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L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone
L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone
L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone
Livre électronique407 pages5 heures

L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone

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À propos de ce livre électronique

Une nouvelle saga d’amour, de déchirements et de douceur sous le ciel de la Gaspésie, par l’auteure des inoubliables Promesse des Gélinas et Marie-Camille.

Simone et son mari Tom n’ont toujours pas pardonné à Madeleine l’événement terrible qui a littéralement brisé leur famille; la présence de leurs deux filles ne suffit plus à combler le vide qui les habite depuis ce jour fatidique de juin 1934. Tandis que Géraldine, la meilleure amie de Simone, est soucieuse de l’avenir de l’un de ses fils, que le nouveau curé du village se mêle avec trop d’autorité de la vie des villageois et que la jeune sœur des jumelles, Clémence, poursuit une relation amoureuse décriée par plusieurs membres de son entourage, Simone ne sait plus à quel saint se vouer.
Même si elle essaie de se convaincre que sa jumelle n’existe plus pour elle, tous ces tracas minent la jeune femme, d’autant plus que son neveu Arthur la perturbe bien davantage qu’elle ose l’avouer. Saura-t-elle ignorer ce sentiment trouble qu’elle éprouve pour le fils de sa sœur?
Une série bouleversante d’humanité, qu’on dévore en laissant les émotions nous submerger comme un raz-de-marée.
LangueFrançais
Date de sortie28 avr. 2021
ISBN9782898270413
L' Anse-à-Lajoie, tome 2: Simone
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    L' Anse-à-Lajoie, tome 2 - France Lorrain

    facile.

    Chapitre 1

    15 juin 1935

    Il n’était pas encore 5 heures du matin lorsque Simone et Tom prirent le chemin du village. Ils s’étaient glissés hors de la maison sans réveiller ni les enfants ni Horace, le père de Tom, qui vivait avec eux. Main dans la main, dans un rare moment d’affection passé hors de sa demeure, le couple marcha en silence pendant une vingtaine de minutes. La grosse lune ocre au-dessus de l’île Bonaventure au large les accompagnait, tout comme le bruit des vagues de la marée montante. Arrivés à destination, tous deux fixèrent la mer longtemps sans dire un mot.

    Un an avait passé depuis la mort de leur garçon, Éloi. Une année complète pendant laquelle les jumelles Gérard n’avaient pas renoué leur relation. Sur la plage de sable et de galets près de laquelle leur fils unique avait perdu la vie, les parents de l’enfant ruminaient chacun de leur côté. Dans la pénombre, les larmes coulaient sur les joues de Simone. Tom, lui, ferma les yeux pour essayer de se rapprocher de son enfant, parti beaucoup trop tôt.

    — Si tu savais à quel point je voudrais retourner dans le temps, murmura Simone, en serrant sa veste beige sur ses seins lourds.

    Tom ne fit que hocher sa tête blonde, emmuré dans sa tristesse. Son fils s’était noyé un an plus tôt, alors qu’il était sous la supervision de la sœur de sa femme. Cette dernière, enceinte de sept mois, s’était endormie pendant quelques minutes sur la plage. Elle avait sommeillé assez longtemps pour que l’horreur se produise. L’homme ne pourrait jamais accepter ce drame ni pardonner cette faiblesse de la part de Madeleine, qui avait eu pour conséquence cette tragédie.

    — J’ai pas dormi longtemps, avait plaidé Madeleine en pleurs, ce jour-là, en sachant que la faute était inexcusable.

    — Bien assez pour que mon gars meure ! avait ragé son beau-frère.

    Tom n’avait plus reparlé à sa belle-sœur depuis cette journée du 15 juin 1934.

    La veille, alors que les parents endeuillés finissaient leur thé après le souper, c’est Simone qui avait proposé de descendre à la plage pour célébrer, à leur façon, la vie de leur Éloi.

    — Je suis pas certain, avait marmonné son mari, en fixant le visage pâle de Simone. À quoi ça sert de remuer toute cette affaire-là, hein ?

    Simone avait soupiré en prenant le temps d’enlever son tablier noué à sa taille amincie depuis l’épreuve. Profitant du fait que Philomène, son aînée, avait décidé de jouer à la maman avec sa sœur de presque deux ans, la femme s’était approchée de son mari, assis à la table de cuisine. Elle avait mis ses mains sur ses épaules noueuses et posé son menton légèrement avancé sur le dessus de sa tête.

    — Je pense que ça nous aiderait peut-être à faire notre deuil. J’ai tricoté des petits chaussons et je voulais les laisser en offrandes à la mer.

    Tom n’avait pas répondu, brisé par le chagrin. Depuis un an, il faisait tout pour oublier. Mais après une nuit à tourner dans son lit sans relâche, sans parvenir à trouver le sommeil, c’est lui qui avait doucement réveillé Simone à 4 heures.

    — Allons-y, avait-il simplement chuchoté.

    Les parents avaient laissé une note sur la table de cuisine au cas où Philomène ou Horace se lèveraient avant le retour de Simone.

    Plongé dans ses pensées, Tom respirait bruyamment, affecté par les sanglots de sa femme à ses côtés. Les vagues qui claquaient lui rappelaient sans cesse à quel point la mer pouvait reprendre autant qu’elle donnait.

    — On s’en va d’ici, Simone, déclara-t-il en prenant le bras de son épouse. C’est assez.

    Cette dernière se dégagea sèchement et, se laissant tomber à genoux sur le sable humide, elle entreprit d’ouvrir son sac de cuir. Quelques pas derrière elle, Tom frissonna dans l’air frais de ce matin de la fin du printemps. Il voulut hurler sa rage devant la douleur qui émanait de la silhouette accroupie sur le sol.

    — Viens, répéta-t-il.

    Sans lui répondre, Simone se releva lentement et s’avança vers l’eau glaciale. À l’Anse-à-Lajoie, les enfants avaient beau se baigner avec enthousiasme dans la mer chaque été, la température de celle-ci dépassait rarement les 60 degrés Fahrenheit. Se délestant prestement de ses vieilles chaussures de toile brune, la femme marcha jusqu’à avoir de l’eau à la hauteur des genoux. Elle ne sentait même pas l’engourdissement qui envahissait ses jambes.

    — Simone, oh, Simone ! souffla Tom, la gorge nouée.

    Même s’il n’était pas homme à s’émouvoir facilement, le grand maigre comprenait la peine de son épouse. Quand Éloi leur avait été arraché de la plus terrible manière, à tout juste quatre ans, il avait craint ne jamais pouvoir s’en remettre. Les villageois avaient tenté de les épauler, tout en commentant la noyade du petit Laviolette, qui n’était pas la première à survenir dans le patelin et ne serait sûrement pas la dernière. Et puis, la vie avait tranquillement repris son cours. Entre la saison de pêche qui s’amorçait, les besoins de leurs filles, Philomène et Béatrice, la santé fragile de son père, Horace, l’homme de 29 ans s’était aperçu que parfois, il passait une journée sans penser à Éloi.

    — Pas parce que je t’oublie, mon gars, chuchotait alors le père éprouvé. Mais il faut bien qu’on poursuive notre route.

    Les mains placées en prière au niveau de sa poitrine, Simone ferma les yeux et psalmodia durant un long moment. Puis, étirant les bras d’un mouvement solennel, elle laissa tomber les petits chaussons dans la mer. Lentement, ils s’éloignèrent de la femme vers le large, au gré des vagues. Simone repoussa ses mèches brunes qui dépassaient tout juste ses oreilles, serties d’un simple clou en argent. Inspirant profondément, elle se pencha pour prendre de l’eau dans ses mains et elle les passa ensuite sur son visage. Puis, elle se détourna et marcha lentement vers son mari, un sourire triste flottant sur ses lèvres.

    — Allons-y, Tom.

    D’une démarche un peu moins pénible, le couple refit le chemin inverse. Le soleil se montrait timidement à l’arrière de la montagne, où se dressaient les maisons du village. À l’intersection de la côte du Suraud et du chemin principal, ils se quittèrent sans effusion, comme à leur habitude.

    — Je te retrouve à la grave plus tard, indiqua Simone avec une légère pression de la main sur le bras de Tom.

    — Parfait. Moi, j’y vais tout de suite. Je vais prendre de l’avance pour lever les filets.

    Quand la femme de 27 ans commença la remontée vers sa maison, elle sentit le regard de son mari dans son dos. Elle releva les épaules de manière imperceptible, juste pour qu’il constate que la douleur n’aurait pas le dessus sur elle. Pourtant, si Tom savait à quel point le manque d’Éloi la faisait parfois gémir, nul doute que son sentiment de haine envers Madeleine serait encore plus vif. Malgré toute la colère que Simone éprouvait à l’endroit de sa jumelle, il n’en demeurait pas moins qu’avec le temps son courroux se transformait peu à peu en désolation. Quand elle se savait seule dans la maison, la femme parlait à voix haute et elle dialoguait avec sa sœur, comme si cette dernière pouvait l’entendre. Depuis un mois, ses pensées évoluaient, et Simone craignait que son mari ne s’en aperçoive. Il détestait tant Madeleine qu’elle ne pourrait jamais lui faire savoir qu’elle avait parfois des regrets de l’avoir écartée de sa vie à tout jamais. Alors qu’au début de son deuil, c’était la rage qui dirigeait ses monologues…

    — J’aimerais donc ça savoir ce que tu dis en confession, Maddy. Parles-tu de ton inconscience qui a mené à la destruction de notre famille ?

    À présent, cela ressemblait plus à :

    — Alors Maddy, qu’est-ce que tu penses de l’arrivée de Jacquelin dans notre village ? J’imagine que tu es hésitante, toi aussi, hein ? D’un côté, c’est notre grand frère, et je suis quand même fière de lui. De l’autre côté, il faut subir ses sermons chaque fois qu’on le voit ! Et attends qu’il apprenne que Clémence fréquente un homme d’une autre origine. On a pas fini d’en entendre parler…

    Le frère aîné de la famille Gérard, Jacquelin, était rentré au bercail en mars 1935 afin de remplacer l’ancien curé, qui avait quitté le village plus tôt dans l’année. L’homme de 34 ans, qui avait tissé peu de liens avec ses sœurs au cours de la dernière décennie, ne se gênait pourtant pas pour commenter leurs faits et gestes.

    Le mois précédent, quand Simone avait tenu son neveu Arthur dans ses bras pour la première fois depuis sa naissance, elle avait eu l’impression que son cœur allait exploser. Sur le quai, devant plusieurs villageois installés près des vigneaux, elle avait agrippé le bébé de neuf mois, convaincue qu’il était seul et risquait à son tour de tomber à l’eau. Malgré sa détresse initiale à l’idée que l’enfant subisse le même sort que son fils, la pauvre s’était vite rendu compte de son erreur en apercevant sa jumelle, stupéfaite, accroupie non loin du bébé. Tandis qu’elle remontait chez elle en vitesse, les larmes coulant sur son visage défait, Simone avait réalisé à quel point elle aimait ce bébé, même si elle ne le connaissait pas. Depuis ce temps, son être était divisé entre le désir de mieux connaître Arthur et les mauvais souvenirs qui ne manquaient pas d’affluer lorsqu’elle voyait sa sœur. Elle savait par contre que Tom, lui, ne pardonnerait jamais à Madeleine.

    « Moi non plus », méditait-elle pour se convaincre lorsqu’elle se sentait faiblir.

    Mais alors, qu’était donc ce tressaillement qu’elle ressentait lorsqu’elle apercevait, de loin, les boucles brunes de Madeleine ? Pourquoi ne pouvait-elle plus s’empêcher de la regarder à la dérobée lorsque cette dernière empilait les morues dans les brouettes ou sur les vigneaux ? Simone n’avait pas envie de s’interroger davantage sur les nouvelles émotions qui l’envahissaient par moments. Surtout pas aujourd’hui, date anniversaire de la mort d’Éloi. Actuellement, elle détestait sa jumelle et elle la jalousait pour cette chance qu’elle avait de pouvoir porter des enfants sans craindre pour sa vie. Car pour elle, la naissance de sa dernière fille, Béatrice, avait signifié la fin de l’agrandissement de sa famille. Son corps ne pourrait supporter une autre grossesse, l’avait avisée le docteur Lemire. Perdue dans ses pensées, la tête penchée vers le sol, la jeune femme ne vit pas son frère, Jacquelin, sortir de sa maison, située derrière l’église. Ce n’est qu’au moment où il la héla qu’elle émergea de ses rêveries.

    — Simone ? Simone !

    — Quoi ? Oh, Jacquelin.

    Retenant un soupir de lassitude, Simone plaqua un sourire sur ses lèvres. Son frère ne portait pas sa tenue sacerdotale, ce qui, en soi, était assez rare. D’habitude, dès qu’il mettait un pied hors de chez lui, l’homme se faisait un devoir d’être revêtu de sa soutane noire et de son large ceinturon. Mais à 6 heures, Jacquelin n’avait pas pris le temps d’enfiler ses vêtements de curé. Il portait donc un simple pantalon gris foncé et un chandail à manches courtes blanc qui laissait voir son ventre proéminent. Arrivé près de sa sœur, le souffle un peu court, il passa une main pour replacer sa chevelure sur le côté. Puis, il s’informa d’une voix sèche :

    — Je t’ai vue par la fenêtre. Tout va bien ?

    — Oui, pourquoi donc ?

    — C’est rare que tu te balades sur le chemin au petit matin ! D’habitude, ce sont les pêcheurs qui déambulent ainsi à l’aube, pas les femmes. Tu arrives d’où ?

    Le ton, un brin suspicieux, fit aussitôt rager Simone, qui s’apercevait à quel point la mort d’Éloi l’avait privée de la tolérance dont elle faisait preuve auparavant face à de telles curiosités. Même si elles émanaient de son frère, le curé !

    — De la plage Grandbois.

    — Ah ?

    Simone grimaça et eut presque envie de s’éloigner sans donner suite à la question de son aîné. Mais les conséquences de cette décision seraient trop déplaisantes. Jacquelin avait la rancœur facile, malgré son rôle de messager de Dieu. Elle se dit donc que la vérité était la meilleure option.

    — Aujourd’hui, ça fait un an qu’Éloi est mort. On a voulu lui rendre hommage, Tom et moi. Ça fait qu’on est allés faire un tour sur la plage où l’accident a eu lieu.

    Jacquelin, qui ne s’attendait vraisemblablement pas à une révélation de la sorte, resta bouche bée un court instant. Puis, contre toute attente, il s’approcha de sa cadette pour la serrer maladroitement d’un bras.

    — Je comprends, ma sœur. Que Dieu vous protège !

    Sans plus un mot, l’homme costaud retourna vers sa maison. Simone secoua doucement la tête en faisant la moue.

    — Eh bien, on aura tout vu ! Mon frère qui fait preuve de compassion ! Il me semblait aussi qu’il pouvait pas être indifférent !

    En contrebas, dans la baie, la trentaine de barges gréées de voiles blanches s’éloignaient vers le large. Malgré l’habitude, les habitants de l’Anse-à-Lajoie ne se lassaient pas de cette image paisible. Simone sourit en écoutant les pêcheurs à bord rire, chanter et s’écrier. Le vent soufflait leurs exclamations jusqu’au flanc des montagnes. Le soir, après cette première journée en mer de la saison, Tom reviendrait harassé, mais heureux de ramener un bateau chargé de morues bien dodues. C’est d’un pas plus léger que la femme poursuivit sa route jusqu’à sa maison blanche. Mais alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans son logis, un nouvel appel la fit sursauter.

    « Ma foi du Bon Dieu, pensa-t-elle, le village en entier me surveille ce matin ! »

    Elle se retourna pour voir son amie Géraldine arriver en vitesse. La grande femme costaude, enceinte de six mois, tenait un de ses jumeaux par la main. L’enfant pleurnichait et tentait de se dégager de la poigne solide de sa mère. La mine de son amie n’augurait rien de bon lorsqu’elle poussa son fils de presque neuf ans devant elle en grognant :

    — Occupe-toi de lui parce que moi, je suis plus capable de l’endurer ! J’ai peur de ce que je pourrais faire !

    — Bien, voyons, Géraldine !

    La tenue débraillée de la femme ainsi que ses cheveux blond terne laissaient entrevoir la lassitude qui l’habitait. Le bambin se mit à geindre, en tentant de retourner près de sa mère, qui le repoussa.

    — Maman, je le ferai plus, c’est promis.

    — Je veux rien savoir, Gustave ! Tu restes ici !

    — Heu…

    Embarrassée, Simone plissa le front en tentant de calmer la situation.

    — Qu’est-ce qui se passe, Géraldine ? Me semble que ça peut pas être si pire ! Il est pas 7 heures encore !

    Son amie s’approcha et l’odeur un peu rance qu’elle dégageait lui donna l’impression que Géraldine ne s’était pas lavée depuis quelques jours. Que se passait-il pour que la mère de famille se laisse aller à un tel point ?

    — Ce qui me met dans cet état, c’est que mon bon à rien de mari a encore passé sa nuit à l’auberge. En plus, le petit maudit, ici, a trouvé que c’était une bonne idée de faire une expérience avec de la farine et de la mélasse.

    — Je voulais juste préparer un nouveau déjeuner, se lamenta Gustave en plaidant sa cause.

    — UN DÉJEUNER ! INNOCENT ! ON A RIEN À MANGER ET TU TROUVES LE TOUR DE GASPILLER LE PEU QU’ON A !

    — Voyons Géral…

    La blonde leva une main défensive et fit demi-tour, sans plus un regard pour son fils. Elle cria sans se retourner :

    — Là, il faut que j’aille faire manger mes quatre autres enfants. Il me reste plus de farine pour mon pain, ça fait que rends-moi service, occupe-toi de lui. Fais ce que tu veux, amène-le sur la grave, garde-le ici avec toi, tant que je le vois plus de la journée ! Je le reprendrai ce soir.

    Sans un autre mot, Géraldine partit de son pas vif, et Simone n’eut même pas le temps de lui préciser que c’était l’anniversaire de la mort de son fils. Qu’elle avait juste envie de prendre soin des siens. Gustave, la mine basse, faisait la moue. Alors, Simone leva les yeux vers le ciel.

    — Bon, bien, mon bonhomme, ça a l’air que tu vas venir manger avec nous ! Puis je peux te garantir que ce sera pas de la farine mélangée à de la mélasse !

    Simone tenta de dérider le petit garçon à la tignasse châtaine trop longue, mais ce dernier gardait un air buté. Il craignait que Philomène se moque de lui et refusa de bouger. La femme, qui commençait à perdre patience, décida de le laisser sur place.

    — Gustave, quand t’auras faim, tu viendras me rejoindre. J’ai d’autres choses à faire que d’attendre que tu te décides à me suivre. Je veux juste t’avertir que Philomène va manger tout le pain si tu te dépêches pas de rentrer.

    Sur ces paroles bien choisies, Simone grimpa les marches devant chez elle et ouvrit la porte de la maison. Horace, son beau-père, était déjà installé à la table et il sirotait un thé bien chaud. Il leva un sourcil broussailleux, surpris de l’arrivée de sa bru.

    — Oh, je pensais que tu dormais encore ! J’étais bien étonné d’ailleurs que tu paresses au lit si tôt en début de saison.

    — Non, non. Tom et moi, on est allés sur la plage. J’avais laissé un mot.

    Simone ramassa le bout de papier tombé au sol. Horace savait lui aussi que cette journée allait être bien difficile pour le couple. La veille, la mélancolie avait envahi la maison quand sa belle-fille avait murmuré :

    — On est le 14 juin.

    Horace et Tom s’étaient plongés dans leurs pensées. Un an plus tôt, à cette heure-là, les villageois s’étaient retrouvés sur la plage de sable et de galets de l’Anse-à-Lajoie autour d’un gros feu pour célébrer. Chaque année, les familles organisaient cette grande fête, une fois la saison de la pêche bien démarrée. Il s’agissait d’une coutume installée depuis toujours le long de la côte gaspésienne.

    — En tout cas, comptez pas sur moi pour aller festoyer en bas ce soir, avait pesté Tom en sortant pour fendre des bûches à l’arrière de chez lui.

    Horace et Simone avaient échangé un regard attristé. Eux non plus n’avaient pas envie de chanter autour d’un feu de joie.

    Comprenant que son fils et sa bru étaient allés rendre hommage à Éloi, le sexagénaire se leva pour enlacer Simone. Son cœur de grand-père se serrait toujours autant que celui des parents de l’enfant.

    — Souvenons-nous des bons moments, chuchota-t-il, alors que la femme hochait doucement la tête.

    Elle allait répondre quand un pas de course l’en empêcha :

    — Je meurrrrs de faim ! s’exclama Philomène dans sa jaquette trop courte.

    Puis, comme s’il n’attendait que ce signal, Gustave surgit à son tour dans le cadre de la porte :

    — J’aimerais ça avoir une toast, moi aussi.

    Simone et Horace échangèrent un regard entendu. La vie sans Éloi ne serait plus jamais la même et pourtant, elle continuait.

    Chapitre 2

    Madeleine replia le petit chandail de son fils, Arthur, en regardant par la fenêtre du salon. Devant chez elle se tenaient Lucienne et deux autres voisines, qui gesticulaient et parlaient à voix haute. Par moments, sa grand-mère Palmyre levait elle aussi le nez de sa machine à coudre pour tendre l’oreille.

    — Veux-tu bien me dire ce qu’elles ont à s’époumoner de même ce matin ? finit par demander la vieille femme.

    Elle délaissa sa couture pour approcher sa chaise de la fenêtre. Des bribes de la conversation enflammée parvenaient jusqu’à elle.

    — J’entends pas tout ! Oh, j’espère que c’est rien de grave ! Va donc voir ce qui se passe, Maddy, suggéra Palmyre, le regard curieux.

    — Non, grand-mémère, répondit aussitôt la jeune femme. J’irai pas me mêler de leurs discussions.

    Surtout pas aujourd’hui, eut envie de rajouter Madeleine. Dès son réveil, le chagrin l’avait envahie. Un an plus tôt, la journée avait pourtant si bien commencé. Il faisait beau et chaud ; les enfants de Simone l’avaient suppliée de les amener à la plage. Depuis cette journée-là, combien de fois s’était-elle demandé pourquoi elle avait accepté ? Si seulement ils étaient allés au jardin à la place ou s’ils étaient restés dans la cuisine à dessiner, sa vie serait bien différente maintenant.

    « Je pense à toi, mon garçon. Pardonne-moi, je t’en prie », songea Madeleine en évitant de regarder par la fenêtre.

    La femme adorait Éloi, et sa noyade avait détruit sa relation avec sa sœur jumelle. Même si depuis la tragédie Madeleine avait accouché de son fils, Arthur, et se retrouvait enceinte de son deuxième enfant, il n’en demeurait pas moins que cette journée qui débutait lui rappelait son pire cauchemar. Alors, elle n’avait pas l’intention de vérifier si le trio de voisines devant chez elle jasait de cet événement qui avait bouleversé le village en entier. La vieille femme allait insister lorsqu’elle remarqua le visage fermé de sa petite-fille. S’en voulant aussitôt, elle fit un piètre sourire édenté à Madeleine et chuchota :

    — Tout le monde a oublié, ma fille. T’en fais pas.

    — Personne a oublié. C’est impossible. Mais de toute façon, grand-mémère, je veux pas parler de ça. Voulez-vous jeter un coup d’œil sur le petit ? Je vais aller enfourner.

    L’octogénaire se releva lentement et Madeleine amena le bébé pour le placer dans un petit parc de bois que sa voisine Lucienne était venue leur offrir quelques semaines auparavant. Heureux de retrouver quelques hochets, Arthur fit un large sourire à sa mère. Madeleine déposa une dizaine de boules de pâte sur une grande planche de bois, puis elle sortit.

    — Je reviens vite, grand-mémère.

    — Prends ton temps, ma fille. J’ai de quoi m’occuper !

    Palmyre lança un coup d’œil affectueux à son arrière-petit-fils, qui arborait la même chevelure dorée que Philomène et surtout, que Jacquelin lorsqu’il était enfant. Depuis l’arrivée du frère des jumelles au village de l’Anse-à-Lajoie, la vieille femme s’était fait un honneur de fréquenter la première messe du dimanche, chaque semaine. Elle houspillait le mari de Madeleine pour qu’il attelle la carriole au petit matin, et Freddy, qui préférait paresser un peu au lit du temps du curé Mathieu, avait à présent le dimanche matin en horreur.

    — Dire que je pouvais aller à la messe de 10 heures, avant que notre seigneur Jacquelin décide de nous envahir ! avait-il marmonné à l’aube quand Palmyre lui avait chuchoté :

    — Oublie pas, Freddy, demain, c’est dimanche !

    — Non, non, grand-mémère, pas de danger !

    C’est donc la mine basse que le pauvre homme s’était dirigé vers la grave pour cette longue journée de pêche estivale. En soupirant, Freddy avait ruminé, la cigarette au bec, en songeant que l’arrivée de son beau-frère à l’église avait signé la fin de la seule matinée dont il pouvait profiter pour relaxer pendant l’été.

    — Me voilà pris pour écouter les sermons pompeux de Jacquelin au chant du coq, avait-il ronchonné la veille, même s’il savait que sa femme ne le prendrait pas en pitié.

    Heureuse de se rendre utile, Palmyre chantonna en continuant à tourner la manivelle de son moulin. Arthur, assis bien tranquille dans le coin de son parc, levait la tête par moments pour jeter un long regard curieux sur la femme aux cheveux fins et blancs qui lui tournait le dos. Il se tut pendant quelques minutes, et quand Palmyre décida de vérifier ce qu’il faisait, elle s’exclama :

    — Oh ! mon petit sacripant ! Veux-tu bien me dire comment tu as fait pour te retrouver avec ça entre les mains ?

    L’aïeule agrippa le banc de ses doigts tremblants pour se soulever et s’approcher à petits pas vers Arthur.

    — Gaggaga ! maugréa l’enfant, la bouche pleine de tabac !

    Devant lui, la boîte de bois de son père était grande ouverte, et le bébé avait étalé les précieuses cigarettes de Freddy au fond du parc. Ce faisant, il avait décidé d’y goûter, comme en faisait foi son petit visage crispé, qui grimaçait en tentant d’expulser les morceaux brunâtres pleins de salive. Prise au dépourvu, la pauvre Palmyre se pencha difficilement, et elle saisit la caissette de bois, tout en y fourrant ce qu’il restait des cylindres intacts. Elle s’empressa de glisser son index dans la bouche encore édentée et fit un léger crochet avec son doigt pour ressortir tous les morceaux que l’enfant y avait glissés.

    — Mon pauvre Arthur ! Ça t’apprendra à toucher à ce qui traîne proche de toi, clama la femme sans trop de pitié quand elle réalisa que l’enfant ne se portait pas plus mal.

    Elle poussa la petite table de salon sur lequel Freddy avait laissé sa caissette à tabac contre le mur et s’empressa de féliciter l’enfant qui faisait la moue, attristé de se voir privé de son nouveau jouet. Avant qu’il ne pleure, Palmyre se dépêcha donc de lui dire :

    — Quel bon bébé tu es, Arthur ! Tu as réussi à te mettre debout dans le parc, tout seul ! Bravo ! C’est bien de valeur que ce soit pour faire des niaiseries, mais ça veut dire que tu vas commencer à marcher bientôt, ça !

    La vieille femme tapa dans ses mains en riant. Puis, d’abord hésitant, le petit se mit à l’imiter, oubliant que Palmyre lui avait enlevé un objet fort convoité quelques instants auparavant. Un peu plus tard, quand Madeleine pénétra dans la maison, avec la mine basse, Palmyre fit un clin d’œil à son arrière-petit-fils, en se félicitant d’avoir sauvé la situation avant le retour de la jeune mère. Elle ferait l’innocente si jamais Freddy s’en rendait compte. Souriant à Madeleine, l’octogénaire annonça :

    — J’ai une bonne nouvelle pour toi, ma fille !

    — Si je vous disais que je vous bats, grand-mémère, grommela Madeleine. Moi, j’ai deux mauvaises nouvelles !

    — Bien, voyons donc ! Comment ça se peut, tu viens de sortir pour aller boulanger ! Dis-moi pas que t’as échappé les miches ?

    Palmyre se tourna vers Madeleine et l’observa, les yeux à demi fermés. Depuis la tragédie survenue l’année précédente, sa petite-fille avait retrouvé un peu de vigueur. Elle n’était plus emmurée dans une tristesse constante, et son visage avait regagné ses belles rondeurs. La jeune femme n’avait pas perdu le poids gagné lors de sa première grossesse avant de redevenir enceinte et, de ce fait, se retrouvait un peu plus ronde que sa jumelle, qui avait donné naissance à sa dernière enfant près de deux ans plus tôt. La chevelure brune de Madeleine était coupée aux épaules et retenue au-dessus de ses oreilles par deux bobépines noires. Délaissant son observation affectueuse, Palmyre attendit que la jeune explique ses propos.

    — La première, c’est que la corde à linge est brisée ! Encore ! Il va falloir attendre que Freddy revienne ce soir, en espérant que ce soit pas trop tard pour la réparer.

    — Hum, de toute manière, demain c’est dimanche. Tu laveras pas, observa finement l’aïeule.

    — Non, c’est sûr. Il faut qu’il m’arrange ça avant lundi. Mais la deuxième nouvelle est bien pire, grand-mémère…

    Les yeux de Madeleine se remplirent de larmes. Elle s’effondra sur le divan près de Palmyre et chuchota :

    — Lucienne est venue m’aviser que mon cher frère a décidé d’organiser une petite messe spéciale pour commémorer le premier anniversaire de la mort d’Éloi. Une messe pour nous rappeler à tous ma négligence et mon manque de prudence. C’est une bonne idée, hein ?

    La femme se pencha pour plonger son visage dans ses mains, alors que sa grand-mère soupirait profondément. Cette tragédie ne finirait donc jamais ! Elle se glissa pour prendre place aux côtés de Madeleine et l’entoura de son bras.

    — Bon, bon, Maddy. Vire-toi pas à l’envers de même. C’est normal qu’il y ait une messe pour Éloi. C’est pas la première fois que ça se fait pour un défunt.

    — Pour un défunt que j’ai tué, oui c’est la première fois ! cracha Madeleine en éclatant en sanglots.

    Aussitôt, son fils Arthur fronça ses sourcils pâles et agrippa le rebord du parc de bois. Il remua de toutes ses forces pour se relever et y arriva, à force de grimaces et de poussées. Puis, il marmonna :

    — Mamanamamananamana !

    — Oh ! s’exclama aussitôt Madeleine, le cœur rempli de joie, Arthur a dit maman ! Vous avez entendu, grand-mémère, il a dit maman ! En plus, il s’est levé sans aide. Viens ici, mon beau bébé.

    Madeleine tendit ses bras et passa son fils par-dessus les barreaux du parc pour le cajoler, en souriant à travers ses larmes. Elle oublia momentanément sa peine, et celle-ci fut bientôt remplacée par une colère sourde.

    — En plus, voulez-vous bien me dire pourquoi tout le monde est au courant de cette célébration spéciale avant moi ?

    — J’imagine que Jacquelin a pensé que tu voudrais pas y aller, Maddy. Il a du cœur, ton frère, quand même.

    Hésitante à propos de cette qualité, qui ne lui semblait pas tellement représenter son aîné, la jeune femme se releva, le bébé sur sa hanche. Simone et elle avaient souvent commenté la vocation de leur frère en se demandant s’il ne fuyait pas plutôt une vie de dur labeur en devenant curé. Mais force lui était d’admettre que, depuis son retour au village, Jacquelin démontrait un talent pour rassembler les gens et s’assurer qu’ils restent dans le droit chemin. Madeleine essuya une étrange miette accrochée au coin de la bouche baveuse de son fils avec le bas de son tablier. Puis, plissant le front devant ce bout de nourriture incongrue, elle vint pour s’enquérir de sa provenance auprès de sa grand-mère quand la porte avant résonna d’un puissant coup. Les deux femmes se lancèrent un regard entendu, certaines que Lucienne revenait s’assurer que sa petite voisine n’était pas trop bouleversée par l’annonce qu’elle lui avait faite. Quand elle ouvrit la porte, Madeleine grimaça en dévisageant Jacquelin, qui se tenait dans le cadre de bois.

    — Tiens, de la grande visite, chuchota-t-elle, en inspirant pour retenir ses larmes.

    — Ma sœur, je voulais venir te voir pour t’informer, avant que quelqu’un d’autre s’en charge…

    — Trop tard, répliqua Madeleine, en se tassant pour laisser entrer son frère dans la cuisine.

    Pour une rare fois, l’homme blond resta muet. Il avait vraiment prévu avertir les jumelles de son intention avant que les autres villageois ne le fassent. Il avait eu cette idée de messe commémorative en rencontrant Simone sur le chemin à l’aube et croyait sincèrement que cette cérémonie mettrait du baume sur sa plaie encore

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