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Solo pour une nocturne: Dans Limoges la noire
Solo pour une nocturne: Dans Limoges la noire
Solo pour une nocturne: Dans Limoges la noire
Livre électronique281 pages4 heures

Solo pour une nocturne: Dans Limoges la noire

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À propos de ce livre électronique

Plongez en compagnie du commissaire Varlaud dans les bas-fonds de la pègre limougeaude...

Une série de meurtres dans la ville sans mobiles apparents, si ce n’est que les victimes sont toutes liées au milieu du banditisme local. Le mode opératoire et les armes utilisées laissent supposer qu’il s’agit d’un seul tueur.

Un vieux flic attend sa retraite en promenant un œil caustique sur une hiérarchie qui se prend à rêver qu’elle « manage » des chefs d’entreprise et évalue les policiers à la performance, à la culture du résultat. Il est sans illusion sur la déliquescence d’un milieu qui échappe à toutes les règles d’une société qui s’étiole.

Reste la ville. Reste l’amitié des hommes. L’amour des femmes.

Les nuits sans sommeil, l’amour de la bonne chère et les jours qui s’allongent donnent encore un peu de rythme et de piment à la vie de ce flic désabusé. Au son du rock’n’roll et d’un regard sans complaisance sur une carrière dont cette ultime enquête sera le point d’orgue. Une balade sans nostalgie dans la ville, la noire.

Un personnage attachant dans une enveloppe un peu rude, une écriture au scalpel et un suspense sans failles.

EXTRAIT

Sur la scène de crime, les hommes ratissent. Mesurent. Analysent et dissèquent. Reconstruire l’histoire. Par bribes. Trouvées çà et là. Le détail. Le petit rien. La minutie. Lechénieux a froid. Il se concentre sur la braise qui rougeoie. Il sent dans son ventre monter l’envie de vomir. La sueur inonde son front. La salive envahit sa bouche. La gerbe.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Joël Nivard est né à Limoges où il a passé toute une carrière de commercial, il vit toujours dans cette ville qu’il a longuement évoqué dans les pièces de théâtre qu’il a écrite et qui ont été jouées à Limoges comme Limoges avril 1905 ou Les chroniques du trolley. Il a publié 2 romans : Loser en 1983 aux Éditions Denoël et On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit aux Éditions Albin Michel en 1986. Son théâtre On pourra pas dire qu’il a pas fait beau aujourd’hui, Rien n’arrive pour rien, Limoges, avril 1905, T’avais qu’à prendre le trolley et Faut-il abattre les tringleurs de rideau ? est publié aux Éditions Le Bruit des Autres. Il aime la nuit, le vin, le roman noir et le rock’n’roll qu’il consomme sans modération.
LangueFrançais
Date de sortie6 déc. 2017
ISBN9791035300005
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    Aperçu du livre

    Solo pour une nocturne - Joël Nivard

    1

    Le jour plante la lame d’acier de son couteau dans l’obscurité du ciel. Par la fenêtre entrouverte, les remugles de la nuit finissante parviennent. Les bruits également. Des bahuts au loin, remontant sur le périphérique. Des rares voitures longeant les berges de la Vienne. Des premiers camions-bennes charriant les poubelles des ordures ménagères dégueulant des containers.

    La vie lentement sort des torpeurs de la nuit.

    Dès potron-minet.

    Lui, il y a longtemps que le sommeil l’a quitté.

    Il avance lentement dans le vaste salon. Les sens aux aguets. À l’affût. La lueur des réverbères dehors lui assure une visibilité suffisante pour se diriger en évitant les obstacles. L’amoncellement des bibelots. Le heurt des meubles. Du piano demi-queue. Les bordures des innombrables tapis. Il s’arrête. Laisse les battements de son cœur s’apaiser. Le sang réguler son débit. Son oreille se tendre. Son nez s’imprégner de cette autre odeur un peu fade de l’encens diffusée par une fontaine. L’odeur des corps.

    Quand enfin le silence se fait en lui, il repart. Laissant son instinct diriger ses pas.

    Au bout du couloir, un rai de lumière passe sous la porte. Luit sur les lames du parquet ciré. Des bruits de voix. Lointains. Des ahanements. Les feulements du plaisir. Le corps se tend. Se vide. Au bout de son bras, le Smith & Wesson calibre .45 est lourd. Dans les gants la sueur s’insinue entre les phalanges. Retrouver les gestes. Les réflexes. Professionnels. Ne faire confiance qu’à ça. La méthode. Uniquement. La rigueur. Il avance en se rappelant les règles élémentaires. Poignet tenu. Bras fléchis. Le canon orienté face. Le corps effacé. Contre le mur. Ne pas laisser d’angles. Progresser. La souplesse du félin. La rapidité du cobra.

    Des rires. Des plaintes. Des minauderies. Il s’arrête. Percevoir l’environnement. Évaluer le risque. Il ne bouge pas. Poumons bloqués. Tout en lui est en ordre de marche. Comme toujours. Depuis toujours. Les traces de la guerre. Ça ne s’oublie jamais. Une seconde nature.

    Des bruits de pas. Des suppliques. La joute du désir. Palpable. D’où il est, il peut apercevoir le jour monter dans le vide du ciel et s’abîmer dans le luxe des ombres laissées par les statues en pierre d’éphèbes nus qui cernent la pièce.

    S’approcher. Encore. Maintenir le niveau de lucidité. Fondre sur l’ennemi. Profiter de l’inattendu. L’effet de surprise. L’assaut. Final. Un mètre ou deux. Maintenant les mots derrière la porte sont accessibles. La voix éraillée.

    − Prends-moi… prends-moi, fort !

    Qui se perd dans l’aigu.

    − Défonce-moi… prends-moi comme un chien.

    Des coups qui tombent sur de la peau flasque.

    − Vas-y, je le mérite, fais-moi mal !

    Un ricanement. Sauvage.

    − Je t’en prie…

    Encore un mètre.

    − Tu vas ramasser, vieux.

    Une autre voix. Un peu fêlée. Encore des coups.

    − Je vais te le défoncer ton œil de bronze…

    Un cri. La poignée de la porte.

    − Oui, vas-y…

    Bloquer la respiration. Laisser l’énergie dans les muscles tendus. Maintenant. Le pied qui part. La clenche de la porte qui saute. Après seulement, lancer le corps dans le vide. Bras tendus. Le canon qui balaie. En même temps que l’œil. Délimiter le territoire. Évaluer le risque. Prendre la mesure de l’intervention. Assurer les arrières.

    Sur le large lit circulaire, ils sont deux hommes nus. Ça sent le musc et le camphre. L’un d’eux, le plus jeune, le corps aux muscles trempés de sueur, à genoux, sodomise avec opiniâtreté un homme à la peau tavelée, dont on n’aperçoit pas le visage enfoui dans des coussins de satin gris. La caméra filme sur le pied fixe. Plan large. Ronron feutré. Seul le point de lumière rouge atteste le bon déroulement du film.

    Les fesses molles tressautent sous les coups de boutoir. Les testicules et le sexe bandé du vieux ballottent entre ses cuisses flasques. C’est tout ce qu’il a le temps de voir. Avant que la stupeur ne saisisse les deux protagonistes. Et qu’il envoie voler au loin, d’une manchette précise, la caméra numérique, interrompant le tournage des ébats.

    Le plus jeune se retourne. Son regard vire à l’effroi. Il tente de sauter au bas du lit. Mais le canon glacé du .45 se colle contre sa tempe. Une autre main empoigne son ample chevelure et l’oblige à regarder le sol. Il tente un coup de pied désespéré. Dans le vide. Et la douleur le contraint à céder. La main ne le lâchera pas. Puis l’arme se déplace. Le vieux aux cheveux teints, les yeux maquillés et les lèvres rehaussées par le rouge à lèvres, le dévisage. Un regard bleu. Intense. Qui vire au mauve. Il semble effaré. Pétrifié. Il fixe la gueule noire du Colt. Comme si l’issue pouvait venir de cette bouche pleine de nuit.

    − Mais… Mais…

    Les mots ne suivent pas. Sous sa panse, son sexe a perdu de l’allure. Il pend misérablement. Le vieux a du mal à déglutir. Et le souffle qui passe entre ses lèvres ne tient qu’à un fil.

    Maîtrise totale de l’ennemi. Achever la mission. Envisager le repli. Au bout de son bras, il n’y a plus de résistance. Décidément, il n’aime pas cette odeur de garçonnière.

    Le vieux ne bouge pas. Il peut voir son torse se soulever, haletant. Ses cheveux blond filasse épars, noyés dans le satin des coussins. La mise à mort. Le contrat.

    L’autre en face. À terre. Tétanisé.

    − Lève-toi.

    Il se lève. Les deux mains sur la tête. Pour dissimuler le tremblement qui l’agite. Comme un otage. Jamais il ne le regardera. À aucun moment. Il loge la première balle dans le ventre. Juste au-dessus du pubis. La seconde avant que le corps ne s’écroule. En pleine poitrine. Juste au-dessus du sternum. C’est seulement après que le sang se répandra sur le parquet. Par les orifices laissés par l’impact des balles.

    Le vieux ne bouge pas. Ses yeux immenses, frappés d’effroi, le contemplent. On sent le cri au bord de la gorge. Bloqué. Contourner le lit. Le regard dur. Planté dans celui du vieux. Pas de sentiment. Ni apitoiement, ni haine. Le contrat. Point. Pantin potiche au fard sillonné de larmes silencieuses. Lui prendre la main, inerte. Moite. Lui coller le calibre dans la paume. Le doigt sur le chien. Retourner l’arme. Trouver l’angle. Sous le maxillaire. Appuyer sur la détente. La tête expulse des débris de cervelle contre le mur.

    Après, ce n’est qu’une mise en scène. Effacer les traces. Laisser le silence se fondre dans l’espace. Écouter la nuit dehors. Le cri des chiens, au loin. Le Colt entre les doigts manucurés du vieux. Drame de la jalousie. Le sexe et la mort. Dans le milieu interlope des lopes. Ce trait d’esprit lui arrache un rictus. Celui de l’homme qui a accompli le job. La mission. Vérifier une ultime fois. Le regard acéré. Traquer le détail. Ne rien laisser au hasard. Ne pas se faire enculer par le destin. Comme il aime à dire. Et il esquisse un nouveau sourire. Les nerfs à vif. Qui peu à peu se détendent. Sans doute. Laisser la caméra brisée au pied du lit.

    Aucun autre bruit que celui des oiseaux dans le jardin.

    Il repart comme il est venu.

    Par la porte.

    Dehors, le jour maintenant s’est emparé du ciel.

    2

    Il avait toujours dit « place des Tabacs ». Pourtant la place aujourd’hui avait été rebaptisée. David-Haviland. Sans doute parce que l’ancienne manufacture se trouvait là. En lieu et place de « l’usine ».

    S’il fermait les yeux, il n’avait aucun mal à revoir l’entrée, pavée de gazettes. La cour battue par la pluie et les vents. Les ateliers aux verrières opaques peinant à laisser passer le jour. Le mur d’enceinte. Avec l’inévitable « Défense d’afficher, loi du 29 juillet 1881 » à demi effacé. Des murs gris. Des murs sales. Quand, à l’intérieur, on fabriquait une des plus belles porcelaines au monde. De celles dont la blancheur filtrait la lumière pour rendre au biscuit sa pureté originelle. Haviland et les luttes ouvrières du début du XXe siècle. Limoges, la ville rouge. Il ne restait de ce temps-là que le four à cuire. Avec la cheminée hissant dans le ciel un moignon de briques comme un bras dressé auquel on aurait tranché le poing. À la place, on avait construit « l’usine ». Masse de béton compacte. À l’architecture rugueuse. Manifestement hostile. Les fenêtres exiguës donnant dans le meilleur des cas sur les arbres du parc Victor-Thuillat et, dans le pire, sur le parking du supermarché, quand ce n’était pas celui du personnel et des visiteurs à l’arrière de « l’usine ». Pas de quoi rêver. L’hôtel de police avait remplacé la manufacture de porcelaine. Il n’avait eu aucun mal à trouver la nouvelle dénomination du lieu : « l’usine ». Un poulailler en dur pour un perdreau fatigué.

    Fatigué, c’était le terme. Surtout qu’il devrait faire deux ans de plus avant de pouvoir prétendre à une retraite qui lui était apparue un moment à une encablure. Il voyait s’éloigner un peu plus encore le littoral de la Costa Brava. Sa mer bleue. Son ciel bleu. Ses corps bronzés étalés sur le sable blond dans l’odeur des crèmes solaires. Les tapas. Le vino tinto. Et le soleil étincelant sur l’ensemble.

    Ses cartes postales personnelles avaient une fâcheuse tendance à jaunir sur le mur de son bureau. Surtout sur celui qui ne voyait jamais la lumière du jour.

    Une voiture de police, toutes sirènes hurlantes, remonte à vive allure l’avenue Labussière. On entend le son qui se perd dans le brouhaha de la ville tandis que les lumières du gyrophare frappent les façades des immeubles. Les passants s’arrêtent pour contempler la débauche d’énergie de la police, tandis que les automobilistes se garent au plus près pour ne pas entraver le bon déroulement de l’intervention. L’urgence. Sans doute. Mais Varlaud doute de tout.

    Le soleil monte dans le ciel de la matinée. Il fera beau. Et ça dure. Depuis un mois. Enfin. Dans le parc, sur les bancs, les vieux en blouson de toile ou veste demi-saison lisent le journal en grillant leurs cigarettes. Le Populaire, ouvert pleine page centrale. Les avis d’obsèques. Des hochements de casquette. Des mines dubitatives. C’est bien rare si… Toujours une connaissance. Encore un qui ne verra pas passer le Tour de France. Longue maladie. On sait ce que ça veut dire. Discours muets. Mais en y regardant de près. On peut discerner dans l’œil le répit. Moi, c’est pas pour aujourd’hui.

    De jeunes mères de famille sillonnent les allées en tractant des poussettes. Leurs jambes nues, leurs tenues courtes et échancrées sentent le printemps. Les enfants qui poussent. L’odeur de la vie qui se refait la cerise.

    Varlaud a beau se taper du temps qu’il fait, la venue des beaux jours n’est pas pour lui déplaire. Il remonte l’avenue d’un pas lent. Pas pressé.

    De toute façon, il n’est plus convié aux briefings matinaux. Il laisse ça à ses jeunes collègues. Ceux qui y croient. Qui en veulent. Ceux qui ont, pour un temps encore, ces belles gueules de vainqueurs arpentant les allées du pouvoir. Ça ne durera pas. Il en sait quelque chose. Il en a vu, des winners de l’abscisse et de l’ordonnée. Des forcenés du classement. Ça les fait bander, la compétition. Devant. Quel qu’en soit le prix. Toujours devant. Number one. Il ne supporte plus ces avalanches de tableaux statistiques. Ces graphiques de la gestion de la performance. Aujourd’hui la police est dirigée comme une entreprise. Avec ses objectifs. Ses ratios. La culture du résultat. Et la pression qui monte. Tous les cerveaux ne sont pas prêts. Un fonctionnaire de police, ça ne se manage pas comme un vendeur de bretelles. Manager, le langage des businessmen. Comment fait-on pour manager la délinquance ?

    Pas compliqué, quand on est en retard sur les résultats en stupéfiants, on arrête cinq ou six gamins qui fument leur pétard et à qui on trouve trois grammes d’herbe au fond du slip. Et ta performance remonte. On se tape complètement de savoir qui fournit, quelle est la filière. Les tenants. Les aboutissants. Tu tiens cinq dossiers. Tu reviens dans les clous. Dans l’objectif. Et c’est comme ça pour tout. Le management. C’est ça qu’on t’apprend dans les écoles de police. Un autre métier. Pas le sien.

    Cette police-là ne l’intéresse pas. Et ce n’est pas à son âge qu’on le fera plier. Changer d’avis. Mieux, elle lui remet deux ans de plus. Alors qu’à « l’usine », tout le monde voudrait qu’il se barre.

    Ils le lui ont fait savoir. Son bureau fait trois mètres sur trois. Première porte après les cabinets. Juste séparé par une cloison en Placo d’une épaisseur de papier à cigarette. Un écran d’ordinateur hors d’âge. Simplement un vasistas qui donne sur le parking visiteurs. Et, pour meubler, les cadences des cuvettes qui se vident au fur et à mesure que les chasses d’eau se remplissent. Sa culture du résultat à lui, c’est la culture des chiottes.

    Il ne tiendra jamais.

    Le soleil grimpe un peu plus encore dans le ciel vide. Faut juste que ça chauffe. Le vent qui frappe de travers vient du nord. Il enveloppe les arbres du parc d’un souffle glacé. Les premières pousses des marronniers égrènent leurs pollens dans chaque bourrasque. Les jeunes feuilles engluées dans les bourgeons plient sous les assauts répétés. Il fait un froid de gueux. « C’est les saints de glace », aurait dit sa mère. Tant que saint Georges n’est pas passé. Saint Georges, il y a longtemps qu’il s’est tiré en emportant le printemps. La laïcité n’a plus de saison. On est mi-mai. Et on se les gèle.

    Il entre par la porte de service. Au pied des marches, la tête rentrée dans les épaules, un officier de police fume l’ultime cigarette. Ils se saluent. Une tête qui lui dit quelque chose. Mais il y a tellement de têtes. Quand il pousse la porte, l’odeur de « l’usine » lui tombe dessus. Une odeur indéfinissable. De sueur marinée et de pieds fourbus mêlée aux essences de détergent exotique. « Ça sent le chagrin », aurait dit son père. Mais son père et sa mère ne sont plus là pour dire les choses. C’est juste des phrases qui lui reviennent. Des mots qui illustrent les circonstances dans leur contexte.

    « Faut se faire une raison », auraient-ils dit en chœur.

    Ça, c’est juste pas possible.

    Varlaud ne croise personne jusqu’au bout du couloir.

    Les manageurs doivent se faire remonter les bretelles.

    3

    Il regarde sa main. Puis le bout de ses doigts. Le tremblement. Infime. Mais perceptible. Il la fourre dans la poche de sa veste. Le contact du paquet de Gitanes qu’il étreint. Le manque. L’exaspération qu’il faut calmer. Au plus vite.

    Autour, tout autour, ça bourdonne. Les mots claquent. Les gestes sont précis. Incisifs. Les professionnels à l’œuvre. Le rituel de la science infuse. Il ressort sa main. Décachette le paquet. Il tente de maîtriser la légère vibration. L’effort est considérable. Il glisse la Gitane entre ses lèvres. Le capot du Zippo, la flamme au bout de la molette. Qui vacille. L’âcre fumée qui descend et vrille le poumon. L’apaisement. Le tout qu’on remet dans la profondeur de la fouille. Donner le change. La voix de Lourieux qui s’approche. Il remonte le col de sa veste. Le ciel est limpide mais le matin frisquet.

    − C’est une partie de trou de balle qui aura mal tourné, si tu vois ce que je veux dire.

    Il ne voit rien. Sauf Lourieux qui se marre. Il fait une tentative pour rester dans le ton.

    − Des trous.

    Lourieux s’étrangle. Mort de rire.

    − Je sais pas si c’étaient des jazz tango, mais, en tout cas, le vieux l’a pas ratée, la petite lope.

    Sur la scène de crime, les hommes ratissent. Mesurent. Analysent et dissèquent. Reconstruire l’histoire. Par bribes. Trouvées çà et là. Le détail. Le petit rien. La minutie. Lechénieux a froid. Il se concentre sur la braise qui rougeoie. Il sent dans son ventre monter l’envie de vomir. La sueur inonde son front. La salive envahit sa bouche. La gerbe.

    − Excuse-moi.

    Il bouscule Lourieux. Fonce jusqu’à l’aile de la Peugeot sur laquelle il pose sa main libre. La gueule tournée vers le gravier de l’allée. Un premier spasme le déchire. Rien. Juste cette remontée acide qui s’achève dans le fond de sa gorge. Un filet aigrelet. Un autre. Puis un autre encore. L’impression de se vider. Et rien qu’un sanglot de salive. L’estomac retourné comme une chaussette. Il n’a rien dans le ventre. Rien qui puisse jaillir de lui. Se répandre.

    Puis tout se calme. Le souffle reprend sa place dans le poumon. L’ultime soubresaut stomacal. Il sent l’afflux sanguin s’estomper de son visage. Il doit être blanc. Comme un linge. Il crache. Se racle le fond de la gorge. Puis remet son corps en position verticale, le cul calé contre la carrosserie de la voiture. Le front en nage. Il porte la Gitane à ses lèvres. Il aspire, comme si sa vie en dépendait. Longtemps il laisse la fumée bloquée, jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.

    − Tu serais en train de crever qu’on s’y croirait vraiment. Ça va ?

    Lourieux le dévisage. L’œil vaguement inquisiteur. Lechénieux ouvre la portière. Dans le vide-poches, il prend la flasque en acier Inox. Il dévisse le bouchon. La tête rejetée en arrière, il s’octroie une large lampée. Quand il a fini et que ses épaules s’affaissent, après un claquement de langue, il tend la fiole à Lourieux qui consulte son bracelet-montre avant de brandir la main.

    − Merci, jamais avant 11 h 30.

    Alors il reporte le goulot à sa bouche et le bourbon se répand à nouveau dans sa glotte. Quand il a fini, il rebouche la flasque et la glisse dans sa poche intérieure.

    − C’est bien d’avoir des règles.

    − Et de s’y tenir, croit bon d’ajouter Lourieux en s’éloignant.

    Lechénieux jette son mégot par terre. Il allonge le bras droit devant lui. Le tremblement de ses doigts a cessé. À l’intérieur, la vie reprend de la vigueur.

    Il regarde la maison. En pierre blanche, fin XIXe, à la toiture pentue en ardoise. Le clocheton sur la gauche dont la façade se fissure. La peinture craquelée des volets des fenêtres et des huisseries. Le parc, un peu à l’abandon. La bourgeoisie finissante. Le soleil monte au-dessus de la canopée des arbres. Le pépiement des passereaux revanchards crépite dans les frondaisons. Le goût du bourbon ne parvient pas à dissiper l’espèce d’aigreur qui tapisse son palais.

    Plus loin, Lourieux, le calepin et le stylo à la main, prend des notes. La vieille femme en blouse de ménage, mains dans les poches, semble l’ignorer totalement. Bien que ses lèvres remuent et qu’elle doive répondre aux interrogations de la police. Lourieux n’est pas le genre à lâcher le morceau. Les dents dans la viande, jusqu’à ce que ça se déchire.

    Lechénieux prend une nouvelle cigarette. Il faut qu’il s’accroche. À quoi pense-t-il ? S’accrocher, c’est tout. À la vie. Même si provisoirement elle ne vaut rien. Il a beau se dire que des mecs largués sur le bord de la route, ça ressemble à une vie de chien, il se sent encore des crocs. De l’appétit. Il faut qu’il prenne de la distance. Avec l’alcool, d’abord. Limiter la consommation pendant le boulot. Il les connaît, les grandes résolutions qu’il s’impose après le dernier verre. Il n’est dupe de rien. Jusqu’au prochain. Quand ça tourne à l’obsession, on ne jette la pierre à personne. La volonté, putain, c’est à ça qu’il faut qu’il s’accroche.

    Lourieux revient vers lui. Carnet en main qu’il agite devant lui.

    − Je me demande si elle ne nous prendrait pas pour des perdreaux de six semaines, la criada, elle prétend qu’elle ne savait pas que le taulier de la cambuse… il était de là où je ne mettrais pas mon nez !

    Lechénieux croise le regard dubitatif de Lourieux.

    − C’est quoi, une criada ?

    − Une bonne espagnole. Et elle est espagnole !

    Il range le calepin et rajuste les pans de son manteau.

    − L’autre, elle ne l’a jamais vu, paraît. Y a plus rien à en tirer. C’est elle qui a découvert les corps. Elle est sous le choc. Deux mecs à poil, même avec des bites molles, ça te retourne la libido, à son âge.

    Il boutonne son habit.

    − Tu devrais prendre du repos, vieux. Je suis sûr que deux semaines ailleurs, ce serait bon pour ce que tu as.

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