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L'éveilleuse
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Livre électronique227 pages3 heures

L'éveilleuse

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À propos de ce livre électronique

Éva, jeune architecte en errance part à la rencontre de son destin. Sa dérive planétaire l'amènera à se découvrir et à rendre meilleurs ceux qu'elle rencontre, parfois à leur insu. Un roman initiatique aux dimensions mystiques, érotiques et politiques.
LangueFrançais
Date de sortie10 févr. 2012
ISBN9782312119601
L'éveilleuse

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    L'éveilleuse - Ramdane Issaad

    L’éveilleuse

    Ramdane Issaad

    L’éveilleuse

    LES ÉDITIONS DU NET

    70, quai Dion Bouton 92800 Puteaux

    A celle qui se reconnaîtra

    Du même auteur :

    Romans :

    Inconnu à l’adresse indiquée, L’Harmattan.

    Rushes, Seuil.

    L’Enchaînement, Flammarion.

    Laisse-moi le temps, Denoël.

    Pégase, Denoël.

    Le vertige des Abbesses, Denoël.

    A Flux Tendu, (Kindle Amazon)

    Papy Boum, Les Éditions du Net

    Essais :

    La dictature d’Hippocrate, Denoël.

    En anglais

    Fault lines, (Kindle Amazon)

    © Les Éditions du Net 2012

    ISBN : 978-2-312-11960-1

    1

    « Les mots sautent d’arbre en arbre, comme des singes, mais dans l’obscur domaine où l’on prend racine, on est privé de leur amicale entremise. »

    Robert Musil

    L’homme sans qualités

    La fièvre est tombée. Éva se sent comme son jean, brûlée par la lumière, délavée par la vie. Elle a eu trente ans hier. L’âge où je me tuerai, s’était-elle juré quand elle en avait quinze, et ce matin, elle est là, bien en vie, plutôt gironde d’après les types qui l’ont aimée. Pourquoi continuer ? Pas de réponse, le ciel est muet, les sternes s’affolent au dessus du phare, une éclaireuse s’approche en frôlant l’écume. Les marées d’octobre ont vérolé la plage de bouteilles en plastiques. Rêves d’été qui s’évanouissent. Ici même, en août, elle croyait encore au bonheur. Pauvre tarte ! Le bonheur, les sentiments, tout ça c’est rien que du réchauffé ! Du rance ! Il n’y a rien à espérer. Elle soupire, une algue qui allait et venait dans le ressac s’immobilise, les minutes filent, un petit vent tiède s’est levé ; c’est merveilleux, elle flotte comme l’algue au milieu des vagues, loin du monde et de ses mensonges, elle n’attend plus personne, personne ne viendra la délivrer, elle est libre. Ses ultimes prisons se sont consumées hier devant la petite cabane de roseaux. Autodafé privé. Elle a brûlé ses derniers souvenirs, ses livres, ses plus beaux oripeaux, désormais tout peut arriver, elle s’en fout.

    Les cendres et les chiffons noircis tourbillonnent. Quelques bouts de robes, un feuillet du Yi King, une couverture de Bible, un paquet de tarots rongés émergent encore du tas grisâtre ; le Rimbaud relié pleine peau est resté presque intact, le premier pourtant a disparaître en crépitant dans les flammes. Les mots l’épuisent, elle a décidé d’en finir avec leur vacarme, sans tricher. Planqué dans un petit coffret de cuir brun au fond de sa poche, son jeu des anges la démange. Pas grand chose, juste un paquet de petits cartons nunuches pour midinettes en mal de vivre. Avant, chaque matin, elle en tirait un au hasard. C’est fini ma poule, va falloir trancher. Un sanglot lui monte, une bulle d’enfance qui s’en vient crever comme un chiot au bout du rouleau. Il faut tout sacrifier. Le clapotis de l’eau reprend, annonciateur de tempête ; il n’y a jamais de repos, même pas pour la flotte. Elle s’accroupit au ras des vagues, lance un galet de toutes ses forces, il rebondit une fois, deux fois, une vague le happe. Le moment venu, elle sera cette pierre, elle plongera sans regret. De l’autre côté de la baie, la ville se découpe en chicots sombres dans le contre-jour tendre de l’aube. Bientôt, les derniers touristes arriveront, des retraités qui profitent des prix de l’arrière-saison. Ils se joueront la comédie des vacances, pépé jouera à la pétanque, mamie tricotera en radotant dans le vide. « Il paraît qu’on appelle ça l’été indien, il fera beau demain, n’est ce pas ? » Et ils cligneront de concert leurs paupières parcheminées pour guetter à l’horizon les nuages montants du grand large. Avant, elle haïssait les vieux, à présent que la fièvre est tombée, elle les observera comme au zoo. C’est ça, l’amour.

    Tout près de l’ongle de son gros orteil, un bébé crabe fouille frénétiquement le sable, paniqué par cette chose immense qui dérange la tranquillité du rivage. L’animal semble la fixer de ses minuscules billes noires. Que sait-il de la mort ? Si elle l’écrase, qui le saura ? Et elle, si elle vire putain et qu’elle en crève, qui ça gênera ? Elle réalise soudain qu’elle s’en moque comme du reste, qu’elle a seulement faim, soif aussi, de vin et de sexe. Dans la cabane, il reste un peu de café, un quignon sec et un morceau de chèvre dur. Elle s’en contentera ; mais le jeu des anges lui brûle toujours les doigts. Elle résiste encore. « Quel mal y a-t-il à ça ? » Elle sait bien qu’elle est comme tout le monde, prête à s’accrocher à n’importe quoi plutôt que d’accepter le chaos qui fait mal. Il n’y a rien, pas plus d’anges que de vérité. Banco. Les oracles de carton s’éparpillent sur l’eau grise, un retardataire surnage un instant et comme par hasard, c’est le mot « amour » qui flotte dans un remous avant de sombrer. « C’est drôle, songe-t-elle amusée, aujourd’hui j’en rigole mais demain je pourrais aussi bien en chialer… ». Et son animale fringale de vivre reprend le dessus.

    Manger, picoler, baiser, dormir, oublier et puis recommencer, voilà, ce sera simple. Elle veut la paix, rien que la paix. Un pas, un autre pas, une idée bleue qui s’envole, une autre qui revient, bien noire, bien visqueuse. Elle remonte la dune pieds nus, le sable est encore frais de la nuit, dans une heure il sera impossible d’y marcher. Elle a déjà tenté l’expérience en serrant les dents pour voir jusqu’où elle tiendrait. Elle n’a pas tenu, et elle s’est dit que Jésus non plus quand il a gémi :« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Silence, le vide la dissout. Marre des discours et des prières ! Elle n’aura plus d’autre foi que celle de l’instant ! Où est-il ce miracle ? Là-bas, où alors ici, à ses pieds. Emporté par un glissement de terrain, un scarabée pataud vient de capoter sur le dos. Elle le retourne d’un doigt léger, comme ça, juste pour le plaisir de découvrir sa carapace irisée de vert. Pas de morale, pas de projets ; elle ira là où le vent la pousse, et plus vite ça finira, mieux ce sera. Elle pense à son gosse, à cette garce de juge qui a dit : « Il lui faut une vie de famille, vous aurez un droit de visite… ». Elle avait raison, la juge, il n’y avait pas d’autre solution. La petite cabane de roseaux flotte soudain au loin, toute trouble au milieu des herbes jaunies. Le chagrin revient. Ce putain de blues qui lui poisse l’âme, elle n’en veut plus, elle n’en peut plus ! Elle sent qu’elle pourrait rester là à chialer jusqu’à en claquer, mais à quoi ça sert de se lamenter sur son sort ? L’instant est là, impeccable, elle a une forme d’enfer, un corps de battante, et il fait beau. Elle se retourne, les yeux secs ; en bas, un goéland pique droit sur le miroir de l’eau et remonte plein gaz, un poisson brillant tout gigotant dans le bec. C’est ça la vie, ma cocotte ; du plaisir et de la tripe, faut de l’estomac mais pas trop de coeur. A l’horizon, le soleil rouge a l’air d’un nez de Gugusse, la nuit s’en va mourir dans les bacchantes sombres qui s’effilochent au large et les larmes reviennent, aveuglantes. Il n’y avait pas d’autre solution. Si au moins elle avait eu un boulot, elle aurait pu le faire garder, mais elle n’arrivait même plus à donner le change, elle s’est laissée glisser. Ces nuits dingues où elle faisait n’importe quoi, les joints, le champagne, des boîtes de capotes dans les chambres d’hôtel, des ombres qui passaient, la prenaient, la jetaient. C’est Paul qui avait commencé, lui aussi avait des maîtresses, mais la juge n’a rien voulu entendre, et Paul a trouvé des témoins, des vrais, des gens corrects qui ont raconté qu’elle n’était qu’une traînée. Ils n’ont rien voulu entendre. Elle ne cherchait pas à s’envoyer en l’air, elle voulait un homme, juste un à elle, et il a fallu qu’elle tombe sur Kamal. Ca n’a rien arrangé. Kamal est mort, sinon il aurait écrit… Kamal… L’amour nomade englouti par les sables ; Kamal ne reviendra pas. Elle sourit à la douleur qui lui semble soudain sans objet. La beauté est là, sous ses pieds, au dessus de sa tête, suffisante, parfaite. L’eau, le ciel, le sable. Pour survivre, elle continuera les petits boulots ; comme avant. C’est facile quand on est prête à tout. Il y a cette petite annonce qu’elle a repérée hier à l’épicerie. « Couple âgé cherche aide ménagère. » Elle ira, elle apprendra à fermer son clapet au lieu de toujours donner son avis sur tout. A quoi ça sert d’avoir raison si ce n’est utile à personne ? Bonne à rien, bonne à tout faire. Pour une bac plus huit, ça reste dans la norme. Skin se prélasse au soleil devant la porte du cabanon. Une libellule follingue lui tourne autour, il joue les indifférents mais il aimerait bien se la gober, sa queue fouette l’air. Un vagabond lui aussi, un matou pacha d’un beau gris souris, effronté et charmeur, avec de l’émeraude plein les mirettes. Il a débarqué un matin de pluie et depuis il n’a plus voulu décoller. Il s’enroule en ronronnant contre sa jambe, elle le caresse sur le sable roux. On n’est pas bien, là tous les deux ? La lumière sanglante lui rappelle ces proies palpitantes que Skin charcute pendant des heures. Le pire c’est qu’elles ont l’air consentant ! Elle en rit, amère. L’absolu ! Encore un de ces délires de gamine qu’il lui faudra bien brûler un jour, mais au nom de quoi cette fois ?

    Une maison magnifique. Chèvrefeuille fleuri sur la façade. Surplombant la mer et les collines, un grand cyprès en sentinelle à l’entrée d’un aimable jardin à l’anglaise. Un pré mitoyen, deux chevaux qui broutent. L’herbe est encore grasse malgré l’été qui s’achève, une petite source à fleur de roche alimente les deux abreuvoirs. Je pense comme une annonce, remarque Éva en professionnelle, et elle dérape, l’esprit ailleurs, dans le canard de l’avant-veille, à la page trois, très précisément, où sous une photo floue de la banlieue de Bagdad des mots en italique s’étalaient trop monstrueux pour qu’on puisse vraiment les comprendre. « Dans une maison on a trouvé une femme agenouillée qui serrait contre elle ses deux enfants. Ils n’avaient plus de tête… » Un vol d’étourneaux s’éparpille au dessus du pré et elle revient à elle, sonnée. Ses yeux déchiffrent : « La Mandragore », sur une discrète plaque de cuivre vissée sur le portail de fer forgé. Pas d’interphone. « Plus de tête ? Accepter ? », marmonne quelque part en elle une voix blanche. L’un des chevaux hennit, trottine jusqu’à la clôture. Elle a toujours eu un peu la trouille de ces bêtes-là. Trop gros, trop étranges. Celui-ci est du même gris que Skin. Une jument, en fait, qui fouaille gaiement de la queue et dresse ses petites oreilles pointues en signe d’étonnement. « Qui t’es toi ? », semble demander l’animal. – J’en sais rien moi-même ma pauvre fille, s’entend-elle balbutier, troublée.

    Un commutateur de bakélite noire sous le réséda Sonnez. Elle appuie, une lueur clignote, un voile de tulle s’écarte et se rabat à la fenêtre du premier étage, un visage s’y encadre furtivement. Elle se rajuste, réflexe de l’époque lointaine où elle postulait encore dans les cabinets d’architectes. L’affreux jargon technique de ces marchands de lampadaires à boule mauve lui dégueule dans la tête. Elle se rêvait bâtisseuse de maisons solaires, on ne lui demandait que du faux mas en parpaings crépi. Chienne d’époque ! La porte s’entrouvre. Chêne sculpté à la main, heurtoir à tête de lion du XVIème, bronze massif, ici tout est harmonieux, discret. Des bourges. La femme est là, silencieuse, sa blondeur proprette éclate sous le soleil matinal ; elle sourit, lisse et polie.

    « Je viens pour l’annonce… »

    Hochement de tête. « Oui, je sais… » Un fauteuil roulant est rangé dans l’allée, une paire de béquilles d’aluminium accrochée aux accoudoirs La dame trottine devant, irréelle ; ses sandales soufflettent le sol comme des ailes d’oiseau, l’ourlet de sa robe légère se soulève à chaque choc.

    « Je vous suis ? »

    Silence toujours. Puis soudain, du doigt et du regard, un signe bref. « Suivez-moi… » Elle a la quarantaine alerte, mais elle est bizarre. Arrivée dans le vestibule, elle se retourne, amorce un signe vers ses oreilles, pose un doigt sur sa bouche et lance un cri rauque d’enfant enrhumé.

    « Sourde ? Muette ? »

    Sourires de connivence, un carnet posé sur la table dans la cuisine bleu ciel. « Je m’appelle Victoire, et vous ? », griffonné à la va-vite en travers d’une page quadrillée.

    « Moi, c’est Éva.

    – Une tasse de thé ?

    – Ce n’est pas de refus… »

    Victoire a l’oeil translucide, une pâleur de marquise. Chez elle tout est délicat, ses mains surtout, fines, déliées ; elles virevoltent pour indiquer quelque chose, Éva penaude secoue la tête : « Désolée, je ne comprends pas… » Qu’importe, le carnet est là, d’une feuille à l’autre, les messages circulent.

    « Claude va bientôt rentrer, il vous traduira. Vous éviterez de l’aider à descendre…

    – L’aider ? »

    Un geste des deux mains pour dessiner les roues d’un fauteuil orthopédique. Un sourire partagé, puis un long face à face, les yeux dans les yeux, pour un round d’observation. Jeux de glace, bleu, noir, du lacis des iris jusqu’aux abysses de l’âme. Un drôle de rêve. Éva reprend le crayon :

    « En quoi consiste le travail ? »

    Retour du carnet, geste léger pour balayer l’air. « Un peu de ménage… » Une petite mouche tourne autour du sucre, les deux femmes la surveillent tout en s’épiant du coin de l’oeil et le temps s’oublie. Soupirs. Comment naissent les pensées de ceux qui n’ont jamais connu le son des mots ? Et comment pense-t-on le mot « pensée » quand on n’a que des images dans la tête ? Éva imagine un espace ouaté parcouru d’ondes et de frémissements rapides, le silence éternel, et le mot « silence » même, que l’on ignore. Etrange univers. Elle agite la main, la mouche s’éloigne. Carnet, crayon, réception. La question est incisive :

    « Combien de l’heure voulez-vous ? »

    Aucune idée. Combien gagne une aide-ménagère en province ? Elle rit, a un geste désinvolte vers Victoire pour lui signifier : « A vous de voir… », et le rideau du vide retombe.

    « Vous avez déjà travaillé ?

    – Jamais. »

    Dehors, le jardin est lumineux, une pie sautille de branche en branche, son petit oeil malin lorgne vers la cuisine. « Et pour les chevaux ?

    – Claude vous expliquera. ».

    Victoire se lève. « Venez… » Un signe de l’index pour désigner le haut, elles grimpent l’escalier raide. L’atelier est vaste, une large baie taillée dans la soupente étale le ciel jusque dans les recoins, le parquet ciré grince comme un vieux rafiot. Victoire sculpte. Des visages, des animaux, un appel. Elle a retiré ses sandales et arpente pieds nus son domaine, vérifiant une glaise, rangeant une spatule, soufflant une mince pellicule de poussière sur le poli d’un bronze, soupirant avec une petite moue inquiète, l’oeil rond, les paumes tournées vers le plafond. Le message est clair :

    « Qu’en penses-tu ? »

    Un instant, subjuguée, Éva hésite. Une tête de cerf, un cheval hennissant, un visage de glaise aux yeux révulsés, un nourrisson qui hurle. Un cri. De la part d’une sourde, c’est limpide. Mais comment désigner un cri ? Un doigt tendu qui file de la gorge à la bouche ? Victoire acquiesce avec jubilation.

    Un cri, oui.

    Un reflet fugace rebondit de vitres en vitres, le ronronnement discret d’une grosse cylindrée qui s’arrête. Victoire sursaute, son visage s’éclaire, ses lèvres articulent : « Claude ! », dans un souffle ravi. Elle était dos à la fenêtre, elle n’a rien vu, rien entendu, elle a senti. Son homme est de retour. Elles redescendent. La petite mouche est toujours là ; alanguie sur le rebord du sucrier, Claude prend son temps. « Il ne faut surtout pas l’aider », a bien spécifié Victoire. Éva observe par la fenêtre les manoeuvres compliquées de l’infirme. Le fauteuil roulant est situé juste à la hauteur de la portière, il y en a un autre pliable, sur le siège du passager, mais Claude ne l’utilise pas. Il s’empare d’une béquille, prend appui sur le sol, s’agrippe tant bien que mal à la carrosserie avant de récupérer la seconde béquille au vol, puis les jambes inertes, en équilibre instable, il pivote et se laisse retomber de tout son poids sur le siège de l’appareil. Atterrissage réussi. Royal entre les accoudoirs, il exulte. Un bref soupir de satisfaction lui échappe. Il lève les yeux, Éva accroche aussitôt son regard et ils se détournent, complices et pudiques, au même instant. Le hasard ? L’idée d’être une boule de flipper entre les pattes d’un Dieu distrait lui fiche quand même un peu la trouille.

    « Bonjour, je suppose que vous êtes venue pour l’annonce… Moi, c’est Claude. » Il a poussé la porte avec un brin de fureur ostentatoire, comme pour afficher sa contrariété d’avoir été surpris dans ses contorsions.

    « Pour l’annonce, oui… Moi, c’est Éva. » Une poignée de main franche, paume contre paume, sans réserve. Elle apprécie le contact. Ils se sourient, la glace commence à fondre.

    « Madame m’a expliqué de quoi il s’agissait, mais j’avoue ne rien connaître aux équidés.

    – On verra ça plus tard. Nous avons surtout besoin d’un coup de main pour les petits travaux. Avec moi, vous comprendrez vite pourquoi… » Il toussote, cherche machinalement quelque chose dans ses poches. Un paquet de Gitanes entamé. Il s’en allume une. Son regard s’assombrit. Elle a senti la gêne ; il a honte. De quoi ? De s’offrir une bonniche ou d’y être contraint par son infirmité ? Il s’exprime d’une voix un peu trop forte, à la manière de ces infirmiers qui s’adressent aux malades comme s’ils parlaient à des légumes. Ses cheveux gris en brosse, sa barbe drue, sa carrure, son cou, tout en lui respire la puissance. Depuis quand est-il ainsi, cloué dans un fauteuil ? Il annonce, sans qu’elle ait formulé la question :

    « Je suis comme ça depuis cinq ans. Victoire dit que je suis un vieux bougon, mais vous jugerez par vous-même… » Satisfait, il opère une rotation rapide vers son épouse qui arrive avec le thé et ajoute en riant un peu trop bruyamment : « Vous ne trouvez pas qu’on fait un sacré couple ? » Son rire se brise net. Victoire pose le plateau, s’assied, diaphane, parfaite. Ses doigts pâles picorent les mots dans un rayon de soleil. Claude traduit :

    « Elle m’explique que vous n’avez jamais travaillé comme femme de ménage mais que cela n’a aucune

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