Mémoires d'un quartier, tome 3: Évangéline
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À propos de ce livre électronique
Louise Tremblay d'Essiambre
La réputation de Louise Tremblay-D'Essiambre n'est plus à faire. Auteure de plus d'une vingtaine d'ouvrages et mère de neuf enfants, elle est certainement l'une des auteures les plus prolifiques du Québec. Finaliste au Grand Prix littéraire Archambault en 2005, invitée d'honneur au Salon du livre de Montréal en novembre 2005, elle partage savamment son temps entre ses enfants, l'écriture et la peinture, une nouvelle passion qui lui a permis d'illustrer plusieurs de ses romans. Son style intense et sensible, sa polyvalence, sa grande curiosité et son amour du monde qui l'entoure font d'elle l'auteure préférée d'un nombre sans cesse croissant de lecteurs. Sa dernière série, MÉMOIRES D'UN QUARTIER a été finaliste au Grand Prix du Public La Presse / Salon du livre de Montréal 2010. Elle a aussi été Lauréate du Gala du Griffon d'or 2009 -catégorie Artiste par excellence-adulte et finaliste pour le Grand prix Desjardins de la Culture de Lanaudière 2009.
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Aperçu du livre
Mémoires d'un quartier, tome 3 - Louise Tremblay d'Essiambre
Version ePub réalisée par :
Amomis.comDu même auteur chez le même éditeur :
La dernière saison Tome 1 : Jeanne, roman 2006
La dernière saison Tome 2 : Thomas, roman 2007
Les soeurs Deblois Tome 1 : Charlotte, roman, 2003
Les soeurs Deblois Tome 2 : Émilie, roman, 2004
Les soeurs Deblois Tome 3 : Anne, roman, 2005
Les soeurs Deblois Tome 4 : Le Demi-frère, roman, 2005
Les années du silence Tome 1 : La Tourmente, roman, 1995
Les années du silence Tome 2 : La Délivrance, roman, 1995
Les années du silence Tome 3 : La Sérénité, roman, 1998
Les années du silence Tome 4 : La Destinée, roman, 2000
Les années du silence Tome 5 : Les Bourrasques, roman, 2001
Les années du silence Tome 6 : L'Oasis, roman, 2002
Entre l'eau douce et la mer, roman, 1994
La fille de Joseph, roman, 2006 (réédition de Le Tournesol, 1984)
L'Infiltrateur, roman basé sur des faits vécus, 1996
«Queen Size», roman, 1997
Boomerang, roman en collaboration avec Loui Sansfaçon, 1998
Au-delà des mots, roman autobiographique, 1999
De l'autre côté du mur, récit-témoignage, 2001
Les demoiselles du quartier, nouvelles, 2003
Mémoires d'un quartier Tome 1: Laura, roman, 2008
Mémoires d'un quartier Tome 2: Antoine, roman, 2008
Visitez le site Web de l'auteur :
www.louisetremblaydessiambre.com
LOUISE TREMBLAY-D'ESSIAMBRE
Amomis.com1958 – 1959
G u y S a i n t - J e a n
É D I T E U R
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada et Bibliothèque et Archives Canada
Tremblay-D'Essiambre, Louise, 1953-
Mémoires d'un quartier
Comprend des réf. bibliogr.
Sommaire: t. 1. Laura, de 1954 à 1958 — t. 2. Antoine, 1957-1958 – t. 3. Évangéline, 1958-1959.
ISBN 978-2-89455-263-6 (v. 1)
ISBN 978-2-89455-300-8 (v. 2)
ISBN 978-2-89455-316-9 (v. 3)
I. Titre. II. Titre: Laura, de 1954 à 1958. III. Titre: Antoine.1957-1958. IV. Titre: Évangéline, 1958-1959.
PS8589.R476M45 2008 C843'.54 C2008-940607-9
PS9589.R476M45 2008
Nous reconnaissons l'aide financière du gouvernement du Canada par l'entremise du Programme d'Aide au Développement de l'Industrie de l'Édition (PADIÉ) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d'édition. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l'aide accordée à notre programme de publication.
Gouvernement du Québec — Programme de crédit d'impôt pour l'édition de livres — Gestion SODEC
© Guy Saint-Jean Éditeur Inc. 2008
Conception graphique : Christiane Séguin
Révision : Lysanne Audy
Page couverture: Toile de Louise Tremblay-D'Essiambre, «Évangéline et Antoine», inspirée de John Mlacak.
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2009
ISBN: 978-2-89455-316-9
ISBN ePub : 978-2-89455- 499-9
ISBN PDF : 978-2-89455- 500-2
Distribution et diffusion
Amérique : Prologue
France : Volumen
Belgique : La Caravelle S.A.
Suisse : Transat S.A.
Tous droits de traduction et d'adaptation réservés. Toute reproduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie ou microfilm, est strictement interdite sans l'autorisation écrite de l'éditeur.
Guy Saint-Jean Éditeur inc. 3154, boul. Industriel, Laval (Québec) Canada. H7L 4P7. 450 663-1777 • Courriel : info@saint-jeanediteur.com • Web : www.saint-jeanediteur.com
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Imprimé et relié au Canada
À Monique de Varennes,
pour toutes ces heures de lecture,
ses commentaires judicieux, mais surtout,
pour sa grande gentillesse...
NOTE DE L'AUTEUR
Juillet 2008. Contre toute attente, après l'hiver mémorable de neige que nous avons connu, il fait beau. Il fait même très beau depuis une semaine. Parfait, je suis censée être en vacances. Vendredi dernier, j'ai envoyé le manuscrit d' Antoine à mon éditrice, satisfaite du travail accompli. Devant moi, donc, une pile de livres, du soleil à n'en savoir que faire et la piscine. Que pourrais-je demander de plus, moi qui affirme haut et fort, et très sérieusement d'ailleurs, que j'aurais dû naître lézard au Mexique?
J'avais même pris entente avec Laura, Antoine, Évangéline et compagnie de ne pas me déranger durant ces quelques jours de repos que je voulais m'accorder. Et ils avaient acquiescé! Je vous le répète: qu'aurais-je pu demander de plus?
Rien... J'aurais sincèrement pu ne rien vouloir d'autre puisque j'avais la sensation bien réelle de tout posséder! Vous la connaissez peut-être, vous aussi, cette sensation de plénitude qui fait, l'espace de quelques minutes, que l'on se dit que rien n'est plus merveilleux que de sentir la vie battre en soi? Quand j'ai remis mon manuscrit, il y a quelques jours, j'en étais là.
C'était sans compter le désir en moi, inassouvi, inquiet, envahissant, de connaître la suite de la vie de Laura, Antoine, Bernadette, Évangéline...
Brusquement, et fort curieusement, je vous l'avoue, je n'ai pas envie de lire autre chose que la suite de mon propre livre. C'est bien la première fois que cela m'arrive, mais j'ai trop hâte de savoir ce qui s'en vient dans la vie de la famille Lacaille.
Alors, contrairement à ce qui se passe habituellement alors que les personnages rôdent à n'en plus finir autour de moi pour que je me remette à l'ouvrage, ce matin, c'est moi qui les ai conviés à ce rendez-vous inattendu dans mon bureau. Pourtant, par la fenêtre grande ouverte, j'entends les oiseaux qui s'apostrophent comme s'ils me reprochaient de ne pas être dehors. Le soleil, ce vilain coquin, caresse la peau de mon bras, se faisant enjôleur. Mais je vais résister pour quelques heures au moins. J'ai trop envie de retrouver ceux qui, au fil de tous ces derniers mois, sont devenus une seconde famille pour moi.
Et puis, il y a le sourire d'Antoine, fragile comme une promesse, éthéré comme un espoir, mais qui, en même temps, s'accorde si bien aux chants des oiseaux qui envahissent mon antre d'écriture, ce matin.
Il y a une éclaircie de soleil dans la vie d'Antoine, comme dans ma cour, et je voudrais tellement que cela suffise à éloigner les nuages orageux.
C'est donc vers lui que je me tourne encore, par réflexe, juste pour admirer son sourire et brusquement, c'est l'ombre grandissante d'Évangéline qui se rapproche de lui comme si elle voulait le protéger.
Curieux...
Je croyais que l'aide tant espérée viendrait plutôt de Bébert, d'Anne, de Laura à la rigueur...
Je ferme les yeux en essayant de comprendre ce qui arrive et la voix d'Évangéline me rejoint, éraillée, râpeuse.
Et quand Évangéline veut parler, je vous le jure, je n'ai rien d'autre à faire que de l'écouter...
P.-S.: Bien entendu, tout comme dans les deux premiers tomes de cette série, vous aurez aussi la chance de retrouver Cécile, Gérard et la tante Gisèle des Années du silence¹, tout comme Anne, Charlotte et Blanche des Sœurs Deblois²... Bonne lecture!
_________________________
1 Louise Tremblay-D'Essiambre, Les années du silence, Laval, Guy Saint-Jean Éditeur, 1995-2002, 6 tomes.
2 Louise Tremblay-D'Essiambre, Les sœurs Deblois, Laval, Guy Saint-Jean Éditeur, 2003-2005, 4 tomes.
CHAPITRE 1
Buenas noches mi amor
Bonne nuit que Dieu te garde
À l'instant où tu t'endors
N'oublie jamais
Que moi je n'aime que toi
Buenas noches mi amor,
CHANTÉ PAR MICHEL LOUVAIN,
LE 15 MAI 1958 AU GALA DES SPLENDEURS,
DIFFUSÉ PAR LA SRC.
Mardi 23 septembre 1958
–B âtard, la belle-mère, où c'est que vous allez endimanchée de même à matin ? Yaurait-tu une messe spéciale qui m'aurait échappé?
Dès les premiers mots de Bernadette, Évangéline s'arrêta dans l'embrasure de la porte de la cuisine et jeta un coup d'œil à la pointe de ses souliers vernis pour remonter sur sa robe grise à gros boutons. D'un petit geste sec, elle ajusta le revers blanc d'une de ses manches en tirant dessus.
— Pantoute, fit-elle enfin en relevant la tête pour soutenir le regard de sa belle-fille. Y a pas de messe spéciale, ni de réunion des Dames de Sainte-Anne, ni rien pantoute de particulier. C'est à cause de la Cécile docteur si chus swell de même à matin.
Bernadette fronça les sourcils.
— Cécile? Cécile Veilleux? Je vous suis pas, moé là...
A' s'en viendrait-tu vous chercher sans que je le sache?
— Pantoute, répéta Évangéline en tirant cette fois-ci sur la seconde manchette. Pourquoi c'est faire qu'a'viendrait me chercher? On est pas du même bord de la clôture, elle pis moé, si tu vois ce que j'veux dire. Pis en plus, cré maudit, a' demeure à Québec.
— C'est ben ce que je me disais, aussi.
— Mais c'est quand même à cause d'elle si j'ai mis ma robe grise pis mes souliers de cuir patent, rapport qu'a' m'a donné des pilules pour arrêter mon mal de genoux.
Les sourcils de Bernadette remontèrent illico à leur place et elle ouvrit les yeux tout grands.
— Que c'est que les pilules que Cécile vous a prescrites ont à voir avec votre robe du dimanche?
— Je m'en vas magasiner.
— Ah bon... Là, je comprends un peu plus la robe même si je vois toujours pas ce que Cécile Veilleux vient faire là-dedans.
Évangéline claqua la langue d'impatience.
— Me semble que c'est clair, non? soupira-t-elle en haussant les épaules. Si j'ai moins mal aux genoux, je peux marcher plus longtemps pis si je peux marcher plus longtemps, ben, je peux aller magasiner. C'est pour ça que je dis que c'est à cause de la Cécile docteur que j'ai mis ma robe du dimanche.
— Là, c'est clair, approuva Bernadette en hochant de la tête.
— Pis c'est pas toute. C'est encore la docteur qui m'a faite comprendre, l'autre jour quand est venue reconduire Laura après leur pique-nique, rapport qu'a' m'a vue descendre l'escalier d'en avant pis que je devais faire une grimace comme d'habitude pasque ça me tirait dans les jambes, ben a' m'a fait comprendre que mettre mes chaussons de laine à journée longue, ça aidait pas mes genoux. Pis que mettre des godasses usagées quand j'vas faire les commissions, c'était pas le diable mieux. Ça fait que, à matin, je m'en vas magasiner avec Noëlla pour m'acheter des souliers neufs.
Des souliers de marche, comme la docteur m'a conseillé. Avec juste un p'tit peu de talon pour aider mon dos pis mes genoux, pis ben ben confortables. Faut que mes pieds soyent aussi ben dans ces souliers-là que dans mes chaussons de laine. C'est ça qu'a' l'a dit, la docteur, pour que je soye capable de les endurer toute la journée.
— Bonne idée, approuva Bernadette qui n'avait jamais vu sa belle-mère avec autre chose dans les pieds, quand elle était dans la maison, que des chaussons de laine bariolés de toutes les couleurs, chaussons qu'elle avait toujours trouvés hideux, d'ailleurs, sans jamais oser le dire franchement.
Maintenant qu'elle avait tiré sur tous les plis de sa robe et ajusté son col amidonné en étirant le cou, Évangéline saisit son sac à main posé sur la table.
— Ouais... C'est vrai que c'est une bonne idée.
J'espère juste qu'avec mes oignons, ça sera pas trop dur à trouver. Si tu savais comment j'espère tomber sur des souliers confortables! Ça fait des années que j'ai mal aux jambes. Mais dis-toé ben que si j'en trouve à mon goût, à partir de demain, j'vas garder mes chaussons pour le soir quand je me mets en jaquette. Bon, c'est pas que je m'ennuie avec toé, Bernadette, mais faut que je m'en aille. C'est comme rien que Noëlla doit m'attendre au coin de la rue. Le temps de mettre mon chapeau pis chus partie.
Heureusement qu'Évangéline avait déjà tourné le dos à Bernadette, car celle-ci ne put s'empêcher d'afficher un long sourire moqueur à la mention de cette antiquité de chapeau qu'Évangéline s'entêtait à porter d'avril à octobre. Un vieux chapeau de paille, noir et garni d'une grappe de raisins mauves sur le côté, qu'elle plaçait rigoureusement sur sa tête pour aller à la messe ou quand elle faisait les frais d'une toilette un peu plus soignée comme ce matin.
— Pis attends-moé pas pour dîner, lança encore
Évangéline depuis l'entrée. On va se payer un club sandwich à deux, Noëlla pis moé. J'vas revenir juste à quèque part dans l'après-midi. Pour une fois que je sors ailleurs qu'aux Dames de Sainte-Anne, j'ai pas l'intention de me presser. À tantôt, Bernadette!
La porte d'entrée, fermée à la volée par une main déterminée, scella cette discussion.
Bernadette poussa un long soupir de contentement.
Toute une journée à elle! Non qu'elle n'appréciât pas la présence d'Évangéline — toutes les deux, elles s'entendaient fort bien —, mais quelques heures de liberté n'étaient pas pour lui déplaire. D'autant plus qu'il faisait une splendide journée d'automne. Un rapide coup d'œil sur la cuisine, comme toujours impeccable parce qu'Évangéline détestait la moindre traînerie, une pensée pour l'époussetage qui pouvait facilement attendre une journée de plus, une autre pour le dîner qu'elle réduirait à sa plus simple expression puisqu'elle serait seule avec les enfants, et à son tour, Bernadette emprunta le corridor en direction de sa chambre, située à l'avant de la maison. Quand elle passa devant la porte de la chambre des garçons, elle lança par-dessus son épaule:
— Ramasse tes jouets, Charles! Toé pis moé, on va aller se promener. Y' fait trop beau pour rester enfermés dans maison.
— Youppi!
— Pis prends donc ton ballon avec toé, on sait jamais. On va aller voir si Daniel a envie de venir avec nous autres.
Le petit Charles, bientôt trois ans, déluré et plutôt actif, montra le bout de son nez dans l'encadrement de la porte de sa chambre qui faisait aussi office de salle de jeux. Son regard brillait de joie anticipée quand il demanda pour être bien certain d'avoir tout compris:
— Daniel? Tu veux aller chercher Daniel pour aller jouer au parc?
Bernadette s'était arrêtée sur le pas de sa chambre. Elle se retourna vers son fils et lui sourit.
— Pourquoi pas? Si ça te tente, comme de raison.
On pourrait demander à la maman de Daniel si a' peut venir avec nous autres.
— Oh oui, ça me tente! Y' est gentil, Daniel, même si y' est plus p'tit que moé.
— Je pensais aussi que ça te ferait plaisir, ajouta
Bernadette, malicieuse. Mais arrête de dire que Daniel est plus p'tit que toé, ça m'énerve! Je te l'ai expliqué, l'autre jour: Daniel est petête pas aussi grand que toé, mais y' a presque le même âge. C'est pour ça que vous vous adonnez ben ensemble. La grandeur, ça veut rien dire. Donne-moé deux minutes pour me changer de chandail pis on part. Si t'es prêt avant moé, va m'attendre dans l'entrée. On va sortir par en avant. Quelques instants plus tard, main dans la main, Bernadette et son fils remontaient la rue en direction de la demeure des Veilleux, un duplex acheté l'année précédente par Gérard Veilleux, le père du petit Daniel et le frère de celle qu'Évangéline appelait «Cécile la docteur».
Curieusement, à cause d'une rencontre inopinée entre Laura, la fille aînée de Bernadette, et cette Cécile de Québec venue visiter son frère, les deux familles avaient créé des liens d'amitié qui allaient s'intensifiant au fil des semaines. Marie, l'épouse de Gérard, était devenue une bonne amie pour Bernadette, et durant l'été qui s'achevait, Laura avait passé cinq semaines chez Cécile, à Québec, pour l'aider à s'occuper de son fils, Denis, qui avait quatre ans.
Laura était revenue transformée de ce voyage prolongé. Bernadette n'aurait su dire en quoi sa fille avait changé à ce point, mais un fait demeurait: Laura n'était plus tout à fait la même. Ceci avait fait dire à Marcel, son mari, que c'était lui qui avait eu raison de s'opposer à ce séjour chez des gens qui n'étaient pas de leur milieu. Mais comme souvent, on n'avait pas tenu compte de son avis.
— Quand je te disais, Bernadette, que ça serait pas une bonne affaire, c'te voyage-là! Regardes-y l'allure, astheure. Habillée comme une fille de Westmount, a' veut manger plein d'affaires qu'on connaît pas, a' voudrait qu'on lise des livres au lieu de regarder la tivi...
Calvaire! A' parle même pus comme nous autres! Ben entendu, quand j'en ai parlé, personne a voulu m'écouter. Regarde ce que ça donne, astheure!
Bernadette n'avait pu rétorquer quoi que ce soit pour défendre Laura: Marcel avait raison en affirmant que leur fille n'était plus la même.
Pourtant, de toute évidence, dès l'instant où Laura avait mis un pied en dehors du train la ramenant chez elle, Bernadette avait compris que sa fille était heureuse de retrouver les siens. Un regard comme celui qu'elle avait posé sur sa famille, rassemblée à la gare Windsor pour l'événement, un regard aussi joyeux ne pouvait mentir. Curieusement, à ce moment-là, le temps d'un battement de cœur et dans la foulée des pronostics de Marcel, Bernadette avait été soulagée. Six semaines en compagnie de deux médecins ne semblaient pas avoir trop influencé sa fille. L'instant d'après, elle avait déjà oublié cette brève sensation d'inquiétude et elle esquissait un grand sourire. Non seulement sa Laura était de retour, mais en plus, elle semblait sincèrement heureuse de revenir chez elle. Rien d'autre n'avait d'importance.
Elle-même s'était tellement ennuyée de sa fille malgré une maison remplie de «visite» depuis le mois de juin. Le temps d'un soupir, Bernadette avait eu une pensée pour Adrien, son beau-frère, ainsi que pour Maureen, son épouse, qui avaient envahi leur appartement durant les cinq dernières semaines. La présence d'Adrien et de Maureen n'avait pas été de tout repos, et ce, pour une foule de raisons.
Toute à ses pensées, Bernadette avançait à pas lents vers la demeure de Marie sans se soucier du babillage de son fils qui passait des commentaires sur tout ce qu'il voyait. Bernadette, elle, c'est le retour de Laura qu'elle avait en tête, aussi précis que si elle était encore à la gare.
Elle se rappela même avoir légèrement froncé les sourcils et repoussé machinalement ses longs cheveux derrière l'oreille droite en pensant à Adrien. C'est toujours ce geste-là qu'elle faisait quand elle se sentait mal à l'aise et elle n'était jamais tout à fait détendue quand elle songeait à Adrien. Mais ce matin-là, au moment où sa fille était enfin revenue à la maison, de façon tout à fait délibérée, Bernadette avait décidé de ne pas pousser la réflexion plus loin. Il y a certaines choses, certaines pensées, parfois, qu'il vaut mieux éviter. Tenant le petit Charles par la main, ce jour-là, elle s'était approchée de Laura pour la serrer tout contre elle. Pour une des nombreuses fois de sa vie, Bernadette avait sciemment choisi de se laisser porter par la joie toute simple de voir sa famille de nouveau réunie, d'autant plus que même Antoine, son fils de dix ans, morose et renfermé depuis des mois, avait semblé tout léger et heureux de revoir sa grande sœur, et que Marcel avait été plus patient que d'habitude. Qu'aurait-elle pu demander de plus? Ce fut quelques jours plus tard que Bernadette comprit, le cœur en émoi, que Laura avait changé. Oh! Rien de majeur. Que des subtilités qui se glissaient parfois dans le geste, parfois dans le propos. Une attitude aussi, plus posée, plus réfléchie, celle-là même qui avait fait rugir Marcel dans l'intimité de leur chambre, vers la fin du mois d'août, alors qu'au souper, Laura avait demandé la permission pour se rendre en ville, le lendemain, afin d'effectuer quelques achats en prévision de la rentrée des classes.
— Maintenant que j'ai de l'argent, je vais pouvoir acheter des crayons à mon goût et des cahiers avec des couvertures de couleur. Et peut-être aussi un sac d'école en cuir. J'en ai assez de mon vieux sac en carton bouilli.
Alors? C'est oui? Est-ce que je peux aller faire des emplettes demain?
Marcel avait failli s'étouffer avec sa gorgée de café en écoutant sa fille parler.
— Pis viens pas me faire accroire que c'est pasqu'a' l'a vieilli que Laura est rendue de même, avait-il déclaré, catégorique, dès qu'il s'était retrouvé seul avec Bernadette dans l'intimité de leur chambre à coucher. Je te croirais pas. On change pas autant que ça en cinq semaines, c'est pas vrai. Pas sans raison, en tout cas.
L'as-tu vue aller? Moi, toi, un potage, faire des emplettes... D'une voix moqueuse, Marcel avait parodié sa fille, allant jusqu'à mimer ses gestes habituels en déambulant au pied du lit avant de s'arrêter brusquement devant Bernadette qui avait esquissé un petit geste de recul instinctif. Elle ne savait jamais ce qui l'attendait vraiment quand Marcel était de mauvaise humeur.
— Calvaire! De la soupe, c'est de la soupe, pis magasiner, c'est magasiner, avait-il enfin décrété en reprenant son timbre normal. Du potage, des emplettes... Ça donne quoi de prendre des mots que la moitié du monde comprend pas? A'veut-tu se donner des grands airs juste pour nous écœurer? Je te parie que le magasin Eaton pis celui de Dupuis Frères, ça sera pus assez bon pour elle. Watch ben demain quand a' va revenir... Comment tu gages qu'a'va nous parler de Holt Renfrew, le magasin des riches? Marcel avait alors poussé un long soupir que Bernadette avait préféré prendre pour du découragement plutôt que pour de la colère.
— Calvaire de calvaire! Que c'est qu'on va faire avec ça? J'ai pas les moyens d'y offrir la vie de château comme les riches de Québec... Pis dire que la mère pensait que c'est la Francine Gariépy qui allait changer notre fille. A' s'est ben trompée. Les Gariépy, ça sera toujours ben rien que du monde comme nous autres, pas de quoi faire lever le nez à personne. Tandis que la docteur pis son mari...
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