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Le Pavé de Paris: Roman policier historique
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Le Pavé de Paris: Roman policier historique
Livre électronique312 pages5 heures

Le Pavé de Paris: Roman policier historique

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À propos de ce livre électronique

Une nouveau crime à élucider pour les policiers de Fortuné du Boisgobey

Roman écrit par Fortuné du Boisgobey à la moitié de sa carrière, et publié dans Le Voltaire, du 28 décembre 1880 au 26 février 1881 — puis en librairie chez Plon, la même année, — Le Pavé de Paris est un roman criminel qui se démarque de ceux déjà publiés dans cette collection.

Ici, pas d’entrée en matière fracassante, pas de crime à la première page, pas de scène proposée par anticipation. La description l’emporte sur le dialogue ; le lecteur croit être entré dans un roman de mœurs de bonne tenue mais qui ne devrait pas connaître de scènes sanglante. Il se trompe, bien sûr, mais l’auteur fait tout pour ménager ses effets et mener tranquillement son public à son but.

Le Pavé de Paris reste un roman de mœurs jusqu’au bout, mais est aussi un roman criminel avec enquête et déduction. Et il met en scène un personnage de « méchant » particulièrement inattendu et dont le destin est tout à fait surprenant au regard des canons du genre…

Cette enquête policière vous plongera dans les moeurs sociales du XIXe siècle.

EXTRAIT

C’est le soir ; un soir de ce tiède et boueux hiver où nous sommes.
Il est dix heures. Une pluie fine fouette les vitres d’un appartement de la rue de l’Arcade, une rue triste et démodée ; les voitures n’y passent presque plus depuis qu’on a ouvert le boulevard Malesherbes ; on y ferme les boutiques à la tombée de la nuit ; l’été, les filles des concierges y jouent au volant d’un trottoir à l’autre. On se croirait en province.
L’appartement est au premier : six fenêtres sur le devant avec balcon. La maison a un air respectable. Une dame de charité l’habiterait sans scrupule. Une femme de la haute galanterie y demeurerait volontiers, à cause de l’apparence honnête. Il y a des amants sérieux qui tiennent à ces choses-là. On en a vu qui exigeaient que leur maîtresse payée allât à la messe. Et justement la Madeleine est tout près de la rue de l’Arcade.
Il y a de la lumière aux fenêtres du balcon. Il y en a aussi à une fenêtre du second étage ; mais là, c’est une clarté discrète, une faible lueur qui filtre par l’interstice des rideaux fermés, tandis qu’au balcon l’éclairage ne se cache pas. Il brille insolemment à travers la soie transparente des stores japonais. On dirait qu’il appelle les passants.
La dame du logis n’en est pas là ; mais elle n’est plus du clan des bourgeoises. Elle en a été dans sa première jeunesse, et elle ne regrette pas de ne plus en être. Elle se souvient du jour où, six mois après sa sortie du couvent, elle fut conduite à l’autel de l’église Sainte-Marie des Batignolles par un capitaine en retraite, quarante-huit ans d’âge et dix-neuf cent cinquante francs de pension.
A PROPOS DE L'AUTEUR 

Fortuné du Boisgobey est né en 1821 et mort en 1891. Écrivain emblématique du XIXe siècle, il s'est essayé au genre du roman policier, judiciaire et historique. Ayant connu un succès considérable de son vivant, il est considéré comme l'un des plus grands feuilletonistes de la littérature française. Il fut à la tête de la Société des Gens de Lettres entre 1885 et 1886.
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2015
ISBN9782360589050
Le Pavé de Paris: Roman policier historique

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    Aperçu du livre

    Le Pavé de Paris - Fortuné du Boisgobey

    Bibliothèque du Rocambole

    Œuvres de Fortuné du Boisgobey - 5

    collection dirigée par Alfu

    Fortuné du Boisgobey

    Le Pavé de Paris

    1880

    AARP — Centre Rocambole

    Encrage édition

    © 2011

    ISBN 978-2-36058-905-0

    Préface

    d’Alfu

    Roman écrit par Fortuné du Boisgobey  1 à la moitié de sa carrière, et publié dans Le Voltaire, du 28 décembre 1880 au 26 février 1881 — puis en librairie chez Plon, la même année, — Le Pavé de Paris est un roman criminel qui se démarque de ceux déjà publiés dans cette collection.

    Ici, pas d’entrée en matière fracassante, pas de crime à la première page, pas de scène proposée par anticipation. La description l’emporte sur le dialogue ; le lecteur croit être entré dans un roman de mœurs de bonne tenue mais qui ne devrait pas connaître de scène sanglante. Il se trompe, bien sûr, mais l’auteur fait tout pour ménager ses effets et mener tranquillement son public à son but.

    Avant cela, il va nous parler du jeu, et de ces cercles parisiens où l’on pratique le baccarat, ce jeu de cartes, qui se joue entre un banquier et des joueurs appelés pontes, et fonctionne par tirage de cartes dans le but d’approcher au plus près une valeur maximum de neuf — sachant qu’on donne aux cartes leur valeur faciale et une valeur nulle aux figures (roi, dame, valet). Très répandu au dix-neuvième siècle — mais encore très joué de nos jours — ce jeu est objet de suspense, puisque une seule carte peut décider du gain d’une somme phénoménale.

    Le Pavé de Paris reste un roman de mœurs jusqu’au bout, mais est aussi un roman criminel avec enquête et déduction. Et il met en scène un personnage de « méchant » particulièrement inattendu et dont le destin est tout à fait surprenant au regard des canons du genre…

    Ce roman est avant tout très remarquable par son style. Ainsi, dès le début, Boisgobey utilise avec brio une comparaison entre la galanterie et l’armée :

    « Elle déserta pour s’enrôler dans le régiment des irrégulières. […] Elle a avancé très vite dès le début. C’est à peine si elle a fait une campagne dans les bas grades […]. A la fin de son année de volontariat, elle a mis la main sur un étranger, le providentiel étranger qui achète les premiers meubles et qui a des amis riches. […] Après celui-là, sa carrière s’est faite toute seule. Elle a passé par le théâtre, et elle a eu l’esprit de n’y rester que juste le temps d’arriver à la grosse épaulette, c’est-à-dire au coupé, avec le cheval de demi-sang, le cocher et le groom. Un peu plus tard, elle a eu le huit-ressorts, le petit hôtel, rue Jouffroy, et la villa au Vésinet. C’était la promotion dans le grand état-major ; mais il était écrit qu’elle n’atteindrait pas le maréchalat. » (pp. 7-8)

    Comme toujours chez l’auteur, la peinture du Paris de l’époque est présente. Ici, il est question des bals populaires :

    « Sur les boulevards extérieurs, il n’y a pas de cercles, mais il y a des bals, beaucoup de bals, et l’on y danse tous les soirs de Charonne à l’Etoile. Il y en a pour tous les mondes — excepté pour le grand — et chaque salle a son public, depuis la salle Favier, où débutent volontiers les Nanas de Belleville, jusqu’à la salle Dourlans, où brillent les cochers et les grooms […].

    Les musettes foisonnent sur toute la ligne, […]. Mais la galanterie inférieure a établi son quartier général entre la Chaussée-Clignancourt et la rue Lepic. Montmartre lui appartient.

    Le Château-Rouge n’est pas tout à fait de son domaine. Les commis et les modistes y dominent. On y retrouverait encore la grisette de Paul de Kock, ce type qui a disparu comme les animaux antédiluviens. Mais la bohème galante a l’Elysée, la Boule-Noire et la Reine-Blanche.

    L’Elysée a une certaine allure. La peinture y est représentée par de joyeux rapins échappés des ateliers du voisinage. L’illustre Café du Rat mort y envoie des députations de femmes indépendantes. La Reine-Blanche a des spécialités. […] La Boule-Noire est presque un terrain neutre. C’est le centre gauche des bastringues. […]. » (p. 99)

    Et puis, la vie de son temps est rappelée par des détails, plus ou moins importants, auxquels ne songent pas toujours nos auteurs contemporains quand ils veulent faire de « l’historique ».

    Ainsi se perd-on dans les monnaies : « trois cents louis, c’est six mille francs, n’est-ce pas ? » (p. 141).

    Et la scène la plus remarquable est celle où les personnages sont plongés dans l’obscurité d’un appartement, cherchant en vain un moyen de faire de la lumière. Se créée alors une atmosphère d’angoisse qu’il serait totalement impossible de reproduire à notre époque.

    La lumière, grand thème de la peinture des siècles passés, mais aussi de notre littérature, et dont on néglige souvent l’importance des effets.

    1 Pour une approche plus complète de l’auteur et de son œuvre, lire le n°1 de la revue Le Rocambole.

    1.

    C’est le soir ; un soir de ce tiède et boueux hiver où nous sommes.

    Il est dix heures. Une pluie fine fouette les vitres d’un appartement de la rue de l’Arcade, une rue triste et démodée ; les voitures n’y passent presque plus depuis qu’on a ouvert le boulevard Malesherbes ; on y ferme les boutiques à la tombée de la nuit ; l’été, les filles des concierges y jouent au volant d’un trottoir à l’autre. On se croirait en province.

    L’appartement est au premier : six fenêtres sur le devant avec balcon. La maison a un air respectable. Une dame de charité l’habiterait sans scrupule. Une femme de la haute galanterie y demeurerait volontiers, à cause de l’apparence honnête. Il y a des amants sérieux qui tiennent à ces choses-là. On en a vu qui exigeaient que leur maîtresse payée allât à la messe. Et justement la Madeleine est tout près de la rue de l’Arcade.

    Il y a de la lumière aux fenêtres du balcon. Il y en a aussi à une fenêtre du second étage ; mais là, c’est une clarté discrète, une faible lueur qui filtre par l’interstice des rideaux fermés, tandis qu’au balcon l’éclairage ne se cache pas. Il brille insolemment à travers la soie transparente des stores japonais. On dirait qu’il appelle les passants.

    La dame du logis n’en est pas là ; mais elle n’est plus du clan des bourgeoises. Elle en a été dans sa première jeunesse, et elle ne regrette pas de ne plus en être. Elle se souvient du jour où, six mois après sa sortie du couvent, elle fut conduite à l’autel de l’église Sainte-Marie des Batignolles par un capitaine en retraite, quarante-huit ans d’âge et dix-neuf cent cinquante francs de pension.

    Au bout d’un an, la lune de miel alla où vont les vieilles lunes. Le capitaine aimait trop l’absinthe. Il passait sa vie au café, et quand il avait perdu au piquet, il battait sa femme. Elle déserta pour s’enrôler dans le régiment des irrégulières.

    Et elle ne s’est pas mal trouvée d’avoir permuté. Elle a avancé très vite dès le début. C’est à peine si elle a fait une campagne dans les bas grades, logée en garni et inquiétée par sa blanchisseuse pour cause de notes en souffrance. A la fin de son année de volontariat, elle a mis la main sur un étranger, le providentiel étranger qui achète les premiers meubles et qui a des amis riches.

    Après celui-là, sa carrière s’est faite toute seule. Elle a passé par le théâtre, et elle a eu l’esprit de n’y rester que juste le temps d’arriver à la grosse épaulette, c’est-à-dire au coupé, avec le cheval de demi-sang, le cocher et le groom. Un peu plus tard, elle a eu le huit-ressorts, le petit hôtel, rue Jouffroy, et la villa au Vésinet. C’était la promotion dans le grand état-major ; mais il était écrit qu’elle n’atteindrait pas le maréchalat. Sa fortune a subi un temps d’arrêt, promptement suivi d’une reculade. Et cela par sa faute. Elle avait un cœur, et elle l’a quelquefois mal placé. On n’est pas parfaite.

    A présent, Claudine Marly a trente ans, et elle en avoue vingt-sept. Elle n’a plus son hôtel ; elle n’a même plus de train ; mais elle a gardé sa maison de campagne, et elle est inscrite au grand-livre : sept mille six cents francs de rente trois pour cent achetés dans de bons cours. Et le titre tient compagnie dans sa caisse à un joli paquet d’obligations. L’appartement de la rue de l’Arcade est de six mille francs, et elle vient de renouveler son mobilier. Elle s’est rangée. On la voit encore aux premières et chez quelques amies d’autrefois qui n’ont pas encore renoncé au service actif ; mais elle ne se montre plus au Bois, et on la rencontre à pied. Elle pense à l’avenir, et elle se capitonne un nid pour ses vieux jours.

    Un millionnaire lui a fait ces loisirs. Elle est avec lui, c’est le mot technique, depuis trois ans. Et ce millionnaire n’est ni vieux, ni laid, ni sot, ni Brésilien, ni Valaque. Il a trente-huit ans, il est bien bâti ; il a une de ces têtes qui plaisent aux faibles femmes, une tête de Fra Diavolo, brun, l’air mâle, l’œil profond ; il a l’esprit ouvert et il parle couramment la langue du boulevard. Il a gagné son million à la Bourse, honnêtement, et il s’en est tenu là, ne voulant pas risquer ce million pour tâcher d’en avoir deux. C’est un sage.

    Claudine lui a plu parce qu’elle est sage aussi. Elle lui coûte quinze cents francs par mois, sans compter le loyer et les cadeaux. Claudine est heureuse. L’aime-t-elle ? Elle l’a aimé. C’est parce qu’il lui plaisait qu’elle a quitté le prince Lounine, un Russe, qui l’inondait de roubles. Et puis, les seigneurs exotiques commençaient à l’ennuyer. Il en faut, mais pas trop. Elle avait envie de rentrer en France, et Paul Salers était Parisien, pas provincial transplanté, Parisien de Paris, comprenant tout, pas poseur, pas tracassier, pas avare. Il n’a qu’un défaut : il est jaloux. Pas jaloux ridicule.

    Il ne marque pas à la craie la semelle des bottines de sa maîtresse afin de vérifier le soir si elle est sortie dans la journée. Il lui laisse pleine liberté d’aller et de venir à sa guise. Il ne la chicane pas sur la fréquentation de certaines camarades qui pratiquent ouvertement la polygamie. Il ne fouille pas dans ses tiroirs pour y surprendre des lettres. Il ne l’espionne pas, et il ne la fait pas espionner. Seulement, dès le premier jour de leur liaison, il a posé des principes. Il a été entendu qu’il viendrait à toute heure, sans prévenir, et il a signifié que l’association serait rompue au premier coup de canif dans le contrat. Claudine sait qu’il tiendrait parole et n’a jamais songé à le tromper chez elle. Il a une clef.

    Ce soir-là, qui était le soir d’un dimanche, Claudine ne l’attendait pas. Il allait tous les dimanches à la chasse et il ne revenait que le lundi. Et cependant, Claudine n’avait pas bougé de la maison. Caroline Lebarbier, une ancienne, très gradée, était venue dîner avec elle et l’avait quittée à neuf heures et demie pour affaires de service. Claudine, restée en tête-à-tête avec une tasse de thé, avait appelé sa femme de chambre pour se désennuyer.

    Un type, cette femme de chambre qui répondait au nom vaporeux d’Olga, quoique sa personne n’eût rien d’éthéré ; un type de soubrette de Molière mitigé par la fréquentation du Bal de la Reine-Blanche. Olga est plus jeune que sa maîtresse, mais elle paraît plus âgée. Elle a été jolie. Elle le serait encore si elle était restée mince, mais le bien-être l’a engraissée. Elle a déjà des airs de matrone qui choquent un peu Paul Salers, mais qui ne déplaisent pas à ses amis. Il y a quatre ans qu’elle est chez Mme Marly. Elle y est entrée sous le règne du prince russe, et quoiqu’elle ait déclaré hautement que madame avait tort de lâcher ce boyard, elle a suivi la fortune de Claudine. Elle ne s’en repent pas, car la place est bonne. Olga serait riche si elle n’aimait pas les blonds. Honnête fille, d’ailleurs. Elle ne prendrait pas un louis sur la cheminée. Elle s’entend avec les fournisseurs, voilà tout. Et elle n’a qu’un amant, qui s’appelle Ernest et qui dépense un argent fou pour s’habiller à la dernière mode de l’Elysée-Montmartre. Olga se ruine en cravates roses.

    Claudine apprécie les qualités de sa suivante, et elle ne dédaigne pas de causer avec elle, ni de la consulter dans des occasions. Olga n’a pas été élevée sur les genoux d’une marquise, mais elle a toujours servi chez des demoiselles bien relationnées, et elle sait se tenir à sa place. Elle conseille madame en lui parlant à la troisième personne.

    Et elle ne se permettrait pas de s’asseoir devant madame, même quand madame est seule.

    Donc, ce dimanche, Olga écoutait debout sa maîtresse assise au coin du feu et lui donnait gaiement, mais respectueusement, la réplique.

    Claudine Marly a le teint blanc mat et les cheveux noirs de jais d’une Espagnole, avec de grands yeux bleus : une étrangeté. Elle est pourtant née rue de Saintonge, au Marais ; mais ces fleurs de haute bicherie poussent partout.

    Les traits sont fins, la physionomie est intelligente, les mains superbes, le pied merveilleux, un pied à tourner toutes les têtes, quand il est chaussé d’un bas de soie gris perle et d’une mule de satin noir, un pied à montrer nu, ce qui est plus rare. Un illustre sculpteur l’a copié pour sa statue de Psyché. Elle est grande et elle s’est arrêtée à la première phase de l’embonpoint, ce dangereux ennemi des femmes qui ont doublé le cap de la trentaine. Elle sait s’habiller, elle sait marcher ; elle a ce que Dumas fils appelle la ligne. Rien qu’à la voir allongée sur une causeuse et drapée dans son peignoir de cachemire blanc, on devine qu’elle est faite comme un modèle et qu’elle pourrait poser devant un maître épris de la forme antique. Et sa voix est d’or ; quand elle veut, elle a pour dire : « Mon petit Paul », des inflexions qui vont droit au cœur.

    Les deux fenêtres du salon où elle avait pris le thé s’ouvraient de plain-pied sur le balcon. Et il avait bon air, ce salon illuminé comme pour une fête. Des meubles d’un bon style. Peu de tableaux, mais bien choisis. Pas d’entassement de curiosités.

    — Madame s’ennuie ; madame devrait sortir, puisque monsieur ne vient pas ce soir, disait Olga.

    — Sortir ! répéta Claudine en étouffant un bâillement. Et où veux-tu que j’aille ? Le théâtre est impossible le dimanche. Tu ne supposes pas que je vais aller me galvauder au Skating ou aux Folies-Bergère.

    — Madame a peut-être tort de ne pas en essayer. On s’y amuse. Ernest m’y a menée.

    — Si je me permettais ces fantaisies-là, Paul pousserait de beaux cris. Il dirait que je me déclasse.

    — Je connais pourtant une marquise qui ne se prive pas des Folies-Bergère… et une vraie marquise… la dame du second.

    — Comment ! Mme de Benserade ?

    — Elle y était dimanche dernier, au bras d’un monsieur qui n’était pas son mari. Elle avait mis une voilette de blonde noire pour cacher sa figure, mais je l’ai reconnue tout de même.

    — Est-ce que tu la trouves jolie, toi ?

    — Trop blonde et un peu maigriotte, mais elle a du cachet.

    — Le mari n’a pas l’air commode. Est-ce qu’ils sont riches, ces gens-là ?

    — Oui et non. Leur fortune est en terres. C’est solide, mais ça ne donne pas beaucoup de revenu. Ils ont un château à trente lieues de Paris. Le marquis y va toutes les semaines pour des réparations. Et quand il est là-bas, madame fait ses farces ici.

    — Tu es sûre de ça !

    — Sûre comme si j’étais sa femme de chambre. Et je peux dire à madame que l’amant est un très joli garçon. Il ne vient pas souvent dans la maison, mais quand il y vient…

    — Tais-toi ! interrompit Claudine. Entends-tu ?… ce piétinement là-haut…

    — Comme si c’était ici. Il n’y a pas de tapis chez eux. Bon ! voilà qu’ils ont renversé un meuble. On dirait qu’ils se battent. Un marquis et une marquise ! ça serait fort.

    — On ouvre la fenêtre au-dessus de nous, dit Claudine en se levant pour mieux écouter.

    Et un instant après, elle s’écria :

    — Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est ?

    Elle venait d’entendre un bruit singulier.

    On eût dit la chute d’un corps lourd qui, en tombant, aurait heurté violemment la grille du balcon.

    Les fenêtres du salon avaient tremblé, tant la secousse avait été forte.

    Claudine, effrayée, n’osait ni parler ni bouger.

    Olga, beaucoup moins émue, regardait la fenêtre et attendait un ordre que sa maîtresse était hors d’état de lui donner.

    Sur le balcon, rien ne remuait ; et au-dessus, les bruits avaient cessé.

    Pour sûr, madame, dit Olga, il est arrivé un malheur. Quelqu’un est tombé dans la rue.

    — Dans la rue ! balbutia Claudine, non… non… c’est ici… j’en suis sûre… Si c’était un voleur ?…

    — Madame n’y pense pas. Il est dix heures, et le salon est éclairé comme pour un bal… les voleurs travaillent quand tout le monde est couché… jamais à la lumière… et puis, ils ne descendent pas des toits.

    « Moi, je crois que c’est un accident… un homme qui s’est tué… un homme ou une femme.

    — Un mort chez moi !… ah ! je me sauverais et je ne remettrais pas les pieds dans l’appartement.

    — Madame aurait tort. Elle n’en trouverait pas un pareil pour le même prix, dit Olga, qui avait l’esprit pratique. Mais il ne s’agit pas de ça. Il faut voir ce qu’il y a derrière les carreaux. J’ai dans l’idée qu’il n’y a rien du tout… à moins que… oui… tout à l’heure on piétinait là-haut… on a ouvert la fenêtre… qui sait si le marquis… il a les cheveux rouges… il doit être colère comme un dindon… il a bien pu… pousser la marquise.

    — Elle aurait crié : « Au secours ! »

    — Madame a raison… Alors c’est peut-être un meuble… on aurait dit qu’ils se les jetaient à la tête.

    — Un meuble se serait brisé en tombant. Je te dis que c’est un homme… Et Paul qui n’est pas là !

    — Madame n’a pas besoin de monsieur. Je défendrais bien madame si on voulait lui faire du mal.

    — Pense donc que nous sommes toutes seules ici… encore si Caroline Lebarbier était restée… Nous deux, on nous tuerait avant que nous eussions le temps d’appeler. Les journaux sont pleins d’histoires d’assassinats…

    — Oh ! on ne me tuerait pas comme ça… et je ne laisserais pas tuer madame. Mais madame se trompe. Il n’y a personne… la preuve, c’est qu’on n’entend rien.

    — L’homme se cache ; il attend pour entrer que tout soit éteint.

    — Eh bien ! il ne se cachera pas seulement cinq minutes de plus, car je vais voir comment il est fait.

    Ce disant, Olga se précipitait vers la fenêtre du balcon et l’ouvrait avec précaution.

    Claudine, qui avait essayé inutilement de la retenir, la vit se pencher, puis se relever vivement et rentrer dans le salon.

    — Madame avait deviné, dit-elle à demi-voix. Il y a un homme… mais ce n’est pas un voleur… il est mis comme un prince… et il n’est pas dangereux, car il a perdu connaissance… Pour s’en assurer, madame n’a qu’à s’approcher.

    Madame n’en avait guère envie, mais la soubrette prit un flambeau sur la cheminée, et madame se décida à la suivre au balcon sur lequel gisait un corps étendu. Olga mit la lumière sous le nez de cet inconnu et s’écria :

    — C’est le jeune homme des Folies-Bergère

    — Comment… des Folies-Bergère ? répéta Claudine qui ne comprenait pas.

    — Celui que j’y ai rencontré avec la marquise de Benserade. Pas besoin maintenant de chercher d’où il vient. Je suis fixée.

    — Oui… il aura été surpris par le mari, et… mon Dieu ! est-ce qu’il s’est tué ?

    — Ce serait dommage, murmura la soubrette, il est joli comme un amour. Mais non, reprit-elle en le touchant à la poitrine ; son cœur bat… il vit, et je crois même qu’il n’a rien de cassé… il n’y a pas de sang autour de lui… il aura eu l’esprit de tomber sur ses pieds… le contrecoup l’a renversé et la secousse l’a étourdi.

    « Madame pensera sans doute, comme moi, que nous ne pouvons pas le laisser là.

    — Non, certes. Il y mourrait…

    — Et si le marquis s’avisait de se mettre à la fenêtre, il saurait à quoi s’en tenir sur la vertu de sa femme.

    — Il serait capable de le poursuivre ici pour le tuer. Vite, Olga, aide-moi à le porter dans le salon.

    — Oh ! madame n’a pas besoin de s’en mêler ; je le porterai bien sans elle. Il ne doit guère peser plus qu’une plume.

    Olga se mit en devoir de l’enlever, et elle était bien de force à le faire. Elle avait déjà posé son flambeau sur le tapis, et elle se baissait pour prendre à bras-le-corps l’intéressant blessé.

    — Tiens ! dit-elle, il ouvre les yeux.

    C’était vrai. Il ouvrait les yeux, de grands yeux bleus dont le premier regard fut pour Claudine. Il fit mieux. Il se souleva sur son coude en s’appuyant d’une main, et, sans plus d’embarras ni de cérémonie, il tendit l’autre à la robuste suivante qui le mit debout sans effort. Elle allait le soutenir par la taille, mais il préféra s’appuyer sur son épaule, et il eut le courage de sourire à la dame du logis.

    Ce tombé des nues était un ravissant cavalier, assez grand, mais pas trop ; mince, nerveux et cambré. Une figure de mousquetaire du temps de Louis XIII. Les cheveux un peu longs, d’une finesse à donner envie aux femmes d’y passer les doigts, le front bien encadré, le nez fièrement aquilin, la bouche dédaigneuse, avec des lèvres sensuelles, des dents de jeune loup et d’adorables moustaches blondes, soyeuses, dont le contact devait être doux comme une caresse.

    Après l’avoir établi au coin du feu sur une chaise longue, l’adroite Olga courut ramasser le chapeau qui était resté sur le balcon et fermer la fenêtre, comme elle l’avait ouverte, tout doucement.

    Claudine était restée en contemplation devant le jeune homme, qui déjà n’était plus tout à fait un inconnu pour elle, car elle se rappelait l’avoir aperçu au Bois et au théâtre. Elle se souvenait même d’avoir demandé son nom à une amie qui n’avait pas pu le lui dire. Et c’était bien la preuve que ce beau garçon ne faisait pas sa spécialité de plaire aux demoiselles du tour du lac. Il devait être coté à toute sa valeur parmi les dames du vrai monde, qui s’y entendent au moins autant que les autres.

    — Vous sentez-vous mieux, monsieur ? lui demanda-t-elle.

    — Beaucoup mieux, grâce à vous, murmura le ressuscité. Si vous m’aviez laissé sur ce balcon, le froid m’aurait saisi, et je ne me serais pas réveillé de mon évanouissement. On m’aurait trouvé mort demain matin, et Dieu sait ce qu’on aurait dit.

    « Mais j’ai dû vous faire bien peur.

    — Oui… nous avons entendu le bruit de votre chute, et nous ne savions que penser… J’ai cru d’abord que c’était un voleur…

    — Vous devez être rassurée maintenant, chère madame ; et je n’ai plus qu’à m’excuser d’être entré chez vous… comme le vin entre dans les bouteilles… par en haut. Vous savez pourquoi ?

    — Je ne veux pas le savoir, répondit en souriant Claudine.

    — On m’avait bien dit que vous étiez la plus intelligente des femmes… et la meilleure.

    — On vous a parlé de moi ! Qui donc ?

    — Tous ceux qui vous connaissent !… M. Paul Salers est de mon cercle, et nous avons des amis communs.

    — Mais vous n’êtes pas lié avec lui ? demanda vivement Mme Marly.

    — Non madame. Il sait mon nom, voilà tout. Et j’aurais dit commencer par vous dire que je m’appelle Georges de Gravigny.

    — Le fils du vieux comte de Gravigny, qui faisait courir autrefois et qui a de si beaux chevaux ?

    — Non, madame. Le comte de Gravigny n’a pas d’enfants. Je suis son neveu.

    Olga ne perdait pas un mot de ce dialogue et se disait, en regardant Georges du coin de l’œil :

    En voilà un qui n’est pas à plaindre. L’oncle a trois cent mille livres de rente… Si ce gamin-là hérite de lui… non, vrai, ce ne serait pas juste… Quand on a une tête d’amant de cœur, on n’a pas besoin d’être riche.

    — Mais, reprit M. de Gravigny, me voilà tout à fait remis. Il faut que je parte.

    — Rien ne vous y oblige, murmura Claudine.

    —- Quand ce ne serait que la crainte de vous compromettre. Si M. Salers arrivait, il serait sans doute désagréablement surpris de me trouver ici.

    — M. Salers est à la chasse, et je ne l’attends que demain. Mais si, par impossible, il rentrait ce soir, je lui expliquerais ce qui vient de se passer… C’est un galant homme… et vous pourriez compter sur sa discrétion.

    — J’en suis persuadé ; mais j’aime autant ne pas la mettre à l’épreuve. Je vous serai même

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