Un amour inachevé
Les sauveteurs en mer descendent la grande rue, revêtus de leurs vestes orange. La fanfare les précède et les habitants leur emboîtent le pas. La remise de gerbes à la stèle pour les marins péris en mer, les cornes des chalutiers au large et leur sinistre hommage, Mathilde n’avait plus le courage d’y participer. Elle en veut trop à la mer, à la « grise » comme ils l’appellent ici, qui lui a pris son mari. Elle en veut aussi à la guerre qui lui a pris son père. On n’y échappe pas, où que se porte le regard, c’est la mer ourlée de blockhaus et de bunkers. Trop de souvenirs. Un des rares coins de France où les paysans vous adressent la parole pour commenter la pluie, le vent, mais aussi pour vous confier l’âge qu’ils avaient le jour du débarquement.
Son père, elle l’a peu connu. Elle est née alors qu’il était en captivité en Allemagne. Il avait tenté de se cacher lors d’une permission, mais les Allemands l’ont repris et l’ont envoyé à l’Est. A son retour, il était amaigri et fatigué, ce n’était plus le même homme. Mathilde ne se souvient pas du moindre geste de tendresse dans son enfance. « C’est la guerre…, disait sa mère pour la consoler, c’est la guerre qui l’a changé. » Son père a tenu cinq années et il est mort.
A vingt ans, elle a épousé Marcel, un pêcheur. Une vie rythmée par les marées, la pêche au bar les nuits de pleine lune, les semaines au large de la Cornouailles ou d’Ouessant à trimer comme des bêtes… Au final, il a été emporté un hiver glacé. Les sauveteurs n’ont ramené que quelques débris. On n’a jamais retrouvé son corps. Elle est restée seule, avec son jeune fils, orphelin lui aussi, et avec sa mère.
La vie était dure. Elle a dû vendre leur fermette sur les hauteurs de Gatteville, non loin du phare, et louer une modeste maison qui donne sur le quai
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