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La Sorcière de Dentervals: Roman historique
La Sorcière de Dentervals: Roman historique
La Sorcière de Dentervals: Roman historique
Livre électronique329 pages4 heures

La Sorcière de Dentervals: Roman historique

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À propos de ce livre électronique

Ce passionnant roman historique revient sur les terribles épisodes de chasse au sorcière au Moyen âge.

Un habitant du village qui meurt accidentellement ou qui tombe malade, le bétail qui dépérit: tout prétexte est bon pour soupçonner quelqu’un de sorcellerie. Les autorités profitent alors de l’occasion pour juger des individus marginaux ou « gênants », femmes et hommes confondus, et montrer ainsi qu’elles font leur travail. Un geste mal interprété, un comportement étrange, voire une simple allusion à un chat noir, suffisent pour finir entre les mains du tribunal. Sous la torture, la plupart des personnes accusées avouent contre leur gré leur présumée connivence avec le diable... La Sorcière de Dentervals s’inspire des évènements qui se produisirent autour d’un procès pour sorcellerie en 1675 dans les Grisons.
Avec un effrayant réalisme, l’auteur nous raconte cette période noire, où le soupçon de sorcellerie était un motif suffisant pour condamner à mort les plus faibles

Un premier roman richement documenté et d'une vraie qualité littéraire !

EXTRAIT

La pie jacasse.
Les cerfs lèvent la tête. Ils disparaissent à grands bonds dans la forêt.
Comme un canon qui gronde, le tonnerre sort de l’obscurité. Peu après, un autre éclair illumine le paysage. La lumière est aveuglante. La figure au manteau noir se lève en tremblant : est-ce la porte de l’église qui s’ouvre ? Est-ce un enfant en blanc qui se tient sur le pas de la porte de l’église ?
Le croque-mitaine semble pétrifié. Un bref instant, puis il prend rapidement le sac et part en courant comme un désespéré.
La pie bat des ailes.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Il ne faudra pas, bien sûr, accueillir ce roman comme un témoignage historique. Plutôt le voir comme une porte d’entrée sur une époque oubliée. Et faire des liens, toujours, avec notre présent qui connaît encore de tels débordements ou folies collectives. Une lecture détente donc, mais qui pourra devenir autre chose, pour peu que vous ayez l’envie de creuser plus loin, dans les sombres rouages de notre Histoire. - Blog Littérature Romande

L’auteur, historien, livre là son premier roman, qui bénéficie non seulement de son érudition mais d’un remarquable talent littéraire ! - Joëlle Brack, Librairie Payot

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hubert Giger est né en 1958. Il a étudié l’histoire à l’Université de Zurich. En 2001, il écrit un article intitulé Engouement de sorcière et procès de sorcellerie dans la Surselva. Il a travaillé comme rédacteur pour la radio romanche et il vit dans le Medelsertal (Grisons). En 2011, il publie son premier roman La Stria de Dentervals, rapidement traduit en allemand sous le titre de Die Hexe von Dentervals.
LangueFrançais
Date de sortie2 janv. 2018
ISBN9782940486458
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    Aperçu du livre

    La Sorcière de Dentervals - Hubert Giger

    Ce livre paraît avec l’aide de la Fondation ch pour la collaboration confédérale, institution réunissant les 26 cantons. La traduction est subventionnée par Pro Helvetia.

    collection_ch_prohelvetia

    ISBN : 978­-2­-940486-45­-8

    © Éditions Plaisir de Lire. Tous droits réservés.

    CH – 1006 Lausanne

    www.plaisirdelire.ch

    Couverture : Marlyse Baumgartner

    Version numérique : NexLibris – www.nexlibris.net

    Titre original : La stria da Dentervals

    Éditeur original : © Chasa Editura Rumantscha, 2011.

    REMERCIEMENTS

    Le traducteur remercie de tout cœur toutes les personnes qui, par leur soutien et leur conseil, ont permis à ce projet d’aboutir, en particulier :

    Dumenic Andry

    Renzo Caduff

    Anita Capaul

    Isabelle Cardis Isely

    Roman Caviezel

    Anne-Lise Delacrétaz

    Hubert Giger

    Caroline Grøndahl

    Marie-Florence Javet

    Cathy Jobin

    Lysiane Piguet

    Chasper Pult

    Clà Riatsch

    HUBERT GIGER

    LA SORCIÈRE

    DE DENTERVALS

    ROMAN HISTORIQUE

    traduit du romanche (sursilvan)

    par Walter ROSSELLI

    I

    Il est arrivé

    une nuit de pleine lune,

    l’homme en noir

    à cheval

    les fers grinçaient et étincelaient

    sur le pavé devant la maison de commune

    il a sifflé

    le chat s’est glissé dans la cave

    et a ouvert la porte

    alors, l’homme en noir

    a libéré la sorcière

    et a disparu avec elle,

    sur son cheval

    *

    *   *

    Brouillard dans la vallée. Il s’est déversé comme une masse grise sur les rochers et les crêtes et s’est faufilé dans la forêt, entre les sapins, les mélèzes, les bouleaux et les vernes. La neige a saupoudré les hauteurs. Il pleuvine. Le branchage reluit. Les aiguilles dégoulinent. La terre se ramollit. L’eau ruisselle et forme des mares et des flaques.

    Il fait froid, tout est terne et détrempé.

    Des cerfs paissent à l’orée de la forêt, le pelage hérissé. Un peu au-dessous du bois, sur un replat, un village. Des maisons, des granges, des étables, une église, un cimetière, un ossuaire. Le clocher de l’église sonne, c’est l’Ave Maria. Le tintement des cloches fend le brouillard.

    Une pie se pose sur le mur de l’église. Elle bat des ailes.

    Au coin du mur de l’église apparaît un capuchon. Il disparaît et réapparaît. Une figure encapuchonnée, un manteau noir, des bottes. Un sac sur le dos. Le croque-mitaine s’approche du cimetière. À petits pas. Il regarde autour de lui. Une fois. Deux.

    Il s’arrête devant une sépulture. Il pose son sac. Il l’ouvre et en sort une houe. Il se met à creuser, rapidement. Il regarde tout autour. Il extrait des ossements de la tombe. Un os après l’autre. Il ôte la terre. Les met dans le sac. Il continue à creuser. Il met d’autres os dans le sac. Enlève la terre de la houe. La remet dans le sac.

    La pie jacasse.

    Les cerfs lèvent la tête. Ils disparaissent à grands bonds dans la forêt.

    Comme un canon qui gronde, le tonnerre sort de l’obscurité. Peu après, un autre éclair illumine le paysage. La lumière est aveuglante. La figure au manteau noir se lève en tremblant : est-ce la porte de l’église qui s’ouvre ? Est-ce un enfant en blanc qui se tient sur le pas de la porte de l’église ?

    Le croque-mitaine semble pétrifié. Un bref instant, puis il prend rapidement le sac et part en courant comme un désespéré.

    La pie bat des ailes.

    *

    *   *

    Elle se frotte les mains et souffle dans ses poings. La bise souffle et s’engouffre sous sa jupe, elle pique les mollets, les cuisses et les hanches. Maintenant, elle balaie plus vite. Aller et retour, devant la maison, puis encore une fois, de haut en bas de l’escalier. Une marche après l’autre. Aller et retour. Elle balaie comme pour effrayer la brume qui semble rester collée partout.

    Que fait ce chat noir au milieu de la ruelle ? Est-ce qu’il s’arrête, fait le gros dos et montre les dents ?

    Elle cesse de balayer et s’en approche. Lentement, le balai dans les mains. Les gens du village l’appellent la boiteuse. Parce qu’elle marche un peu de travers. Alors que, plus jeune, elle voulait aider son père, sa jambe était restée coincée entre les grumes. Ses parents avaient d’abord craint qu’elle ne la perde, sa jambe. Qu’il faille la faire amputer et qu’elle doive se déplacer comme le Luregn dil Balzer Bistgaun[ 1 ], qui était revenu de France avec une seule jambe. Depuis, il déambulait avec un bâton et sa jambe de bois et il battait parfois les chèvres. Parce qu’elles ne valaient plus rien et ne donnaient presque plus de lait. Mais parfois, lorsqu’il levait son bâton, il tombait et alors, il avait toujours de la peine à se relever.

    Elle aimait écouter ce que le Luregn racontait de la guerre. Comment il mettait en miettes les ennemis. Il les frappait à la tête de sa hallebarde. Ou bien il plantait son épée entre les côtes de l’Espagnol. Ou alors, s’il le fallait, il en prenait un à coups de poings au groin. Diable, à cette époque-là, il était comme un roc, la force de l’ours et la résistance des chamois du Péz Tgietschen.

    À elle, il n’avait pas fallu lui amputer la jambe. Mais depuis l’accident, elle a mal. Le pire, c’est lorsque le temps change. Dans ces moments, sa jambe est comme endormie.

    Maintenant, la boiteuse tient plus fort le balai – au cas où le chat aurait l’insolence de l’attaquer. On ne sait jamais. Ce ne serait pas la première fois que l’un de ces sauvages l’agresse et la griffe. Comme ce jour-là, au petit matin, entre chien et loup, lorsqu’elle est entrée dans la porcherie pour donner de l’oseille à la truie. À peine a-t-elle ouvert la porte qu’un chat a sauté sur son épaule. Il a soufflé méchamment, l’a griffée à la joue et a disparu.

    Mais ce chat-ci ne fait pas cas d’elle. Il semble qu’il a vu autre chose. Il reste planté, fait le gros dos, le poil hérissé.

    Et maintenant, elle voit ce qu’il a vu. Un croque-mitaine monte par la ruelle. Un gars tout en noir !

    Elle tressaille. Laisse tomber le balai. Veut fuir. Veut crier. Comme lorsqu’elle avait eu la jambe prise entre les grumes. Mais sa gorge est sèche, il n’en sort pas plus qu’un râle. La boiteuse semble être sur des charbons ardents. Comme si elle était clouée au sol. Liée à la brume.

    Le chat a disparu dans la porcherie.

    Où est le croque-mitaine ?

    Elle ne sait pas comment elle est rentrée chez elle. Elle sait seulement qu’elle s’est affalée sur la paille près du foyer. Et s’est endormie. Plongée dans un rêve effroyable.

    Depuis lors, les gens disent que la boiteuse radote. Qu’elle parle toujours d’un chat noir et d’un croque-mitaine. Un gars encapuchonné aurait déambulé par les ruelles. Il aurait disparu dans la porcherie, puis un chat noir en serait ressorti.

    *

    *   *

    Gion Paul Jagmet n’a distribué que deux brassées de foin dans la mangeoire. Deux brassées, c’est pingre, mais l’été a été sec, aussi sec que le cul d’un insecte, qu’il dit. Durant tout l’été, il n’y a quasiment pas eu d’averses. Les herbages séchaient sur pied. Les prés brûlés. Brun-roux. Heureusement, il a encore pu faucher quelques prés secs et ramasser un ballot de foin sauvage. Ce n’était pas suffisant, mais c’était mieux que rien. Il a fait meilleur en automne. Ainsi, il y a eu un peu de regains. Finalement, afin que ses animaux n’aient pas à pâtir, il a fauché des bâches de foin supplémentaires, de troisième coupe. Il est allé ratisser quelques pentes herbeuses abruptes et mauvaises. Cependant, le foin manque plus que jamais, il doit économiser et en compter chaque brassée. Résultat : ses animaux vont de mal en pis.

    Et aujourd’hui, c’est comme les autres jours. Ses bêtes, deux vaches de trois ans et deux génisses d’un an, n’ont pas goût au fourrage. L’une a tourné le foin dans sa gueule comme si elle allait tout recracher, une autre s’est couchée et s’est endormie. Et la vieille, elle l’a regardé comme s’il avait des cornes et a tout juste touché au fourrage. Elle qui, d’ordinaire, mange quasiment tout ce qui arrive dans la crèche. C’est compréhensible qu’elle détourne la tête, puisqu’il leur a donné ce qu’il ne destine d’habitude même pas aux brebis. Celles-ci ne sont pas d’aussi fins becs que les vaches et les chèvres.

    Enfin, il a tout essayé : il les a étrillées, caressées sur le dos, leur a parlé, encore et encore. Il est chaque fois resté longtemps dans l’étable. Mais rien à faire. Elles ne veulent simplement pas. Elles le regardent péniblement et meuglent de temps en temps, de ces ‘meuuuuh’ étirés qui transpercent les os.

    Gion Paul jette un dernier coup d’œil dans l’étable, remet son chapeau, prend la lanterne et le bâton et se met en marche pour rentrer. Quel temps ! Un brouillard qui vous empêche de voir vos propres mains devant le visage. Froid et insupportable ! Il a commencé à souffler et le vent froid mord la peau. Quelque part, une hulotte crie. Il est mort de fatigue. Le pire, c’est de nouveau la douleur à la hanche. Sur son dos, la boille avec le lait est plus lourde que jamais, bien qu’elle ne soit qu’à moitié pleine. Aujourd’hui, il lui semble que le chemin est deux fois plus long que d’habitude. Le terrain est détrempé, glissant. Il plante son bâton dans le sentier qui mène à Disentis.

    Peu avant le village – il ne voit les maisons en bordure que faiblement, à travers la brume – il fait une pause, s’appuie sur son bâton. Il voit la lueur d’une bougie dans une maison, cette lumière dont il jouit toujours le soir, après une longue et pénible journée de travail.

    Il s’arrête dans une ruelle : on dirait qu’il a entendu des pas. Il repousse son chapeau vers l’arrière, lève la lanterne, écoute un instant, puis il poursuit. Au moment de tourner au coin d’une maison, peu s’en faut qu’il ne heurte une personne. Quelqu’un habillé d’un manteau noir, un capuchon sur la tête ! C’est la seule chose qu’il a vue, avant que la lanterne ne tombe par terre. Suite à la collision soudaine, l’autre trébuche et s’étale à plat ventre. Gion Paul l’entend souffler et gémir, il lui semble entendre une voix d’homme, un mot comme  misère 

    Avant qu’il ne puisse réagir, le croque-mitaine est debout et loin.

    Le paysan tremble. Qu’est-ce qui s’est passé, bon sang ? Il en a vu beaucoup au cours de sa vie. Il a aussi eu peur, maintes fois. Lorsque, enfant, il devait aller fourrager le bétail, chaque soir, avec son père, dans l’obscurité, quand il fallait mener les vaches à la fontaine et que les grenouilles coassaient dans le marais, quand il marchait avec son père à travers ces forêts sombres et que les sapins devenaient des croque-mitaines, les nuits de pleine lune. Ou alors au printemps, quand il passait la nuit au mayen, quand il tonnait et qu’il y avait des éclairs. Ou lorsque les cerfs mâles bramaient, que les loups hurlaient, que les renards glapissaient et que les geais jacassaient.

    Et s’il pense à toutes les histoires que racontaient son père et son grand-père ! Des histoires d’esprits de la nuit, des esprits impurs, disaient-ils, d’hommes et d’enfants disparus, d’hommes morts sans que l’on ne sache pourquoi. D’hommes qui faisaient des cauchemars et qui déliraient après avoir été aux mayens, au printemps et en automne. Il se souvient qu’on parlait d’un homme qui s’était jeté des falaises, parce qu’il craignait d’être poursuivi. Et d’un autre qui avait tué son ami avec sa hache, parce qu’il croyait que c’était le diable. Son grand-père racontait des légendes sur les esprits qui se réunissaient, la nuit, sous le bouleau de Sontga Gada : des âmes perdues qui ne trouvaient point de répit. Et il rappelait les esprits de Pultengia, qui sortaient danser la nuit et étranglaient tous ceux qui étaient encore en route à ces heures.

    Il se remémore les sermons des prêtres et des moines : que les paroissiens restent alertes, qu’ils ne se laissent pas tenter, qu’ils prient pour conjurer les démons. Car la nuit est dangereuse, elle n’est pas l’amie des êtres humains. La nuit est l’amie de l’esprit malin, disent les capucins. Tous ceux qui veulent se cacher de la lumière déambulent à la tombée de la nuit. Ceux qui font du mal aux autres. Ceux qui veulent du mal aux autres. Ceux qui tentent l’âme.

    Gion Paul est inquiet. Bien qu’il ne croie pas aux esprits, ce qui vient de se passer le laisse songeur. Un homme à la tête couverte d’un capuchon, qu’est-ce que cela veut dire ? Qui se déplace couvert d’un capuchon ? Celui qui se dissimule sous un capuchon a quelque chose à cacher. C’est clair. Ce doit être une canaille, un malfaiteur.

    Ou est-ce peut-être un pèlerin ? Les hommes qui passent parfois le Lukmanier pour se rendre à l’abbaye de Disentis ont aussi des capuches. Mais ceux-là ne fuient pas les gens !

    Lorsqu’il se baisse pour reprendre la lanterne, il voit un sac par terre. Mais pourquoi l’autre a-t-il été pressé au point de laisser son sac et tout son contenu ?

    Il observe le sac, l’ouvre et regarde à l’intérieur, regarde et regarde à nouveau. Il y a des os dans le sac ! Les os d’un petit animal, d’un agneau, d’un cabri ou peut-être d’une bête sauvage ? D’où viennent ces os et pourquoi sont-ils dans ce sac ?

    Que faire ? Prendre le sac ? Ou le laisser au milieu du chemin et s’en aller ? Appeler un voisin ? L’homme au capuchon a disparu. Il vaut mieux laisser le sac là où il est et rentrer chez soi. De toute façon, s’il le faut, il pourra toujours signaler les faits à l’oberkeit[ 2 ]. Il glisse la pipe, qu’il a également retrouvée, dans la poche interne de sa veste et se dirige lentement vers sa maison.

    Il entend la pie qui jacasse, au loin.

    Il a froid.

    *

    *   *

    Du bois de Vergera vient un homme conduisant un cheval blanc. Il tient les rênes dans une main, le chapeau orné de plumes d’aigle dans l’autre. Il porte un manteau noir, un peu poussiéreux, un pantalon brun, des bottes. Les cheveux noirs retombant sur les épaules, une moustache, une bague au petit doigt de la main droite.

    Il fait une pause, enlève la selle et s’assied sur une pierre. C’est bientôt le printemps. La neige a un peu fondu grâce au redoux. Çà et là, les premières fleurs percent la terre – des crocus.

    Clau Maissen, l’ancien landrehter[ 3 ] de la Ligue Grise, sort la bouteille de son sac à dos en peau de chèvre. Le voyage par le Lukmanier lui a donné soif. Le pire, c’est que son cheval a perdu un fer peu avant le col. Et lui-même a mal aux jambes à cause de la marche. Il lui semble qu’il s’est écorché un pied, car ça brûle drôlement.

    Cependant, il contemple ce panorama grandiose. À ses pieds, le hameau de Mompé Medel ; sur l’autre versant celui de Mompé Tujetsch ; dans la plaine, les maisons du village de Disentis et environs. L’abbaye de Disentis parade, pompeuse, dans le paysage, à l’orée du village au-dessous de la forêt. Au loin, il voit Clavadi et Sogn Benedetg, à l’ubac. Sumvitg, son village natal, et les hameaux de Caprau et de Cavardiras ne sont pas visibles d’ici.

    Il met sa main dans la poche de son manteau. Oui, la lettre y est toujours. Une lettre qui lui rappelle les querelles et les frictions auxquelles il a toujours été impliqué, dans la Cadi[ 4 ], comme celles avec l’abbé Adalbert II de Medell.

    Ce sont des choses qui durent déjà depuis des années – comme un abcès qui crève de temps à autre et d’où suinte le pus. L’ancien landrehter secoue la tête, inspire profondément, souffle. Est-il vraiment aussi maussade et contrarié ? Est-ce pour cela que les tensions sont plus violentes ces dernières années ? En tout cas, cela provoque en lui de plus en plus un sentiment de malaise. Auparavant, il faisait à peine cas de ces conflits, il les ignorait ou se battait pour son intérêt sans regarder personne en face. Mais il a vieilli et il aimerait oublier ces conflits, non seulement avec l’abbé, mais aussi avec les nobles de la Cadi, ceux de Medell et ceux de Castelberg.

    Clau Maissen se souvient des premières querelles avec Conradin de Castelberg, un parent de l’abbé actuel et l’une des personnalités les plus connues et puissantes de la Ligue Grise. Conradin de Castelberg avait été sept fois landrehter – personne d’autre ne l’a été autant de fois ! Et ce n’est pas tout. Lorsqu’il était landamman[ 5 ], Clau avait dû se bagarrer avec Conradin, qui était président de la Ligue Grise à cette époque-là. Ce dernier et les amis des Français voulaient que les catholiques des Trois Ligues s’allient à la France. Cependant, Maissen et le doyen de l’évêque de Coire, Mattias Sgier, avaient réussi à convaincre les arrondissements catholiques de rester du côté de l’Espagne.

    Il doit le reconnaître : la récompense qui arrive de Madrid sous la forme de ducats, ce n’est pas une bagatelle !

    Mais par la suite, il y eut de vraies disputes avec Conradin de Castelberg et aussi avec un autre Conradin, celui de Medell. Les hostilités ont persisté jusqu’à aujourd’hui. Clau Maissen pressent que ses adversaires feront tout pour se venger. Tôt ou tard ! Cependant, il est satisfait d’avoir pu les frapper aux côtes, plus d’une fois. Et il crache sa chique dans les sous-bois.

    Il sent à nouveau le mal de tête qui le tourmente depuis qu’il s’est mis en route en partant de Sondrio, en direction de la Cadi. De plus, il a mal au dos. Il a quand même envie de sourire en repensant à ses adversaires ! Ce qui doit aussi leur faire mal, au moins un peu, c’est qu’il a aussi gravi les échelons et fait carrière : sept fois landamman de la Cadi et, jusqu’à présent, trois fois landrehter.

    Finalement, ses ancêtres de Sumvitg n’étaient pas rien, bien qu’ils ne puissent pas se pavaner avec des titres tels que de Planta, de Salis ou de Mont. Les descendants de ces illustres souches – comme son ami Mattias Sgier – ont fait leurs premiers pas dès le berceau pour atteindre de hauts offices et entrer dans l’Église par la grande porte.

    Tout de même, son père avait été statalter[ 6 ] de Sumvitg et trésorier de la circonscription, si bien qu’il faisait aussi partie des personnes honorables de la Cadi. Sa mère a été la première à avoir été élue prieure de la confrérie du Saint Rosaire, à Sumvitg. Et sa propre femme est également membre de cette confrérie.

    Mais que signifie cette lettre ? Peut-être que l’abbé et le landamman ont trouvé une nouvelle raison pour entreprendre quelque chose contre lui ? Peut-être parce qu’il n’a pas combattu les protestants de la Ligue Grise avec toute la véhémence qu’exigeait le parti des catholiques, lorsqu’il était président de la Ligue ? Aurait-il dû menacer d’envoyer tous les réformés, tout crus, en enfer ? Parce qu’ils ont insisté pour que les capucins s’en aillent de Tomils ? Soi-disant que cette communauté réformée n’avait pas besoin de missionnaires catholiques ! Mais les protestants en ont exigé davantage : que les capucins quittent également Bivio, Vaz et Sevgein. Il a considéré que c’était d’une impertinence inouïe que d’exiger une chose pareille ! Et il s’y est opposé comme il a pu.

    Cela avait été une affaire laborieuse. Les catholiques ne pouvaient pas se permettre de provoquer les protestants. Ceux-ci étaient bien armés et préparés à une éventuelle escarmouche. La plupart des gens n’ont pas compris combien la situation était sérieuse et critique ni que le nonce Edoardo Cibo avait dû envoyer les capucins à Tomils ! Cela fut mal jugé ! Cela équivalait à souffler sur les braises. Avant de se concerter avec l’évêque et le corpus catolicum ! Mais ni le nonce de Rome, ni même l’Espagne n’ont voulu l’entendre. Il les avait avertis qu’il y aurait un conflit. Pas étonnant que les protestants aient prétendu que les capucins étaient les agents des Espagnols ! Même si c’était juste un prétexte pour faire du bruit. Il n’a jamais su ce que ses compatriotes voulaient vraiment. Personne ne l’a dit clairement et ouvertement. Aurait-il dû être plus résolu et s’entêter, frapper de vigoureux coups de poing sur la table ? Menacer de faire la guerre sans penser aux possibles conséquences ? Ou se mette en guerre pour de bon, réunir les pires compagnies armées et marcher sur les réformés ? Mais marcher avec quelles troupes ? Avec les sociétés de jeunesse[ 7 ] ?

    Il y en a bien quelques-uns qui ont des bras et des épaules de paysans. Mais ces blancs-becs savent-ils ce que signifie tuer un être humain ? Prendre le fusil et aller à la bataille, homme contre homme, regarder l’ennemi dans les yeux et tirer ? Lui planter la dague dans le ventre ? Lever l’épée et fendre un crâne ?

    Mais enfin, encore s’ils avaient assez d’armes pour aller à la guerre. Et s’ils y étaient préparés. Certes, du courage, les sociétés de jeunesse de la Cadi, de la Lumnezia et de la Foppa en auraient eu. Mais personne ne peut gagner une guerre seulement avec le courage.

    Il palpe de nouveau la lettre qu’il tient dans la poche de son manteau. Une lettre que l’oberkeit de la Cadi lui a écrite et fait transmettre jusque là-bas dans la Valteline, sachant qu’il s’y trouvait. C’est le landamman Gion Fontana qui l’a rédigée et trois personnes l’ont signée, outre l’abbé Adalbert II de Medell. Le landamman a formulé sa lettre sur un ton dur. Un commandement à venir immédiatement à Disentis pour prendre l’affaire en main. Laquelle, il ne l’a pas mentionnée. Qu’est-ce qui peut l’avoir irrité de la sorte ?

    Il reprend la lettre dans sa poche et la lit encore une fois, bien qu’il en connaisse le contenu. Il doit se présenter sans tarder à la maison de commune de Disentis. Il est arrivé quelque chose d’inouï et lui, en qualité d’ancien président de la Ligue Grise, se doit de soutenir l’autorité de la Cadi dans l’examen du méfait.

    Examiner un méfait ! On dirait que c’est un cas pour le tribunal. Un cas pour le landamman, donc. C’est lui qui préside le tribunal pénal et qui décide si l’oberkeit doit prendre la chose en main.

    *

    *   *

    Clau Maissen conduit son cheval sur le sentier qui descend à Mompé Medel. Les paysans ont commencé à épandre le fumier là où la neige a déjà fondu. Il s’arrête un moment à l’ombre d’une grange et regarde un homme et un garçon qui travaillent.

    Père et fils, suppose Clau. Le garçon, il doit avoir treize ou quatorze ans, conduit deux génisses qui tirent la charrette chargée de fumier. Le père suit, le garçon retient les bêtes à intervalles réguliers. Ainsi, l’homme peut décharger du fumier et aligner de petits tas à l’aide de sa fourche. Quand la benne est vide, le garçon descend au village et la recharge. Pendant ce temps, son père épand le fumier sur le pré. Clau se remémore son grand-père portant le fumier dans la hotte sur le terrain. Jusqu’à la pente. C’était un travail pénible. Le soir, son grand-père avait mal au dos, qui avait fini par se voûter.

    Il poursuit son voyage. Dans le village de Mompé Medel, il salue des gens et échange quelques mots avec l’un ou l’autre. C’est un homme apprécié. Parce qu’il salue tout le monde et parle à tout le monde. Parce qu’il loue toujours les paysans et les bergers.

    Seuls ses adversaires prétendent que c’est un fourbe. Qu’il tend parfois une perche, parfois un piège. Qu’il est comme l’araignée sur sa toile. Qu’il attend patiemment jusqu’à ce que la proie soit à portée de main. Que l’homme de Sumvitg n’épargne personne lorsqu’il s’agit de sa carrière, c’est ce que lui avait dit clair et net un homme, autrefois, en ôtant son chapeau.

    Il mène son cheval sur un chemin en contrebas du village, descendant vers le Rhin. Des arbrisseaux des deux côtés. Ils avancent désormais plus lentement, parce que le sentier est étroit, escarpé et, par endroits, glissant. Au loin, il entend la rumeur de l’eau. Après une bonne demi-heure, ils débouchent sur un chemin plus large. Ici, les paysans ont commencé à couper des arbustes et à enlever des pierres pour pouvoir plus facilement descendre à Disentis avec leurs chargements de pain, lait, fromage et autres denrées à vendre au marché. Le chemin sera probablement terminé d’ici l’automne.

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