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Elephant Murder: Roman
Elephant Murder: Roman
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Livre électronique267 pages3 heures

Elephant Murder: Roman

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À propos de ce livre électronique

Pourquoi l’éléphante Pasta a-t-elle assassiné son maître ? Son fils, Rapha, devenu orphelin, essaye de comprendre l’origine de ce drame, d’autant qu’il aime son pachyderme indolent et fidèle.
Après la Grande Guerre, Rapha quitte la France exsangue pour rejoindre le Canada perturbé par la crise puis s'engage dans la guerre d’Espagne, à la recherche d'une envoûtante histoire d'amour.
Hors du temps, presque fantomatique, Carlota se passionne pour cette vie chaotique. Elle mène son enquête et tombe sous le charme du jeune dompteur qu’elle croise et aime à plusieurs années de distance. Mirage génétique ou folie affective ? La rude ambiance des cirques côtoie celle des zoos et la magie des sentiments éparpille les cendres du doute pour que naisse enfin quelque espoir.
Comme dans son dernier roman Les pleurs du corbeau, l’auteur nous offre ici la douce alchimie qui surgit des échanges invisibles entre l’animal et l’homme.
LangueFrançais
ÉditeurEx Aequo
Date de sortie15 mai 2020
ISBN9782378739348
Elephant Murder: Roman

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    Aperçu du livre

    Elephant Murder - Michel Dessaigne

    cover.jpg

    Michel Dessaigne

    Elephant murder

    Roman

    ISBN : 978-2-37873-934-8

    Collection : Blanche

    ISSN : 2416-4259

    Dépôt légal : avril 2020

    © couverture Ex Æquo

    © 2020 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de

    traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays

    Toute modification interdite

    Éditions Ex Æquo

    6 rue des Sybilles

    88370 Plombières Les Bains

    www.editions-exaequo.com

    ...une dame, à sa haute fenêtre,

    Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,

    Que, dans une autre existence peut-être,

    J’ai déjà vue… – et dont je me souviens !

    Gérard de Nerval

    C’est affreux, cette histoire. Carlota referma le dossier plein de vieilles coupures de presse. Le 5 mai 1978, à Rock Forest au Canada, Teak, l’un des trois éléphants du cirque Gatini, fondé par Michel Gatien, avait mortellement blessé sa dompteuse Eloïse Berchtold devant les spectateurs. Un tireur d’élite avait dû abattre l’animal de quatre balles. Pendant ce temps, un autre éléphant s’était échappé et avait commencé à semer la panique dans la ville. On était allé rechercher son premier maître pour que la pauvre bête accepte d’obéir et revienne dans son enclos.

    Il faut que ça cesse un jour ! Des années de militantisme lui prouvaient qu’on doit toujours continuer à se révolter. Mais, elle devait bien le reconnaître, la lutte contre l’exploitation des animaux sauvages dans des spectacles n’était pas près de s’achever.

    Déjà combien de morts comme celle-là ? Combien à venir, encore et encore ? Elle, en tout cas, était résolue à se battre pour une juste cause, jusqu’à la déraison s’il le fallait.

    PHAJAAN

    Briser l’esprit

    Janvier 2017, Avenue Bellevue, Belvedere, comté de Marin, Californie

    Dix heures du soir. Doug a jeté sa serviette et ses clefs sur la commode de l’entrée avant d’aller ouvrir la porte du frigo. Il a quand même eu le temps de lancer salut chérie sans se préoccuper de savoir si la chérie était dans le salon, dans le bureau ou déjà dans la chambre à regarder la télé. Carlota attend pour répondre, rien que pour voir combien de temps il mettra avant de pointer son nez dans le bureau, une odeur de bière fraîche aux lèvres.

    — Comment ça a été, ta journée ? 

    Elle voudrait bien lui parler de sa journée, justement. Mais Doug doit d’abord enlever ses chaussures. Enfin rentré dans ses mules, un sandwich entre les dents, il constate que l’intérêt porté à la journée de sa femme n’a pas eu l’effet escompté.

    — Tu te préoccupes de mes journées, maintenant ?

    C’est connu, dans un couple qui s’entend bien, les petites agressions ne sont qu’un appel pour aborder ensuite des sujets vraiment importants. Doug engloutit son sandwich. La mie qui colle au palais rend la prononciation un peu lourde.

    — Bon, alors dis-moi.

    — Tu sais au moins ce qui s’est passé aujourd’hui ?

    Elle tend un article du San Francisco Chronicle.

    — Barnum vient de fermer. Tu étais au courant ?

    — Évidemment. Depuis qu’ils avaient dû arrêter les spectacles d’éléphants, les pertes s’accumulaient.

    — On dirait que tu regrettes cette fermeture.

    — Non, pas du tout. C’est toi que ça a l’air de réjouir.... Tu y étais allée ? Oui, la réunion du mois dernier contre les spectacles d’animaux.

    — Bien sûr.

    — T’aurais pas dû. Trois cents personnes au moins vont perdre leur boulot. C’est un peu tirer sur l’ambulance, non ?

    C’était effectivement la dernière représentation du plus grand spectacle de cirque au monde, le légendaire Ringling Bros et Barnum & Bailey fondé en 1871 par Phineas Taylor Barnum. Les derniers éléphants avaient été vendus à un zoo. Non, Carlota n’en veut pas aux malheureux employés du cirque, même si ce n’est pas à eux qu’elle a pensé en premier. La réflexion de Doug semble malgré tout la troubler.

    — C’est sans doute triste, admet-elle. Mais les souffrances imposées aux animaux ? Tu sais ce que ça veut dire dresser un éléphant ?

    — Arrête. Je connais ce discours par cœur. C’est celui de la PETA et d’un tas d’autres associations. Tu sais bien que nous sommes d’accord sur le fond. Alors, pourquoi des querelles qui n’ont pas lieu d’être ?

    Doug a tort. Comme si l’absence de vraies divergences suffisait à clore une dispute. Il constate, désolé :

    — Je te sens à cran. Ce soir, on dirait que tu as préparé ton coup pour qu’on arrive à s’engueuler. À cause de cette histoire d’animaux dans les cirques ? Je te signale qu’en ce moment, au Yémen, les gamins crèvent de faim sous les bombes. On ne vient pas leur apporter de la nourriture. Au moins, les éléphants peuvent manger, eux.

    — Alors tout va bien, continuons ainsi. Maltraitons les animaux puisque les Yéménites ont faim.

    — J’essaie simplement de voir tous les aspects du problème.

    Doug a laissé sa bière et terminé rapidement son sandwich. Assis, les bras croisés, il attend la suite du discours. De toute façon, il ne pourra pas y échapper. En ce moment surtout, Carlota n’en a plus que pour les pachydermes. Sans doute à cause du nouveau reportage qu’elle est en train de boucler pour KSF.TV. Elle poursuit avec un geste d’impuissance.

    — Si seulement ce n’était que les cirques et les ménageries. C’est tout un système. Ces touristes qui grimpent sur des éléphants en Thaïlande, il faut qu’ils sachent. On ne leur a jamais parlé du Phajaan. Sais-tu ce que c’est, au moins ? On emprisonne le jeune éléphant dans une cage où il ne peut pas bouger et, pendant six jours, on le torture. Tu as vu l’instrument qu’ils utilisent ? C’est pointu d’un côté et ça ressemble à un marteau de l’autre. On appelle ça le hook. Ils y vont à coups de pic dans la tête, dans les oreilles. Tous les points sensibles qu’ils connaissent bien, les salauds. Les pieds entravés, pas d’eau, pas de repos. La moitié des éléphants en meurent et ceux qui survivent arrêtent de se plaindre, complètement cassés par ce supplice. Phajaan, ça veut dire briser l’esprit. L’esprit mauvais, celui des animaux, bien sûr. Parce que les hommes, eux...

    — Affreux. Mais il n’y a peut-être pas d’autre moyen de les dresser. C’est dangereux, un éléphant.

    — Eh bien, voyons ! Ouh ! Méchants les éléphants ! Pour présenter des animaux sauvages, il faudrait qu’ils ne soient plus sauvages.

    Doug s’est assis à côté d’elle. Il comprend l’intérêt porté par sa femme à ce genre de sujets. La mère de Carlota, décédée depuis presque trois ans, avait connu les cris des animaux, elle aussi. Une existence difficile. Née au milieu des années cinquante, elle avait eu cette première et unique fille à 22 ans. Un mari volage, brutal, alcoolo. Ça, c’était le côté classique de l’histoire. Mais surtout une vie de cirque minable, avec le Ron Circus. Elle écuyère et monsieur dresseur. Dresseur d’éléphants, malheureusement. Écuyère à panneau, sa mère dansait sur le dos des pachydermes. Jusqu’à être rattrapée par l’âge. Et puis il y avait eu cette vilaine entorse.

    De toute façon, son cirque avait fermé comme beaucoup d’autres aux États-Unis. Il s’était arrêté à Tallahassee où elle-même avait terminé misérablement dans un mobil-home tandis que sa fille était recueillie par une cousine qui lui paierait même une partie de ses études. Avant de mourir, cette mère bienveillante avait absolument tenu à la marier avec un homme qui ne passerait pas sa vie sur treize mètres de piste. Pendant un siècle et demi, sa famille avait vécu dans les odeurs de sciure souillée et d’urine, parmi les montages et démontages de chapiteaux, avec les cris de bêtes maltraitées. Tout devait changer pour la nouvelle génération. Carlota mènerait enfin une vie normale avec Doug, dans une villa cossue, salon traversant, vaste cuisine fonctionnelle et grand lit.

    Doug avait lui aussi oublié la piste, comme ses ancêtres en Europe, au sein du cirque Gombard et Stenburger. Après la crise et la seconde guerre mondiale, les grands-parents avaient souhaité pour leur descendance un autre avenir que les chapiteaux. Son mariage avec Carlota n’était donc pas tout à fait le fruit du hasard. Il confirmait l’entrée dans un monde nouveau.

    Pourtant, prédestination ou usage raisonné des compétences, l’emploi que Carlota avait trouvé, d’abord comme webmistress puis comme journaliste pour une chaîne d’information de San Francisco, KSF.TV, rouvrait en grand les cages des ménageries. On venait de lui confier une série de reportages sur la fermeture de ces cirques qui montraient des animaux. Ça lui convenait tout à fait. Elle pouvait en même temps agir pour une cause qu’elle trouvait juste et poursuivre une belle carrière. Par solidarité, Doug avait dû adhérer à son association, la PETA, ce qui voulait dire pour une éthique dans le traitement des animaux. Il avait même participé à quelques actions revendicatives.

    — Bon, nous sommes bien d’accord conclut Doug, il reste beaucoup à faire pour empêcher l’exploitation des animaux. La fermeture de Barnum va dans le bon sens. Déjà, pour nos familles, c’était terminé !

    — Terminé pour nos familles ? Pas depuis si longtemps.

    Doug regarde sa femme avec un air désolé. Il l’admire, pour sa détermination, son engagement entier dans ce qu’elle entreprend, pour sa foi militante. Il est aussi un bon mari lorsqu’elle cède au doute ou au découragement. Mais comme tous ceux qui se veulent raisonnables, il trouve qu’elle en fait un peu trop. Les éléphants ! Elle en parle tout le temps. Il lui arrive d’en pleurer, presque. Il se demande bien quelle décision, forcément déraisonnable, elle ne serait pas prête à prendre si un jour un cas grave de maltraitance exacerbait sa sensibilité. On avait connu une alerte, à propos du Botswana où on projetait de rouvrir la chasse aux pachydermes. Carlota avait failli tout plaquer pour partir là-bas et seul un certain flottement dans les initiatives pour s’opposer au massacre l’en avait finalement dissuadée.

    En fait, son caractère passionné la faisait souffrir, il le savait. Je suis une enquiquineuse, disait-elle parfois. Malheureusement, tu m’aimes toujours et je ne le mérite pas. Il essayait de la raisonner.

    — C’est à cause de ton histoire familiale. Le cirque, ça te rappelle des souvenirs pénibles. Et voilà que ta carrière t’y ramène. Avec un reportage sur les animaux... Je sais ce que tu voudrais : retourner dans ce passé-là et tout y balayer. Ou alors, tu rêves de retrouver un père, celui que tu n’as pas connu, un homme de la piste, du cirque aux étoiles.

    — Ma famille n’a rien à voir. Ce n’est pas comme la tienne, les fameux, les héroïques artistes du cirque Gombard et Stenburger... Mais c’est gentil de vouloir m’analyser. Ça ne ferait pas un peu psychologie de bazar, non ?

    La psychologie de bazar, c’est toujours ce qu’on rétorque quand l’autre a un peu trop vu en soi.

    — Bon, attends, dit-il, je vais te montrer quelque chose. Tu verras ce qu’était le cirque, chez mes ancêtres, les Gombard, du cirque Gombard et Stenburger. Tu pourras constater l’évolution depuis un siècle et demi.

    Il emmena Carlota dans le garage. C’était un espace entre la Toyota, les planches à voile et le barbecue multifonctions.

    — Tiens, cette caisse, je pense que c’est toute l’histoire de ma famille. Classée, archivée. Regarde si tu veux, mais n’y perds pas ton temps. Ça s’étale sur des générations.

    Carlota regarda la caisse longuement, comme si elle voulait prendre son temps avant d’entreprendre quelque chose de grave.

    — Satisfaite ? Tu verras. Le cirque, les animaux, c’est fini. J’espère que tu vas être rassurée.

    — Je vais essayer. C’est gentil de prendre soin de moi.

    LE CIRQUE GOMBARD ET STENBURGER

    Les jours suivants, Carlota profita du déplacement de Doug au Brésil pour trier les souvenirs enfouis de la famille de son mari, les Gombard. Dès qu’elle rentrait dans leur villa de Belvedere, elle se réfugiait devant le bow-window, face à la baie. Là, elle étalait et classait photographies, affiches, factures et documents comptables. La plupart de ces papiers avaient peu d’intérêt. Certains étaient rédigés d’une belle écriture à la fois simple et appliquée, mais d’une envoûtante capacité évocatrice. Elle y trouvait des textes en français, qu’elle savait déchiffrer, d’autres en allemand, ce qu’elle eut d’abord du mal à s’expliquer, ne sachant pas que les Gombard étaient installés en Moselle, province française annexée par l’Allemagne jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

    Elle avait trouvé une affiche et une photo d’une femme superbe, fièrement debout sur le dos d’un éléphant. Elle s’appelait Esther Stenburger et avait été la vedette du cirque à la fin du 19ème siècle, peut-être au début du 20ème. Sortie du passé, elle paraissait pourtant d’une étonnante actualité. Cette femme, qui devait alors avoir le même âge qu’elle c’est-à-dire la trentaine peut-être, était outrageusement belle. On remarquait ses jambes que le dessinateur de l’affiche avait mises en valeur, à partir d’une photo probablement. Étonnamment moderne, murmura-t-elle. Ce jugement, neutre, objectif, puisque ce n’était qu’un constat sur la mode et sur le temps, cachait sans doute une inavouable jalousie.

    La découverte de ces quelques témoignages sur Esther Stenburger piquait la curiosité de Carlota. Il fallait continuer à chercher parmi beaucoup de paperasses sans autre intérêt que leur odeur d’ancien temps. Espérant découvrir d’autres images de la belle écuyère, elle continua à fouiller le fond de la caisse et tomba sur une pochette transparente, jaunie et craquelée qu’elle ouvrit avec précaution. Cette pochette contenait également des souvenirs de la famille Stenburger, associée aux ancêtres de son mari dans le cirque Gombard et Stenburger. Il y avait là quelques photos d’un éléphant. Sur l’une d’entre elles, un jeune homme debout près de l’animal posait la main sur son encolure. Encore un salaud de dompteur, marmonna-t-elle. Puis elle sortit une autre photo du même jeune homme au regard triste, intense, clair et perçant. Il était beau. Ses cheveux blonds en bataille lui donnaient une allure romantique et rebelle. Il ne semblait pas être un dompteur cruel. À cause de son air doux, qui ne sentait pas l’arrogance de l’homme envers l’animal. Peut-être quelqu’un de bien ? À cette époque lointaine !

    Elle s’en veut de l’avoir traité de salaud, en le voyant sur une autre photo où il touchait l’animal avec une sorte de tendresse. Dans ces milieux du cirque où la maltraitance était quotidienne, elle pense avoir trouvé un être particulier, précieux et qui d’emblée la séduit. Celui-là est différent des autres, différent de son époque. Comme elle, il avait dû se battre pour aimer ces bêtes que les autres traitaient avec indifférence ou cruauté. Toi, tu aimes ces éléphants autant que je les aime murmure-t-elle en déposant un baiser sur la photo recouverte d’une couche de poussière. Elle reste plusieurs minutes à contempler ce visage, comme médusée. Les yeux du jeune homme donnent l’impression de l’interroger depuis presque un siècle. La photo, sous verre, est ancienne et, pourtant, il semble si proche ! Derrière le cadre, une inscription : Rapha, 1919

    L’objet sent bien son époque : verre biseauté et encadrement en métal — du bronze, probablement – très finement ciselé. Un pied de cadre en carton, autrefois recouvert d’un velours fuchsia, avait dû servir à poser le portrait sur une commode ou une table de nuit. La ressemblance avec Esther Stenburber laisse peu de doute. C’est son fils, probablement. Ou un neveu. Mais elle préférerait que ce soit un fils. La beauté du jeune homme s’accorde si bien avec celle de l’écuyère !

    Cette femme avait eu la chance d’être très belle et d’avoir un fils très beau. Carlota imagine cette jeune maman tenant fièrement son enfant qu’elle verra grandir jusqu’à ce qu’il devienne un homme. Cet homme, c’est celui dont elle a maintenant le portrait entre les mains. Elle découvre encore une autre photo où il posait au milieu des gens du cirque. On y mentionnait bien le nom de Raphaël Stenburger. Cherchant encore, elle tombe sur un document d’immigration au Canada. L’histoire du jeune homme, bien qu’encore ténue et cachée derrière de larges périodes inconnues, lui semble se dessiner et même prendre vie. Elle voudrait d’autres images de lui, mais n’en trouve plus.

    Il devait être 2 heures du matin. Carlota avait rangé la photo de Rapha en prenant soin de la retourner, car elle estimait sa curiosité déplacée. Elle se rappelait sa mère, avec ses posters d’Elvis Presley, dans son mobil-home. Elle n’arrêtait pas de se ficher d’elle. Un jour même elle décolla la photo du King qu’elle enfouit dans une pile de vieilles revues à jeter. Malheureusement, c’était la dernière fois qu’elle voyait sa mère, déjà très malade à l’époque.

    Encore troublée par sa découverte, elle sortit de la maison pour se promener sur le boulevard Bellevue d’où on pouvait contempler les lumières de la baie. Lorsqu’elle rentra, elle eut beaucoup de mal à s’endormir. Elle lutta d’abord contre de mauvaises pensées qui l’assaillaient parfois lorsque Doug était absent trop longtemps. Puis elle se dit qu’il était complètement ridicule de se laisser aller ainsi et essaya encore de trouver le sommeil. N’y parvenant toujours pas, elle prit un cachet dans la salle de bain, mais, revenant vers son lit, ne put s’empêcher de soulever la pile de documents sous laquelle elle avait caché la photo de Rapha qu’elle contempla de nouveau. Les yeux clairs étaient toujours là et la scrutaient avec une insistance surprenante. Ils semblaient bouger légèrement, ce qu’elle attribua à sa propre fatigue ou au semi-endormissement dont elle sortait. Tu déconnes, ma vieille. Ces yeux ne bougeaient évidemment pas, elle eut presque honte d’y avoir songé ! Mais ils l’interrogeaient, ce qui était bien plus inquiétant. Ah, si seulement ç’avait été la photo d’un voisin, d’un collègue, elle les aurait peut-être contactés via Skype ou Facebook. Mais le malheureux, 1919... Elle trouvait presque injuste de ne pouvoir lui répondre. La lâcheté de ceux qui sont encore vivants à l’égard de leurs prédécesseurs...

    La petite voix de sa conscience lui dit de fermer les yeux et le sommeil vint enfin. Mais pas la sérénité pour autant. Dans son rêve, elle ressentait comme une étrange jouissance. Son corps, au travers des sensations indéfinissables, lui fit d’abord croire que Doug était de retour et l’avait intimement caressée. Mais ensuite, cette douce impression, ténue et lancinante, la ramenait à l’image de Rapha qui s’emparait complètement d’elle. Au réveil, elle fut saisie d’une honte mêlée d’angoisse et se leva pour remettre la photo du jeune homme aux yeux clairs sous une pile de documents, tout au fond de la caisse emplie des souvenirs du cirque Gombard et Stenburger. Ce rêve étrange lui revint de la même manière les deux nuits suivantes. Frustrée de ne rien trouver d’assez consistant sur ce Rapha dans la caisse de documents remise par Doug, elle prit une demi-journée pour consulter les archives de l’université à la recherche de renseignements sur la famille Stenburger. Elle put ainsi retrouver la trace d’un arrière-petit-fils qui vivait au Canada, Jo Stenburger.

    Audrey, l’assistante de Carlota, vient de carillonner. Elle a proposé de passer pour préparer le scénario des prochaines émissions de KSF.TV. Les deux jeunes femmes travaillent ensemble depuis deux ans. Audrey est photographe et tient la caméra pendant les interviews. C’est aussi une aide précieuse quand il s’agit de bâtir une émission. Carlota l’aime bien, malgré leur différence de caractère et surtout leur façon d’aborder la vie. Carlota est souvent inquiète et souffre pour la terre entière. Son assistante — car c’est ainsi qu’on la désigne chez KSF.TV — est toujours enjouée. Elle aime bien la vie, ce qui sous-entend qu’elle en souffre parfois et surtout qu’elle

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