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Le Pas de l'Empereur
Le Pas de l'Empereur
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Livre électronique295 pages4 heures

Le Pas de l'Empereur

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À propos de ce livre électronique

Le département des Landes est encore une immense étendue d’herbe rase, déshéritée aux yeux de la France, quand Napoléon III en change à tout jamais le destin. Il promulgue une loi d’exception en 1857 obligeant les communes à drainer leurs marais et à planter du pin maritime. C’est alors qu’arrive, dans une modeste bourgade du côté de Labouheyre, un ingénieur bordelais des Ponts et Chaussées qui doit établir une ligne de chemin de fer pour désenclaver la région et contribuer à son arrivée dans l’ère moderne. Au travers des antagonismes d’un meunier acariâtre, de riches propriétaires locaux et d’un hussard revenant de Crimée, la voie ferrée aura du mal à trouver son tracé tandis que les vestiges de l’ancien temps se confronteront aux spéculations, pas toujours innocentes, sur l’avenir. L’intervention de l’Empereur en personne n’évitera pas le drame, tout juste en limitera-t-il les effets. Finalement, seul un contexte politique international inattendu décidera du sort de cette contrée.

LangueFrançais
Date de sortie9 sept. 2012
ISBN9791091361002
Le Pas de l'Empereur
Auteur

Alain Brouste

Touche-à-tout, éternel curieux, Alain Brouste s'intéresse sans cesse à de nouveaux domaines. Il quitte son travail d'ingénieur en Télécoms, qui le mène un temps en Amérique du Sud, pour devenir journaliste professionnel dans le milieu de la moto. De là, encouragé par des confrères sur son style et riche de nombreux renseignements puisés dans de vieilles archives communales, il écrit son premier livre, un roman historique, aussitôt publié en librairies par un éditeur de province. Désormais collaborateur depuis près de dix ans d'une grande maison d'éditions parisienne, il ajoute diverses cordes à son arc, réalisant des modélisations en trois dimensions sur ordinateur dont il tire des illustrations, et se découvrant un don caché de sourcier, ce qui lui permet, outre la recherche de cours d'eau souterrains, d'explorer le monde de la géobiologie, communément appelée « médecine de l'habitat ». Mais il n'abandonne pas pour autant l'écriture, le partage de son temps entre différentes activités lui laissant libre choix.

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    Aperçu du livre

    Le Pas de l'Empereur - Alain Brouste

    Avertissement

    Ce roman historique intègre dans une trame qui est pure fiction, certains événements et personnages réels. Les paroles et actes de ces derniers ne sont que le fruit de l'imagination de l'auteur. Ce qui est préférable.

    1 - La Compagnie du Désert

    L’homme marchait comme il pouvait, c'est-à-dire plutôt mal. La route impériale était empierrée depuis plusieurs années déjà, mais la chaleur estivale l’accablait. Il se dirigeait vers Bayonne, ses galoches taillées dans un cuir de récupération éparpillant les flaques du sable fin qui s’ingéniait à effacer le labeur humain.

    Il s’arrêta, vacillant. Le soleil le narguait au loin, au-dessus de chez lui, immobile sur les contreforts des Pyrénées tout en se mirant dans une Garonne pas plus large qu'une charrette. La tête lui chauffait malgré son chapeau de paille et sa chemise aux tons passés de gris n'était que sueur. Par moments, des cris d’oiseaux déchiraient la lourde masse d’air sans qu’il ne vît ni aile, ni bec. Sa veste usée était crochetée à l’épaule d’une main, tandis que de l’autre il plaquait contre sa poitrine un pupitre de bois dont la courroie de cuir sciait la crasse de son cou.

    Le vide s’offrait à lui. Une végétation rase et aride tremblait au niveau du sol de volutes d’air bouillonnant. Pas une maison, pas une âme, il distinguait juste, en biais en direction du sud-ouest, quelques vieux chênes éloignés dont les branches basses, gigantesques tentacules, s’enfonçaient dans le sol. Il força sur ses yeux, sans parvenir à faire jaillir quelque humanité dans ce paysage sec.

    En descendant de ses montagnes, une poignée de mois plus tôt, il avait gagné l’Armagnac puis plus au nord le Bazadais mais les affaires s'étaient montrées modestes. Même très pieux, les ruraux restaient accrochés à leurs bourses. Alors, il avait décidé de rentrer par le désert. C’était la première fois qu’il s’aventurait sur la vaste Grande-Lande, sur les indications de gardiens de troupeaux basques qui effectuaient encore parfois la transhumance ancestrale par-delà cette immensité désolée. Comment des gens pouvaient-ils vivre ici ? Et d’ailleurs, y en avait-il seulement ?

    – Hou ! Le sente-bierjayre ! Viens-t’en par ici !

    Le colporteur de Sainte-Vierge sursauta à ce cri lointain. Sur sa droite, il aperçut à distance un berger à la chevelure vague et délavée dont le torse nu était couvert d’un gilet sans manche en peau de brebis, toute laine dehors. Coiffé d’un béret noir, il lui faisait signe d’approcher.

    Quittant la route, le Basque fit craquer l’herbe jaunie mouchetée de bruyère exsangue dans sa direction. Le berger portait un pantalon en toile qui dut être noire en des temps révolus et il tenait ses pieds nus un bon mètre trente au-dessus du sol, calés sur des échasses rudimentaires.

    Couvrant le crépitement de ses pieds, le timbre d’une église fit entendre trois heures de bronze fêlé. Le colporteur eut beau scruter le paysage alentour, il n’aperçut aucun village. Mais ce devait être le clocher de Labouheyre, les bouviers croisés au petit matin lui ayant assuré qu’il tomberait sur cette bourgade en suivant l'ancienne voie royale.

    Ses pas le portant plus avant, il découvrit un troupeau éparpillé de brebis grises et noires, les bêtes s’adossant à de chétifs buissons de bruyère dont elles espéraient vainement un peu d’ombre. Puis, alors qu’il rejoignait enfin l’échassier, il vit derrière ce dernier une longue ligne sombre portée par un remblai de sable : une voie ferrée, assemblage incongru d’apparition récente en cette contrée.

    Adichats, le salua le berger. Combien pour la Vierge ?

    – Bonjour, répondit le colporteur en arrangeant son pupitre devant lui. Un sou pour la voir, deux pour l’embrasser.

    Le berger fit coulisser sur sa ceinture une poche en peau de bête, y plongea ses épais ongles jaunes et en sortit une pièce de cinq centimes.

    – Je veux d’abord voir, dit-il en tendant le sou au colporteur.

    Ce dernier avala l’argent puis alla se placer entre le berger et la voie ferrée, lui tournant le dos, afin de se mettre face au soleil. L’homme souleva la surface vitrée de son pupitre, y glissa une main et il retourna alors l’image pieuse qui s’y trouvait, la révélant au berger.

    – Que Dieu me pardonne ou aille écouter ailleurs, mais elle n’est pas très reluisante ! fit le vieil homme dédaigneux. Vous êtes sûr que c’est Elle ?

    Le colporteur pâlit. La seule reproduction avec des couleurs vives qu’il avait pu se procurer venait d’Espagne : et elle était effectivement assez peu gâtée par la nature, le graveur ayant cru rendre hommage à sa propre mère en la prenant pour modèle.

    – Oh oui ! Oui, c’est bien Notre Dame. Peinte exactement comme elle était, c'est pour ça qu'on est pas habitués à la voir comme ça…

    Le berger eut une moue de scepticisme. Un souffle se fit entendre dans le lointain tandis qu’un grondement sourd montait du sol, son et vibrations qui s'amplifiaient. Le colporteur fronça les sourcils d’étonnement mais ne voulu pas perdre son client des yeux.

    – Si vous voulez, j'vous fais un prix pour l'embrasser...

    Le bruit se faisait plus important à présent, comme un gigantesque animal respirant au travers d'un soufflet de forge. Le berger demeurait imperturbable.

    – Non. Une autre fois peut-être, fit-il en se signant sans perdre l'hypothétique Vierge Marie des yeux.

    Paniqué par le bruit et les vibrations du sol devenus très forts, le colporteur se retourna juste au moment où le train à vapeur arriva à sa hauteur. Incrédule, il regarda la sombre masse métallique s’étirer lentement devant lui, le noyant d’un voile gris foncé dont l'élévation était retardée par le bon vouloir de l'air lourd. Parmi les volutes irrégulières, le Basque aperçut un citadin bien habillé penché par la fenêtre d’un des wagons, se protégeant d’un tissu.

    Au moment où l’homme avait passé sa tête par l’ouverture, l’air chaud mêlé de sable qu’il respirait déjà difficilement dans la voiture l’avait pris à la gorge. Son petit foulard pourpre sorti de sa redingote et appliqué sur son nez, il toussait malgré tout, bien qu'il fût heureux de pouvoir détailler cet étrange couple entrevu de loin : un vieux sur échasses qui discutait avec un mendiant dont il croisa le regard. Enfin, il voyait de ces curieux autochtones…

    Denis Broquaire était un ingénieur en chef de deuxième classe des Ponts et Chaussées, cette élite urbaine pour qui le travail de terrain était plus une contrainte que la triomphante concrétisation des plans qu’elle avait mis de nombreuses heures à peaufiner à l’encre de Chine et à l’aquarelle dans le confort de ses bureaux. Et à l’instar de nombre de ses congénères, ce fonctionnaire quadragénaire dévoué au Second Empire préférait de loin le réalisme à la réalité.

    Du moins Broquaire était-il ainsi à son arrivée ; s’en souviendrait-il encore durant ses vieux jours quand il s'apercevrait que la Sologne n'est pas le meilleur endroit pour soigner des rhumatismes ?

    – Ne vous fatiguez pas mon vieux, dit une voix dans son dos. C’est toujours le même interminable désert à perte de vue !

    L’homme désabusé qui parlait ainsi incrustait de son mieux sa surcharge pondérale dans l’angle du compartiment afin d'esquiver les quelques escarbilles à défaut d'échapper à l’odeur de charbon brûlé. C’était le supérieur hiérarchique et il en était à son troisième voyage dans cette contrée peuplée d’indigènes à demi-sauvages. Pourtant natif de Bordeaux, aussi proche géographiquement que ses Lumières l'en éloignaient, il détestait ces expéditions dans ce rebut de la France qu’était le département des Landes.

    L’ingénieur Broquaire scrutait toujours l’horizon : ce n’était pas à proprement parler un désert de sable comme dans les récentes colonies françaises d’Afrique du Nord, mais plutôt une immense steppe d’herbe cassante d’où surgissaient soudainement quelques buissons rabougris et secs, tels des grains de maïs sombres éclatant sous l’effet de la pesante chaleur. Bien qu’il goûtât peu cette immersion forcée dans la ruralité, l’ingénieur confirmé qui ne rêvait que de convertir les trop nombreux quartiers insalubres de Bordeaux à la modernité du progrès industriel, ne pouvait s’empêcher de ressentir une fascination pour ce vide émotionnel qui accaparait son regard.

    – Est-ce toujours ainsi, Monsieur ? demanda Broquaire à son supérieur. Je veux dire, quelle que soit la saison ?

    L’administrateur délégué soupira profondément.

    – Pensez-vous ! Le terrain est tellement plat et le réseau hydrographique inexistant ! En hiver, les pluies continuelles s’accumulent sur le sol qui ne peut les évacuer, transformant toute la contrée en de vastes marécages où il ne fait pas bon s’aventurer. Même la grande route de Bordeaux à Bayonne est un gigantesque bourbier, au point que les postillons la quittent, préférant créer leur propre piste parallèle à travers les eaux nauséabondes où les maladies n’attendent que ça pour leur sauter à la gorge ! Songez qu’à mon dernier voyage, j’ai dû user plus qu’à mon tour du sulfate de quinine pour lutter contre ces interminables fièvres paludiques !

    Denis Broquaire se retourna.

    – Vraiment ? En ce cas, comment font les autochtones ?

    – Ils meurent, mon bon ami, ils meurent…

    L’administrateur poussa un soupir désabusé avant de continuer.

    – Je me décourage chaque jour de voir qu’un trente-sixième de la surface de la métropole est ainsi abandonné à une population inculte parlant avec peine le français et qui ne connaît rien de l’État…

    Tout en se rasseyant à l’intérieur du wagon, l’ingénieur en chef regardait maintenant du côté opposé, vers l’ouest. Au lointain, apparaissait un groupe de moutons de poussière bleutés, surplombant l’horizon sans le toucher et dansant dans les volutes d’air chaud qui montaient du sol en distordant les images : c’était une forêt de pins. Plus proches de la voie ferrée, quelques maigres bosquets épars de même essence aux troncs courbés par trop de vent océanique pressant, dressaient leurs basses branches mortes cassées semblables à des doigts écartés.

    Une cabane faite de quelques planches surgit tout à coup dans le champ de vision de l’ingénieur. Elle fut vite rejointe par une grande et basse bergerie toute en madriers, flanquée d’un troupeau d’une cinquantaine de brebis grises. Un pasteur entièrement vêtu de peaux de bêtes, à l’exception de son béret de laine noire, tricotait du haut de ses échasses, son long bâton calé sous ses fesses.

    – Regardez-moi cet accoutrement, dit l’administrateur délégué en désignant le berger tandis qu’il prenait son chapeau haut de forme pour l’épousseter. Je vous le dis, moi : la solution, c’est une colonisation dans les règles, comme celle que nous menons en Algérie depuis vingt-huit ans !

    Le supérieur rajusta ses habits, prit sa canne et s’en servit pour tapoter les genoux des deux hommes qui lui faisaient face.

    – Messieurs ! dit l’administrateur, nous approchons de notre destination. Nous venons de dépasser le parc de Jean de la Cave, comme l’appellent les incultes du cru.

    Les autres ingénieurs, sans grade particulier, firent mine de se réveiller et s’étirèrent tandis que la locomotive enfumait les premiers quartiers de Labouheyre. Ces hommes-là allaient être placés sous la responsabilité de Denis Broquaire, lui-même dépendant d’un ingénieur en chef de première classe qu’il ne connaissait pas encore et qui était le véritable chef du chantier. L’administrateur délégué chapeautait cet aréopage de fonctionnaires impériaux, dont l’usage était obligatoire sur les grands chantiers. Il s’en acquittait le plus souvent de mauvaise grâce et uniquement lorsque les actionnaires bordelais de la Compagnie du Désert - de riches armateurs spécialisés dans la morue - le sommaient de s’assurer en personne de l’avancement de leur projet.

    Les autres passagers étaient essentiellement des bourgeois ordinaires du cru, moyens ou gros propriétaires terriens, qui seuls avaient les moyens et l’envie de revenir de Bordeaux en train. Mais ils ne tenaient pas pour autant à être assimilés aux citadins et à chaque fois que le convoi s’arrêtait en gare de Labouheyre et que l’employé de la Compagnie du Midi écorchait le nom de la bourgade de son accent du Nord de la France – c’est-à-dire tout ce que le pays comptait comme départements au-dessus de la Garonne – il y avait toujours quelqu'un prêt à le remettre en place.

    – « La bouère ! » lança immanquablement l’employé d’une forte voix.

    Un homme de cinquante ans, l’œil malicieux, s’approcha alors de lui et lui demanda :

    – À bouère ? Ils l’ont donc enfin installée, cette buvette, depuis le temps qu’on nous l’annonce ? Dites-moi où, que j’aille me laver le gosier de toute cette suie !

    Le regard incrédule que lança l’employé du chemin de fer au plaisantin, au moment même où il allait souffler dans son sifflet, suffit à déclencher l’hilarité de ceux qui se trouvaient à proximité.

    Labouheyre. Où le « h » avait une fâcheuse tendance à être aspiré et dont le « y » ne voulait pas être en reste et tenait à se faire vocaliser à sa juste valeur de semi-consonne. Quelques années auparavant, ce bourg de campagne connu dans toute la région pour la qualité de ses foires aux bœufs, fut coupé en deux en son sein par un axe nord-sud bien marqué, une cicatrice de fer où les traverses de bois en étaient les traces de suture. La voie de la Compagnie des Chemins de Fer du Midi scinda à tout jamais Labouheyre tout en reliant Bordeaux à Biarritz.

    À côté de la voie principale qui se délestait vers le sud de sa couleuvre fumante, affairés autour d’une autre locomotive à vapeur courte et trapue, avec trois essieux rapprochés, deux mécaniciens vêtus de suie et cousus de tâches de graisse contrôlaient une manœuvre d’approche. Immobiles sur une voie de garage, dix wagons plats chargés de rails de fer et de traverses en pin des Landes, communément appelées « midis » du nom de la compagnie qui en dévorait tant, attendaient leur prochain accouplement. La locomotive s’approcha lentement en marche arrière, à courtes bouffées d’une épaisse fumée et réalisa cette étrange saillie mécanique, dans un léger ébranlement de roues. L’odeur âcre de la combustion du charbon de bois se mêlait à celle, forte, de la graisse abondante du moindre de ses roulements.

    L’administrateur délégué et ses trois subalternes se tenaient à quelques pas de là, tandis qu’une foule d’hommes de tous âges, en majorité chaussés de sabots de bois et vêtus de pantalons noirs ceints de grosses ceintures de tissu rouge, cachaient mal leur impatience sous leurs bérets noirs. Un grand type sec et courbé, les cheveux poivre et sel dépassant d’une casquette élimée, s’approcha des quatre citadins et les salua avec respect, n’osant leur toucher la main que ces derniers se gardèrent bien de lui tendre.

    – Ah ! Vous voilà, Ducournau ! dit l’administrateur.

    Il fit signe au machiniste de la locomotive qui tira aussitôt sur une chaînette : un long sifflement s'échappa qui figea instantanément toutes les conversations. Satisfait, l’administrateur délégué prit la parole devant l’assemblée.

    – Braves hommes, leur fit-il, comme le maire de cette ville a pu vous le faire savoir depuis quelques jours, nous démarrons aujourd’hui même un nouveau chantier. Le progrès du chemin de fer, éradiquant la misère sur son passage, va tracer sa voie vers l’ouest, sortant enfin cette région de l’archaïsme dans lequel elle se complaît depuis trop longtemps. Il y a du travail pour tous…

    Le gros homme suspendit son discours pour toiser son auditoire, puis il poursuivit :

    – … mais tous n’auront pas un emploi. Nous ne retiendrons que les plus besogneux et écarterons tous les tire-au-flanc. La paie est de deux francs par jour, chaque journée commençant à six heures du matin précises et durant douze heures, plus une pause casse-croûte d’une demi-heure. Toute journée non complète ne sera pas payée ; toute faiblesse ou tout retard signifiera l’exclusion du chantier en fin de journée.

    L’administrateur délégué marqua une pause. Quelques messes basses s’échangeaient entre les hommes, sans toutefois qu’ils desserrassent leurs dents.

    – Que ceux qui veulent travailler aillent se mettre là-bas au bout, le contremaître Ducournau vous inscrira et, si besoin, évaluera votre aptitude physique.

    Il désigna de son bras graisseux l’extrémité de la voie de garage où un début de terrassement indiquait le prolongement dont elle allait être l’objet. Une table en bois et un grand registre neuf attendaient la calligraphie hésitante du contremaître pour les inscriptions. Cependant, seule une poignée d’hommes s’y dirigea.

    L’administrateur interloqué se tourna vers l'employé.

    – Ducournau… Comment se fait-il qu’ils ne soient pas plus nombreux à vouloir travailler ?

    – Je pense que c’est parce qu’ils ne vous ont pas bien compris, Monsieur. Je vais leur répéter la même chose en patois, ça devrait aller…

    Le citadin se gratta la joue en maudissant entre ses dents ce peuple de dégénérés. Puis il désigna de la tête un groupe d’une trentaine d’hommes qui se tenait en retrait. Leurs habits différaient légèrement des autres : ils portaient des chapeaux, des gilets de couleurs vives et, surtout, avaient de véritables chaussures aux pieds. Ils arboraient tous un air sinistre et hautain. Les visages fermés, ils ne parlaient ni ne bougeaient.

    – Et ceux-là, là-bas, qui sont-ils ? Des Limousins ? Des Savoyards ?

    – Non Monsieur, ce sont des Espagnols. D’après ce que j’ai compris, ils ont fui leur pays il y a une dizaine d’années lors des dernières guerres du trône et, depuis, ils vivotent. Ils n’arrivent pas à se fixer quelque part, les gens les en empêchent. C’est qu’il faut se méfier d’eux, ils sont forts au travail mais ce sont de vraies brutes…

    Le contremaître se détourna pour cracher par terre.

    – Sale race ! ajouta-t-il.

    – Diable ! Et comment fait-on pour leur parler ?

    – Ils sont Catalans. Leur patois et le nôtre se ressemblent. On arrive à se comprendre…

    – Bon. Nous avons besoin d’hommes forts, mais je ne veux pas de problèmes. Si vous les prenez, vous en êtes responsables. Alors, tenez-les à l’œil plutôt deux fois qu’une… Mieux : n’en prenez que la moitié !

    – Mais…

    L’administrateur délégué coupa le contremaître d’un geste de la main.

    – Allez ! Parlez à ces hommes dans votre charabia et ne perdez pas de temps. Vous avez l’après-midi pour enrôler tout le monde et le chantier doit impérativement démarrer demain matin.

    Le contremaître prit la parole en gascon et, à ce moment-là, la très grande majorité des hommes se dirigea vers la zone de recrutement, y compris les Catalans.

    Il passa plusieurs heures à inscrire les ouvriers sur son registre. Il en refusa qui étaient ou trop vieux ou trop gringalets. Ceux qui insistaient tout de même allaient faire leurs preuves sur l’aire de terrassement où les attendaient des pelles, ainsi que des midis et des rails qu’ils devaient être capables de soulever et de porter sur une distance suffisante.

    Tandis que le recrutement se poursuivait, les premiers embauchés commentaient entre eux leur nouvel emploi. La plupart se connaissaient déjà, quand ils n’étaient pas tout simplement frères ou cousins, mais tous ne partageaient pas le même avis. Certains tenaient les citadins pour des menteurs éhontés et ne leur faisaient pas vraiment confiance. Ils se demandaient s’ils allaient bien être payés comme promis. D’autres, au contraire, faisaient un pari sur l’avenir : ils calculaient déjà le nombre de jours de travail qui leur seraient nécessaires pour s’acheter l’objet de leur convoitise qui était, en majorité, une pièce de jeunes pins ou une lande concédée au semis de ces mêmes arbres.

    Tout à coup, des cris rauques éclatèrent, couvrant le brouhaha. C’étaient les Catalans qui s’insultaient et un groupe s'amassa autour d’eux auquel se mêla Denis Broquaire.

    – Mais qu’ont-ils ? dit-il à mi-voix.

    Un Landais entre deux âges, petit et robuste comme la majorité d'entre eux, qui venait d’être enrôlé se tenait à ses côtés. Il renseigna le fonctionnaire des Ponts et Chaussées :

    – Fils du diable ! C’est le contremaître qui refuse d’embaucher tout le lot. Alors, il y a un de ces arsenacs, comme on dit ici pour les mauvais coucheurs, un laissé pour compte qui entend prendre la place d’un autre, qu’il trouve moins valeureux que lui !

    Les deux Catalans s’étaient tus, toujours face à face. Se défiant des yeux, ils sortirent tous deux lentement leurs couteaux. Alors qu’ils commençaient à s’approcher l’un de l’autre en zébrant vivement l’air de leurs lames, le contremaître donna quelques ordres pour les séparer. De braves Landais tentèrent de s’interposer mais ils furent immédiatement ceinturés par les autres Catalans, qui contemplaient la scène sans mot dire.

    Les deux bagarreurs échangèrent plusieurs passes qui les faisaient tourner sur place ou bondir de côté comme dans un ballet. La tension était palpable et l’assistance commençait à parier oralement sur l'un ou l'autre, les Landais autant fascinés que les Catalans qui relâchèrent alors leurs bras. Par moments, les deux hommes se retrouvaient au corps à corps et des cris fusaient. Ils devaient avoir une habitude certaine de ce genre de duels, puisqu’ils n’étaient pas arrivés à se blesser profondément malgré la rapidité de leurs gestes. Finalement, le belligérant teigneux qui voulait prendre la place de l’autre et qui était un gaillard bien charpenté, se révéla plus agile dans une esquive et parvint à déséquilibrer son adversaire. Il lui bloqua le bras armé contre le sol et s’apprêta à lui infliger une correction dont il méditait la sévérité, choisissant froidement la partie du corps qu’il allait blesser.

    Ce fut pendant ce moment de flottement qu’intervint le contremaître. Il venait de consulter le nombre d’enrôlés et il s’avérait insuffisant pour tenir les délais imposés par ses chefs. Il lui fallait plus d’hommes, il n’avait pas le choix.

    Il se fraya un chemin jusqu’aux deux combattants et saisit fermement le bras qui allait frapper. Il lui parla haut, d’une voix peu amène.

    – Tu laisses tomber ton couteau et je prends tout le groupe.

    Les belligérants se figèrent, interrogeant du regard leurs compatriotes. Personne ne parlait. Alors le contremaître se tourna vers les autres.

    – Vous vous organisez comme vous voulez, vous choisissez un chef si ça vous arrange, ça m’est égal. Mais si jamais je vois encore une seule lame sortie, que ce soit entre vous ou pas, et ce sont tous les Espagnols qui quittent le chantier sur-le-champ !

    Soudain, le Catalan agresseur se libéra de l’étreinte du contremaître et plongea immédiatement sa lame vers son condisciple. Sa main fut aussitôt arrêtée par deux de ses semblables qui lui mirent, en outre, leurs propres lames sur la gorge. Il y eut un rapport de force silencieux qui se passa par des échanges de regards profonds. Puis lentement, très lentement, l’agresseur replia son bras et replia tout doucement sa lame de couteau. Une fois remis en poche, il libéra toujours aussi lentement son adversaire qui replia lui aussi sa lame de ce même cérémonial arrogant. Alors seulement, les deux derniers retirèrent leurs propres couteaux et les hommes s’écartèrent, à pas mesurés, comme des chats indiquant la maîtrise d’un territoire. L’un des deux intervenants se tourna vers le contremaître et fit un geste circulaire du doigt le désignant lui et ses camarades, doublé d’un signe de tête affirmatif. L’incident était clos.

    Les inscriptions reprirent sans un seul échange de mots entre les Catalans, et chacun retourna à son occupation.

    L’ingénieur Broquaire resta interdit, très impressionné

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