Une affaire de famille
Les genoux de Patricia lui faisaient mal.
Son dos aussi, et surtout ses avant-bras et ses mains. En fait, il n’y avait pas un endroit de son corps qui ne la fît pas souffrir en ce mois de septembre trop ensoleillé pour travailler dehors. Elle n’était pas particulièrement manuelle ni n’avait pratiqué de sport depuis l’école. Alors, elle se demandait ce qu’elle faisait là, à récolter le raisin dans cet immense vignoble du Médoc en compagnie de dizaines d’autres vendangeurs occasionnels qui, eux, pour la plupart, venaient y chercher de quoi boucler leurs fins de mois tout en profitant d’un toit et d’une table d’hôte pendant près de deux semaines.
Ses raisons à elle étaient complètement différentes.
Elle avait parfois l’impression de se retrouver dans la peau d’un espion américain infiltré dans un kolkhoze soviétique. Parce que, bien sûr, elle ne pouvait raconter à personne ici les véritables motivations qui l’avaient amenée à postuler pour ce poste de saisonnier dans l’un des plus grands domaines viticoles du Bordelais. Celui de Maurice Savignac en l’occurrence.
Ce n’est qu’à la mort de sa mère, à l’été 1979, que Patricia s’était réellement interrogée sur l’identité de son père.
Jusqu’alors celui-ci n’avait été qu’une ombre du passé, sans visage ni nom, pas vraiment indispensable au bon déroulement des choses. La vie avait commencé sans lui, avait continué sans lui et sa place vide s’était cicatrisée d’elle-même, comme le membre fantôme d’un manchot se fait oublier peu à peu jusqu’à sembler n’avoir jamais existé. Geneviève Courty était partie avec son secret. Elle était de ces femmes que l’on qualifie volontiers de discrètes, qui passent dans l’existence sans faire plus de bruit que la décence ne le permet et ne laissent d’autre trace sur cette terre que dans la mémoire de ceux qui les ont aimées. Elle avait été emportée par ce genre de maladie que l’on dit « longue », mais qui chez elle n’avait pas duré tant que cela. Comme si la faire traîner trop longtemps lui avait paru fastidieux et inélégant. Elle avait un cancer, et basta.
Ce raccourci vers le grand départ n’avait pas été propice à la parole
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