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N'oublie pas de nous dire adieu: Polar
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Livre électronique274 pages3 heures

N'oublie pas de nous dire adieu: Polar

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À propos de ce livre électronique

Proche de la retraite, le commissaire Varlaud doit encore mener une dernière enquête dans les milieux bourgeois.

C’est juste ces mots-là qu’elle lui a dits. Ou à peu près : « Tu as le blues de la soixantaine et la déprime des seniors qui vont devoir assumer de n’être plus rien. Tu as vécu pour ton job mais il ne te le rend pas. Il ne te doit rien quand toi tu lui dois tout. Tu es bon pour les antidépresseurs, les anxiolytiques et les hypnotiques pour border tes nuits. Ça fait pas de cadeau les désillusions. C’est comme les femmes quand elles se sentent un peu larguées… »

Elle n’avait pas tort, bien sûr. Il le savait bien.

Sur fond de montages financiers douteux, de profits immédiats, de retours sur investissements instantanés, les élites se gobergent à l’envi. Rien de bien nouveau. C’est toujours la même histoire.

Et quand la bourgeoisie s’encanaille, qu’une partie fine tourne mal, que les meurtres s’accumulent, que la violence reste la règle et que lui, au crépuscule de sa carrière, doit « finir en beauté » comme dirait le Boss, elle avait beau jeu de conclure : « À bientôt, ici ou ailleurs ! Mais où tu voudras, je crains que ce ne soit nulle part. Surtout, n’oublie pas de nous dire adieu ! » Des mots qui claquent comme les riffs de guitare d’un bon vieux rock’n’roll. Comme une blessure qui aura du mal à cicatriser.

Commissaire Varlaud, à suivre...

Un polar très noir pour la dernière enquête du commissaire Varlaud qui, à plus de soixante ans, fait le bilan sur son existence et de sa vie de flic.

EXTRAIT

Le son de la télé est couvert par la voix calaminée de Dick Rivers et le staccato cristallin de la guitare Gibson Les Paul sur « Hey Pony ». Il regarde par intermittences, sur l’écran, les images qui se succèdent. Les gyrophares des voitures de service qui bouclent les rues d’accès. La nuit qui descend. Englobant la zone industrielle d’un halo mordoré. Les barres d’immeubles qu’on devine, masse sombre trouée par les fenestrons éclairés des gens qui sont rentrés du travail. Qui allument leur télé. Les hélicoptères, bourdons immobiles au-dessus des immeubles. Le centre commercial dont seule l’enseigne bravache reste allumée. Des hommes qui marchent. De long en large. Brassards de sécurité. De police. L’attaque vient de se produire. Et tous ceux qui n’ont rien vu, rien entendu n’ont pas assez de mots pour le dire. Le commentateur de BFM TV, blouson baroudeur, mèche agitée par le vent et foulard négligemment noué, raconte inlassablement la même vacuité. Derrière passent les images en boucle. Il n’a pas besoin d’entendre pour comprendre que le journaliste ne sait rien de plus. Mais qu’il doit tenir l’écran. Jusqu’à plus faim. Jusqu’à plus soif.
Il se lève du canapé. Se gratte les couilles. Se remet le tiercé dans l’ordre d’un doigt sans aucune équivoque. S’étire. Il va jusqu’à la porte de la caravane et regarde l’eau pisser de l’auvent. Bien que la pluie ait cessé, ici, sous la canopée, la nuit est aussi noire que le cul d’une gamelle de chantier.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un livre ténébreux, d'une noirceur sidérale, d'une tristesse insondable, un livre qui raconte les défaites et accompagne les vaincus dans la brume… - Eric76, Babélio

À PROPOS DE L'AUTEUR

Joël Nivard aime entre autres, la nuit, le vin, le roman noir et le rock’n’roll. Il a publié 8 romans dont Loser aux éditions Denoël dans la collection « Sueurs Froides » et On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit aux éditions Albin Michel. Il n’y a pas de beau jour pour mourir est son septième polar chez Geste Noir. Son théâtre est publié aux éditions Le Bruit des Autres.
LangueFrançais
Date de sortie7 mars 2019
ISBN9791035304447
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    Aperçu du livre

    N'oublie pas de nous dire adieu - Joël Nivard

    – 1 –

    — J’ai la bite en flanelle.

    C’est ce qu’il dit en remettant le bout flasque dans la poche du slip kangourou. Juste après avoir lâché un pet généreux et une glaire épaisse dans la flaque d’eau croupie face à lui.

    Après, il regarde la nuit. La pluie qui pisse de l’avant-toit de la caravane. La lune. Noyée dans une nappe ouatée. D’une chiquenaude il balance le mégot de sa cigarette qui va mourir dans l’un des trous creusés par les averses incessantes de ces derniers jours. Il frissonne. Son corps nu dans la lumière acétylène de l’habitacle découpe une ombre démesurée sur la surface défoncée de la cour. Plus loin, les yeux du chien. Comme deux billes de phosphore immobiles dans l’antre de la niche.

    — Pas besoin de le préciser, j’avais remarqué.

    Elle dit ça, juste avant que s’achève « Mary Lou », un des standards des Chaussettes noires sur la pointe diamant du Teppaz qui attaque le carton usé du vinyle. De son poing, il cogne le chambranle en PVC. Il aimerait tellement qu’elle la ferme. Mais les femmes, c’est souvent comme ça. Des mots. Pour rien. Des commentaires à trois balles. Trois balles. Si elle l’avait connu du temps de « Mary Lou » Bon, c’est vrai, ça fait un bout de chemin. Mais putain, il avait fière allure. Le cran gominé. Le fendard patte d’eph, le col pelle à tarte de la chemise cintrée, ouverte sur la poitrine glabre. Des hanches de torero. Les pieds ensanglantés dans des bottines de cow-boy au cuir râpé. Mais le pas déterminé. La dégaine du rock’n’roll. Comme une pierre qui roule. Des rêves plein la tête. La tête pleine de nuit. Déjà.

    « Mary Lou ». Qu’est-ce qu’elle pouvait en savoir de ce temps-là ? Elle n’était même pas née. Le rock’n’roll, c’est pas une affaire de femme. Elles ne comprendront jamais rien aux riffs sauvages d’une Gibson bluesy allongés d’alcool, de sang et de mort, dans toutes ces nuits d’où l’on ne revient jamais.

    Ce qui les fait gamberger, ce sont les éphèbes glamour. Les gigolos de bastringue. Les cadres frémissants qui leur assureront trois gosses et une maison dans des clapiers périphériques, avec tonte de la pelouse tous les week-ends et barbecue entre épaves recrutées alentour. Ils sont tous pareils. Ils compareront leur bagnole, leur chien, leur gosse, leurs vacances. La compétition des cons. Une certaine idée du bonheur. Parfois, ils auront même de la compassion.

    Le bonheur, c’est quand t’as plus rien sous la main. C’est juste avant la religion. C’est ça qu’il pense. Il crache une nouvelle fois. Réprime un soubresaut. Le vent se lève et les dernières feuilles des châtaigniers s’embarquent dans les bourrasques. Les femmes, elles ont tout fait pour bouffer sa vie. Elles l’ont sucé jusqu’au sang, et quand il était exsangue, aux abois, et qu’il avait déjà du mal à revenir dans la partie, elles se sont barrées. Elles ont fermé les livres quand lui tournait les pages.

    Les femmes, c’est juste des erreurs dans son parcours.

    Il laisse la porte de la caravane ouverte sur la nuit. Sur le vent qui rudoie l’auvent. La pluie s’épuise et finit mollement sur le toit. C’est fini. Il ne restera que les secousses sèches qui feront tanguer la vieille carcasse de la Caravelair. Mais elle en a vu d’autres. Et lui aussi.

    — On se les gèle dans ton loft.

    Il ouvre une nouvelle bouteille de Label  ٥. Avec les trois dents qu’il lui reste sur les mâchoires côté droit. Il verse une solide lampée dans le verre maculé de traces de doigts sales et de lèvres grasses. Avant de boire, il se dirige vers le Teppaz. D’un doigt, il fouille dans la pile de 45 tours. Il en choisit un qu’il pose sur le plateau. Sa main hésite avant de poser la pointe sur le bon sillon. L’index dérape. Ça crachote dans le haut-parleur. La voix d’Eddy s’élève juste après l’intro de la guitare. «Les enchaînés.» Qu’est-ce qu’elle peut comprendre ? ressentir ? Il engloutit la moitié du verre. Ça râpe. Sur les cordes vocales. Il ferme les yeux : « Tous les deux, enchaînés, à bord de la galère… »

    — Alors, bite de flanelle, on fait une nouvelle tentative ? T’es prêt pour un ultime voyage ?

    Il la fixe. Dangereusement. Les limites. Qu’elle ne connaît pas. Vingt ans de moins que lui, sans doute. Peut-être plus. Une chair blanche. Des seins petits et droits. Des cheveux teints. Entre pourpre et fauve. La chatte rasée. La cuisse ouverte et lascive. Les tatouages qui s’estompent dans les plis. Dans les yeux, la vulgarité des naufragées. Les regards se croisent. Elle passe une langue chargée sur ses lèvres décolorées. La sensualité des putes. Pathétique. Et puis il y a son rire lourd. Ses dents déchaussées. La voix d’Eddy. « Nous voguons enchaînés par les joies, les misères et pour toujours nos cœurs, nos mains ne font plus qu’un… » La lueur dans la prunelle. Mauvaise. C’est ce qu’elle comprend. Instinctivement. Elle prend une cigarette dans son paquet. Tend son visage vers lui.

    — Tu devrais fermer la porte et me servir un nouveau verre.

    Elle sent bien que la question tombe à plat. Alors elle rajoute.

    — Tu crois pas ? Ça va revenir.

    La compassion. Putain. Toutes et tous les mêmes.

    La baise tarifée, ça n’avait jamais été son truc. Et ce soir, moins que jamais. Il prend son verre et lui verse une large rasade. Allume sa cigarette avec son vieux briquet tempête. Si elle rajoute que ça arrive à tout le monde, je lui défonce la tête, pense-t-il. Mais non, elle avance sa main. Elle maquille un regard canaille. Fait une volute qui se veut fatale avec ses lèvres qu’accompagne la fièvre d’un regard dévasté.

    — On bande avec sa tête, mec.

    « Nous irons, enchaînés sachant que rien sur terre ne peut séparer nos deux noms enchaînés qui sur la même pierre… » La fin du jour. La pointe qui se perd dans la rainure usée du microsillon.

    — Y a longtemps que j’ai perdu la tête.

    Il finit son verre. Glisse une main dans les cheveux de la fille. Elle a fait le job. On n’a pas toujours le résultat. C’est tout. Il s’écarte d’elle. Le vent chasse des feuilles mortes qui passent devant la porte ouverte. Une lueur triste s’estompe dans le regard de la fille. Il enfile son jean. Il fait une embardée sur la jambe gauche. Se rattrape au montant de la fenêtre.

    Pour un rien, il aurait envie de chialer. Il ne saurait dire pourquoi. « Seront gravés un jour lointain mais ce matin nos corps ont faim… d’amour. »

    Il prend une nouvelle cigarette dans le paquet de Gitanes brunes. Refait un niveau de Label 5. Enfile sa chemise de cowboy sur ses épaules. Le goût des défaites dans la gorge.

    — On fait quoi, maintenant ?

    La lassitude. Ça ne s’explique pas. Qu’est-ce qu’il peut dire ? Rien. Dans sa tête l’alcool trace une ligne boréale. Comme une évidence lucide.

    — Tu t’habilles, chérie, et je te ramène au paddock.

    Il se tourne pour enfiler son blouson en jean doublé mouton de synthèse et poser son Steston à large bord sur ses cheveux clairsemés.

    — Dans le monde où les bites sont dures et les hommes loquaces, croit-il bon d’ajouter.

    Par petites touches rapides, il s’imprègne du dernier verre de Label 5. La pointe du saphir continue à user le carton du 45 tours sur le tourne-disque. Il se dirige vers la porte ouverte. Face à la nuit. Il l’entend qui enfile ses vêtements. Puis le bruit de sa vessie qui se vide dans la cuvette des chiottes. Il imagine qu’elle remet un peu de couleurs à ses cils. De rouge à ses lèvres. Dans la glace étoilée au-dessus du lavabo. Maquiller le problème.

    Le vent s’est calmé dès l’instant où la pluie a cessé. Des lambeaux de nuage s’effilochent vers le nord. Le froid reprend la main. Et puis elle est enfin arrivée. Il s’est tourné vers elle. Il a mis la main dans sa poche et a sorti les deux billets de cinquante qu’elle a enfouis dans son sac à main. Sans un mot. Quand il a ouvert la porte du Lada Niva 2121, il a donné un léger coup de tête. Le chien est sorti de la niche et s’est glissé derrière le siège du conducteur. Il a laissé la porte passager ouverte et elle est montée. Quand elle a refermé la portière, l’odeur du chien mouillé a peu à peu envahi l’habitacle. Il a dû relancer trois fois le démarreur avant que le moteur hoquette. Puis la cabine a tressauté. Et un souffle glacé est sorti des bouches d’aération. Elle s’est tassée contre la portière. Il a attendu avant de passer la première. Le temps que la buée sur le pare-brise s’estompe au fur et à mesure que l’air se réchauffe. Il ne pouvait voir son visage. Mais de toute façon ses yeux restaient immobiles dans la nuit en face. Enfin, le 4 × 4 est sorti de l’ornière. Il a pris le chemin le plus court. Les phares découpaient la brume rase du sol.

    Ils n’ont plus échangé un seul mot. À un moment, pourtant, il a sorti de sa poche la flasque de whisky et la lui a tendue. À l’aveugle. Elle n’en a pas voulu. Il s’en est octroyé une large part. Elle a allumé une cigarette. Lui aussi. Ils ne fumaient pas les mêmes. Plusieurs fois, il a fait un écart sur la route déserte. Il a rattrapé in extremis les roues qui mordaient la chaussée. Elle est restée crispée tout le long du parcours. Les ongles serrés dans le rembourrage de l’assise défoncée.

    Il l’a déposée près de la gare. Un seul taxi somnolait dans la file. Elle est descendue. Il a croisé son regard. Elle ne savait pas quoi dire. Lui non plus. Alors elle a juste haussé les épaules. Et il a trouvé que c’était bien comme ça.

    Il a tourné au bout du rond-point. Le campanile éclairé des Bénédictins se dressait dans le ciel bas. Il a fait tout le chemin inverse en écoutant à fond une compile des Chaussettes noires des années soixante-six. La première, c’était « Daniela ». Il a calé son coude sur le genou. Le volant dans la paume. Il a fredonné sur chaque titre. Ça irait. Pour la route. Ça et les clopes.

    Quand il est rentré, des oiseaux pétrifiés attendaient que l’aube décolle au-dessous des nuages. Le petit jour se lavait la gueule dans l’eau gelée d’un lac immobile.

    La porte de la caravane était grande ouverte.

    Mais Jo ne fermait jamais sa porte.

    – 2 –

    — J’ai juste senti le froid du métal contre ma tempe. Sa main qui tremblait au-dessus de moi. J’ai cru que j’allais mourir.

    Elle se souvient. De ça et d’autres choses. Mais tout s’emmêle. Elle n’est sûre de rien.

    — Pas une seule fois je n’ai pensé à mes enfants. À rien, du reste. Juste à moi. Ma vessie a lâché. Je n’ai rien pu retenir. J’ai senti que le liquide coulait entre mes cuisses. J’avais beau bloquer les muscles du sphincter, ça sortait de moi. Comme un torrent. Et je n’y pouvais rien. J’ai eu honte. Comme à l’école, dans mon enfance. Quand la maîtresse me prenait à partie pour une leçon mal apprise, un devoir pas fait. L’urine, c’est ma façon d’évacuer la peur. Sans doute. C’est humiliant. Vous ne trouvez pas ?

    Elle renifle. Ses yeux fixent un point lointain. Bien au-delà du mur face à elle. Ce mur dont elle connaît la couleur des surfaces par cœur. La base rouge. Au niveau des caisses. Puis le bleu qui se perd jusqu’au toit. Les caméras, pendues à un axe rigide qui se noient entre les lames du faux plafond. Les gueules métalliques des méchantes souffleries qui pulsent un air chaud l’hiver et glacé l’été. Juste ce qu’il faut pour traîner en permanence une toux catarrheuse et des céphalées migraineuses. Ce mur. Ce décor. Familier. Dont son regard semble passer au travers.

    — Je crois que, dans ce moment-là, j’acceptais de mourir. Comme une punition.

    Quarante-cinq ans. Un visage lisse. Quelques ridules au coin des yeux. Un rien d’amertume lasse dans les plis qui encadrent la bouche. Une croix huguenote accrochée aux mailles fines d’une chaîne en or. La poitrine généreuse qui tend l’échancrure du chemisier réglementaire des caissières de supermarché. L’hébétude. Comme si ses yeux refusaient de se souvenir. D’admettre. Elle dirait sidération. Comme à la télé.

    — Il m’a demandé de me coucher sur le sol. C’est bizarre, les sons ne me parvenaient pas. Je voyais sa bouche se tordre sur les mots. Je ne comprenais pas ce qu’il disait. Il m’a attrapé par la manche, ses doigts sont entrés dans ma chair…

    Elle frotte son bras. Là où la main de l’homme s’est posée. Où la douleur reste encore présente.

    — Il m’a projeté hors de mon siège. Le siège a basculé. Ma tête a frappé le montant du tiroir. Là, juste là…

    Elle montre un point, au-dessus de la tempe. Du bout de son ongle dont le vernis est écaillé. Son index a un léger tremblement. Puis elle masse le cuir chevelu à travers l’épaisseur capillaire.

    — Tu vois pas que tu vas crever ! Il disait ça. Plusieurs fois rabâché, inlassablement. Le son était de nouveau perceptible. Il hurlait. Et toujours ce sentiment de saleté après moi. L’urine qui encombrait mes collants. Je me suis mise à pleurer.

    Elle renifle. Pétrit le mouchoir en papier dans son poing crispé.

    — On est bête, des fois. Mais on ne parvient pas à se retenir. Ça vous dépasse. Enfin moi, en tout cas. Même si on sait que ça ne sert à rien.

    Un silence. Son visage qui se défait. Le film qui continue à dérouler ses bobines dans sa tête. Entre véracité et fantasme. Elle n’essaie pas de trier. L’émotion la submerge.

    — J’ai entendu le bruit du tiroir qu’on arrachait, les pièces de monnaie qu’on vidait dans un contenant, probablement un sac-poubelle. Ç’avait été une bonne journée. Début de mois. Forcément, les payes sont tombées. On s’accorde les plaisirs qu’on n’oserait jamais à partir du quinze. Quand il faut refaire les comptes à deux fois. Négocier avec le banquier. L’humiliation des pauvres. C’est ça, notre clientèle. Des pauvres. Vous avez vu l’environnement ? Qui voudrait vivre ici ? Personne. Faut y être obligé.

    Un silence. Encore. Elle hoche la tête. Comme si ses derniers mots, cette évidence-là lui sautait soudainement à la gueule. Comme si elle osait la parole pour dire ce qui croupissait en elle. Qui voudrait vivre ici ? Dans cette zone aux barres bétonnées, rectilignes et pesantes, empilant dans des tours grises toute une misère immergée. Elle tamponne, sous ses yeux, les cernes creusés par des nuits sans sommeil. Elle vit dans un pavillon modeste au crépi ravaudé. Déjà. En bordure de zone. Dans un lotissement d’où l’on peut apercevoir des champs, au loin. On pourrait croire qu’on est à la campagne. Juste après l’immense chantier resté en plan. Au-delà des camions immobiles. Des grues empêtrées dans les bourrasques de vent. Dans l’inachevé de la bretelle de sortie d’une route qui ne mène nulle part.

    — J’ai posé ma joue sur le sol. J’ai senti l’odeur âcre du détergent. J’ai vu les chewing-gums collés. Les papiers d’emballage déchiquetés des produits volés. Consommés sur place. Des pièces de monnaie éparses. Et, sous la caisse, la chaussure. Sa chaussure. Une basket à épaisse semelle noire. À la sculpture usée. À la toile synthétique grise et bleue râpée. Au bout éraflé. D’avoir trop buté. Ou donné des coups de pied. Dans des pierres. Je voyais son pied qui s’activait. La cheville maintenue haut. Je crois que c’était des Nike. C’est comment le logo, déjà ? Vous voyez ? Une virgule ? Je ne sais plus. Mais je dirais ça. Des Nike défraîchies. En bout de course.

    Elle passe et repasse les images dans sa tête. Elle hésite. Elle voudrait tellement être concise. Retrouver cette mémoire qui s’échappe. Qui doute. Elle a eu la peur de sa vie. Et pourtant ça lui paraît maintenant lointain.

    Y a pas deux heures. En fait.

    — Un sentiment de sécurité m’a envahie. Je ne pouvais pas tomber plus bas. J’étais sur le sol. Il ne pouvait rien m’arriver d’autre. C’est après que les coups de feu sont intervenus. Et les cris. Les hurlements. Alors j’ai fermé les yeux. Je n’ai plus rien vu. Ça n’a pas duré. Et pourtant j’ai eu l’impression que ça n’en finissait pas. Le bruit des balles. L’impact sur les murs, les angles métalliques, les vitres qui s’effondraient. Et toujours les hurlements. Des cris. Comme bloqués, étranglés dans la gorge. Hystériques. Des bruits de pas qui se perdent. Et plus rien. D’un seul coup. Au-dessus de l’odeur de carton brûlé. De l’âcreté des fumées. J’avais mes deux mains serrées contre mes tempes. C’est là que j’ai su que je n’étais pas morte. Quand l’air est de nouveau parvenu jusqu’à ma bouche sèche. J’ai avalé ma salive. Et ce silence que rien ne venait troubler. C’est à ce moment-là que je me suis décidée à me relever. Ma main a pris appui sur le sol et je me suis hissée au-dessus de la caisse. J’ai porté mon autre main à ma tempe. Elle était pleine de sang. Du sang, il y en avait partout. Plus loin. Sur le revêtement des allées. Au bout du pantalon d’un homme étendu dont la jambe était repliée, brisée à angle droit. Il ne bougeait pas. Même si on devinait qu’un râle sortait de sa poitrine. C’était Abdou, j’ai reconnu l’uniforme de la société de surveillance.

    Une autre larme glisse le long de sa joue. Silencieuse et solitaire. Un sanglot irrépressible secoue sa poitrine. Des larmes sèches qui, celles-là, resteront en elle. Elle essuie ses lèvres. Le mouchoir est trempé. Il ne reste dessus que les traces brunes de son maquillage défait.

    — Bizarrement, je ne savais pas où j’étais. J’ai essuyé ma main sur ma blouse. Ce n’était que le sang de ma tempe. C’est alors que je me suis retournée. Vers la porte de sortie. Il était là. Devant moi. Je voyais son corps mince emmitouflé dans un blouson dont la capuche pendait sur son dos, laissant apparaître une longue chevelure bouclée. Il était jeune. Sa main tenait une arme de poing. Il a tendu son bras dans ma direction. Nos regards se sont croisés. Cette fois encore,

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