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Ailleurs Immobiles
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Livre électronique266 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

« Ailleurs Immobile » regroupe en un volume « Une Saison au Vallon des Fées » et « Jours Tranquilles à Sausalito », deux récits conçus selon le même procédé d’écriture du souffle vers l’Ailleurs. L’ailleurs est partout, il suffit de savoir voyager au fil des lignes qui courent et sont là autant pour vous divertir que méditer devant l’immensité ouverte.
LangueFrançais
Date de sortie23 juil. 2021
ISBN9782312082639
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    Aperçu du livre

    Ailleurs Immobiles - Ramdane Issaad

    PREMIER VOYAGE :

    Une saison au Vallon des Fées

    Chapitre 1

    La vie est simple. Il suffit de suivre le fil et tout avance sans souci. Tôt ou tard ça commence après l’inévitable instant Rodin auquel notre condition larvaire est assujettie, et les rituels plus ou moins religieux du Pur et de l’Impur, de la saleté et du propre. Simple comme un spray plus ou moins parfumé de fleurs ou d’autres rêves d’azur, et chacun, soulagé, remonte ses effets en songeant à l’inexorable temps qui passe ou au film en noir et blanc du soir qui repasse et lasse. Répétition. Obsession. Tellement naturel. Mais le temps qui passe presse et oblige. Toujours quelque chose à faire.

    Ne pas partir les mains vides. D’abord brancher les machines. La machine. Il y a toujours quelque part une machine à lancer pour que ça démarre. Le café. Le générateur dans le village zoulou, les ordinateurs. Le chargeur de quelque chose sur quelque chose. Et tu regardes les images quelque part. Sur un écran. Ou un journal. Si tu es normal(e). Tu m’écoutes ? Tu ne le sais pas mais comme le temps n’existe pas dans ta vie quadrillée, tu ne le sauras jamais. Bon j’imagine, tu vois peu à peu le monde devenir partout pareil. Mêmes casques, mêmes matraques, mêmes filles de joie plastifiées, mêmes supermen bovins et hilares. Et des monstres caquetant sans cesse. Têtes guignolesques du JT dans leurs grimaces surcodées. La vie du flot d’immondices mercantiles. The flow. On ne va pas le slamer en chialant, l’affaire est trop grave. Alors je monte à l’étage. Spirale vers la gauche. Un escalier. Tout le monde doit monter un peu. Parfumé, net. Car au fond pourquoi s’attarder sur la chair putrescible si seule sa fugace beauté nous sauve ? J’en connais qui jubilent.

    Oui, même si je songe au géant Rodin dans mes chiottes Trainspotting, c’est le visage vivant de Camille Claudel qui m’élève.

    Et devant moi ? Une colline verte. Un panneau « Chemin du Vallon des Fées ». Tu n’y crois pas ? Et là, tu reviens à ton écran ou à ta page Finances, juste après Gaza et le Yémen. Loin d’ici. La bulle du vallon. Verte colline foisonnante, pas celle vitrifiée de l’écran Windows. Oui, avec du bleu et un très joli petit nuage qui sourit. C’est chez moi. Enfin chez moi de passage, comme je le suis partout depuis toujours. Déjà deux cerisiers en fleurs. Du blanc de soie. Mon réel. Et personne n’y croit. Plein. Le réel bien dur qui fait que si je sautais de l’étage j’aurais les reins brisés. Et si un tracteur fou dévalait la pente de la minuscule route qui gravit le vallon, le décor pourrait devenir gore en cas de rencontre inopinée avec un cycliste rêveur. Je vis là. À la croisée des chemins. Au Vallon des Fées il n’y a jamais eu de tracteur fou et il n’y en aura jamais. Tout dépend du cadre et de l’esprit, plus nous sommes à prévoir la catastrophe, plus elle a de chance de se produire. Je crois en la puissance de réalisation des images. Et puisque c’est moi qui fais le film, j’ai choisi ses lumières. Chercher c’est bien, trouver c’est mieux. Et le vivre, ça rend ivre. Ou fou.

    Tout est possible ! Partir sur Québec Air ou dans le RER, à Hong Kong ou London, au Tibet ou chez les Bantous. Où tu veux, tu peux.

    Tu connais l’histoire du type qui avait joué pour de bon toutes les décisions de sa vie aux dés ? The Dice Man. Lecture conseillée entre deux tweets. J’y repense.

    Suffit de faire pareil. Et si comme le disent si bien les kamikazes dopés au Captagon : « Après c’est mieux que la vie. », allons-y sans peur. Ce monde est un chaos, le hasard l’organise. Et si c’est l’échec ou rien au bout, tant pis ! Je prie seulement pour la douleur. Les fiers à bras qui n’ont jamais vraiment souffert découvrent vite leurs limites quand elle leur tombe dessus.

    Tirer le dé et agir.

    Mais toi tu penses aux conséquences, tu n’es pas un kamikaze.

    Ce silence me broie.

    Tu es là ?

    Oui. Les Terribles Conséquences irréversibles du réel ! La loi est inflexible : pas de « retour » ou négociation avec le choix des trois dés ou du dé unique selon l’option, mais c’est plus ou moins risqué. Selon le domaine dans lequel tu situes les choix possibles. Exemple : si tu hésites entre sandwich « Fromage bleu Soleil Vert » et « Jambon de poulet Soleil Bleu » le tirage aura, à priori, peu de conséquences sur ta vie future, sauf accident de contamination sur le produit ou lors d’une recherche à deux heures du matin dans les bazars de Chinatown, stupidement imposée par ton tirage irréversible.

    Tu me suis ? Non ? Termine ton tweet tu reviendras après le match. Bref, nous disions qu’il ne faut pas tricher.

    Par exemple, décider en début de journée que si tu tires 421 en un seul lancé, tu diras : « Je crois que je vous aime. » à la première femme qui te plaît, mais que sinon tu resteras cloué à ruminer seul au lit n’est pas trop grave en cas d’échec, mais si tu as placé en second choix de jouer à la roulette russe avec le vieux revolver à barillet du grand-père commando, c’est terrible. Jouer au 421 de la vie n’est pas du tout anodin. Comme la roulette russe. Une fois engagée dans le canon la balle part. Une fois sur six.

    Donc j’ai plombé l’ambiance. C’est dépressif déprimant à la limite du grunge attardé. Non, pas du tout, parce qu’en vérité je ne triche jamais et qu’avec l’expérience, j’ai pu constater que le meilleur survient le plus souvent si la question est posée correctement et à bon escient.

    Je pratique ce jeu perfide depuis très longtemps. Avec les dés, les pièces, les cartes ou les baguettes du Tao Te King.

    C’est équivalent. Laisser la parole au hasard. Dans ton vrai tempo intérieur. À la bonne heure de ton temps, lancer les dés d’un beau jet net et franc.

    Ne jamais truquer un rebond. Un seul dé le plus souvent, pour s’amuser au quotidien avec des détails de la vie, comme le choix du sandwich, ou la sortie à cheval ou pas.

    Là, pour partir en voyage express à Baden-Baden, je vais avoir à choisir entre appeler Dolorès l’envoûteuse, dénichée hier soir sur Instagram par mes soins et Isabella l’étoile filante du groupe, absente depuis un mois. Donc ce sera avec le 421 classique, en trois lancés.

    18 h 37. Le ciel lavé par l’averse est plein de grâces effilochées. Le claquant printanier de la colline visible au travers de l’étroite haie d’arbres survivants du dernier nettoyage paysan vire aux dorés roux du couchant. Le Vallon des Fées respire la vie. Mais mon choix mettra le film paisible de mon réel en péril. Comme tous les choix radicaux que je me suis imposé à cet exercice dangereux qui rend barjot.

    J’ai changé d’avis au dernier moment : j’avais fixé un choix classique au 421 avec trois dés en trois lancés, là je vais proposer trois fois un chiffre et lancer avec un unique dé, histoire d’ouvrir le jeu. Si je tombe juste à chaque lancer dans ma prévision, j’enverrai à Dolorès un message classique de proposition de job de mini concerts à Ettlingen avec heures de conduite payées. Rien de compromettant envers une fille que je n’ai jamais rencontrée en chair et en os. Si elle ne répond pas, je tenterais une démarche à l’aveugle en demandant ce service pour le moins délicat à Isabella avec laquelle nous sommes censés être en répétitions sérieuses pour l’album et dont la toute première et vertigineuse prestation au Labo m’a époustouflé. Mais elle me snobe et semble ne pas plus croire en Cosmoze qu’en sa dernière paire de Doc Martins. Je fonce donc sur l’option Dolorès. J’ai choisi le 1 pour le premier lancé sur le couvre-lit. Le 1 est tombé. J’ai respiré comme si tout était normal et allumé mon joint de CBD.

    J’ai annoncé le 2. J’ai relancé sans trop y croire, le 2 est tombé. Sidéré, je cherche à tâtons mon briquet sur le couvre-lit. Le vrai temps du risque. Le dé vient de bouger, coincé dans un pli de la couette au ras de ma canadienne. Un SIX me saute aux yeux. Flash, erreur fatale, je ne l’ai pas choisi, je viens d’hésiter. Comme un imbécile, j’ai « réfléchi » un centième de seconde de trop et annoncé par pur automatisme mental le 4 qui me manquait pour faire 421. Et bien entendu le SIX est tombé.

    Malaise. Comment rester sur un tel doute ? J’ai supplié le dieu des joueurs d’un dernier oracle franc pour m’éclairer dans ce voyage en quitte ou double. Devais-je oui ou non appeler notre chanteuse de rock anglo-italienne péchée par Jonathan sur le Web et dont la voix rendait fou tous ceux qui lui prêtaient un peu oreille ? Ou me focaliser sur cette nouvelle recrue plus détonante encore et qui me tombait du ciel ? Car le sang irlando-espagnol de Dolorès O’Neill, élevée aux States et fine connaisseuse du Mexique et de ses cactus, réagissait apparemment mieux à la transplantation en France que celui de la jeune Isabella, que je connaissais depuis peu mais qui visiblement étouffait dans nos provinces reculées et ne rêvait que de repartir courir le monde.

    Dolorès O’Neill ! Une véritable chanteuse leader, elle aussi. Pas facile de choisir entre les deux. Sa vidéo unique mais décoiffante de concert privé Acid & blues rock à Rockwell California m’a fait décoller direct au sommet.

    « Big wheel, keep on turning

    Proud Mary, keep on burning

    Rolling, rolling, rolling on the river

    Rolling, rolling, rolling on the river. »

    Après l’inoubliable version de 1970 de Tina Turner, se lancer à reprendre seule et sans filet l’immortelle « Proud Mary » de Tom Harder avec une bande de chevelus aux riffs de déments, fallait oser ! C’est son seul titre en ligne pour les fans, mais elle y a mis toutes les nuances de la Soul, passant de la rage sauvage et contenue aux sanglots sans trémolos nichés au cœur des mots. Chanteuse de blues, rockeuse de choc. Trilingue et talentueuse Un gabarit au-dessus de celui d’Isabella, autant dans la puissance et la maîtrise vocale qu’au niveau physique. Trente ans épanouis, cela fait la différence avec la tendre fin d’adolescence prolongée. Pourtant pas du tout mon style de femme, elle me fait froid dans le dos. Son aisance souriante est trop détachée. Un mètre soixante-quinze à vue de nez, opinion étayée par les photos : l’une en pose, un coude calé sur le toit d’une Bentley 1940, avec un Maharadjah pour touristes au volant, et une autre, sur un terrain de sport, agrippée sur l’épaule rembourrée d’un grand rugbyman yankee, ravi. Danseuse, nageuse, voyageuse, pianiste, guitariste et auteuse ? Auteur ou sauteuse ? Toujours ce mystère du Continent Noir de la féminité construite ou pas. Genre ou pas. Les femmes, celles qui y jouent ou pas. Les garçonnes, les poupées, les niaises et les rouées, toutes celles que je perçois comme telles, y compris les lesbiennes et les transgenres accomplies.

    Être femme ou pas, ou plutôt être ou ne pas être ? That’s the real question. Jeux d’artifices de ces entités caméléons si changeantes, si vivantes, si dangereuses, et si belles quand elles ne sont pas esclaves ou réduites d’elles-mêmes au statut de poupée sexy tirelire ou de Mater Dolorosa à vie.

    Et d’un point de vue pratique, je suis persuadé que cette petite O’Neill, avec son air sauvage de pionnière de l’Ouest acceptera plus facilement qu’Isabella une mission un peu hot de convoyeuse en Allemagne avec moi. Question de confiance. Sauf qu’elle, je ne l’ai encore jamais zyeutée qu’en pixels, cette petite tueuse. Elle signale à tous, sur sa page Facebook, qu’elle sera bientôt de passage dans le Sud-Ouest. Disponible pour chanter sur scène à Hendaye et Biscarosse durant tout l’été. Le son du groupe Cosmoze lui plait et elle voudrait nous rencontrer le plus vite possible pour un essai. C’est son dernier email. Sa seule réponse Elle ne se connecte pas souvent. J’hésite toujours à la relancer. Ce serait paraître faible que de le faire trop tôt.

    Quant à Isabella, je ne l’ai appelée qu’une fois à Londres depuis notre dernière répétition et j’ai bien senti que si elle découvrait avec plaisir qu’elle avait réellement du talent, elle s’en fichait comme de l’an Quarante tant elle était absorbée par la paperasse administrative de sa prochaine rentrée universitaire à Maastricht. Pourtant sur la scène du Labo elle s’était donnée au maximum. À la vingtième prise effectuée par le pointilleux Jo, JJ pour les intimes, une merveille avait éclos à mes oreilles affûtées de vieux briscard. Vingt prises en une après-midi. Sans aucun effet ni trucage. La chanson placée et ressentie à la perfection. La raucité, le vécu, la douceur.

    Était-ce réel ?

    Alors dois-je choisir Dolorès le 4, Isabella, le 6 ou alors abandonner l’idée insensée de cette virée ? J’ai annoncé le 4 et lancé franchement. Le 4 est tombé.

    20 h. Cette Dolorès m’obnubile. Comment la rappeler sans avoir l’air de mendier un service ? Avec mes principes rigoristes absurdes, je me retrouve à présent à devoir lancer un SOS à une parfaite inconnue sur Facebook alors qu’avec Isabella tout aurait peut-être pu s’arranger sur un simple coup de fil. Sauf que si je m’étais essuyé un refus, elle en aurait ensuite parlé à Jo pour lui raconter ma proposition et qu’il aurait pu se fâcher tout rouge de mes petits micmacs de transferts financiers louches sous couvert de concerts minables à l’étranger, même si c’était bien la toute-toute première fois de ma vie, je vous assure monsieur le Commissaire, que je transgressais sans le savoir une loi aussi sacrée que celle qui punit de vingt ans la fausse monnaie mais libère dans l’année les violeurs pédophiles. Je le jure sur la tête de Dieu lui-même en montant sur un escabeau s’il le faut ! Bon, quand c’est voté, c’est voté, on ne revient pas en arrière mon bonhomme, sinon tout tombe par terre ! Voilà ! Le message pour Dolorès est prêt !

    Mais quand dois-je l’envoyer pour viser dans le mille et tomber sur elle en direct ? Quand ? Immédiatement ? Silence. Aucun feeling, aucun indice. Je l’ignore. Voilà le nouveau dilemme et c’est sans fin.

    Sur le couvre-lit en vrac, le 4 ironique accroche mon regard égaré à vingt centimètres de l’ordinateur ouvert sur la page d’accueil de la belle insaisissable. On pourrait communiquer sans peine en visiophonie, mais elle refuse les appels. Je sais que si je pose un nouveau défi aux dés pour avoir la réponse au problème, ce sera compulsif. J’en suis réduit à guetter comme un collégien épris le moment où elle se connectera ; et en attendant Godot, je fais défiler ses images personnelles en ligne. Enquête de routine. Comme pour les autres candidates du casting. J’ai repéré ses goûts ses jules et ses copines sur la toile. Ses voyages ses racines, son style. Guitare. Droitière. Position parfaite des quatre doigts sur le manche, tout en bas. Une fille qui en veut. Un énorme potentiel qui s’ignore. Une pure sauvage. Et je suis sûr qu’à l’instar d’Isabella, elle est allergique au harcèlement des maquereaux du système. Le Labo continue à attirer les talents. J’en ai déjà tant vus se fracasser et tant d’autres renaître. Isabella, par exemple revient du bush. Bosser trois saisons dans un bar de mineurs au fin fond de l’Australie n’est pas une sinécure. Elle débarque tout juste. De passage une semaine en France. Et en 4 heures au Labo, elle a changé d’orbite et s’en rend compte. Mais que faisait-elle en ce moment à Londres ? Mystère et boule de gomme. Lundi dernier, notre coup de fil de l’après-midi avait duré dix minutes. Trop déjà. Et elle avait prétexté ou non, occuper une ligne chez des amis. La seule ligne où je puisse la joindre en Angleterre. Je ne pose jamais de questions mais je sens déjà que je n’aurai pas droit à l’erreur avec ces donzelles. Rien ne les retient. Autant Isabella que Dolorès. Elles sont sans attaches et sans besoins, Dolorès n’attend après personne pour exister et Isabella est dilettante, elle s’amuse. Son papa anglais a l’air d’avoir pas mal de moyens. Mais était-ce réellement de son papa dont elle me parlait ? Elle se dit étudiante libre, mais comment en être sûr avec les inconnues trop belles quand on voit tous les diplômes prestigieux qui s’achètent ?

    J’attends le bon moment pour envoyer le message, toujours en alerte avec le silence intérieur comme repère. Mais pendant ce temps le ciboulot tourne quand même en arrière-plan. On peut toujours tenter la pause complète, à moins d’adopter le statut de végétal incontinent, il est difficile de résister longtemps à la pensée qui tambourine et assène ses constats. Nous sommes lundi, je sais au moins quel jour nous sommes pour le regard des autres, celui qui me suit encore. La vie est là. À travers la fenêtre, le soir violine vire au noir, un jour de moins sur mon calendrier, un de plus pour ma caboche fatiguée. La mémoire qui déjà se voile. Mon dernier défi. Il y a trois semaines, sous le cagnard claquant d’un mois de février aux chaleurs estivales. Le choix ? Monter ou pas une jument de concours hippique de sept ans, très chaude, mais en même temps très docile, comme vous l’expliquent si bien les propriétaires qui n’osent pas les monter.

    Etrange quinzaine d’hiver. Le soleil de Satan brûlait tout. Même les animaux l’évitaient. Et les oiseaux se planquaient en silence dans les bois. Le Vallon des Fées était silencieux.

    Ma carcasse usée par les ans et les voyages faisait encore illusion dans le miroir mais aurai-je la force douce et la volonté ferme pour contenir l’animal ?

    Monter : ce serait le cinq. Sinon, ce serait le travail à pied en longe.

    J’ai lancé sans hésiter, le cœur ferme. Le dé a tournoyé et roulé gaiement avant de sortir le cinq, sans que j’en sois encore une fois, vraiment surpris. J’étais dedans et dehors, déjà au-dessus des choses sans le savoir. Alors j’ai chaussé mes guêtres et embarqué ma selle pour le rendez-vous sans plus me poser de question. Un club chic, pas du tout mon genre.

    Mais pourquoi je te parle de moi alors que tu voudrais tant que je te parle de toi ?

    Chapitre 2

    C’est bon le silence, non ? Tu te dis c’est la crainte de la page blanche, il flanche, tout ce cirque n’est qu’une élucubration stérile. Mais non, pas d’inquiétude Gertrude. La jument alezane de sept ans est bien là, fringante dans le box. Elle s’appelle Chloé, c’est mignon, sauf qu’elle toise 170 cm au garrot et doit bien peser dans les 700 kg de muscles. Une encolure d’entier, une croupe quarter horse. Le genre de bombe que l’on ne confie pas aux débutants. J’avais la sensation d’être sous le regard de Dieu, dans la main de Bouddha, ou l’inverse, en tout cas, je lévitais, mes gestes étaient sûrs, légers, j’ai sellé et ajusté le filet et le mors doux brisé que j’utilise habituellement tout en écoutant la propriétaire volubile m’expliquer que Chloé valait quinze mille euros sur leur argus de camelots et qu’elle serait à l’aise dans mon pré au Vallon des Fées. La somme m’a surpris, mais bon mettre un caprice au garage, les riches ont l’habitude.

    « Ah vous avez une vraie selle de dressage. » a minaudé la dame tandis que sa fille confuse refusait l’étrier que je lui proposais galamment avant de me permettre d’enfourcher sa monture. La gentille pouliche que maman lui avait offerte était désormais loin de ses compétences cavalières. Mes doigts et mes poignets l’ont senti passer dès la première poussée du fougueux animal. Un quart d’heure de perfection où la moindre erreur de main ou de jambe m’aurait projeté en l’air valdinguer sur la carrière encombrée de mini obstacles pour poneys spécialement placés là pour empaler les cavaliers adultes. Et le grand corps répondait, de plus en plus précis, souple et canalisé. En confiance complète avec ma monture, j’étais de nouveau Centaure.

    J’ai terminé en appuyés avant de lancer un denier petit galop d’école et de m’arrêter les quatre sabots au carré pile devant les spectatrices médusées.

    « Parfait. » a dit la proprio, pincée. Sa fille avait les larmes aux yeux de m’avoir vu faire ce qu’elle avait tellement rêvé d’atteindre. Son bébé Chloé devenue géante de dressage. Et le démon sournois de l’envie cupide me tenaillait ferme. Une jument de cette qualité. Élégante, agile et puissante, gratuite, chez moi ? Ma cervelle s’échauffait, je préméditais, je

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