ne sait toujours pas ce qu’ils sont venus faire ici, vu qu’il n’y a plus d’habitants à foutre dehors, sauf nous. Ils vont peut-être nous le dire.

    Non ! Les deux types n’avaient pas envie d’expliquer en détail leur présence dans ce village perdu pour les humains où seul un vieux fou dérangeait encore les cailloux. D’ailleurs, qu’y aurait-il compris, aux raisons de leur venue ?

    Le brun — qui semblait plus affable que l’autre — tenta bien une diversion.

    — Tu as l’air épuisé !

    — C’est que j’étais levé avec le soleil. Il y avait tout cela à gratter. Quand il fait trop chaud, c’est dur pour mon âge.

    — Parce que tu continues à remuer la terre !

    Il pointa vers eux son regard malicieux. Continuer à remuer la terre ! Bien sûr qu’il continuait ! Est-ce qu’il leur aurait demandé alors, vous, là, toujours ingénieurs?

    — Remuer la terre, je l’ai toujours fait. Et puis, regardez comme Kicou est content quand il trouve un peu d’herbe. Avant, on descendait jusqu’à la rivière. Maintenant, la rivière, elle est au fond. Ce n’est pas une place pour une rivière, d’être sous l’eau. Si cela continue, que vas-tu manger ? Hein, mon Kicou ? Et puis, tu as compris, toi, ce qu’ils sont venus chercher dans notre village ?

    Et voilà qu’il remettait ça !

    — Nous voulions aider tes deux nièces dans un projet de sauvegarde du patrimoine. Un projet important pour ici. Elles viennent de temps en temps, à ce que j’ai entendu dire…

    — Sauvegarde du patrimoine, reprit-il en insistant sur chaque syllabe ! Qu’est-ce c’est, ce truc ? Et puis, je n’ai pas de nièces, juste des neveux. Il fallait y regarder

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