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Duchesse d’automne: Une Romance Historique Georgienne
Duchesse d’automne: Une Romance Historique Georgienne
Duchesse d’automne: Une Romance Historique Georgienne
Livre électronique545 pages18 heures

Duchesse d’automne: Une Romance Historique Georgienne

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À propos de ce livre électronique

Un conte de fées d’un genre différent pour les romantiques incurables.

Quand le monde d’Antonia s’écroule, un bel étranger y fait irruption de sa démarche arrogante et bouleverse sa vie. Elle est loin de se douter que ce spécialiste du chaos représente exactement ce dont elle a besoin.

La saga de la famille Roxton est ma série la plus appréciée. Elle suit les hauts et les bas d’une famille aristocrate à travers plusieurs générations, de Paris à Londres en passant par Treat, magnifique domaine ducal dans la campagne anglaise. Chaque livre se concentre sur une histoire d’amour en particulier, tout en poursuivant les arcs narratifs des membres principaux de la famille ; embarquez à chaque fois dans une aventure romantique profondément émouvante. Mais par-dessus tout, la saga de la famille Roxton est une histoire de famille qui raconte le pouvoir sans bornes de l’amour.

« des aventures intelligentes, pleines de génie et de romantisme, avec des histoires de famille qui déboulent sur le bonheur éternel. »

LangueFrançais
ÉditeurSprigleaf
Date de sortie9 oct. 2022
ISBN9781925614558
Duchesse d’automne: Une Romance Historique Georgienne
Auteur

Lucinda Brant

LUCINDA BRANT is a New York Times and USA Today bestselling author of Georgian historical romances & mysteries. Her award-winning novels have variously been described as from 'the Golden Age of romance with a modern voice', and 'heart wrenching drama with a happily ever after'.Lucinda lives most days in the 18th Century (heaven!) and is addicted to Pinterest. Come join her in her 18th Century world: http://www.pinterest.com/lucindabrant/

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    Aperçu du livre

    Duchesse d’automne - Lucinda Brant

    Duchesse d’automneTitle PageSprigleaf logo

    Publié par Sprigleaf Pty Ltd

    ISBN 978-1-925614-55-8     (v2300407)

    Lucinda Brant logo

    Duchesse d’automne, une romance historique georgienne.

    Copyright © 2022 Lucinda Brant, tous droits réservés.

    Titre original : Autumn Duchess.

    Traduction : Marion Gabillard.

    Édition : Gaelle Ty R So.

    Photographie, visuel et conception : Sprigleaf et GM Studios.

    Modèles de couverture : Alissa Bourne et Todd Trofimuk.

    Le visuel à trois feuilles de Sprigleaf est une marque déposée appartenant à Sprigleaf Pty Ltd. La silhouette d’un couple georgien est une marque déposée appartenant à Lucinda Brant. Le fleuron de ananas de Rory a été conçu par Sprigleaf.

    Également disponible en livres numériques et autres langues.

    Pour

    Amaya

    &

    Melissa

    TABLE DES MATIÈRES

    Un

    Deux

    Trois

    Quatre

    Cinq

    Six

    Sept

    Huit

    Neuf

    Dix

    Onze

    Douze

    Treize

    Quatorze

    Quinze

    Seize

    Dix-sept

    Dix-huit

    Dix-neuf

    Vingt

    Vingt-et-un

    Vingt-deux

    Vingt-trois

    Vingt-quatre

    Note de l’auteure

    Aperçu Dair le Diabolique

    Remerciements

    Dans les coulisses

    Arbre généalogique

    La traductrice

    L'auteur

    UN

    TREAT, FOYER ANCESTRAL DES DUCS DE ROXTON, PRINTEMPS 1777

    Il l’aperçut de l’autre côté de la salle de bal.

    Une femme d’une beauté saisissante le dévisageait.

    Jonathon fut coupé dans son élan et la dévisagea en retour.

    Il ne put s’en empêcher.

    Il pouvait compter sur quelques doigts seulement le nombre de fois où son chemin avait croisé celui d’une femme à la beauté si exquise qu’il en avait eu le souffle coupé – deux fois sur le sous-continent indien et une fois dans les Indes orientales. Et à cet instant précis, dans cette salle de bal, sur cette île verdoyante et humide. Il s’octroya donc naturellement le droit de se délecter de sa beauté. Son regard admirateur, d’abord posé sur ses cheveux blonds qui retombaient en lourdes boucles définies sur l’une de ses épaules dénudées, descendit ensuite sur la peau de porcelaine que son décolleté laissait entrevoir, une peau parfaite et éclatante qui contrastait avec le noir d’ébène de sa robe. Il ne se serait pas considéré comme un homme si son regard ne s’était pas attardé sur sa poitrine généreuse, que son corsage au col carré contenait à peine. Il essaya de trouver le moindre défaut à son visage en forme de cœur, son court nez droit, son menton obstiné et ses yeux exceptionnellement obliques – mais que pouvait-il trouver à redire ?

    Il esquissa un sourire pour lui-même ; tout ce qu’il voyait lui plaisait. Tout ce qu’il ne voyait pas, il en était persuadé, était tout aussi séduisant.

    Il se demanda quel âge elle avait. Ce qui n’avait d’ailleurs aucune importance. Il s’agissait d’un jeu auquel il se livrait pour passer le temps lors de ce genre d’évènement social. Elle était vêtue tout de noir et ne portait aucun bijou autour de sa gorge gracile et de ses poignets tout aussi délicats ; il en conclut qu’elle était veuve, et donc pas de première jeunesse.

    Que faisait une veuve ici ?

    Sa fascination n’en fut que décuplée.

    Malgré son expérience limitée de la vie sociale londonienne, Jonathon savait très bien que les veuves ne participaient pas à ce genre de rassemblement social, et surtout pas à un évènement d’aussi grande renommée, à l’apogée de la Saison. Sa période de deuil touchait peut-être à sa fin et elle chaperonnait l’une des jeunes filles de la soirée ? Elle ne pouvait tout de même pas être assez âgée pour avoir une fille à marier ? Jonathon fit la grimace. Pour une raison incompréhensible, il n’aimait pas penser qu’elle avait été mariée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant.

    Pourquoi le fixait-elle ?

    Elle se tenait totalement immobile, ses mains jointes devant elle, telle une statue sculptée dans l’albâtre et drapée de tissu noir ; un ornement de la salle de bal au même titre qu’un chandelier flamboyant ou que l’immense tapisserie aux riches broderies qui était accrochée derrière elle. Cette impression se renforça quand les danseurs commencèrent à se rassembler par deux et passèrent devant elle comme si, en effet, elle faisait partie des meubles. Pourquoi donc ? Peut-être la connaissait-on tellement bien dans la société que l’on prenait sa beauté pour acquise. Dans une salle de bal remplie de belles jeunes filles parées de soies crème, roses et bleues aux tons pastel, elle avait pourtant de quoi faire tourner les têtes.

    Jonathon ne pouvait s’empêcher de la dévisager.

    Il observa quelques convives qui faisaient même un immense effort pour ne pas la regarder ; certains effectuaient un grand détour pour l’éviter, d’autres regardaient droit devant eux ou gardaient les yeux baissés sur le plancher. Les quelques jeunes filles qui osèrent lancer un regard curieux et furtif en direction de la magnifique femme reçurent immédiatement des réprimandes furieuses à voix basse de la part de leurs parents ou tuteurs, et détournèrent rapidement le regard, la tête baissée comme si elles venaient de commettre un grave péché dont elles avaient honte.

    Pourquoi l’évitait-on de manière aussi délibérée ?

    Pourquoi est-ce que personne ne faisait attention à elle ?

    Pourquoi est-ce que personne ne s’arrêtait pour lui parler ?

    Pourquoi la négligeait-on autant ?

    Il bouillonnait de la voir seule et abandonnée.

    Il paraissait peu probable que cette beauté ait un passé sordide ou vive ouvertement en tant que maîtresse d’un noble chanceux ; elle n’aurait alors pas été invitée à se joindre à ce peuple auguste. Le duc de Roxton était un prude incorruptible, dévoué à sa famille, un oiseau rare parmi ses pairs pomponnés. Le roi encensait sans cesse l’exemple du duc. C’était un compliment dont on ricanait tellement dans les salons de la société que même Jonathon, qui n’était arrivé dans la capitale que six mois plus tôt, en avait entendu parler à de nombreuses reprises. Peu importe la raison pour laquelle elle subissait un tel ostracisme social, il n’y accordait aucune importance. Il était déterminé à faire sa connaissance – la curiosité et l’attrait l’y contraignaient.

    Un éclat de rire survolté le tira de sa rêverie. Tommy connaîtrait sans aucun doute l’identité de cette beauté ainsi que son histoire. Il était toujours au courant des derniers ragots. Le deuxième passe-temps préféré de Tommy Cavendish – juste après la dégustation de divers plats – consistait à faire collection des menus détails sociaux que les familles tentaient désespérément de censurer. Ainsi, sans prêter attention aux deux douairières enturbannées qui satisfaisaient l’appétit insatiable de Lord Cavendish pour les scandales en le nourrissant des dernières miettes les plus sensationnelles, Jonathon agrippa les basques épaisses de la redingote du noble et le tira sans ménagement vers l’arrière, pour l’attirer à son côté.

    — Tommy ! Tommy, aidez-moi ! exigea-t-il sans quitter la nymphe du regard. Elle porte une tenue de veuve et personne ne fait attention à elle. Pourquoi ? Que fait-elle ici ?

    — Parbleu, ne me dites pas qu’un membre du sexe faible a enfin piqué votre curiosité ? Bravo ! Qui donc, mon vieux ? s’enquit Sa Seigneurie.

    Tommy Cavendish agita son mouchoir bordé de dentelle en direction des douairières qui s’éloignaient à une allure théâtrale, exprimant leur dégoût d’être ainsi interrompues par un colosse basané à l’importance sociale indéterminée. Puis il plaça rapidement son lorgnon sur l’un de ses yeux humides et balaya d’un regard enthousiaste la salle de bal où se dansait le premier menuet de la soirée. Son regard descendit ensuite sur les grands pieds de Jonathon et remonta sur ses cheveux épais qui lui descendaient jusqu’aux épaules.

    — Faites-vous réellement un mètre quatre-vingt-treize ?

    Jonathon retira le lorgnon des doigts dodus de Lord Cavendish et le laissa pendre au bout de son cordon.

    — Cessez de faire des manières stupides, Tommy. Et cette hideuse mouche noire, si c’est de cela qu’il s’agit, est elle aussi vraiment exagérée. Une verrue, dans le meilleur des cas.

    — Brute, répondit Lord Cavendish sans indignation, en tapotant le coin de sa bouche de son auriculaire potelé pour s’assurer que sa mouche en forme de cœur y était toujours. Quand on ne peut pas être un Samson, on trouve d’autres moyens de s’attirer une Dalila.

    — La mouche et le maquillage ne vous siéent pas, Tommy. Croyez-moi. Que dirait Kitty ?

    Lord Cavendish haussa les épaules et tapota son ventre replet, très serré dans son gilet ajusté en soie de style chinois.

    — Ma femme ? Elle m’a dit de porter une demi-lune plutôt qu’un cœur, et sur la tempe plutôt que près de la bouche. Mais qu’est-ce que cette très chère Kitty pourrait savoir sur les mouches et le maquillage ? Et je ne suis pas celui qui a besoin d’une femme…

    — Tommy, ne commencez pas.

    Lord Cavendish feignit l’ignorance et, d’un grand geste de son bras recouvert de soie, désigna la foule regroupée autour de la piste de danse.

    — Commencer ? Mon cher ami, la campagne maritale a sérieusement commencé il y des mois de cela, si vous n’aviez pas remarqué. Quel meilleur endroit pour trouver une bonne petite épouse que pendant cette soirée de renom ? Elles ont été cueillies directement sur la vigne, celles-là. Aucun parent avec un rang inférieur à celui de vicomte, et ce n’est pas comme si vous deviez vous marier pour l’argent. Il y a quelques petites poulettes qui ont une ascendance aussi longue que votre bras et leur capital est inégalé. Kitty pense…

    — Non, Tommy ! Non.

    — … que vous avez le choix entre au moins cinq délicieux desserts – elles ont toutes une petite vingtaine et participent à leur deuxième Saison. Cependant, je ne mettrais pas la jolie Porter-Lewisham de côté, même si elle a dix-huit ans.

    Dix-huit ans ?

    Jonathon était révolté. Sa fille venait d’avoir dix-neuf ans. Il poussa l’épaule de son ami corpulent en direction de la piste de danse.

    — Alors, Tommy ! La belle là-bas. De qui s’agit-il ?

    Lord Cavendish chercha son lorgnon à tâtons.

    — Où se trouve donc cette vision de rêve, ce succulent éclair au chocolat qui a ouvert votre appétit masculin ?

    — Pas par-. Par ici, le corrigea impatiemment Jonathon. À ma gauche. La tapisserie. Elle me fixe du regard.

    Lord Cavendish balaya une nouvelle fois la salle de bal de son œil agrandi, veillant à ne pas s’attarder sur un beau visage pendant plus de quelques secondes, mais s’il se trouvait une magnifique jeune fille à marier dans cette foule de jupons soyeux et d’éventails agités, il ne parvint pas à l’apercevoir ; ces femmes étaient belles, certes, mais aucune n’avait une beauté saisissante au point de causer des bouffées de chaleur à son grand ami, à moins que… Non ! Son sourire ne disparut pas, mais il fronça les sourcils. Il leva les yeux vers Jonathon et suivit son regard fixe… Oh, Seigneur. Non. Il prit une grande inspiration mentalement et laissa retomber son lorgnon. Il arborait un demi-sourire et marmonna quelque chose d’inintelligible.

    Il lui fallut un moment pour retrouver sa voix, ce qui laissa assez de temps à Jonathon pour apercevoir deux créatures renfrognées, toutes deux vêtues de soie gris tourterelle et ayant autant de charisme que des geôliers aux bras puissants, s’approcher de la nymphe par derrière et s’arrêter à deux pas de chaque côté d’elle. Elles lui faisaient penser à deux gargouilles. La magnifique femme contracta ses épaules blanches comme la neige de façon presque imperceptible ; Jonathon comprit qu’elle sentait la présence des deux femmes, qui représentaient vraisemblablement une intrusion déplacée. Mais elle ne prit pas la parole et ne leur adressa aucun regard.

    Son estimation du rôle de ces femmes fut confirmée quand un gentleman portant deux verres de champagne sortit en titubant de la pièce dédiée aux rafraichissements, longea la piste de danse cernée de spectateurs et se dirigea droit sur la nymphe. Il leva haut ses deux verres en virevoltant d’un côté puis de l’autre, afin d’éviter de renverser une précieuse goutte de champagne, et se retrouva face à face avec l’une des gargouilles dépourvues d’humour, qui s’avança et l’arrêta avant qu’il ne puisse s’approcher à moins de trois mètres de leur maîtresse. Il fut calmement pris en main par deux valets de pied en uniforme qui apparurent de nulle part au milieu de la foule et fut emmené, l’avant de sa redingote jaune canari trempé de champagne.

    — Alors ? demanda Jonathon à Lord Cavendish tandis que la comtesse de Strathsay exécutait une révérence exagérée devant la belle avant de se relever pour lui adresser quelques mots. De qui s’agit-il, pour qu’une moralisatrice aussi à cheval sur l’éducation et le rang que Lady Strathsay s’incline devant elle au point que son nez vienne érafler le plancher ?

    La bouche de Tommy Cavendish essaya encore de former des mots avant de se figer en un sourire pincé. Il tapota le bras de Jonathon du bout de son lorgnon.

    — Strang ! Espèce de tourte retors ! Je vous ai cru pendant un moment. Vous ne pouvez pas m’embobiner aussi facilement.

    — Je ne vous embobine pas. C’est la première fois que je la vois et je veux savoir de qui il s’agit, afin de ne pas me ridiculiser quand on nous présentera. Votre aide serait fortement appréciée, mais je me débrouillerai sans s’il le faut.

    L’habituelle bonhomie de Lord Cavendish se volatilisa. Il aurait aimé que Kitty soit avec lui. Sa femme saurait bien mieux que lui comment expliquer les choses.

    — Ah… Oui… J’aurais dû m’en douter. Elle ne sort plus en société. C’est sacrément dommage, si vous voulez mon avis. Sacré gâchis d’une magnifique femme.

    — Alors ? répéta brutalement Jonathon.

    Il observa Lady Strathsay prendre congé : elle fit quelques pas traînants vers l’arrière avant de se retourner et d’abandonner la nymphe à la surveillance des deux gargouilles.

    — Allons, Tommy. Si elle vit en marge de la société, elle pourrait choisir de quitter cette petite fête suffocante à tout moment. Crachez donc le morceau avant que je ne perde patience et que je ne saute le pas en allant l’inviter à danser sans votre aide.

    Lord Cavendish secoua sa tête poudrée.

    — Non, Strang. Vous ne voulez pas y aller. Les conséquences seraient terribles si vous vous exécutiez. Croyez-moi, si vous allez la voir, vous passerez pour un imbécile. On fera de vous du mouton bouilli avant même que vous ne puissiez être émincé pour un steak tartare.

    Jonathon souffla d’incrédulité. Sa Seigneurie soupira, abaissa son lorgnon et reprit sans artifice :

    — Strang. Faites-moi confiance sur ce coup. Deb Roxton a fait une grande faveur à votre très chère Sarah-Jane en lui offrant son parrainage. La duchesse ne favorise pas ainsi tous ses parents de la famille Cavendish. Il ne faut pas mépriser une bienfaisance aussi noble. Si votre fille veut épouser au minimum un baronnet, vous devez à tout prix éviter de vous attirer la désapprobation du duc. Croyez-moi, comme nous autres hommes sanguins, vous devez admirer cette beauté de loin.

    Jonathon resta indifférent. Il balaya du regard les nobles têtes perruquées et poudrées qui étaient rassemblées dans la vaste salle de bal et aperçut l’aristocrate dont ils étaient justement en train de discuter. Il observa le duc se frayer un chemin dans la foule et rejoindre la nymphe. Elle dépassait à peine l’épaule de Sa Grâce, et ce, Jonathon le soupçonnait, alors qu’elle portait des chaussures à talon. Le duc inclina la tête, sortit sa tabatière et prononça quelques mots auxquels la beauté ne répondit pas. Enfin, elle leva le menton vers lui, le gratifia d’une réponse et ouvrit son éventail de plumes noires d’un geste rapide et fébrile. Après un échange qui dura quelques minutes, elle osa se détourner du duc, lui exposant son épaule dénudée. Sa Grâce resta à son côté, observant les danseurs avec un sourire énigmatique. À en juger par l’inclination de sa tête, il continuait à lui parler à voix basse, bien qu’elle l’ignorât délibérément. Jonathon se dit qu’il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer l’infranchissable mur de briques glacées qui séparait ces deux-là.

    — Si l’homme qui demandera la main de Sarah-Jane est assez faible pour placer la bonne opinion que Sa Grâce de Roxton a de lui avant l’amour de ma fille, alors je ne souhaite pas qu’elle soit ainsi privilégiée.

    De défaite, Lord Cavendish leva une main entourée d’une ruche de dentelle vers le ciel.

    — Vous avez toujours été un romantique éhonté, soupira-t-il. Et la famille s’est demandé pourquoi Emily s’était enfuie avec le cadet sans le sou d’un cadet, travaillant pour la Compagnie des Indes. Ah !

    — Le nom de la beauté qui se tient à côté de Roxton, Tommy.

    — Qu’en est-il de votre quête pour que l’on vous rende l’héritage des Strang Leven ? Si vous vous mettez le duc à dos, vous pourrez jeter la vieille fortune héréditaire et les perspectives de mariage de Sarah-Jane avec le reste de la marmite !

    Jonathon grogna, agacé. Il n’avait pas pris son mal en patience pendant vingt ans à se faire une fortune sur le sous-continent pour que ses projets lui échappent maintenant, avant qu’il n’ait eu le temps de persuader entièrement le duc qu’il avait une obligation morale de rendre aux Strang Leven ce qui leur appartenait de droit. Il n’allait donc pas prendre à la légère le risque d’offenser le duc et de ruiner ainsi les chances de sa fille de se trouver un noble mari.

    — Sarah-Jane peut se trouver un mari titré à Édimbourg aussi facilement qu’en glissant sur ce noble plancher dans ses mules de soie.

    — Strang ! s’écria Lord Cavendish, outré. Un Écossais ? Cela reviendrait à dire « Macbeth » à un acteur !

    — Cessez ces théâtralités de cuisinière française, Tommy, et dites-moi comment s’appelle cette femme.

    Lord Cavendish évita la question.

    — Kitty est une femme remarquable, dit-il en remontant ses lunettes sur son nez d’un air entendu. Elle a l’oreille de la duchesse. Mais cela reste entre vous, moi et la casserole, mon vieux.

    Jonathon haussa un sourcil.

    — À vrai dire, mon vieux, la casserole en sait plus que moi. Crachez le morceau !

    — Vous devriez être heureux d’apprendre que Roxton est assez partagé quant à votre héritage perdu depuis longtemps, en particulier la résidence d’Hanover Square. Il a acheté une maison plus grande et palatiale en bordure d’Hyde Park, qui convient mieux à sa descendance grandissante et, selon les cyniques, met plus de distance entre le duché et l’infâme passé des précédents tenants du titre. En ce qui concerne Crecy Hall… On dit qu’il est en plein dilemme sur cette horreur élisabéthaine aux nombreuses tourelles – ce sont ses paroles, pas les miennes. Comme vous le savez, le domaine avait été laissé en ruine et il était impossible d’y habiter, ce qui a changé il y a cinq ans quand l’ancien duc, dans son dernier souffle, a décidé que Crecy devait retrouver sa gloire d’antan.

    Jonathon fut assez surpris pour détourner le regard de la nymphe et baisser les yeux sur Tommy Cavendish.

    — Pour l’amour du ciel, pourquoi ?

    — Accrochez-vous à la crème de votre éclair, ordonna Lord Cavendish avant de continuer à voix basse : Le duc de Roxton se considère comme un noble très droit moralement. Ainsi, quand la vraie nature de l’acquisition de l’héritage des Strang Leven lui a été révélée par vos avocats, il a considéré que ce n’était pas en accord avec ses hauts principes que de conserver Hanover Square et le manoir élisabéthain.

    — Vraiment ? Les nuages s’écartent de nouveau et le soleil brille. Et ? Vous n’avez pas tout dit. Vos lèvres peintes frémissent.

    Lord Cavendish se balança sur ses talons.

    — Mais les sentiments et opinions du duc n’ont aucune importance pour votre cause, j’en ai peur. C’est la mère française du duc qui causera votre perte, car c’est pour elle que son prédécesseur a fait rénover Crecy, en tant que douaire pour son veuvage. Elle s’est installée là-bas quand il est mort il y a trois ans. C’est donc Antonia, duchesse de Roxton, que vous devrez non seulement convaincre que Crecy doit revenir aux Strang Leven, mais que vous devrez aussi expulser.

    — La mère de Roxton ? Une vieille veuve revêche à affronter, une Française par-dessus le marché ! maugréa Jonathon en levant les yeux au ciel. Fabuleux. Un malheur n’arrive jamais seul ! Déjà qu’il fait toujours froid dans ce pays, le temps est maintenant glacial.

    Il soupira, redressa les épaules et donna un petit coup à Tommy Cavendish tout en reposant son regard sur la belle femme. Elle disait quelque chose au duc par-dessus son épaule dénudée, ce qui poussa le noble à serrer le poing sur sa tabatière, sa bouche ne formant plus qu’une mince ligne. Il n’aurait pas été plus évident qu’ils étaient en pleine dispute s’ils s’étaient hurlé des insultes à travers la salle de bal.

    — Qui est-elle donc, Tommy, pour que Roxton ose s’énerver en public ?

    Un bruit s’éleva de la gorge de Lord Cavendish, ressemblant fortement à celui que pourrait faire un faisan effrayé. Il toussa poliment dans son poing pour retrouver sa voix.

    — La… hum… beauté qui a attisé votre désir fait partie de la famille du duc. C’est sa… Seigneur ! Je n’arrive pas à croire que la première femme qui fasse augmenter votre rythme cardiaque depuis votre retour en Angleterre soit sa…

    — … cousine ? Sœur, cousine éloignée, parente pauvre…

    — Antonia, duchesse de Roxton. La vieille veuve revêche comme vous l’avez si drôlement dit.

    Jonathon déglutit avec difficulté.

    — Je suis maudit, grommela-t-il dans l’incrédulité la plus totale.

    — Vous le serez assurément si vous vous approchez d’elle.

    Jonathon râcla sa gorge sèche.

    — Elle n’est pas assez âgée, Tommy. Roxton doit avoir au moins le même âge que moi.

    — Nous étions à Eton ensemble. Il vient d’avoir trente ans. Il a des mèches grisonnantes et sa mère donne l’impression d’être bien plus jeune que son âge, ce qui brouille les pistes.

    Jonathon fronça les sourcils de dégoût.

    — Mariée dans son enfance ?

    — Vous en doutez ? On l’a arrachée de la salle de classe. Le cinquième duc était un débauché tristement célèbre qui s’est réformé pour elle. Ils sont restés dévoués l’un à l’autre jusqu’à sa mort. C’est tout ce que je dirai.

    Lord Cavendish fit un geste pour saluer un gentleman qui se trouvait à l’autre bout de la salle de bal et faisait des mouvements exagérés de la tête en direction de la pièce où étaient servies les boissons.

    — Il est temps de passer à autre chose, Strang. Jeux de cartes, conversation et dragées nous attendent derrière ces arches et, personnellement, je compte bien profiter de l’offre.

    Jonathon resta immobile, les yeux toujours rivés sur la duchesse.

    — Dites-moi que vous cherchez à m’embobiner, Tommy. Dites-moi la vérité. Dites-moi qu’une femme à la beauté aussi extraordinaire n’a aucun lien avec les Roxton. Dites-le-moi, Tommy.

    Lord Cavendish poussa un profond soupir.

    — J’aimerais pouvoir vous le dire. C’est impossible.

    — Alors dites-moi ce que vous savez.

    — Arrêtez donc de la dévisager aussi ouvertement ! siffla Lord Cavendish en tirant sur la manche en velours de Jonathon. Roxton a déjà regardé dans notre direction par deux fois, ce qui n’est pas étonnant, vos yeux sont avidement braqués sur sa mère. Il est sacrément protecteur envers elle, et qui peut le lui reprocher ? La mort du précédent duc a signé l’ouverture de la chasse sur sa femme bien plus jeune. Son incroyable beauté n’est égalée que par sa richesse personnelle, un héritage que lui a laissé son mari le duc et dont elle peut faire ce qu’elle veut – l’héritage des Strang Leven fait partie de ces richesses, mon vieux. Roxton a les mains liées tant qu’elle est en vie. Vous comprenez donc pourquoi il la garde dans une cage dorée. Enfin, c’est ce qui se dit…

    — Et la version non autorisée ?

    Quand il ne reçut aucune réponse, Jonathon se força à détourner le regard de la duchesse pour observer l’air renfrogné de Lord Cavendish.

    — Oh, allez, Tommy ! Dites-le-moi et vous serez ensuite libre de vous empiffrer au buffet avec abandon.

    — Vous avez une ténacité à toute épreuve, soupira Sa Seigneurie.

    Il reprit son lorgnon et feignit de s’intéresser à la danse, car non seulement le duc les observait sous ses épais sourcils, mais ceux qui circulaient autour de la piste de danse commençaient aussi à tourner la tête dans leur direction et à murmurer derrière leurs éventails agités et leurs mouchoirs parfumés bordés de dentelle.

    — Cela fait presque trois ans que le vieux duc est mort. Il avait soixante-sept ans et était malade depuis quelques années ; sa mort n’était donc pas inattendue. Sauf, bien sûr, pour la duchesse. Elle pleure encore sa disparition comme si elle avait eu lieu hier. C’est une créature divinement belle et douce, pour laquelle nous devons avoir de la compassion. Selon les rumeurs, le chagrin l’aurait déstabilisée. Sir Titus Foley, un médecin raffiné qui s’est fait un nom dans l’étude et le traitement de la mélancolie féminine, a été convoqué à Treat par le duc, pour la deuxième fois en autant d’années. Ce qui nous pousse à nous poser des questions sur l’équilibre mental de Sa Grâce, non ? Et ne dites pas que vous avez appris cela de moi, mon vieux, sinon Kitty me ferait ligoter et rôtir à la broche.

    Jonathon grimaça de dégoût.

    — Cette pauvre femme a perdu son mari, l’amour de sa vie, sa maison et sa haute position dans la société, et son fils la met derrière les barreaux ? Est-ce si étonnant qu’elle souffre de mélancolie ? Elle n’a pas de vie. Elle est brimée, harcelée et incomprise, voilà ce que je pense. Elle n’a pas besoin des égards étranges d’un charlatan hautain. Ce dont elle a besoin, c’est de quelqu’un à qui parler, une épaule compatissante sur laquelle pleurer.

    L’éclat de rire aigu et incrédule de Lord Cavendish résonna dans toute la salle de bal.

    P-P-Parler ? Oh, S-S-Strang ! Vous êtes tel un bol de bouillon de poulet ; tellement nécessaire à mon confort. Votre solution ? Irrésistiblement simple, au point de m’avoir presque convaincu. Je crois comprendre que vous allez agir comme un homme et offrir à Antonia Roxton votre forte épaule sur laquelle pleurer ?

    Il essuya son œil humide avec la ruche en dentelle qui recouvrait le dos de sa main tremblante.

    — Elle sera éternellement reconnaissante de vos efforts et non seulement elle vous cédera l’héritage des Strang Leven, mais en plus elle quittera Crecy Hall sur-le-champ et vous laissera y faire ce que vous voulez, c’est bien cela ? continua-t-il en secouant sa tête poudrée, incrédule. J’aimerais bien voir cela !

    Jonathon se fendit d’un grand sourire.

    — Je vous laisse observer.

    DEUX

    Le duc, debout à côté d’Antonia, duchesse de Roxton, sortit sa tabatière en or. Il en tapota le couvercle émaillé sans pour autant l’ouvrir. Il s’agissait d’un geste délibéré qui lui permettait de s’octroyer un instant pour maîtriser sa frustration et son agacement. Il parvint à maintenir une expression détendue sur son beau visage et à sourire, comme s’il passait une bonne soirée. Ses invités n’auraient jamais soupçonné qu’il avait souhaité voir le bal prendre fin avant même qu’il ait commencé quand sa mère était arrivée toute de noir vêtue – même son éventail et ses chaussures à talon étaient noirs. Ses cheveux étaient coiffés sans aucune parure, pas même un ruban. Elle ne portait pas de maquillage, et ses poignets et son cou étaient dénués de bijoux. Cette apparence austère faisait d’elle la femme la plus captivante de la salle et témoignait de son mépris obstiné pour les efforts déployés par son fils et sa belle-fille afin d’organiser un événement social à Treat qui ne susciterait pas de commérages indésirables.

    Il aurait dû se garder d’espérer que cette fois elle tiendrait compte de ses conseils et ne porterait pas le deuil. Il aurait aimé savoir comment s’y prendre avec elle. Avec les autres membres de sa famille proche ou éloignée, ses domestiques, employés et métayers, sa parole faisait loi et était rarement remise en question. Il aimait à croire qu’il était un chef de famille bienveillant, rarement dictatorial. Mais il se sentait complètement impuissant dès qu’il était question de sa mère. Il ne savait absolument pas ce qu’il pouvait faire ou dire de plus pour la sortir de l’océan de chagrin et d’apitoiement dans lequel elle se noyait peu à peu.

    Qu’était-il arrivé à la créature autrefois animée et heureuse qui traversait la vie telle une toupie colorée, un magnifique petit tourbillon qui portait de jolis jupons en soie et un doux parfum, aux poignets ornés de bracelets d’or et de diamants, que son père couvrait de tant de pierres précieuses qu’elle portait rarement les mêmes bijoux deux fois ? Elle avait été l’ingrédient nécessaire qui faisait d’eux une famille pleine de bonheur, de chaleur et d’amour. Même la maladie de son mari n’avait pas affaibli son énergie. Elle s’était montrée si courageuse, gentille et forte que Julian avait fini par se convaincre qu’elle avait accepté l’inévitabilité du décès de son mari. Elle le pleurerait pendant un temps, mais étant bien plus jeune que lui, elle poursuivrait sa vie en acceptant que l’ancien duc avait mené une longue existence bien remplie et que son heure était venue.

    Mais quand son père était passé de vie à trépas, elle semblait avoir subi le même sort.

    Il avait l’impression d’avoir perdu ses deux parents ce jour-là, ce qui l’attristait excessivement. La santé mentale de sa mère, maintenant fragile, était une préoccupation incessante. Il souhaitait pouvoir la rendre heureuse, lui montrer que la vie valait encore la peine d’être vécue. Il avait essayé de l’en persuader en douceur pendant trois ans, ce qui s’était soldé par un échec. Le temps était venu d’essayer une approche différente, qu’il répugnait à employer, mais l’éminent médecin Sir Titus Foley lui avait assuré qu’il s’agissait de la seule solution pour que sa mère retrouve la raison.

    Il inspira profondément et feignit de s’intéresser aux couples qui s’assemblaient pour les contredanses.

    — Je pensais que nous nous étions mis d’accord pour que vous arrêtiez de porter du noir après Pâques, commença Julian en français, la langue maternelle de sa mère.

    — Non. C’est ce que vous vouliez, Julian.

    — Trois années se sont écoulées, mère. N’est-il pas temps ?

    Antonia haussa une épaule dénudée, le regard fixé sur les portes d’entrée.

    — Temps ? Qu’est-ce que le temps ? Sans monseigneur, le temps n’a plus aucune importance.

    Le duc pinça les lèvres et compta silencieusement jusqu’à cinq.

    — Votre douleur ne s’amoindrira pas si vous cessez de porter le deuil, mais…

    — … mon fils et sa femme se sentiraient plus à leur aise si je ne faisais pas mon deuil en public, hein ?

    — Vous savez que ce n’est pas ce que je voulais dire ! répliqua-t-il en serrant les dents, sa tabatière écrasée dans son poing.

    — Mais c’est ce que vous ressentez, non ? Vous préfèreriez que votre mère fasse son deuil en privé. Ce serait plus… convenable, non ?

    — Je préfèrerais que vous ne soyez pas en deuil du tout !

    Antonia leva ses yeux vert émeraude, traversés d’un éclair de colère, vers le duc.

    — Comment osez-vous suggérer une telle chose ! Mon fils préfèrerait peut-être que monseigneur et moi ne soyons jamais tombés amoureux ? Vous préfèreriez que votre mère s’arrache le cœur pour ne pas avoir à endurer l’indignité de son chagrin ?

    Sur ces dernières paroles, le duc se tourna vers elle et l’observa d’un regard empli de colère, d’embarras et d’indignation. Il en oublia momentanément qu’à la lueur de mille bougies deux cents paires d’yeux les observaient de derrière leurs éventails agités et leurs lorgnons, ou par-dessus leurs coupes de champagne, guettant le dénouement de cette conversation glaciale entre mère et fils.

    — Je suis offensé, madame, que vous osiez suggérer quelque chose d’aussi grotesque, articula-t-il froidement. Par ailleurs, vous savez très bien à quel point Deborah et moi nous efforçons d’égaler en tout point la vie conjugale que vous et père partagiez. Des remarques aussi absurdes prouvent une fois encore que votre état instable ne vous permet pas de prendre des décisions rationnelles.

    Il s’étira le cou, comme si la cravate en dentelle d’un blanc immaculé minutieusement nouée autour de sa gorge le gênait soudain, et reporta son attention sur la salle de bal.

    — J’ai décidé de faire revenir Sir Titus…

    Quoi ? répondit Antonia avec un geste bref et saccadé de son poignet gracile pour ouvrir son éventail, tout en réprimant un frisson de répugnance. Vous voulez me forcer à subir les soins d’un-un charlatan dégoûtant et négligent ? Incroyable.

    — Vous avez donc cessé de passer des heures à parler toute seule sur la colline ?

    — Je ne parle pas toute seule, déclara Antonia d’un ton neutre, bien que l’embarras d’avoir été prise sur le fait colore ses joues de porcelaine. Je parle à votre père.

    Le duc leva ses yeux verts en direction du plafond orné de dorures puis les baissa sur la boucle en diamant qui décorait la languette de sa chaussure gauche.

    — Je vois… Vous pensez qu’il est acceptable pour une duchesse de passer des heures vaines dans le mausolée familial…

    — Tout aussi acceptable que le fait qu’un duc autorise ses domestiques à espionner sa mère !

    — … à converser avec un portrait de marbre ? conclut platement le duc.

    Antonia tourna ses grands yeux innocents vers le duc.

    — Julian, vous pensez que je discute avec des statues ? C’est absurde.

    De nouveau, le duc compta jusqu’à cinq dans sa tête, bien que son soupir d’impatience ait été audible. Il essaya de se montrer conciliant une dernière fois.

    — Madame, si vous acceptez de ranger votre tenue de deuil et d’admettre que la réalité ne correspond plus à ce que vous avez connu et aimeriez retrouver, je me passerai volontiers des services de Sir Titus Foley. Il m’assure cependant qu’il peut vous guérir de cette mélancolie excessive et déraisonnable.

    Un frisson parcourut la colonne vertébrale d’Antonia quand elle entendit ces paroles, et elle se raidit visiblement. La guérir ? De quoi Julian pouvait-il bien parler ? Comme si le chagrin causé par la perte de l’amour de sa vie n’était rien de plus qu’une petite grippe qui impliquait seulement de garder le lit et d’ingérer le remontant infâme d’un médecin. Elle balaya la salle de bal du regard ; l’agitation, les couleurs, les rires et la lumière se brouillaient en un méli-mélo sans importance. Elle ne pouvait pas supporter l’idée de rester une minute de plus dans cette maison qui était autrefois son foyer.

    — Faites venir mon carrosse, Julian. Immédiatement !

    — Cessez de porter du noir, mère, et les enfants pourront continuer à vous rendre visite à Crecy.

    Antonia prit une soudaine inspiration.

    — Vous empêcheriez les enfants de venir me voir ?

    — Frederick s’interroge sur… sur le comportement étrange de sa grand-mère.

    Antonia leva les yeux vers lui, plongée dans une incrédulité silencieuse. Le duc se racla la gorge, gêné sous son regard appuyé. Cet entretien impromptu menaçait de se transformer en un affrontement public, une situation qu’il voulait éviter à tout prix. Il s’étira le cou derechef, sa cravate plus serrée que jamais.

    — Vous savez tout aussi bien que moi que les domestiques ont tendance à évoquer les commérages devant les enfants, persuadés qu’ils sont trop jeunes pour comprendre. Mais Frederick a presque sept ans… et il est très mature… Il a pris les commérages à cœur. Il s’inquiète pour vous, se fait du souci. Il a questionné sa mère. Heureusement, les jumeaux sont trop jeunes, tout comme Juliana, mais il ne faudra pas longtemps avant… En bref, mère, si vous continuez à porter le deuil, si vous poursuivez vos visites quotidiennes au caveau familial, vous ne me laisserez d’autre choix que de limiter votre temps passé avec les enfants aux occasions publiques.

    Lentement, Antonia referma son éventail et souleva ses jupons diaphanes d’une main. Faisant appel à son quart de siècle d’expérience en tant que duchesse sous le regard du public, elle tendit mécaniquement son autre main à son fils en signe d’adieu. Un simple regard par-dessus son épaule suffit pour que ses dames d’honneur s’approchent d’elle.

    — Mon carrosse, Julian.

    — Serait-ce trop vous demander, dit-il d’un ton qu’il voulait persuasif en portant sa main à ses lèvres, de cesser de porter le deuil et de vous conformer à l’usage ?

    Le visage d’Antonia resta figé en un masque d’indifférence. À l’intérieur, elle s’effondrait.

    Se conformer ? Ce mot ne faisait pas partie de son vocabulaire. Quand lui avait-on jamais demandé de se conformer à l’usage ? Elle s’était toujours contentée d’être elle-même. Quand elle était devenue duchesse de Roxton deux mois après son dix-huitième anniversaire, on ne l’avait pas contrainte à suivre les préceptes de la société et elle n’en avait jamais ressenti le besoin. Son mari ne le lui avait jamais demandé. Sa spontanéité et son exubérance faisaient partie de ce que monseigneur chérissait le plus chez elle. Pourquoi son fils s’attendait-il, maintenant qu’elle était veuve, à ce qu’elle se plie aux règles ? C’était inconcevable. Guérison et conformité. Elle était totalement désorientée face à de telles absurdités.

    Elle retira sa main.

    — Deborah souhaite-t-elle la même chose ?

    Le duc ne la regarda pas dans les yeux, préférant se concentrer sur sa chevelure blonde.

    — Deb est enceinte de quatre mois, je ne ferai rien qui pourrait la contrarier.

    Antonia sentit les larmes monter. Il fallait absolument qu’elle les empêche de déborder en ce lieu.

    Son fils ne se rendait-il pas compte que ses petits-enfants représentaient tout pour elle ? Ils lui rendaient visite deux fois par semaine dans la maison au bord du lac où elle résidait depuis qu’elle était veuve, et ils étaient les seuls rayons de soleil dans son existence autrement terne et solitaire. Sans eux, elle sombrerait à coup sûr. Ce qui serait peut-être pour le mieux. Cela pourrait tout régler. Elle savait qu’elle représentait un immense fardeau pour son fils et sa femme, et que Julian faisait uniquement ce qu’il pensait être juste – ce que, selon lui, son père aurait voulu qu’il fasse en tant que duc. Antonia ne pouvait pas lui en vouloir sur ce point. Elle était bien consciente qu’avec le statut de duc de Roxton, son fils avait hérité d’un lourd fardeau de responsabilités. Il prenait son rôle de chef de famille très au sérieux – trop au sérieux, selon elle. Mais son avis n’avait aucune importance. Julian était un mari et un père aimant, ainsi qu’un maître bienveillant, et c’était tout ce qui comptait réellement.

    — Vous ne lui avez rien dit.

    Le duc ne répondit pas. Il indiqua aux dames d’honneur de sa mère qu’elles pouvaient s’avancer.

    — Sa Grâce retourne à Crecy.

    Antonia se détourna pour partir, les yeux baissés. Elle avait le cœur si lourd, son esprit et son corps étaient tellement vides d’énergie qu’elle avait l’impression de patauger dans la mélasse. Quelque chose, elle ne savait pas quoi exactement – peut-être le crescendo des conversations autour d’elle, ou l’agitation colorée des danseurs qui se dispersaient et de leur public qui s’écartait –, la poussa toutefois à s’arrêter et à lever les yeux. Ils s’écarquillèrent de surprise quand elle aperçut une espèce de géant à la peau bronzée s’approcher d’elle à grands pas lestes et décidés.

    Il portait une redingote en velours foncé sans artifices aux manches resserrées, et des chaussures à petits talons ornées d’une simple boucle argentée. Entre cette tenue et ses épais cheveux bruns, au naturel, qui retombaient en vagues sur ses épaules et dans ses yeux de façon peu soignée, Antonia se demanda s’il ne pourrait pas s’agir d’un ecclésiastique – un ecclésiastique très grand et séduisant, cela dit. Il avait cependant fait un choix vestimentaire qui réfutait cette supposition : un somptueux gilet en satin bleu saphir brodé de couleurs vives et orné de boutons recouverts du même tissu. Les ecclésiastiques ne portaient pas de vêtements aussi exquis et bien taillés. Et pourtant, le gilet paraissait tellement incongru par rapport à l’austérité du reste de sa tenue qu’elle battit des paupières, comme pour s’assurer qu’elle n’était pas victime d’une vision.

    Il était peut-être soûl. Un excès d’alcool expliquerait l’expression assurée et décontractée qu’arborait cet étranger agile au milieu de l’élite de la société. Par ailleurs, seul un ivrogne oserait la fixer de façon aussi insistante. Il regardait droit devant lui en longeant la piste de danse, forçant le contingent de spectateurs à reculer précipitamment sur son passage. Le chambardement ainsi causé poussa l’orchestre à interrompre son morceau, ce qui ne sembla pas le perturber. Dans le silence soudain, danseurs et spectateurs se rassemblèrent, les yeux rivés sur l’étranger à la peau cuivrée qui osait s’approcher de la duchesse douairière de Roxton avec tant d’audace.

    Comme pour s’assurer de la destination du gentleman, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, à gauche puis à droite. À l’exception de son fils et des deux dames d’honneur qui ne la perdaient jamais de vue, personne d’autre ne se tenait assez près pour être considéré comme étant dans la ligne de mire de l’étranger.

    Elle reporta son attention sur cet inconnu qui fendait la foule, ses talons de cinq centimètres vissés au parquet, son éventail à plumes se balançant au bout du cordon de soie qui entourait son poignet. Elle se demandait ce qu’il pouvait bien vouloir. Puis son fils s’avança devant elle et lui bloqua la vue.

    — Sa Grâce ne danse pas, déclara le duc d’une voix plate et traînante.

    Jonathon resta imperturbable face à l’accueil glacial de son hôte. Il soutint le regard fixe du duc et esquissa un sourire.

    — Vraiment, monsieur le duc ? demanda-t-il avec désinvolture.

    Il fit un pas sur la gauche pour qu’Antonia se retrouve de nouveau dans sa ligne de mire. Il découvrit avec plaisir que ses yeux légèrement obliques s’apparentaient à deux émeraudes éclatantes. Sa beauté était encore plus exquise de près, ce qui renforça sa détermination à danser avec elle.

    — Et si vous laissiez votre mère me dire ceci elle-même ? reprit-il avec une franche et amicale familiarité qui choqua autant le duc que s’il avait été frappé en plein visage.

    Les membres de la foule qui étaient assez proches pour entendre cette déclaration grossière furent interloqués de voir que l’on s’adressait à un membre notable de leur société de façon aussi informelle et scandaleuse ; de plus, on considérait l’homme qui avait pris la parole comme un parvenu, un marchand des Indes orientales de surcroît ! Ils poussèrent un sifflement collectif bruyant pour marquer leur incrédulité horrifiée, et tous retinrent leur souffle en attendant la réponse du duc.

    — Vous n’avez peut-être pas entendu, articula Roxton d’une voix glaciale.

    Il n’était tellement pas habitué à ce qu’on s’adresse à lui de façon aussi vulgaire que ses joues prirent une teinte rouge brique terne et diffuse, comme s’il avait bel et bien reçu une gifle réprobatrice.

    — La

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