Bellucio
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Aperçu du livre
Bellucio - Monique-Marie Ihry
Bellucio
Monique-Marie Ihry
Bellucio
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
Du même auteur :
Rendez-vous manqués, Recueil de poésie, Tunis, Éditions IchraQ, 2011
Le cœur d’Ana, Recueil de poésie, Éditions Mille-poètes en Méditerranée, Narbonne, 2013
Délices, Recueil de poésie, Éditions Mille-poètes en Méditerranée, Narbonne, 2013
Mythomania sur le Net, Roman, Éditions Edilivre, 2013
© Les Éditions du Net, 2014
ISBN : 978-2-312-02097-6
« Quod nemo laeditur nisi a se ipso. »
Jean Chrysostome
(Lettre d’exil à Olympias et à tous les fidèles, 404-407)
Chapitre 1
1
Vingt-cinq ans, beau gars, belle gueule, fauché et taraudé par de grandes ambitions, il avait longtemps vécu avec une jeune tchécoslovaque rousse et bien charpentée. Mais voilà, elle était dépensière et sans le sou et ceci n’arrangeait en rien cela…
Depuis une bonne heure déjà, Jacques Bellucio n’en finissait pas de faire les cent pas devant les fenêtres de l’appartement du 7 de la rue Jacquard ; il ne parvenait pas à se décider à entrer à nouveau en ces lieux vides d’amour. Le brouillard qui sévissait depuis quelques jours dans cette ville de Lorraine semblait envelopper d’un halo empreint d’un grand mystère sa silhouette longiligne et noire.
À quoi bon retrouver cette jeune épouse en manque éternel de tendresse alors que cette dernière n’avait plus un seul Franc à lui donner, que faire sans argent avec en outre un insoutenable besoin de sexe qui vous déchire les entrailles ? Comment procéder sinon retourner dans le ruisseau d’où l’on vient et se plonger dans l’opprobre des nuits de galères et de débauche mêlées qui vous collent décidément à la peau…
Jacques repartit donc, délaissant ainsi à nouveau la femme à qui il avait promis son cœur d’adolescent depuis déjà bientôt sept ans. Il l’abandonna à ce singulier cafard qui ne la quittait plus désormais, côtoyant de concert ces infectes petites bestioles du même nom qui couraient partout dans cet appartement de la rue Jacquard de Nancy où elle résidait seule désormais.
Jacques était devenu un innommable jean-foutre. Il en avait bien quelque peu conscience, mais sa conscience n’avait pas coutume de le chagriner outre mesure. Il tentait par conséquent d’être lui-même et de s’assumer ainsi, ce qui n’était déjà pas une mince affaire.
Il se décida donc à errer à nouveau dans la nuit glaciale de cette ville lorraine des années soixante. Il ne pouvait plus franchir le seuil d’un bar du secteur sans se faire mettre dehors. Les copieuses ardoises qu’il avait laissées ici et là derrière lui avaient fini par dresser autour de lui des barricades hostiles et sans appel. Retrouver ses compagnons de jeu pour une ultime mise ne lui était plus permis. Ses anciens potes autrefois solidaires commençaient à se montrer des plus agressifs.
Jacques avait froid, il avait faim et commençait à désespérer. Que de galères ils avaient connues sa femme et lui depuis qu’ils avaient décidé de se mettre ensemble à l’âge de dix-huit ans malgré les réticences de sa propre famille…
Au commencement, ce fut évidemment l’extase. Ils avaient quelques années auparavant fomenté l’horrible et lucratif dessein de mettre fin aux jours des parents de Liliane. Le magot des parents de la jeune slave qu’il fréquentait en valait la chandelle. Une fois arrivée sur les lieux, la Police, peu encline à se compliquer la vie, n’y avait vu que du feu. Pas d’effraction. Chaque cadavre tenait dans sa main un pistolet. Tout laissait penser à un double meurtre entre époux. Les récurrentes disputes des Hasek accréditaient cette thèse. En outre, les domestiques avaient eu congé ce soir-là, et comme par le plus grand des hasards. Par ailleurs, l’isolement de la propriété familiale avait étouffé les tirs soi-disant respectifs. Seul le chien inconsolable aurait pu témoigner de l’horreur du drame qui s’était déroulé ce 4 novembre 1961 vers deux heures du matin dans une somptueuse villa de Hagondange{1}. Un Inspecteur débordé et peu scrupuleux avait très vite conclu à un meurtre entre époux. L’un des deux avait manifestement commencé à tirer, et l’autre avait riposté. Quant à savoir qui avait commencé, au point où l’on en était, cela ne revêtait plus selon lui aucune importance…
Jacques et Liliane alors âgés respectivement de quinze et seize ans, avaient quelque temps auparavant décidé de casser leur tirelire afin d’acheter à prix d’or chez un revendeur deux armes de calibres différents. Le Colt 45 était encore dans la main gauche de l’homme refroidi et l’épouse tenait quant à elle un petit pistolet en argent incrusté d’ivoire. Les seules empreintes que l’on avait pu relever dans la maison étaient celles des employés de maison et du couple décédé. Les fidèles domestiques avaient été longuement questionnés et leurs témoignages avaient orienté sans encombre les enquêteurs vers la piste d’un double crime passionnel…
Jacques s’arrêta, s’appuya contre un réverbère et fuma la dernière cigarette qu’il lui restait. Son cœur était resté vaillant le jour de cet ignoble parricide quelques années auparavant ne l’était plus guère. Depuis que Liliane et lui avaient dépensé tout le magot de l’héritage, les gamelles s’étaient enchaînées les unes après les autres. D’indécentes larmes coulaient le long de ses joues mal rasées. La pluie se mit à tomber, et l’homme à sombrer dans le halo de ce désespoir tenace qui lui devenait décidément coutumier.
2
« Comment t’appelles-tu ?
Silence.
– Dis-moi si tu te sens mieux au moins !
Nouveau silence.
– Approche-toi du calorifère et mets-toi à l’aise.
– Je m’appelle Jacques.
– Moi c’est Miguel.
– Merci pour ton geste, je suis très touché. Merci encore !
– De nada{2}. Tu es le bienvenu. Tu as faim ? Je n’ai pas grand-chose mais on va bien trouver de quoi te rassasier. »
Jacques Bellucio laissa échapper quelques larmes. Que faisait Liliane à cette heure ? Ce n’était pas la première fois qu’il l’abandonnait lâchement. Peut-être s’habituerait-elle un jour. Mais s’habitue-t-on aux abandons répétés de l’être que l’on aime désespérément ?
Il dévora à même le plat toutes les pâtes qui lui avaient été présentées et s’enfila avidement l’intégralité de la bouteille de vin rouge qu’on lui avait généreusement tendue.
« Cela va mieux ?
– Oui.
– Viens contre moi, je sens que tu en as besoin. »
Jacques se laissa faire et mit sa tête sur l’opulente poitrine de l’homme qui lui tendait la main. Le parfum qui se dégageait de ce buste semblait lui rappeler le sein maternel. Il se laissa bercer par cette douce chaleur enveloppante. Le tourne-disque diffusait un air enjoué de Mariachis. Le rythme de son cœur s’accéléra sous le bienfait de la douce caresse de Miguel ; elle parcourait avec application son muscle fessier, puis descendait le long de ses jambes, pour remonter ensuite, habilement. Il exulta lorsque cette main aux longs doigts agiles, curieusement virile malgré tout, s’arrêta entre ses jambes…
La nuit avait été torride et apaisante. Jacques avait eu au petit matin l’opportunité de se raser et d’enfiler une chemise propre qui avait été vraisemblablement oubliée dans l’armoire de Miguel par un client de passage.
Cette incartade nocturne assez inattendue et inespérée malgré tout, avait redonné un peu de courage à notre bellâtre pour affronter cette heure matinale, ainsi que la nouvelle journée qu’il s’apprêtait à vivre. Une angoisse quotidienne avait coutume de s’emparer de lui dès le réveil et ne le quittait qu’une fois installé de nouveau à une table de jeu où tout semblait alors possible. Ses étudiants étaient loin de se douter de la double vie que menait en parallèle leur jeune professeur de Littérature comparée, et rien ne laissait deviner l’infinie détresse qui habitait l’âme de ce bel homme grand, brun au regard ténébreux de vingt-cinq ans à peine.
Jacques se dirigea directement vers l’établissement où il enseignait. Ses cours étaient restés dans la chambre de bonne qu’il louait, mais cela ne revêtait pas en soi un problème majeur. Dans l’arène d’un amphithéâtre universitaire, il savait agir en maître. Seule l’arène de sa vie semblait bousculée par d’improbables matadors venant inlassablement précipiter sa propre déchéance. Les huissiers frappaient régulièrement à sa porte, c’était monnaie courante. Une ancienne maîtresse venait le harceler pour lui réclamer de l’argent afin d’avorter en secret, une autre pour lui réclamer les sommes qu’elle lui avait prêtées.