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Disparu !: La Tresse blonde
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Livre électronique474 pages7 heures

Disparu !: La Tresse blonde

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Investigations criminelles dans la famille

Le quatrième roman de Fortuné du Boisgobey présente déjà tout ce qui va faire la force des romans criminels de l’auteur.

Héritier des grands feuilletonistes du Second Empire, il exploite tous les registres du roman populaire et ce sont des rapports familiaux qui sous-tendent toute l’intrigue du roman : c’est parce que son futur beau-frère est soupçonné de crime que le jeune comte Edmond de Sartilly se transforme en enquêteur, et c’est pour retrouver son fils que le policier Jottrat abandonne ses fonctions officielles pour lui venir en aide.
Logiquement, c’est ensuite le registre criminel qui prend le pas, et le récit alors se dédouble : d’un côté l’enquête policière pour tenter de découvrir le coupable du crime ; de l’autre une chasse au trésor afin de mettre la main sur une fortune que le criminel tente aussi de s’approprier.

Boisgobey sait manier le suspense et parfaitement utiliser la dynamique de son récit : enlèvement, séquestration, poursuite, combat… l’aventure bat son plein. Par ailleurs, il est un magnifique historien de son siècle, principalement en ce qui concerne Paris, dont il évoque la physionomie dans les années 1840.

Le roman paraît initialement dans le Petit Moniteur Universel du Soir, du 31 décembre 1869 au 19 mars 1870, et sera publié en librairie par Dentu en 1875, sous le titre La Tresse blonde.

Un roman policier mené tambour battant, avec de nombreux rebondissements et un suspense haletant.

EXTRAIT 

Le bois de Boulogne, en 1847, n’avait pas subi les transformations qui, de nos jours, en ont fait un parc anglais. C’était alors un taillis clairsemé, coupé par de rares allées, poudreuses l’été, boueuses l’hiver, et le monde élégant n’y connaissait pas d’autre promenade que le talus des fortifications. Au mois de février et au petit jour, la porte Maillot était en ce temps-là un lieu absolument désert, où on pouvait s’attendre à rencontrer tout au plus quelque duelliste matinal.
Cependant, le mercredi des Cendres de cette année 1847, vers huit heures du matin, un mouvement inaccoutumé animait les abords d’un restaurant assez en vogue, qui occupait une petite maison bâtie au coin de l’avenue de Neuilly et du bois. Deux calèches et trois ou quatre de ces cabriolets haut perchés sur leurs roues qu’affectionnait la jeunesse dorée de l’époque, stationnaient à la porte ; les fenêtres du premier étage étincelaient de lumière et laissaient passer le bruit affaibli d’un souper joyeux.
La blanche nappe de neige étendue sur la route et les grands arbres dépouillés encadraient d’une façon bizarre ce pavillon plein de mouvement et de clarté ; le jour venait, un jour gris et pluvieux ; une vapeur humide montait de la terre détrempée. Les chevaux, qu’on n’avait pas dételés, frissonnaient sous leurs couvertures, et les domestiques chargés de les tenir piétinaient pour se réchauffer, tout en maugréant contre leurs maîtres.

A PROPOS DE L'AUTEUR

Fortuné du Boisgobey est né en 1821 et mort en 1891. Écrivain emblématique du XIXe siècle, il s'est essayé au genre du roman policier, judiciaire et historique. Ayant connu un succès considérable de son vivant, il est considéré comme l'un des plus grands feuilletonistes de la littérature française. Il fut à la tête de la Société des Gens de Lettres entre 1885 et 1886.
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2015
ISBN9782360589012
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    Aperçu du livre

    Disparu ! - Fortuné du Boisgobey

    Bibliothèque du Rocambole

    Œuvres de Fortuné du Boisgobey - 1

    collection dirigée par Alfu

    Fortuné du Boisgobey

    Disparu

    (La Tresse blonde)

    1869

    AARP — Centre Rocambole

    Encrage édition

    © 2011

    ISBN 978-2-36058-901-2

    Préface

    d’Alfu

    Le quatrième roman de Fortuné du Boisgobey 1 présente déjà tout ce qui va faire la force des romans criminels de l’auteur.

    Héritier des grands feuilletonistes du Second Empire, il exploite tous les registres du roman populaire et ce sont des rapports familiaux qui sous-tendent toute l’intrigue du roman : c’est parce que son futur beau-frère est soupçonné de crime que le jeune comte Edmond de Sartilly se transforme en enquêteur, et c’est pour retrouver son fils que le policier Jottrat abandonne ses fonctions officielles pour lui venir en aide.

    Car nous allons apprendre à connaître parfaitement cet « espion de police » qui était déjà apparu dans L’Homme sans nom 2. A son propos, l’auteur traduit parfaitement la mentalité de l’époque qui portait sur la fonction de police un jugement moral très négatif.

    « Que dire à un homme qui, après avoir été soldat, faisait le métier d’espion ? » (p. 63)

    Logiquement, c’est ensuite le registre criminel qui prend le pas, et le récit alors se dédouble : d’un côté l’enquête policière pour tenter de découvrir le coupable du crime ; de l’autre une chasse au trésor afin de mettre la main sur une fortune que le criminel tente aussi de s’approprier.

    Cela nous vaut une épopée dans la baie du Mont-Saint-Michel particulièrement intense, avec une lutte à mort contre les sables mouvants.

    Boisgobey sait manier le suspense et parfaitement utiliser la dynamique de son récit : ici, tout débute avec la découverte d’une tête décapitée — comme dans un roman plus tardif : Décapitée (1889). Enlèvement, séquestration, poursuite, combat… l’aventure bat son plein.

    Par ailleurs, le romancier est un magnifique historien de son siècle, principalement en ce qui concerne Paris, dont il évoque la physionomie dans les années 1840.

    Qu’il décrive le marché aux oiseaux :

    « Du pont de l’Hôtel-Dieu au pont Saint-Michel, là où s’élève maintenant une énorme caserne municipale, une rangée de maisons à pignons pointus s’alignait irrégulièrement le long d’une voie toujours encombrée. De la base au faîte de ces baraques vermoulues, s’élevait un concert assourdissant formé par les cris de tous les volatiles connus. Les piaulements rauques des grands aras du Brésil répondaient aux roucoulements sourds des tourterelles, et la voix grêle des canaris et des chardonnerets se détachait de ce vacarme, comme les notes hautes d’un ténor dominent les chœurs qui l’accompagnent. On se serait cru aussi bien dans une forêt d’Amérique que dans une ferme de la Brie, et on était tout simplement devant le marché aux oiseaux. » (p. 193)

    Ou encore les moyens de transport de l’époque :

    « La jeunesse de ce temps-ci n’a pas connu les beaux jours de l’hôtel des Postes. Il faut avoir largement dépassé la trentaine pour se rappeler le curieux spectacle que présentait la rue Jean-Jacques-Rousseau, sous le règne de Louis-Philippe, de six à sept heures du soir. […]

    Les voitures qui couraient ainsi à grandes guides vers l’Océan, vers le Rhin, vers la Méditerranée, avaient atteint vers 1847 leur plus haut degré de perfection. Elles réalisaient alors l’idéal de la rapidité et du confortable. » (p. 210)

    Ou bien d’autres lieux. Le Paris de son temps — ou des proches années antérieures — est pour lui le parfait décor pour une lutte bien cruelle contre le crime…

    Le roman paraît initialement dans le Petit Moniteur Universel du Soir, du 31 décembre 1869 au 19 mars 1870 ; et sera publié en librairie par Dentu en 1875, sous le titre La Tresse blonde.

    1 Pour une approche plus complète de l’auteur et de son œuvre, lire le n°1 de la revue Le Rocambole.

    2 A lire dans la même collection.

    1.

    Le panier

    Le bois de Boulogne, en 1847, n’avait pas subi les transformations qui, de nos jours, en ont fait un parc anglais. C’était alors un taillis clairsemé, coupé par de rares allées, poudreuses l’été, boueuses l’hiver, et le monde élégant n’y connaissait pas d’autre promenade que le talus des fortifications. Au mois de février et au petit jour, la porte Maillot était en ce temps-là un lieu absolument désert, où on pouvait s’attendre à rencontrer tout au plus quelque duelliste matinal.

    Cependant, le mercredi des Cendres de cette année 1847, vers huit heures du matin, un mouvement inaccoutumé animait les abords d’un restaurant assez en vogue, qui occupait une petite maison bâtie au coin de l’avenue de Neuilly et du bois. Deux calèches et trois ou quatre de ces cabriolets haut perchés sur leurs roues qu’affectionnait la jeunesse dorée de l’époque, stationnaient à la porte ; les fenêtres du premier étage étincelaient de lumière et laissaient passer le bruit affaibli d’un souper joyeux.

    La blanche nappe de neige étendue sur la route et les grands arbres dépouillés encadraient d’une façon bizarre ce pavillon plein de mouvement et de clarté ; le jour venait, un jour gris et pluvieux ; une vapeur humide montait de la terre détrempée. Les chevaux, qu’on n’avait pas dételés, frissonnaient sous leurs couvertures, et les domestiques chargés de les tenir piétinaient pour se réchauffer, tout en maugréant contre leurs maîtres.

    — Est-ce qu’il a souvent de ces idées-là, ton vicomte ? disait à un groom d’une taille lilliputienne un grand chasseur à favoris noirs, splendidement habillé d’une livrée verte avec des épaulettes d’or et une cocarde rouge.

    — M. le vicomte n’a pas l’habitude de me faire part de ses idées, répondit le jockey avec un accent et un sang-froid également britanniques.

    — C’est égal, reprit un cocher très bourgeoisement vêtu d’une courte jaquette, taillée, selon toute apparence, dans la vieille redingote d’un maître économe ; c’est égal, ce n’est pas une heure et un temps pour s’en aller manger à la campagne ; sans compter que ça doit coûter cher ici.

    Le majestueux chasseur haussa dédaigneusement les épaules, et le groom répondit d’un ton magistral :

    — C’est très fashionable, au contraire. J’ai servi un an chez sir Arthur Pollack et, quand nous passions la saison à Londres, nous allions très souvent finir la nuit à Richmond ou à Hampton-Court.

    — C’est vrai que c’est fashionable, reprit le chasseur en répétant complaisamment ce mot, qui était, alors fort en vogue ; M. le baron le disait encore hier devant moi.

    Ce dialogue fut interrompu par un maître d’hôtel, qui montra par la porte entrebâillée sa figure cravatée de blanc, et se hâta de rentrer après avoir crié :

    — On demande Toby là-haut !

    Le groom appelé confia à son camarade le pur-sang dont il avait la garde, et monta au premier étage, où son apparition fut saluée par une explosion de cris confus et d’ordres contradictoires.

    Les soupeurs étaient arrivés à cette période de l’orgie où la joie ne se traduit plus que par le bruit, où les extravagances remplacent l’esprit qui s’alourdit et la conversation qui s’éteint.

    — Toby, tu vas nous faire seller les chevaux de la calèche de Coralie !

    — Toby, je veux faire traîner mon cabriolet par les deux alezans du baron. Tu les attelleras en flèche.

    — Toby, amène-nous des ânes !

    Toutes ces interpellations se croisèrent à la fois, sans que l’Anglais perdît rien de son flegme. Immobile et raide, il ne se pressait pas d’obéir, quand une voix nette et sonore, qui était celle de son maître, lui jeta rapidement ces mots :

    — Des chevaux de louage pour tout le monde, en bas, dans une demi-heure.

    Le groom s’inclina, avant de sortir, avec un mouvement si correct que l’admiration des convives éclata bruyamment.

    — Voilà un domestique bien dressé ! s’écria un personnage d’encolure massive et de tournure assez vulgaire, qui étalait à sa boutonnière les rubans de plusieurs ordres étrangers ; il n’y a que ce diable de Sartilly pour dénicher des grooms de ce style. De quel comté d’Angleterre l’avez-vous rapporté, mon cher ?

    — De Normandie, tout simplement, répondit le maître de Toby.

    — Ce n’est pas possible, dit l’homme décoré.

    — Sa mère était Anglaise, reprit avec une nuance d’impatience le convive qu’on avait nommé Sartilly ; mais laissons là mon groom et occupons-nous un peu de l’emploi de notre matinée.

    — Très bien ! bravo le vicomte ! crièrent à la fois trois voix de femmes.

    — Donc, mesdames, continua l’orateur, il est décidé que nous traverserons le bois de Boulogne à cheval, pour aller déjeuner à la Tête-Noire, à Saint-Cloud ?

    — Oui, oui, crièrent en chœur tous les soupeurs, à l’exception d’un long et blême adolescent, qui semblait absorbé par la contemplation de sa voisine, forte brune aux lèvres rouges et aux yeux brillants.

    — Mais il me semble, messieurs, dit ce jeune provincial, qu’après une nuit passée au bal de l’Opéra, c’est déjà bien assez fatigant de venir souper à la porte Maillot, et qu’il est inutile…

    — C’est bon, Versoix, interrompit une jeune femme blonde assise à l’autre bout de la table, dites plutôt que vous avez peur d’écorner l’héritage de votre tante.

    — Mais, ma chère Coralie, moi je n’ai pas les millions de M. de Mensignac, reprit piteusement le jeune homme blême.

    — A propos de Mensignac, comment se fait-il qu’il ne soit pas venu souper avec nous ? interrompit le personnage aux décorations.

    — Il m’a quitté au foyer vers deux heures, pour donner le bras à un domino qui portait sur l’épaule un nœud violet, répondit le maître de Toby, et il m’a dit qu’il nous rejoindrait ici, mais je doute fort qu’il vienne.

    — Ce Sartilly doute de tout, dit la blonde d’un air piqué ; pourquoi M. de Mensignac ne viendrait-il pas ?

    — Parce que j’ai reconnu le domino qui se promenait avec lui au foyer.

    — Et ce domino, c’était ?…

    — La belle étrangère qui passe tous les jours aux Champs-Elysées avec cet attelage à quatre qui n’a pas son pareil ici.

    Il y eut un murmure général d’incrédulité.

    — J’ai vu deux boucles de ses cheveux sous son capuchon, reprit Sartilly ; il n’y a qu’elle et les femmes des tableaux de Titien qui aient des cheveux de cette nuance-là.

    — Mais on la dit inabordable, dit le provincial, et de plus, escortée d’un mari atrocement jaloux.

    — Parfaitement exact, mon cher Versoix ; ce mari est une manière de mulâtre avec des yeux mauvais et des dents blanches et pointues comme celles d’un loup ; mais je suppose que Mensignac aura trouvé le secret de l’apprivoiser.

    — Ce n’est pas surprenant, s’écria la brune aux lèvres rouges ; c’est un être assez mystérieux aussi que votre ami Mensignac, et il est tout naturel qu’il plaise à cet Othello caraïbe. Qui sait s’ils ne conspirent pas ensemble ?

    — Dites tout de suite que Mensignac fait de la fausse monnaie, répondit en riant Edmond de Sartilly.

    — Ma foi, avec un homme qui disparaît souvent pendant un mois sans que personne sache où il va, vous conviendrez que toutes les suppositions sont permises, reprit assez aigrement la voisine du jeune Versoix ; il est vrai que Mlle Jeanne de Mensignac reste seule à l’hôtel pondant ces absences, et qu’elle connaît sans doute le secret de son frère.

    En entendant prononcer le nom de Jeanne, Sartilly rougit subitement, un éclair de colère passa dans ses yeux, et il allait répondre vertement à une attaque qui paraissait l’avoir blessé au vif, quand le retour de Toby vint faire une heureuse diversion.

    Le groom annonça que les chevaux étaient prêts, et les convives s’empressèrent de se lever de table. Chacun éprouvait le besoin de sortir de l’atmosphère factice du restaurant et de respirer le grand air. Les hommes allumaient un cigare, et les femmes cherchaient, devant les glaces, à remettre un peu d’ordre dans leurs toilettes, fanées par une longue nuit de plaisir. Le jour était venu tout à fait et éclairait tristement les débris du souper et les visages blêmis par la fatigue. C’était le moment où le sommeil réclame invinciblement ses droits, et il fallait toute l’énergie des robustes viveurs de cette époque pour monter à cheval à cette heure et dans cette saison.

    Les soupeurs des deux sexes furent héroïques, et personne n’abandonna la partie. Toby avait fait des prodiges. Il avait découvert des chevaux capables de galoper, des selles presque propres et même des costumes d’amazone pour les dames, que cette attention acheva de décider. Sartilly, qui avait pris le commandement de l’expédition, ordonna aux domestiques de dételer les voitures, et d’attendre à la porte Maillot le retour de la caravane. Une demi-heure après, les convives chevauchaient gaiement dans la direction de Saint-Cloud.

    Le bois était solitaire et les grandes allées étendaient à perte de vue leur tapis de neige. Le soleil se montrait à travers le taillis qu’il éclairait obliquement de sa lumière rougeâtre. C’était une claire et sèche journée d’hiver qui commençait, et les convives, réveillés par la fraîcheur du matin, avaient repris toute leur bonne humeur. On causait, on riait, on chantait. Les femmes jetaient de petits cris de joie chaque fois qu’un lapin traversait la route ou qu’un faisan s’élevait bruyamment au-dessus des arbres. Les hommes se livraient à des temps de galop, qui ne semblaient pas du goût de leurs montures. On arriva ainsi en moins d’une heure à un chemin qui aboutissait au pont de Saint-Cloud, et Sartilly proposa d’accélérer l’allure pour gagner plus tôt le déjeuner.

    La longue allée qui s’allongeait devant les cavaliers était presque déserte, car un seul homme s’y montrait à une trentaine de pas en avant. Ce promeneur matinal marchait d’un bon pas sur les bas-côtés de la route. Il était vêtu d’une longue redingote de couleur sombre, coiffé d’un chapeau à larges bords, et portait au bras un grand panier couvert. Il avait tout à fait la tournure d’un bon bourgeois parisien qui va se divertir dans la banlieue ; le panier avait bien la mine de contenir des provisions, et on pouvait supposer que le piéton inconnu se rendait à quelque pique-nique champêtre. Une idée folle passa par la tête de Sartilly. Il parla bas en riant au gros baron décoré qui trottait à sa gauche, et celui-ci transmit le mot d’ordre au peloton des dames, qui suivait sous la conduite du jeune Versoix.

    Le voyageur s’était retourné un instant au bruit de la cavalcade, et les soupeurs avaient pu voir qu’il avait l’air vieux et la barbe blanche, mais il avait repris tranquillement son chemin, sans plus s’occuper de la petite troupe qui arrivait derrière lui.

    Tout à coup, Sartilly lança son cheval au grand galop, rasa de près l’inconnu et, d’un geste rapide, lui enleva son panier, qu’il emporta à fond de train vers Saint-Cloud. Le vieillard était resté immobile de surprise, et les cavaliers, qui s’attendaient à le voir courir, en criant, après Sartilly, se faisaient déjà une fête d’assister à cette poursuite ridicule. Mais la stupeur de l’homme au panier dura à peine quelques secondes, et il ne cria pas plus qu’il ne courut. Seulement, d’un bond vigoureux, il franchit le large fossé qui bordait la route, et s’enfonça d’un pas alerte dans le taillis, où il disparut aussitôt.

    — En voilà un qui ne tenait guère à son déjeuner, disait le baron en galopant au milieu des femmes.

    — Le pauvre diable nous a pris pour une bande de brigands, c’est sûr, répondait la blonde Coralie, en éclatant de rire.

    — Sartilly nous attend là-bas au rond-point, reprenait Versoix.

    En effet, le vicomte, après un temps de galop de quelques minutes, s’était arrêté au milieu de l’allée, et élevait avec un geste de triomphe le trophée si singulièrement conquis. En un instant, il fut entouré par le groupe joyeux, et ce fut un cri général de curiosité.

    — Soyez satisfaites, mesdames, dit en riant Sartilly ; je vais procéder à l’ouverture de ce colis mystérieux, et nous allons voir enfin ce que ce bourgeois apportait à son épouse pour déjeuner.

    Et soulevant le couvercle du panier, il en retira successivement, avec une solennité comique, plusieurs serviettes très fines.

    — Je crois décidément que le cadeau était maigre, dit-il en continuant son inspection. Je trouve du linge, mais pas le moindre pâté.

    Tous les yeux étaient curieusement fixés sur le vicomte, qui dépliait une dernière enveloppe en étoffe noire, quand une exclamation d’horreur s’échappa de toutes les poitrines.

    Au fond du panier, venait d’apparaître une tête humaine, une tête fraîchement coupée.

    Cédant à un mouvement de dégoût bien naturel, Sartilly laissa tomber le funèbre panier, et la tête roula avec son enveloppe sur la terre de l’allée. L’étoffe noire couvrait à moitié l’effrayant débris, et se détachait sur la neige en moulant les contours du visage.

    Personne n’avait bougé. Muets de surprise et d’horreur, les cavaliers étaient restés pétrifiés sur leurs selles. Les femmes se cachaient la figure et semblaient prêtes à défaillir. Ce cercle de joyeux viveurs et de femmes élégantes entourant cette forme hideuse offrait un étrange tableau, et la brume matinale qui enveloppait la scène lui donnait un aspect presque fantastique. Le bois était silencieux et la route déserte ; les assistants se regardaient sans parler. Sartilly fut le premier à secouer cette torpeur qui, après un événement terrible et imprévu, engourdit la volonté et paralyse les mouvements. Une idée venait de s’éveiller dans son cerveau bouleversé.

    — L’assassin… mais c’est lui, c’est ce bourgeois qui portait le panier, cria-t-il en se redressant et en rassemblant son cheval. Il faut le poursuivre, il faut l’arrêter.

    — Il s’est jeté dans le bois à gauche, dit la blonde Coralie, en montrant le taillis qui bordait la route.

    — Voyons, reprit plus tranquillement Sartilly, il est entré, dites-vous, dans ce massif ?

    — Oui, à cent cinquante pas d’ici à peu près, répondirent en chœur les deux hommes.

    — Eh bien ! alors, nous le tenons. Je connais mon bois de Boulogne ; la coupe dans laquelle le brigand s’est caché, n’a pas trois cents mètres de profondeur. J’y ai chassé avec mon député cet hiver. C’est un triangle… trois allées à surveiller… nous allons nous partager la besogne. Vous, baron, vous allez galoper par la route de gauche ; Versoix restera ici avec ces dames et gardera la grande avenue de Saint-Cloud, pour le cas peu probable où l’homme reviendrait sur ses pas. Moi, je vais faire le tour par la face opposée, et au besoin j’entrerai sous bois pour forcer la bête. Rendez-vous général ici. Avant vingt minutes, la battue sera finie.

    Le gros baron, très flatté de la mission que Sartilly lui confiait, ne fit aucune objection, et lança son cheval dans la direction indiquée, mais le plan rencontra, du côté des femmes, une opposition unanime. Elles déclarèrent qu’il était urgent d’avertir la police, et qu’elles allaient chercher du renfort à Saint-Cloud. Une minute après, le jeune Versoix restait seul à l’angle du bois. La blonde Coralie et la brune aux lèvres rouges couraient à fond de train vers le pont. Sartilly et le baron avaient déjà disparu aux deux angles opposés du taillis.

    L’adolescent, livré à ses réflexions, regardait avec terreur l’objet lugubre dont on lui avait, bien malgré lui, confié la garde, et se demandait si, dans ce poste de sentinelle perdue, il ne courait pas les plus grands dangers. Fils d’un horloger de Genève, qui lui avait légué récemment une assez grosse fortune et de solides principes d’économie, Versoix en était à ses débuts dans la vie parisienne, et n’avait pas encore pu se défaire complètement des instincts d’ordre naturels à tous ses compatriotes. Viveur malgré lui et soupeur par occasion, il regrettait amèrement de s’être engagé dans une partie qui tournait par trop au drame, et il éprouvait une envie démesurée de quitter la place.

    Il y avait bien quelque apparence de fondement dans ses craintes. L’horrible vieillard qu’on poursuivait pouvait avoir l’idée de reprendre l’épouvantable fardeau dont on l’avait débarrassé. Peut-être était-il là, caché dans l’épaisseur du bois, prêt à déboucher comme une bête fauve forcée par les chasseurs. Le malheureux Versoix écoutait en tremblant les bruits variés qui sortaient du massif ; il n’avait pas osé mettre pied à terre, et il s’était, placé avec son cheval, au milieu de la route. Les cris de Sartilly, qui appelait le baron de l’autre côté du taillis, lui arrivaient de plus en plus distincts. Il était évident que le courageux vicomte était entré sous bois, et qu’il battait lui-même les broussailles où le fuyard pouvait s’être caché. Le baron avait dû pénétrer, de son côté, dans le fourré, et si l’homme poursuivi était encore dans l’enceinte, il ne lui restait pas d’autre issue que l’angle occupé par Versoix.

    Le peureux Genevois examinait d’un œil inquiet la route dans la direction de Saint-Cloud. C’était par là que le secours devait venir, et il lui tardait de le voir paraître. Un craquement de branches très prononcé et un bruit de pas précipités lui firent tourner la tête, et presque aussitôt un homme apparut sur la lisière du bois. Il n’y avait pas à s’y tromper. C’était bien le fugitif.

    Il s’était arrêté sur la crête du talus, qui dominait l’allée, et il regardait autour de lui. Sa figure se montrait en plein. C’était une face anguleuse et pâle, encadrée par des favoris blancs taillés en brosse et éclairée par des yeux noirs, dont l’expression féroce terrifia Versoix. Ainsi posé sur ce tertre, les jambes pliées, le corps ramassé pour s’élancer, cet étrange vieillard avait absolument l’aspect d’un loup forcé qui s’apprête à faire tête aux chiens. Il n’avait pas vu tout d’abord le Genevois, parce que celui-ci s’était reculé de quelques pas en l’entendant venir, mais ce fut l’affaire d’une seconde. D’un coup d’œil, le fuyard aperçut la sentinelle à cheval et le panier, qui était resté à la place où il était tombé, mais il ne vit pas la tête. Elle avait roulé jusqu’au pied du talus, et une grosse touffe d’herbes la cachait au vieillard.

    Les cris se rapprochaient dans le bois, et on distinguait parfaitement la voix de Sartilly, qui excitait son compagnon de chasse.

    — Avancez, baron ; par ici… à gauche… je l’ai vu… nous le tenons… Versoix garde l’angle…

    Le fugitif prit son élan, et avec une vigueur prodigieuse, il franchit la route en trois bonds. Le premier saut l’avait placé tout près du panier, qu’il ramassa, pour ainsi dire, au vol ; le second le porta au milieu de l’allée ; le troisième le jeta de l’autre côté du chemin, dans un fourré inextricable d’épines et de ronces.

    Ce tour de force fut exécuté avant que Versoix eût seulement pensé à lancer son cheval, et sans qu’il eût le temps de pousser un cri. Presque aussitôt, Sartilly et le baron se montraient à la place même que le vieillard venait de quitter.

    — Où est-il ? crièrent à la fois les deux chasseurs.

    La malencontreuse sentinelle ne put que montrer d’un geste désespéré les broussailles au milieu desquelles l’assassin venait de disparaître. Le vicomte laissa échapper un gros juron contre la maladresse et la couardise de Versoix, et s’arrêta exténué. Ses mains déchirées, ses vêtements en désordre attestaient qu’il ne s’était pas épargné dans la poursuite, et le baron n’était pas en meilleur état que lui. Tous deux avaient courageusement mis pied à terre et attaché leurs chevaux à un arbre pour entrer sous bois, et leur plan avait réussi, puisqu’ils avaient découvert le fuyard, mais ils ne se sentaient plus l’envie de continuer la chasse.

    Sartilly pourtant pensait encore à s’engager dans le fourré, quand Versoix annonça qu’il voyait les gendarmes arriver par la route de Saint-Cloud. En effet, un groupe assez nombreux se détachait en noir sur le fond neigeux de la grande allée.

    — Assez de chasse pour ce matin, baron, dit Sartilly en s’asseyant sur le bord de la route ; si nous avons manqué l’hallali, la police s’en chargera, car la bête ne peut pas aller bien loin maintenant.

    — Et moi, dit le baron, j’aime autant ne pas finir cette besogne-là. Mais quelle aventure ! Y comprenez-vous quelque chose ?

    — Le secret est là, murmura Sartilly en montrant l’étoffe noire qui cachait la tête… Eh mais ! et le panier ? s’écria-t-il tout à coup.

    — Il l’a emporté, répondit en rougissant le pauvre Versoix, tout honteux d’avoir si mal rempli sa mission.

    — C’est vraiment d’une audace inouïe, dit le baron, presque tenté d’admirer ce vieillard assez hardi pour revenir ainsi chercher une pièce de conviction compromettante.

    — Oui, c’est bien étrange, répéta lentement Sartilly.

    Le dénouement approchait, car on entendait déjà le pas cadencé des gendarmes. Versoix courut au-devant d’eux, et pour réparer un peu sa négligence, il se hâta d’expliquer les faits au commissaire de police qui marchait en tête du groupe.

    — Je suis déjà au courant ; voyons d’abord le corps du délit, dit ce magistrat avec beaucoup de sang-froid.

    Et, comme le Genevois insistait sur la nécessité de battre immédiatement les broussailles où le vieillard s’était réfugié, le commissaire ajouta tranquillement :

    — Inutile. Je connais l’endroit. Il y a un marais tout autour du hallier. Si l’assassin y est entré, il n’en sortira pas sans notre permission.

    Les deux chasseurs se levèrent quand le cortège parut, et le vicomte indiqua silencieusement au magistrat l’objet sinistre. Sur un signe de celui-ci, un homme, qui devait être un agent, s’approcha, se baissa et releva lentement le voile noir.

    Le cœur de Sartilly battait à rompre sa poitrine. En ouvrant le panier, il n’avait fait qu’entrevoir une tête pâle et sanglante, dont il n’avait même pas cherché à distinguer les traits. Un vague pressentiment venait de le frapper, et il lui semblait que sa vie devait être mêlée à cette étrange histoire.

    L’agent déroulait l’enveloppe avec ce calme machinal que donne l’exercice habituel des fonctions de police, et il était placé de manière à cacher son opération aux assistants. Quand il eut fini, il s’écarta vivement, comme s’il avait voulu produire un coup de théâtre.

    Livide, mais encore belle, de cette beauté effrayante qui suit la mort, une tête de femme se dressait sur la neige. Les yeux ouverts et fixes semblaient regarder encore. Les traits n’étaient pas contractés, mais la bouche s’ouvrait comme pour jeter un dernier cri. Les cheveux dénoués formaient comme un cadre sombre à ce visage sans couleur.

    Un rayon de soleil qui brilla tout à coup éclaira cette chevelure éparse d’une nuance étrange, la nuance de l’or fauve, et Sartilly ne put retenir ce cri de surprise :

    — Les cheveux d’or ! c’est le domino de cette nuit ; c’est l’étrangère des Champs-Elysées !

    Cette exclamation frappa vivement le commissaire, dont la figure prit sur-le-champ cette expression particulière aux gens chargés par état de trouver des coupables. Ses yeux ne soupçonnaient peut-être pas encore, mais ils interrogeaient déjà. La nuance ne pouvait pas échapper au vicomte, et, malgré son émotion, il comprit qu’il fallait s’expliquer.

    — Je suis sûr de ne pas me tromper, dit-il d’une voix qu’il tâchait de rendre calme ; la victime de ce crime odieux est connue de tout Paris. Elle se nomme Mme de Noreff, et elle habite avec son mari ce bel hôtel qui fait le coin du boulevard des Invalides et de la rue de Varennes. Ces messieurs vous l’attesteront comme moi.

    — Qui sont ces messieurs ? dit, après un court silence, le commissaire qui avait tiré un carnet de sa poche et se disposait à prendre des notes.

    — Baron Potard, propriétaire.

    — Charles Versoix, de Genève, répondirent presque en même temps les deux compagnons du vicomte.

    Les noms furent inscrits sur le redoutable agenda, et Sartilly, sans attendre une question prévue, déclina son prénom d’Edmond, son titre et son domicile.

    — Je vous demanderai plus tard, messieurs, un récit exact des faits dont vous venez d’être témoins ; pour le moment, le plus pressé est de mettre la main sur ce misérable, reprit rapidement le commissaire.

    — Il est là, dit Versoix en montrant les broussailles.

    — Alors, ce ne sera pas long. Brigadier, postez deux de vos hommes sur la route et faites le tour avec les autres.

    Le hallier dans lequel le fuyard s’était jeté bordait le chemin sur une longueur de soixante pas à peu près. Au-delà s’étendait un pré marécageux, où il semblait impossible de s’aventurer, à moins de s’embourber profondément. Evidemment l’assassin s’était jeté dans une impasse, et sa capture n’était plus qu’une question de temps. Le commissaire commanda les manœuvres du ton péremptoire d’un homme qui n’est pas fâché de donner une leçon à des profanes. Il tenait visiblement à montrer à Sartilly et à ses amis comment en pareil cas on opère à coup sûr.

    Les gendarmes cernaient le massif. Trois agents y pénétrèrent, la canne plombée au poing, et commencèrent une battue beaucoup plus serrée que celle du vicomte et du baron. Dix minutes après, on les vit reparaître la mine allongée et les mains vides. Un seul revenait avec un butin conquis sur l’ennemi. Il rapportait le panier et il raconta qu’il l’avait trouvé sur le bord d’un puits à moitié comblé qui s’ouvrait au centre même du fourré. Quant à l’homme, il avait disparu sans laisser d’autre trace de son passage.

    Le commissaire, fort déconcerté de cet insuccès, fit recommencer les recherches et les dirigea lui-même sans obtenir un meilleur résultat. L’insaisissable vieillard s’était évanoui comme un fantôme, et son apparition aurait pu passer pour un rêve ; mais la tête coupée était là pour rappeler aux témoins de cette scène la triste réalité.

    Il fallut reconnaître que l’auteur d’un crime abominable venait d’échapper aux poursuites, pour ce jour-là du moins, mais le commissaire affirma qu’il ne serait pas difficile d’arriver à la découverte de la vérité, puisque l’identité de la victime était connue.

    — L’homme aura décampé avant notre arrivée, ajouta-t-il en s’adressant aux gendarmes.

    Après avoir prononcé cette phrase destinée à consoler l’amour-propre de ses agents, le magistrat procéda rapidement à la visite du panier. Il en retira d’abord les serviettes fines qui avaient recouvert la tête et il constata qu’elles étaient démarquées. Puis sa main ramena un objet que personne n’avait vu quand le panier avait été ouvert pour la première fois. C’était un portefeuille en maroquin rouge qui paraissait avoir été fouillé avec précipitation, car il était vide et déchiré en plusieurs endroits.

    — Oh ! oh ! dit le commissaire d’un ton satisfait, voici qui va nous aider. Il y a des armoiries imprimées sur la couverture. C’est incroyable comme ces assassins sont maladroits, ajouta-t-il en se parlant à lui-même.

    Pendant que le digne homme examinait curieusement la pièce accusatrice, Sartilly le suivait de l’œil avec inquiétude. Un vague instinct poussait le vicomte à croire que les armes gravées sur le portefeuille devaient lui être connues et, en même temps, un sentiment de dégoût le clouait à sa place. Il lui répugnait de toucher cet objet que les mains sanglantes de l’assassin venaient de froisser, et pourtant il se sentait attiré malgré lui par une curiosité fiévreuse.

    Son bon sens naturel retint une question qu’il avait déjà sur les lèvres. Il se rappela à propos qu’il est toujours imprudent de se mêler trop aux affaires de justice et que cette étrange aventure allait très probablement lui attirer assez d’interrogatoires ennuyeux, sans qu’il eût besoin de les provoquer. Il se tut et, tandis que le commissaire donnait des ordres pour qu’on emportât les funèbres trouvailles, il sentit que ses idées prenaient un autre tour. Son imagination évoqua rapidement tous les épisodes de cette bizarre histoire, et, avec une lucidité singulière, il en aperçut les points saillants.

    Le vieillard, après s’être jeté dans le bois, n’avait pas cherché à s’éloigner, quoiqu’il eût eu certainement le temps de sortir du massif. Un intérêt puissant le retenait donc sur le terrain. Bien plus ! il avait bravé le danger d’une arrestation presque certaine pour reprendre le panier. N’était-il pas évident que la nécessité de faire disparaître des papiers importants avait seule pu le pousser à s’exposer ainsi ?

    Sartilly se croyait certain que le portefeuille s’était trouvé sous ses doigts quand il avait enlevé les serviettes ; la surprise et le dégoût l’avaient empêché d’y faire attention et, quand la tête avait roulé sur le sol, les papiers révélateurs avaient fort bien pu rester au fond du panier. L’incroyable audace de l’assassin s’expliquait ainsi. Son secret avait tenu dans le portefeuille. Mais quel secret ? L’horrible vieillard du bois de Boulogne était-il donc le mari de la belle étrangère aux cheveux d’or, de cette Mme de Noreff que Sartilly avait cru reconnaître quelques heures auparavant au bal de l’Opéra ? Ni le vicomte, ni le baron n’avaient vu en face ce mystérieux personnage ; il avait fui trop vite pour qu’on pût le reconnaître dans le taillis. Versoix seul avait eu le temps de le regarder lors de sa dernière apparition, mais Versoix, fraîchement arrivé de Genève, et trop peu lancé dans le monde cosmopolite des premières représentations et des Champs-Elysées, n’avait probablement jamais vu le mari farouche dont il avait été question au souper de la porte Maillot.

    Je suis fou de me creuser ainsi la tête, finit par se dire Sartilly, après cinq minutes de pénibles efforts d’esprit ; c’est l’affaire de la police de débrouiller ces écheveaux-là ; je me serai trompé au bal de l’Opéra, et mon ami Mensignac n’est pour rien dans ce gros mélodrame. Du reste, je passerai à son hôtel ce matin pour en avoir le cœur net.

    Pendant que le vicomte se tenait à lui-même ce langage rassurant, le commissaire se préparait à partir.

    — Je vais retourner à Saint-Cloud, dit-il d’un ton moins officiel, car je n’ai pas de temps à perdre pour aller à Paris rendre compte de cette grave affaire. Inutile de vous rappeler, messieurs, que l’instruction aura très prochainement besoin de vos témoignages.

    — Nous serons à ses ordres et tout disposés, monsieur, à rendre justice à votre zèle, dit le gros baron, toujours enchanté de se produire. Voulez-vous me permettre, en attendant, de vous demander ce que vous pensez de cette incroyable découverte ?

    — Il est encore bien difficile de se prononcer, répondit complaisamment le magistrat, flatté des éloges du baron. Nous avons peut-être mis la main sur un crime célèbre, quoique j’aie vu quelquefois des histoires tout aussi étranges se réduire à fort peu de chose.

    — Mais cette tête… ce panier ?

    — Qui sait si nous n’avons pas affaire tout bonnement à un chirurgien qui emportait chez lui une pièce anatomique et qui aura été effrayé de votre attaque et de votre poursuite ?

    — Au fait ! dirent à la fois le baron et Versoix, assez disposés à accepter une explication quelconque.

    — Monsieur peut se tromper, ajouta le commissaire en désignant Sartilly, qui paraissait peu convaincu ; tous les cheveux blonds se ressemblent.

    Le vicomte allait répondre, car un sentiment inexplicable le poussait à se mêler de cette affaire, et il contenait à peine un violent désir de revoir cette tête coupée que les agents avaient repliée dans son enveloppe noire. Le bruit des pas d’un cheval qui arrivait au grand trot par la grande allée détourna son attention, et il reconnut avec surprise l’alezan de son cabriolet monté par Toby. Le groom, penché sur l’encolure, les genoux collés à la selle et les pieds entièrement chaussés dans les étriers, courait vers Saint-Cloud de toute la vitesse de son excellent trotteur anglais.

    Pour que Toby se fût permis de seller une bête précieuse, exclusivement destinée au harnais, il fallait une raison très grave. Sartilly, inquiet, s’avança au milieu de la route et fit un geste de la main au jockey, qui arrêta les immenses enjambées de son cheval avec une précision digne de toute l’admiration du baron Polard. Il se campa droit et immobile à deux pas de son maître, une main à sa toque et l’autre à la bride.

    — Qu’y a-t-il ? lui demanda en anglais Sartilly, qui, par instinct, préférait ne pas avoir de trop nombreux confidents de la nouvelle apportée par Toby.

    — Une lettre, qu’un valet de pied de M. le marquis de Mensignac m’a remise à la porte Maillot, en me recommandant de ne pas perdre une minute pour rejoindre M. le vicomte.

    — L’écriture de Jeanne, murmura Sartilly, en prenant vivement la lettre, c’est singulier !

    Il fit sauter le cachet et lut avec émotion ces mots tracés d’une écriture fine et tremblée : « Il faut que je vous voie aujourd’hui même. Venez. »

    Il n’y avait pas de signature, mais le vicomte connaissait sans doute la main qui avait écrit cet avis laconique, car il pâlit et donna ses ordres à Toby d’une voix saccadée.

    — Descends et allonge les étriers de Ralph ; je vais le monter ; suis ces messieurs jusqu’à Saint-Cloud ; tu loueras un cheval pour ramener le cabriolet à Paris.

    Le jockey obéit silencieusement, et Sartilly sauta en selle sans remarquer la singulière expression de ses yeux qui suivaient obstinément les mouvements des gendarmes. L’étonnement de Toby, en voyant cet appareil de justice au milieu du bois de Boulogne, était d’ailleurs assez naturel, et personne ne s’en préoccupa.

    Le vicomte s’approcha pour serrer la main de ses amis et prendre congé du commissaire en s’excusant de son brusque départ, motivé, dit-il, par une affaire urgente. Le magistrat accueillit ses raisons de très bonne grâce, et se borna à lui demander un dernier renseignement. Il voulait savoir si le vicomte connaissait les armes brodées sur le portefeuille, et il le lui tendait.

    — D’azur au chevron d’or, timbré d’une couronne de marquis, dit rapidement le baron, fort désireux d’exhiber ses connaissances héraldiques.

    Sartilly, qui avançait la main, recula brusquement, comme si son cheval eût fait un écart, et dit au commissaire d’une voix brève :

    — Je ne connais pas ce blason.

    Il était devenu d’une pâleur livide, et, éperonnant Ralph, qui prit un galop insensé, il prononçait entre ses dents des mots sans suite :

    — Les armes de Mensignac… la lettre de Jeanne… il y a

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