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L'enfant de solitudes
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Livre électronique381 pages5 heures

L'enfant de solitudes

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À propos de ce livre électronique

À la suite d’une relation qu’elle regrettera amèrement, Nadine Dumaine annonce à Géraud Breteuil être enceinte. Sans détour, il lui donne l’argent nécessaire pour mettre un terme à la grossesse, refusant du coup de la revoir. Contre la volonté de son amant d’un instant, la jeune femme, abandonnée à son sort, donne naissance à un être chétif et s’empresse de le confier à l’orphelinat des Chèvrefeuilles.

Neuf ans plus tard, Géraud apprend de façon impromptue qu’il est le père de Bertrand, le bambin dont il ignorait même l’existence. La culpabilité le ronge et, n’arrivant pas à avoir d’enfant avec son épouse, il fait tout en son pouvoir pour accueillir son fils chez lui.
Or, l’homme de la maison ne révèle pas la vérité sur le lien filial l’unissant au garçon.

Bertrand développe une douce complicité avec sa nouvelle mère, mais une tension latente nuit toujours à leur quiétude. Les sombres secrets du passé feront-ils basculer le monde du petit ? Le bonheur auquel il avait finalement cru n’aura-t-il été qu’un rêve éphémère ?
LangueFrançais
Date de sortie4 sept. 2019
ISBN9782894316177
L'enfant de solitudes
Auteur

Nicole Provence

Nicole Provence est née en 1948 à Châtellerault, une commune située entre Tours et Poitiers, en France. Quelques jours après sa naissance, sa famille quitte pour le Maroc, d'où elle revient neuf ans plus tard, abandonnant derrière elle tous ses souvenirs. Affamée de lecture, la jeune Nicole dévore à tout moment des livres avec une prédilection pour les romans d'aventures. À douze ans, influencée par les récits d'enquête de son père, officier de police judiciaire, elle se lance dans la rédaction de son premier récit, qu'elle n'achèvera pas, prenant conscience très tôt de la rigueur et de la constance que l'on doit à l'écriture. Ne ne décourageant pas, au collège, elle se distingue dans les rédactions imposées aux cours de français. Mariée et mère de deux enfants, elle se consacre entièrement à sa famille avant, à quarante ans, de revenir enfin à ses premières amours. Cinq romans, tous parus en France chez divers éditeurs entre 2004 et 2008, viennent récompenser son travail. Le Secret d'Aiglantine est son premier roman édité chez JCL au début de l'année 2016. Son intrigue principale prend sa source dans le fascinant monde des tisserands du XIXe siècle dans la région de Lyon.

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    Aperçu du livre

    L'enfant de solitudes - Nicole Provence

    Titre.jpg

    De la même auteure

    aux Éditions JCL

    L’impossible aveu, 2018

    Une promesse si fragile, 2017

    La corde du pendu, 2017

    Le secret d’Aiglantine, 2016

    Solitude : douce absence de regards.

    Milan Kundera

    Prologue

    En cette soirée de février 1969, la ville de Lyon semblait muette et pétrifiée. Un froid coulait avec le vent, se faufilait dans toutes les rues, retroussait les manteaux, gelait les doigts et les oreilles qui n’avaient pas su se protéger. La fête de Mardi gras s’achevait. Ne restaient que les échos lointains des cris et des rires des enfants déguisés qui avaient défilé l’après-midi pour fêter le Carnaval. Pressés de déguster les bugnes, matefaims et autres pâtisseries, ils s’étaient réfugiés au chaud dans la salle des fêtes du second arrondissement de Lyon. À présent, seule la lumière des vitrines des boutiques éclairait les trottoirs d’un halo jaune se confondant avec la lueur des réverbères scellés aux murs.

    Les centaines de pigeons habitués des lieux avaient déserté l’immense place Bellecour, abandonnant la statue équestre fière et solitaire qui, le jour, leur servait de perchoir. D’un grand envol feutré, ils avaient cherché refuge sous les toits, au pied des conduits de cheminées fumantes ou sur quelques rebords de fenêtres pour s’endormir la tête sous l’aile. Le froid sévissait. De son piédestal, Louis xiv sur son cheval de bronze jetait un regard vide et indifférent aux voitures dont les phares transperçaient les nappes de brouillard naissantes. Les miasmes des anciens marais asséchés revenaient hanter les Lyonnais de leur goût acre, telle l’haleine de mauvais fantômes. La brume cotonneuse enrobait et avalait les bâtiments l’un après l’autre, transformant chaque silhouette en spectres errants. Quelques moucherons blancs voletaient sous les lampadaires. La neige n’était pas loin. Le nez collé dans l’écharpe, le cou enfoncé dans les épaules, chacun s’empressait de rentrer au chaud. Mais tous n’avaient pas envie de terminer la journée sans un moment de délassement, les jeunes gens surtout.

    Dans le bar La Grande Poste, une dizaine de couples esquissaient un slow langoureux aux accents d’une chanson des Beatles. Ils reprenaient en chœur le refrain de Michèle, le tube du moment. Dans un coin sombre de la salle, d’autres fumaient, le regard dans le vague, ou s’embrassaient presque affalés sur la banquette. Accoudée à un guéridon de bistro près de la porte, Nadine s’impatientait. Le visage collé à la vitre, elle ne quittait pas des yeux la place sur laquelle se mouvaient des ombres pointillées de blanc que la nuit dévorait. Elle regarda plus loin, plus haut. Les faisceaux des projecteurs firent surgir de l’ombre, enveloppée dans un voile de légers flocons blancs, la silhouette de la basilique Notre-Dame de Fourvière. Elle semblait prisonnière d’un grand globe invisible, telle une boule de verre de Noël que les enfants agitent pour recréer la magie d’une averse de neige. Blasée de cette apparition qui en émerveillait tant d’autres, la jeune femme soupira et pianota nerveusement sur la table. Elle réprimait à grand-peine les hurlements de rage qui gonflaient dans sa gorge. Son ami avait un quart d’heure de retard et elle aurait déjà dû reprendre son service depuis cinq minutes. Son patron lui lançait des regards impératifs ; les jeunes gens réclamaient bruyamment à boire. Elle lui adressa un signe d’exaspération et jeta un nouveau coup d’œil à sa montre en maugréant, prête à regagner de mauvaise grâce son poste derrière le comptoir. C’est alors qu’il apparut, emportant avec lui une bouffée froide de l’extérieur. Avec le courant d’air glacé, des cris de protestation fusèrent, puis des éclats de rire. Il traversa l’écran de fumée qui empuantissait la salle. Malgré sa rancœur, elle fut à nouveau subjuguée. Première vision qui l’avait séduite : la couleur de ses yeux. Bleus et limpides, si clairs qu’ils en paraissaient transparents. Une fois encore, certainement la dernière, elle le détailla. Des cheveux blond doré, presque roux, balayaient ses épaules comme le voulait la mode. De haute stature, sportif, pas du tout le genre minet qui hantait le bar du matin au soir. Ajouté à cela un sourire direct, séducteur. Elle y avait succombé dès la première fois. Mais en cet instant, son sourire avait disparu. Il semblait nerveux, prêt à faire demi-tour, mais il s’avança et lui lança d’un ton agacé.

    — Que veux-tu ? Et pourquoi avoir insisté pour que je vienne maintenant ?

    — Ça fait plus de quinze jours que je n’ai pas de tes nouvelles.

    — J’avais autre chose à faire. Bon, alors ? lâcha-t-il impatiemment.

    Elle jeta un regard autour d’elle, haussa les épaules à l’adresse de son patron qui fulminait et, après avoir pris une courte respiration, déclara rapidement :

    — J’ai un problème et il te concerne.

    — Quel problème ?

    — Je suis enceinte.

    Il laissa échapper un bref éclat de rire, puis ses sourcils montèrent en formant un accent circonflexe.

    — Tu veux me faire croire que c’est à cause de moi. Je ne suis pas le seul et encore moins le premier.

    Elle serra les lèvres.

    — Peut-être, mais, depuis octobre qu’on s’est remis ensemble, je n’ai fréquenté personne d’autre !

    — C’est vite dit ! Tu n’es pas du genre sauvage, je l’ai remarqué.

    — Salaud ! s’exclama-t-elle de colère.

    Des têtes se retournaient vers eux. Il l’attira par le bras puis la repoussa brutalement contre le mur, la mâchoire serrée, le regard furieux. Ses doigts emprisonnèrent ses poignets avec violence pour l’empêcher de le gifler. Elle laissa échapper un cri.

    — Arrête, tu me fais mal !

    Il relâcha légèrement son étreinte, puis libéra ses poignets.

    — Qu’est-ce que tu as en tête ? Que je t’épouse ? Je n’ai même pas terminé mes études et je bénéficie d’un sursis pour mon service militaire. On est ensemble depuis quelques mois, et tu voudrais me faire croire que je suis responsable de ton état ? T’es dingue ou quoi ?

    Elle eut un rire amer, puis explosa.

    — T’épouser ? Tu charries ! Me mettre un fil à la patte et torcher des mômes toute ma vie. Ça ne risque pas. Ce que je veux, c’est m’en débarrasser.

    Elle martela ses mots avec rage.

    — Je ne veux pas de « ça » !

    Le jeune homme baissa la tête, réfléchissant vite, il n’avait guère de choix.

    — Si je comprends bien, tu veux du fric !

    Elle le défia du regard.

    — C’est normal, t’es responsable !

    — C’est vite dit. D’ailleurs, je croyais que tu prenais la pilule ! C’est du moins ce dont tu m’avais assuré. La libération de la femme, c’est bien pour cette raison que tu manifestais dans la rue avec les autres filles, non ?

    Elle eut un geste d’exaspération.

    — Si, je la prenais, mais ça n’a pas marché !

    — Tu rigoles !

    — Enfin, je l’oubliais de temps en temps. Mais je ne pensais pas que ça aurait de l’importance !

    — Pardi ! Et tu aurais besoin de combien d’argent pour régler le problème ?

    — Mille cinq cents francs !

    — Que ça, s’égosilla-t-il. Et je vais les trouver où, moi, ces mille cinq cents francs ?

    — Débrouille-toi et, si tu refuses, je ne me laisserai pas faire. J’ai déjà vu ta mère et je sais aussi où elle habite, je ne me gênerai pas pour lui en toucher deux mots. Et s’il le faut, je porterai plainte contre toi pour viol.

    Furieux, il comprit qu’elle n’hésiterait pas à le faire, et ce n’était pas le moment ! Il ne pouvait tergiverser, un môme maintenant ne faisait absolument pas partie de ses projets. Un doute le saisit. Était-elle vraiment enceinte ou voulait-elle simplement lui soutirer de l’argent ? Pas une minute il n’envisagea l’hypothèse d’un enfant à lui. Son avenir se dessinait, et tout comme elle, il ne voulait pas de bâtons dans les roues Elle le fixait, le visage fermé, les mains se croisant et se décroisant mécaniquement. Il lâcha à voix basse.

    — Bon. Je vais tâcher de trouver l’argent, mais à l’avenir, planque-toi quand tu me verras. Je ne veux plus entendre parler de toi. Tu iras chercher d’autres pigeons ailleurs !

    — Sûr ! Tu n’auras qu’à laisser l’enveloppe au patron du bar. Demain je ne serai pas de service.

    Il traversa le pont Bonaparte sans regarder la Saône qui s’étirait, brillante et paisible, sous les reflets des lumières de la nuit. La colère grondait toujours en lui. Il s’enfonça dans les rues pavées du vieux Saint-Jean à présent recouvertes d’une légère couche blanche, se diluant dans l’ombre des traboules, pour monter un large escalier de pierre en colimaçon. Il grimpa d’une traite les cinq étages qui suintaient d’humidité et de froid et fermant rageusement la porte de sa chambre, il se jeta sur son lit en criant : la garce !

    Derrière ses vieux cartons d’aquarelles, il tira une petite boîte en fer, compta quinze billets, en fit un petit rouleau qu’il attacha d’un élastique, se demandant encore comment il pourrait combler cette perte sans alerter sa mère qui pourvoyait à ses besoins durant ses études. Diane avait bien assez de soucis comme ça, et tant d’espoirs en son fils. Surtout, ne pas la décevoir, quitte à se nourrir à moindres frais.

    Saisissant une feuille, il griffonna rageusement :

    Voilà de quoi résoudre ton « problème ». Que je n’entende jamais plus parler de toi. Géraud

    Le lendemain, Nadine récupéra la somme destinée à son avortement, mais ne se décidait toujours pas. Un voyage en Suisse où les avortements étaient pratiqués sans trop de problèmes n’était guère envisageable. Dans quelle clinique aller ? Qui l’y conduirait ? Elle renonça et, malgré les conseils de son patron, hésita à se rendre chez une de ses amies, une femme qui se débrouillait très bien avec les filles dans sa situation. Elle attendit encore, trop, s’installant dans un déni de grossesse, allant même jusqu’à croire qu’elle n’avait fait qu’imaginer ce cauchemar, et que rien ne se produirait si elle cessait d’y penser.

    Abandonnée à son sort, elle vécut dans le dénuement le plus complet. Jour après jour, elle s’échina dans l’arrière-cuisine du bar où, sans indulgence pour son état, son patron l’avait reléguée avec la perpétuelle menace de rompre son contrat à tout moment. Très rapidement, elle en vint à détester cette petite vie qui prenait trop de place en elle au détriment de la sienne. Le jour de la naissance de son enfant fut une véritable délivrance. Bertrand, le nouveau-né de santé fragile, fut placé en couveuse. Il ne connut ni la douce chaleur des bras de sa mère, ni ses baisers. Sans s’accorder de repos, Nadine reprit sa place au bar, ne se souciant plus de l’enfant confié à la maternité de l’hôpital. Deux mois plus tard, l’assistante sociale de son quartier lui remit une lettre recommandée. Cette fois-ci, bien qu’ayant volontairement ignoré les précédentes, elle dut se rendre à la convocation urgente du médecin de la maternité. Elle suivit de mauvaise grâce l’infirmière qui l’introduisit dans le bureau du pédiatre.

    — Votre enfant a atteint un poids correct, il peut quitter la pouponnière. Cependant, je dois vous signaler qu’il souffre d’un handicap.

    Elle devint livide.

    — Un handicap ? De quoi voulez-vous parler ? C’est si grave que ça ?

    — Pas grave au point de mettre sa vie en danger. Hélas ! il en gardera probablement des séquelles. Sa jambe droite est atteinte d’une malformation. Pour l’instant, rien n’est possible, mais plus tard, après sa période de croissance, nous pourrons certainement envisager une intervention chirurgicale. Vous devrez le faire suivre régulièrement et sans doute aura-t-il besoin d’une chaussure orthopédique. Mis à part cela, il semble jouir d’une excellente santé.

    Quand elle réalisa que le bébé souffrait d’une infirmité, et ce, probablement pour toute sa vie, elle fut envahie d’une indicible terreur. Un enfant boiteux ! Elle n’en voulait pas ! Aussitôt elle s’écria :

    — Je ne peux pas le prendre avec moi. J’habite dans une chambre minuscule sous les toits. Je gagne tout juste de quoi survivre alors avec un enfant… et je n’ai rien prévu pour l’accueillir.

    — Dans votre famille, personne ne pourrait vous aider ?

    Elle éclata d’un rire amer.

    — Ma famille ? Ah ! elle est belle, ma famille. Un père qui s’est crevé au boulot sans se souvenir que j’existais. Une mère qui a foutu le camp pour vivre sa passion de la musique quand j’avais cinq ans. Je suis restée chez ma grand-mère, une sacrée garce qui se vengeait sur moi de la conduite de sa belle-fille. Elle n’avait de sentiments que pour son fils, cette vieille. J’ai décampé dès que j’ai pu. Alors maintenant que je suis libre, je veux le rester !

    — Il vous faudra pourtant vous organiser au sujet de l’enfant !

    Elle se révulsa.

    — C’est impossible, je ne peux pas quitter mon travail. Il doit bien y avoir une solution ?

    Le pédiatre fronça les sourcils, hésitant à comprendre.

    — Il existe des familles d’accueil, mais dans des cas précis. Vous voulez l’abandonner ? Le faire adopter ? C’est une grave décision.

    Le mot la choqua.

    — Non, juste le placer quelque temps.

    — Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas le garder en milieu hospitalier. Peut-être trouverons-nous une place dans un centre d’accueil provisoire, mais sachez que ce ne peut être que temporaire. Vous le comprenez bien, n’est-ce pas ?

    Nadine ne put cacher son soulagement.

    — Oui, c’est ça, et ensuite je m’organiserai !

    Le pédiatre fut persuadé que la promesse sonnait faux. Un sentiment de compassion l’envahit pour le nouveau-né qui visiblement n’aurait jamais de vrai foyer. Handicapé et non officiellement abandonné, deux raisons qui le priveraient d’une éventuelle adoption.

    La Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales de Bron fut contactée. Elle seule désormais veillerait sur le destin du nouveau-né. Trois jours plus tard, juste avant le transfert du bébé au foyer Les Chèvrefeuilles, Nadine revint et déposa au bureau d’accueil un petit écureuil en peluche que Géraud avait gagné au tir de la vogue de la Croix Rousse. Sans se l’expliquer, un réflexe instinctif l’empêchait d’abandonner légalement son enfant, une décision irrémédiable. Pourtant, elle savait qu’elle ne retournerait jamais le reprendre, il ne serait qu’une chaîne à son pied. Alors pourquoi ce recul ? Craignait-elle d’être un jour poursuivie par des remords ? S’en remettait-elle au hasard pour remédier à ses difficultés ? L’abandon ! N’en avait-elle pas souffert elle-même ? Un souvenir la flagella, vif et cruel encore, la vaine attente dans son enfance de lettres de sa mère. Avant de s’enfuir à Paris pour vivre sa passion du violoncelle, elle lui avait juré qu’une fois installée, elle lui écrirait et reviendrait la chercher. Mais depuis, rien, pas un mot, pas un signe de vie. Avait-elle eu des regrets quand, oubliant sa promesse, elle l’avait livrée à son sort ? Alors pourquoi en aurait-elle ? Pour se déculpabiliser, elle se fit une fausse promesse : plus tard, je verrai ! Refusant de signer la décharge au bas de la page qu’on lui tendait, elle condamna le nouveau-né à faire partie des éternels délaissés.

    1

    Une douce et chaude caresse vint effleurer ses paupières. Sans ouvrir les yeux, Bertrand sentit le rayon du soleil venir se poser sur son visage, comme une plume chaude qui le frôlait. De la cuisine lui parvenait l’odeur appétissante de pain grillé et celle plus tenace du café. Dans sa main serrée, la patte du petit écureuil mille fois recousue dont il ne voulait se séparer sous aucun prétexte. La faim le tenailla brusquement et, s’asseyant dans son lit, il parcourut du regard les murs tapissés de sa chambre. De vieilles goélettes tanguaient sur une mer agitée. Sur la commode, une maquette de caravelle espagnole toutes voiles dehors incitait aux aventures et aux lointains voyages. Son édredon gonflait sur ses jambes et la veste d’intérieur du même rouge attendait son lever. Par la vitre de la fenêtre voilée, il aperçut la danse des tiges jaunes du forsythia en fleurs sous le petit vent qui soufflait et il ne put identifier l’oiseau qui lançait ses trilles mélodieux. Le printemps explosait dans la nature, un renouveau, une renaissance et il se demanda si lui aussi allait vraiment commencer une autre vie. Il resta un moment indécis, repoussant l’instant où il descendrait rejoindre ceux qui s’agitaient en bas du large escalier de bois. Il s’en voulut de ressentir le bien-être qui prenait davantage de place en lui depuis son arrivée dans cette maison. À quoi bon, pensa-t-il, puisque cela ne durera pas ! Cette belle chambre n’était pas à lui, pas plus que cette grande caravelle et le peignoir tout neuf. Il savait que, dans six mois, moins sans doute, il devrait abandonner tout ça. Aussi, pour ne pas souffrir inutilement, il avait décidé de se caparaçonner contre toutes les promesses de joies qui s’esquissaient jour après jour au contact de ceux qui l’avaient accueilli.

    S’il ne se plaisait pas dans cette famille, ou si le couple n’envisageait plus de l’adopter, le plus dur serait assurément de retourner au foyer de la DDASS et de retrouver ses petits compagnons d’infortune, ceux qui l’avaient vu partir, les yeux envieux, ou accablés, comme les chiots délaissés d’un refuge de la SPA. La seule pensée de les retrouver dans la salle d’étude triste malgré les peintures claires et vives le fit frissonner. Il était le plus ancien, le pilier de l’établissement comme il l’avait entendu dire. De tous ceux qui avaient fait un bout de chemin avec lui, certains étaient retournés dans leur famille, souvent plus malheureux qu’ils n’en étaient partis, d’autres vivaient dans des familles d’accueil jusqu’à leur majorité, et les plus chanceux avaient trouvé un véritable foyer. Lui n’avait quitté le centre qu’une seule fois. Le souvenir était encore vif en lui. Si blessant.

    Un matin, trois ans auparavant, Mme Alice, la nouvelle directrice du foyer des Chèvrefeuilles, l’avait appelé dans son bureau et lui avait annoncé joyeusement qu’une famille de Villeurbanne l’attendait. Inquiet mais curieux, il s’était demandé à quoi cela pouvait ressembler une famille d’accueil. Plusieurs de ses petits camarades avaient profité de ce genre de placement sans qu’il ait pu savoir si tout avait été aussi merveilleux qu’on le disait. Aussi était-il resté assez méfiant. Pourtant, il faisait confiance à Mme Alice. Depuis qu’il était arrivé aux Chèvrefeuilles, beaucoup de choses avaient changé. Il n’avait pas été sans remarquer les petites attentions qu’elle lui réservait par rapport aux autres pensionnaires qui n’étaient que de passage. L’idée de quitter ce lieu calme et rassurant l’inquiétait. Il se trouvait très bien ainsi, jouissant d’une ancienneté qui rendait tout le personnel plus attentif à son égard. Mme Alice ! Il n’avait pas osé lui poser de questions au sujet de ceux qui devaient l’accueillir tant elle avait l’air satisfaite de ce qu’elle pensait être « sa chance » de connaître une vraie famille. Il avait cependant lu comme un regret dans ses yeux qu’il n’avait pu s’expliquer. La curiosité l’emporta sur la crainte et il accepta de tenter l’expérience, au moins pour ne pas paraître ingrat envers cette femme qui déployait tant d’énergie pour apporter un peu de bonheur à chacun d’eux.

    Dès la première entrevue avec sa « tatie », comme elle lui avait demandé de l’appeler, il ne put maîtriser l’aversion qui l’envahit malgré son sourire engageant et ses gestes trop affectueux. La femme qui avait été retenue par le bureau d’aide sociale pour assurer son éducation jusqu’à sa majorité n’avait pas l’air sincère. Il redouta aussitôt l’emménagement dans cette famille. Mais il y mit de la bonne volonté, s’accrochant à l’espoir d’être heureux à cet endroit et de quitter définitivement la DDASS pour vivre dans une famille normale. Une fois arrivé chez elle, il comprit amèrement que le seul intérêt de cette nourrice résidait dans l’allocation qu’elle recevrait pour sa garde. Son attitude changea dès son arrivée. Faux sourires, gros soupirs exaspérés, gestes d’impatience devant son handicap qui retarderait immanquablement le rythme familial. Elle lui avait attribué une petite chambre pour lui tout seul, propre et plutôt confortable, certes, mais il ne devait pas en sortir, alors que ses enfants allaient et venaient à loisir dans la maison. Il n’avait pas le droit de regarder les émissions télévisées auprès d’eux ni de les suivre dans la cour sous prétexte qu’il y avait un tas de livres à lire. Même les repas ne lui apportaient aucun plaisir, et sous le couvert de lui donner une bonne éducation, il était obligé de terminer son assiette de légumes qu’il détestait, alors que ses enfants la repoussaient avec des cris de protestation. Malgré sa demande, il ne pouvait pas rester jouer avec eux après le repas et se couchait bien avant eux. La solitude. Il avait retrouvé la solitude au milieu des autres. Alors, à quoi bon être parti ?

    Il était épié dans tous ses gestes, ses paroles et avait vite compris qu’il serait le souffre-douleur de la famille. Il venait d’entrer dans une autre prison, plus dure que celle qu’il venait de quitter. Le cœur serré de trop d’injustices et de méchancetés dissimulées sous un hypocrite intérêt, il commença à beaucoup regretter les Chèvrefeuilles.

    Si cette femme voulait marquer tant de différence entre eux, pourquoi était-elle venue le chercher ? Elle semblait vouloir le punir pour une faute qu’il n’avait pas commise. Et Bertrand était une cible de choix. Dehors, il se sentait exhibé comme une bête curieuse, c’était toujours « le p’tit de la DDASS » et son infirmité provoquait des regards compatissants qu’il détestait. D’ailleurs, ses seules promenades en dehors de l’appartement étaient celles qui le conduisaient à l’épicerie du quartier où il dévorait des yeux les autres enfants qui couraient autour de lui, puis il réintégrait sa chambre.

    Ce supplice intérieur dura trois mois. Saturé de siestes imposées, d’interdictions et d’obligations qu’il n’avait jamais connues aux Chèvrefeuilles, il perdit toute illusion et se recroquevilla sur lui-même. Trois mois pendant lesquels il apprit à devenir plus silencieux que jamais, à se faire tout petit, à devenir presque invisible, ne chuchotant même plus à l’oreille de son petit écureuil et délaissant le dessin qui était sa passion. Lors d’une visite de routine, Mme Alice, qui s’était acquittée elle-même de cette tâche, avait parcouru avec étonnement les pages de son cahier qui habituellement regorgeaient de dessins. Elle ne trouva que quelques paysages à peine ébauchés dans lesquels les personnages n’étaient que de vagues silhouettes. Elle chercha une signification dans les rares fleurs sans couleur, les maisons sans fenêtres et les ciels sans soleil qu’il avait dessinés. Elle savait lire dans les yeux des enfants, ceux qui disaient un oui signifiant non, ceux qui baissaient la tête de peur d’être obligés de parler, ceux qui ne quittaient pas la porte des yeux dans l’espoir d’en franchir enfin le seuil pour ne plus revenir. De même ceux qui se tenaient obstinément loin de leur nounou qui pérorait sur les bienfaits qu’elle leur prodiguait. Ses silences obstinés étaient plus criants que des plaintes, la détresse de son regard ne la trompa pas, elle qui avait appris à si bien le connaître. Elle ne put que constater l’échec, bien qu’il fût rare.

    Sans aucune explication, il n’en demanda jamais, il réintégra les Chèvrefeuilles un jour de décembre avec, cette fois-ci, une véritable joie. À son arrivée, les quelques anciens l’attendaient, prévenus de son retour, et il se boucha les oreilles pour ignorer leurs sarcasmes.

    — Alors, elle t’a largué parce que tu lui donnais le tournis ? Elle en avait marre de se trimballer un canard boiteux !

    Sous leurs quolibets, et leurs imitations de sa démarche plus grotesque que jamais, il avait traversé la grande chambre pour retrouver son lit tout au fond, haussant les épaules et ravalant ses larmes. Il ne leur donnerait pas le plaisir de ce spectacle. Ses vêtements rangés dans l’armoire beige, la valise glissée sous le lit et l’écureuil râpé sous l’oreiller le soulagèrent d’un coup. Il était à nouveau chez lui, il s’y sentait en sécurité.

    Encore aujourd’hui, il se souvenait très bien du moment de ce retour salvateur à l’aube de l’hiver grâce à un détail précis. C’était un jour particulier pour tous les Lyonnais, puisqu’on se préparait à célébrer une coutume bien ancrée au cœur de chacun, celle du 8 décembre, fête des Illuminations. Il n’avait pas très bien compris pourquoi on allumait tant de bougies à la nuit tombée en l’honneur d’une dame qui s’appelait Marie. Elle avait, disait-on, sauvé Lyon de la peste, et Bertrand qui n’avait reçu aucune instruction religieuse l’avait imaginée sorcière ou magicienne pour avoir eu le pouvoir d’épargner tant de vies. Il avait gardé en mémoire cette rare féerie qui chaque année, à la même époque, l’avait ébloui. Aux Chèvrefeuilles comme dans chaque maison, on respectait cette coutume qui donnait un avant-goût des fêtes de Noël. Dès le matin du 8 décembre, des guirlandes clignotantes étaient suspendues dans le couloir et contre les murs du réfectoire. Au goûter, ils avaient droit à un petit surplus de biscuits, accompagnés de quelques papillotes à pétards, en attendant avec impatience la petite cérémonie du soir. Au dîner, sous le regard curieux des enfants, les femmes de service alignaient sur le rebord des fenêtres de la cantine une multitude de petits verres colorés, des rouges, des verts, des bleus et des jaunes. Dans chacun, elles déposaient une bougie cannelée allumée. Et quelques secondes plus tard, bien à l’abri du vent qui ce soir-là soufflait son air glacé, les flammes hésitaient, s’élevaient puis tremblotaient sous les yeux des enfants, émerveillés pour les plus petits, désabusés pour les plus grands. Toutefois, la grande fête était ailleurs, dans le cœur de la ville.

    Bertrand avait entendu évoquer par les pensionnaires de passage les lumières qui transformaient d’un coup la ville en un pays magique. À travers leurs descriptions, il imaginait la foule des Lyonnais qui se déplaçaient en famille pour admirer les boutiques des artisans illuminées et décorées. Dans chacune, on reproduisait à petite échelle des scènes de certains métiers, témoins du présent et du passé. On pouvait voir un cordonnier ceint de son tablier de cuir tapant inlassablement sur son pied de biche ou encore un boulanger blanc de farine. Ici, le charcutier et son grand coutelas, une tête de veau sur son étal, là le tailleur et son mannequin. Tout était prétexte à des exclamations d’admiration et de surprise. Dans un théâtre miniature, la réplique de la célèbre marionnette Guignol, l’emblème de la ville de Lyon, en compagnie de ses amis Gnafron et Madelon qui arrachaient des cris de joie aux enfants. Dans une vitrine, des pantins de bois colorés ressuscitaient les canuts, ouvriers de la soie lyonnaise, penchés au-dessus d’un métier à tisser articulé d’où s’échappait une toile de soie unie ou à dessin jacquard. Sébastien, un de ses petits camarades qui avant le décès de sa mère habitait une petite rue sombre du centre de Lyon, lui avait raconté sa promenade nocturne. Il avait eu droit à un petit pain brioché garni d’une saucisse chaude trempée dans la moutarde. Il n’avait pas su lui décrire la grande statue équestre qui était noyée dans l’obscurité, mais lui avait juré que la basilique Notre-Dame de Fourvière, juchée sur la colline qui dominait la Saône, ressemblait bien au château de la Belle aux bois dormant, surgie des ténèbres dans un halo de lumière d’or. Une apparition extraordinaire que Bertrand tentait d’imaginer même s’il ne l’avait jamais vue. Mais ce soir-là, Sébastien n’était plus auprès de lui. Comme plusieurs enfants de l’institution, il avait été accueilli par des membres de sa famille, ses grands-parents pour cette occasion spéciale. Bertrand, lui, était resté aux Chèvrefeuilles, ressuscitant cette colline pour lui tout seul, lui donnant des allures de montagne, imaginant cette grande église aux allures de forteresse de contes de fées. Après

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