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L' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence
L' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence
L' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence
Livre électronique426 pages6 heures

L' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence

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À propos de ce livre électronique

Le troisième tome d’une saga aux couleurs de la Gaspésie, par l’auteure des inoubliables séries La promesse des Gélinas et Marie-Camille


La trilogie s’achève alors que Clémence, cadette des sœurs Gérard, s’installe au village de l’Anse-à-Lajoie. Ce ne sera que temporaire, le temps de faire le point dans sa vie. Du moins, c’est ce qu’elle espère…

Lorsque Jacquelin, son frère aîné et curé du village, l’oblige à occuper un poste d’institutrice à l’école, elle s’y résigne la mort dans l’âme. Toutefois, elle n’est pas la seule à se remettre en question: Jacquelin, troublé dans sa foi, provoque, de son côté, quelques remous.

Simone et Madeleine essaient tant bien que mal de comprendre les vagues qui secouent la vie de leur frère et de leur sœur alors même que leurs conjoints subissent leurs propres tourments. Comme quoi le pardon n’est pas aussi facile à accorder pour certains!

La conclusion d’une série qu’on dévore en laissant les émotions nous submerger comme un raz-de-marée.
LangueFrançais
Date de sortie30 juin 2021
ISBN9782898270444
L' Anse-à-Lajoie, tome 3: Clémence
Auteur

France Lorrain

France Lorrain demeure à Mascouche et enseigne au primaire. Elle est aussi chargée de cours à l’Université de Montréal. On lui doit 16 romans jeunesse en plus de sa remarquable saga en autre tomes, La promesse des Gélinas, propulsée au sommet des ventes dès la sortie du premier tome.

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    Aperçu du livre

    L' Anse-à-Lajoie, tome 3 - France Lorrain

    Chapitre 1

    Janvier 1936

    Quand Clémence s’avança près de la fenêtre de la petite chambre qui était sienne chez son oncle Jean-Julien, elle sourit en voyant la neige qui tombait à gros flocons, se confondant avec la mer en contrebas.

    — Bonne fête, ma Clémence, chuchota-t-elle avec sérénité.

    Depuis son retour au village de l’Anse-à-Lajoie, deux mois auparavant, la jeune femme était passée par toute la gamme des émotions. Sa grand-mère s’était mariée le 23 novembre dernier et sa sœur Madeleine avait donné naissance à son deuxième fils, Léon, dans les heures suivant la noce. Le bonheur avait alors momentanément chassé la douleur due à l’absence de Sylvestre dans le cœur de la femme. En effet, l’espace de quelques jours, étourdie par tout ce branle-bas de combat, Clémence n’avait guère eu le temps de penser à sa peine d’amour.

    — Je vais être là pour tes relevailles, avait-elle promis à Madeleine, qui avait souri en lui tendant son nouveau-né, un bébé dodu de plus de neuf livres.

    Et c’est ce que Clémence avait fait pendant 10 jours sans presque prendre le temps de respirer ! C’est que la vie dans la maisonnée de Freddy et Madeleine avait été comme un tourbillon. Arthur, le fils aîné de sa sœur, avait beau n’avoir que 15 mois à ce moment-là, il se déplaçait sans cesse dès qu’il mettait le pied hors de son parc ou de son petit lit. Clémence était épuisée à force de surveiller l’enfant, tout en lavant des dizaines de couches chaque jour. Elle avait aussi apporté son soutien en cuisinant pour la petite famille, alors que ses talents se limitaient à quelques recettes bien simples. Adolescente, Clémence avait souvent esquivé les enseignements culinaires de sa mère Carmelle, préférant la suivre dans le jardin !

    — Maddy et Simone sont meilleures que moi pour faire des tartes et des soupes, justifiait alors la jeune fille.

    — Justement ! répliquait sa mère d’une voix sévère. Tu devrais te pratiquer pour bien t’occuper des tiens quand tu te marieras.

    Mais était-ce parce que Clémence était la benjamine ? Toujours est-il qu’elle avait souvent évité de s’échiner devant le poêle, et les autres membres de la famille Gérard l’avaient toléré. Cependant, en prenant soin des enfants de Madeleine et de sa maisonnée pendant ses relevailles, la jeune femme avait presque regretté de ne pas avoir mieux imité les gestes de sa mère dans la cuisine autrefois. Freddy aurait sûrement apprécié un peu plus de variété dans les plats qu’elle lui avait préparés. Même si l’homme avait fait la moue à quelques reprises devant les étranges potages et bouillis servis par sa belle-sœur, il n’avait rien dit, bien avisé préalablement par son épouse.

    — Clémence va nous rendre service. Que je te voie pas te plaindre de quoi que ce soit ! avait sermonné Madeleine quelques jours avant son accouchement.

    Quand enfin la mère d’Arthur et de Léon avait repris sa place devant son comptoir, Clémence avait soupiré de soulagement :

    — En tout cas, avait-elle soufflé à son oncle Jean-Julien, je sais pas si je pourrais faire ça toute ma vie ! Ils sont bien beaux, les bébés de Maddy, mais je te dis que c’est du travail !

    — J’ignore la charge de travail que ça demande, prendre soin d’une petite famille, avait répondu le photographe, qui était célibataire depuis toujours, mais je te crois sur parole. Ça reste que des enfants, ça peut combler de longues journées solitaires… avait aussi ajouté Jean-Julien, en pensant à ses vieux jours à venir.

    Clémence l’avait regardé affectueusement, avant de poursuivre sa réflexion :

    — C’est dommage que Simone puisse pas aider Maddy. Elle doit tellement trouver ça difficile de rester loin. C’est sûr qu’elles ont beau être réconciliées, je comprends que ma sœur veuille pas aller à l’encontre de son mari. D’un autre côté, Tom a sûrement des choses à se reprocher lui aussi, non ? Comme on dit : que celui qui n’a jamais péché lance la première pierre…

    En prononçant ces paroles un peu sèches, Clémence avait eu envie de partager le secret qu’elle gardait à la suite de la découverte de la jeune Rosalie Taillefer entre les bras de son beau-frère le jour du mariage de Palmyre et Rosario. Depuis qu’elle les avait aperçus, Clémence éprouvait une profonde rancœur envers Tom, qui refusait d’ouvrir son cœur à Madeleine, mais ne s’était pas gêné pour trahir ses vœux de mariage. En tout cas, l’espace d’un moment…

    Comme Tom ne voyait pas d’un œil favorable la réconciliation entre les jumelles, Simone avait limité ses visites chez Madeleine. Une fois, en voyant sa femme sortir après le déjeuner avec une casserole dans les mains, Tom avait compris qu’elle se dirigeait vers la maison de sa jumelle. Le regard froid, l’homme avait asséné :

    — Je peux pas croire que t’as oublié Éloi.

    Mais Simone, lasse de se justifier, avait simplement secoué la tête et posé ses yeux noisette sur le visage fermé de son mari. Puis, elle était sortie en cette journée froide de la fin de novembre en fixant le ciel bleu au-dessus de la mer. La femme de 27 ans ne pourrait jamais oublier la mort de son fils, survenue lors d’un après-midi du printemps de 1934. Toutefois, comme sa séparation avec Madeleine l’avait enfoncée encore plus profondément dans la détresse, elle avait choisi de pardonner à sa sœur cet instant d’abandon ayant mené à la noyade d’Éloi. Résignée, Simone avait compris qu’elle ne pourrait être marraine de Léon sans l’acceptation de Tom ; elle avait donc assisté de loin au baptême du bébé. Madeleine et Freddy avaient demandé à l’oncle Clarence Poirier et à son épouse de leur faire l’honneur d’être le parrain et la marraine de l’enfant.

    — J’aurais quand même tellement préféré que ce soit toi, Simone, avait chuchoté tristement la mère du poupon.

    — Peut-être le prochain, avait répondu sa sœur, en priant pour qu’un jour, Tom trouve le chemin du pardon.

    À présent que tout ce brouhaha était passé, Clémence voulait prendre le temps de se poser et surtout de réfléchir à son avenir. En ce matin de janvier, elle avait 25 ans.

    « Un quart de siècle. Pas de mari, pas d’enfants, pas de travail. Ça va bien, mes affaires ! » songea ironiquement la femme châtaine.

    Assise sur le petit lit de fer au deuxième étage de la maison de son oncle, Clémence soupira profondément.

    — Est-ce que je vais vraiment finir ma vie à l’Anse-à-Lajoie ? murmura-t-elle en traçant des dessins dans la fenêtre embuée. Je comprends pas comment ma vie a fait une telle volte-face ! J’étais tellement certaine de jamais revenir m’installer ici. Mais impossible de vivre à Rimouski sans Sylvestre. Tous les coins de la ville me rappelaient notre amour.

    Depuis son retour au village, sis près de Percé, la femme avait écrit trois lettres à son ancien amoureux sans toutefois les mettre à la poste. Dans ces longues missives, elle questionnait sa lâcheté, sa désertion, ou elle louangeait leur amour, le suppliait de revenir vers elle. Pourtant, sa fierté l’empêchait de courir encore plus derrière l’homme qui l’avait charmée par sa simplicité, son intelligence et sa beauté, différente de tout ce qu’elle avait connu. En contrepartie, de temps en temps, Clémence échangeait des nouvelles avec son amie Angèle, qui l’avait bien appuyée à la suite de l’abandon de Sylvestre. Se secouant pour mettre fin à ses réflexions, elle grimaça en se retournant pour faire son lit.

    — Bon, assez ruminé. J’ai promis à Maddy et Simone d’aller les rejoindre sur la plage pour patiner un peu. Je vais apporter la pelle de mononcle parce qu’il a l’air d’avoir neigé toute la nuit !

    S’empressant de replacer son drap et sa catalogne verte sans trop de précautions, Clémence enfila une paire de collants sous un pantalon de laine. Elle mit trois paires de chaussettes pour être bien certaine de ne pas geler et descendit au premier étage. Son oncle Jean-Julien l’attendait dans la cuisine, une tasse de thé bien chaude à la main.

    — Tiens, voilà la jubilaire ! salua l’homme en se levant pour enlacer sa nièce.

    — La quoi ? questionna Clémence, les sourcils froncés.

    — La fêtée ! Voyons, t’as rien appris à Rimouski ? se moqua gentiment Jean-Julien.

    Il posa une autre tasse sur la table de bois en face de lui et y versa l’eau bouillante.

    — Tiens, j’ai même cuisiné du pain doré pour déjeuner. T’aimes ça, j’espère ?

    L’homme de 52 ans était heureux depuis que sa nièce vivait avec lui. Il n’osait pas l’avouer franchement, sachant que le retour au bercail de Clémence ne faisait pas son bonheur à elle. Mais lui, qui habitait seul depuis toujours, voyait sa vie se colorer d’une nouvelle énergie avec l’arrivée de la jeune femme. Il espérait de tout cœur qu’elle décide de rester au village. Parfois, il s’imaginait même bâtir une rallonge à sa maisonnette pour leur permettre de profiter d’un peu plus d’espace.

    — Oui, j’adore ça, mononcle. Merci, t’es fin.

    Avec sa longue silhouette élancée, Clémence se dirigea vers la chaise pour s’y asseoir. Ses cheveux touchaient ses épaules, et elle les avait noués en deux couettes de chaque côté, ce qui la rajeunissait un peu. Son oncle pointa ses vêtements chauds et demanda :

    — Tu sortais ?

    — Oui ! Je vais patiner avec les jumelles et les enfants. Ça te tente de venir avec nous ?

    Jean-Julien se hâta vers son petit comptoir pour cacher sa grimace de dédain à Clémence. Il n’était pas sportif, ne l’avait jamais été et ne le serait jamais ! Mais comme un homme ne devait pas faire de telles affirmations, il haussa simplement les épaules et répondit :

    — Je peux pas vraiment. Je dois aller voir un collègue à Percé.

    — Oh, tant pis ! De toute manière, je pense qu’on va plus pelleter que patiner ! répliqua Clémence en enfournant une grosse bouchée de pain doré baignant dans le sirop d’érable.

    Puis, elle termina en vitesse son déjeuner en jasant de choses et d’autres, et lorsqu’elle voulut aider Jean-Julien pour faire la vaisselle, son oncle la mit à la porte.

    — Allez, va rejoindre tes sœurs.

    — Mais je veux t’aider, mononcle ! protesta faiblement Clémence.

    — Non, non ! J’ai pas grand-chose à faire pour le moment, et en plus, c’est ta journée.

    Clémence posa un baiser rapide sur la joue du moustachu avant de détaler en vitesse, ses patins bruns sur l’épaule. Il était 9 h 30, et les jumelles devaient déjà se trouver en bas, sur la plage.

    Depuis plus de trois semaines, le plus grand des mystères entourait le départ de la fille du marchand Gaston Taillefer. Âgée de 19 ans, Rosalie avait quitté le village le lendemain de Noël. Le curé avait alors appris la nouvelle de la bouche de son bedeau, Gédéon Ouimet.

    — J’espère que le changement d’air va lui faire du bien, à la petite Taillefer, avait mentionné l’homme à son épouse, alors que le couple cirait les bancs dans l’église.

    Aussitôt, Jacquelin, installé à l’avant près de l’autel, avait dressé l’oreille. Depuis qu’il avait embrassé et caressé la jeune femme au mois d’octobre précédent, il se mourait de désir pour elle. Après que ses sœurs jumelles l’eurent confronté pour lui demander des explications, il avait joué le jeu de l’innocence et mis le blâme sur Rosalie Taillefer. Pendant le reste de l’automne, la jeune femme avait dépéri, alors que la rumeur circulait au village que sa santé mentale déclinait, un peu comme celle de sa mère Rita, que l’on savait fragile. Désireux d’en apprendre plus sur les plans de Rosalie, le curé s’était donc approché de Gédéon et son épouse pour les questionner.

    — La famille du marchand a quitté le village pour quelques jours ? avait demandé Jacquelin, sur un ton qu’il espérait détaché.

    L’homme blond à la silhouette pansue était trop troublé pour retenir son interrogation. Son regard avide s’était posé sur le couple âgé. C’est Thérèse, la femme du bedeau, qui lui avait répondu, en agitant son chiffon :

    — Oh non, juste la petite ! Vous avez bien dû constater, vous aussi, qu’elle avait maigri ? Remarquez que vous percevez pas tellement ça, vous, les hommes, j’imagine. En tout cas, ç’a l’air que sa santé est plus ce qu’elle était, la pauvre fille. Gaston est bien découragé. Moi, je pense qu’une couple de semaines à Québec, chez sa tante, ça devrait la remettre sur pied. Du moins, on l’espère, hein, Gédéon ?

    Le bedeau avait hoché vigoureusement la tête sans cesser de s’acharner sur une tache tenace. Jacquelin avait voulu poser d’autres questions, mais s’était retenu de le faire, craignant que sa curiosité ne suscite des commentaires de la part des employés de l’église. Il avait donc repris ses occupations, sans réussir à se concentrer. Comme la vision de la jeune brunette ne le quittait pas, il s’était résolu à descendre jusqu’au magasin général le lendemain matin. Il avait alors appris qu’après avoir validé auprès du docteur Lemire que sa fille était probablement déprimée et qu’un changement d’air s’imposait pour tenter de lui redonner le goût à la vie, Gaston avait décidé de l’envoyer pour quelque temps chez sa sœur Suzanne.

    — Je vous le dis, monsieur le curé, je prie tous les soirs pour que ma Rosalie nous revienne en santé. Je sais pas comment ça se fait qu’elle se soit mise à dépérir comme ça, à l’automne. C’est à croire qu’un malheur s’est abattu sur elle sans qu’on le voie venir.

    Jacquelin avait alors bafouillé de vagues paroles de réconfort, avant de s’éclipser pour remonter chez lui en vitesse. Depuis, pas une journée ne passait sans que le curé se rende acheter quelque objet ou aliment au magasin général. Chaque matin, il se levait le cœur rempli d’espoir. L’homme d’Église s’imaginait ouvrir la porte du commerce sur le chemin principal et constater que Rosalie était de retour à son poste, derrière son comptoir. Alors, au moment où il vit sa sœur Clémence descendre à la mer pour rejoindre les jumelles, Jacquelin marchait d’un pas rapide en priant le Seigneur pour que son souhait soit enfin exaucé.

    — Bon matin, m’sieur le curé, cria une villageoise en levant la main bien haut.

    — Bonjour !

    L’homme hocha sévèrement la tête et accéléra le pas sans ressentir l’air glacial. Il n’était pas question pour lui d’arrêter pour discuter avec qui que ce soit. Lorsqu’il mit les pieds dans le magasin, la clochette de la porte d’entrée tinta pour annoncer son arrivée, et les clients déjà présents cessèrent de parler quelques secondes avant de le saluer respectueusement. Un sourire distant sur son visage, Jacquelin promena son regard bordé de longs cils bruns sur le vaste espace encombré de marchandises. Une grande déception l’envahit en constatant que seul l’un des frères de Rosalie était installé derrière le comptoir de droite. En s’avançant, il saisit des bribes de conversation et cessa de marcher.

    — Comment ça, ta sœur revient pas encore ? demandait Mathias Gagné à Jérola Taillefer. Me semble qu’elle m’avait dit qu’elle partait jusqu’au 15 janvier ? J’haïs ça, moi, ceux qui disent des menteries.

    Le niais, un homme de forte constitution au visage lunaire et à la chevelure pâle, s’appuya contre le comptoir de bois pour attendre la réponse. Il se curait les dents avec un bout de bois, et Jérola recula en soupirant. Parfois, quand il faisait très froid, le magasin fermait pour quelques jours. Le jeune homme de 21 ans pouvait alors prendre une pause de Mathias, qui passait ses journées à traîner sur place. Mais depuis le début de la semaine, la température se maintenait étrangement autour de 30 degrés¹, et les villageois s’empressaient de se retrouver dans le commerce de la rue principale. Mathias, qui vivait dans une maisonnette sur le terrain du charpentier, rejoignait donc les autres villageois pour commenter les faits et gestes des habitants de la côte gaspésienne. L’homme d’une trentaine d’années avait une hygiène corporelle encore plus déficiente pendant la saison froide, et les villageois se distançaient de lui de manière évidente lorsqu’ils le croisaient. Mais plus Jérola reculait, plus l’autre s’avançait, se retrouvant presque couché sur le dessus du comptoir.

    — Voyons, Mathias, décolle un peu ! s’exclama le jeune homme exaspéré.

    — Quoi ? J’attends une réponse, moi !

    — Bien qu’est-ce que tu veux que je te dise ! grogna Jérola. Ma sœur file pas mieux, ça fait qu’elle va encore rester à Québec chez matante Suzanne. Moi, tant qu’à la voir ici se traîner partout comme une âme en peine, j’aime autant qu’elle revienne pas tout de suite !

    Pendant que l’échange se poursuivait entre les deux hommes, Jacquelin se figea près de la colonne au centre de l’allée centrale du magasin. Depuis le départ de Rosalie, son tabouret était inutilisé derrière son comptoir, et lorsqu’une cliente, ou plus rarement un client, avait besoin d’un produit d’hygiène, de tissus ou d’un morceau de vêtement, Jérola ou son frère William traversaient pour les servir. Le curé écoutait avidement l’échange entre Mathias et le jeune Taillefer sans réaliser que les autres clients le dévisageaient curieusement. Il émergea de son hébétement lorsque Gaston sortit de son bureau vitré dans le fond du commerce pour l’apostropher avec inquiétude :

    — Tout va bien, monsieur le curé ? Vous êtes blanc comme un drap !

    — Hein, oui, oui ! Je… je tente de me rappeler ce que je venais chercher.

    — Hey, c’est pas drôle de perdre la mémoire à votre âge ! lança impoliment Mathias, qui réussissait toujours à se mêler de toutes les conversations.

    Gaston Taillefer l’apostropha aussitôt pour lui faire part de son manque de respect envers l’homme d’Église.

    — Bien quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit de mal, moi ? marmonna le nigaud, avant de se diriger vers une villageoise qui fouillait dans un étalage de ceintures de cuir.

    Espérant en apprendre davantage sur Rosalie sans dévoiler son jeu, Jacquelin retint un soupir de soulagement lorsque l’homme à la calvitie prononcée le prit doucement par le bras et chuchota :

    — Dites donc, monsieur le curé, j’aurais aimé ça vous demander quelque chose concernant ma fille. Avez-vous deux petites minutes ?

    Le marchand semblait mal à l’aise, mais déterminé, et Jacquelin acquiesça à sa demande en espérant pouvoir ainsi connaître la date du retour de la femme qu’il convoitait secrètement. Il entra donc avec Gaston dans son bureau, et lorsque ce dernier referma la porte pour éviter que Mathias ne les suive, Jacquelin attendit en tentant de cacher son impatience. Sous son lourd manteau noir, son cœur battait la chamade, et il avait enfoui ses mains moites au fond des poches profondes du vêtement. Le marchand inspira, avant de souffler :

    — Je sais bien que j’aurais dû attendre de vous en parler à l’église, quand vous êtes en service, mais je dois vous dire que je me sens pas mal dépassé par le coup de téléphone que j’ai reçu de ma sœur Suzanne hier soir. Je voudrais avoir votre avis.

    La gorge nouée par l’anticipation, Jacquelin écouta l’homme lui faire le compte rendu de son appel avec sa sœur.

    — Suzanne dit que Rosalie mange un peu mieux, mais qu’elle est encore bien pâle. Elle est partie depuis presque un mois et on dirait bien qu’elle se refait pas une santé aussi vite que je l’aurais espéré. Ça fait que je me demandais, monsieur le curé, si je serais pas mieux d’insister pour que Rosalie rentre au village, même si elle est pas remise à 100 %. Pensez-vous que c’est mon rôle de père de lui ordonner de revenir chez nous ?

    Jacquelin dut se retenir pour éviter de crier oui de toutes ses forces. « Faites-la revenir, j’ai besoin de la voir, même de loin », voulait-il avouer. Mais plutôt que de révéler le fond de sa pensée, l’homme fit mine de réfléchir, avant de répondre, d’une voix rauque :

    — Je pense qu’il est de bon ton de laisser votre fille retrouver la santé chez sa tante. À moins que vous ne craigniez pour sa dignité dans cette grande ville ? Fréquente-t-elle des gens qui pourraient nuire à sa réputation ?

    Au moment de prononcer ces paroles, Jacquelin eut un coup au cœur en réalisant que Rosalie avait, en effet, beaucoup plus d’opportunités de rencontrer de jeunes hommes à Québec, et il laissa son regard errer sur les étagères encombrées de paperasse un peu désordonnée. Il écouta gravement Gaston le rassurer, en cachant son profond soulagement :

    — Non, non, c’est pas ça ! Ma sœur est pire qu’une gardienne de prison pour la dignité de ses propres filles, ça fait que j’ai pas de crainte de ce côté-là. C’est juste que mes gars sont tannés de tout gérer dans le magasin. D’un autre côté, on ouvre pas tous les jours, et si une quinzaine de plus peut faire la différence pour ce qui est de la santé de Rosalie, bien vous avez probablement raison. Je m’en vais rappeler Suzanne. Merci bien pour vos conseils, monsieur le curé. Je manquerai pas de penser à vous dans mes prières quotidiennes.

    — C’est mon rôle, mon cher monsieur, marmonna Jacquelin en saluant le commerçant soulagé.

    Quelques instants plus tard, le curé quitta le magasin, l’âme en peine, sans même acheter les lacets dont il avait besoin. Perdu dans son tourment, Jacquelin mit le cap vers sa maison grise en se disant qu’il ne fallait surtout pas que le séjour de Rosalie à Québec s’éternise trop.

    — Si elle ne revient pas d’ici deux semaines, je ferai part à son père de mon inquiétude. Il faut éviter à tout prix que les villageois commencent à colporter de fausses rumeurs sur les raisons de son absence.

    Juste avant d’ouvrir la porte de sa maison de bardeaux, Jacquelin se tourna pour regarder la mer. Il ferma les yeux en inspirant profondément pour chasser le malaise qui l’envahissait, comme chaque fois qu’il songeait à sa relation avec Rosalie Taillefer.

    — Dieu pardonne tout, murmura-t-il pour se donner bonne conscience.

    1 30 degrés Fahrenheit équivalent à -1 degré Celsius.

    Chapitre 2

    — Me voilà, les filles ! cria Clémence en courant avec agilité sur la neige qui recouvrait la grave, les patins ballottant sur son épaule.

    Désireuse d’arriver rapidement près des jumelles qui tournoyaient déjà sur la glace près de la rive, la sportive en herbe ne vit pas le trou devant elle, y mit le pied et s’effondra de tout son long sur le sol. Le menton de Clémence heurta un bloc de neige durcie et se mit aussitôt à saigner abondamment. En moins d’une minute, le haut de son manteau bleu et la neige près d’elle virèrent à l’écarlate.

    — Ouch ! se lamenta la femme en grimaçant.

    Elle apposa son épaisse mitaine de laine sur la blessure en espérant réduire l’écoulement.

    — Oh ! Matante Clémence ! cria Philomène sur un ton paniqué.

    La fillette était assise avec son ami Gustave, et elle mangeait un morceau de pain quand Clémence avait chuté non loin d’eux. Philomène délaissa sa collation et se releva maladroitement, avant de se précipiter vers sa tante, malgré ses patins trop petits qui lui faisaient mal aux pieds.

    — Maman ! hurla la fillette, vite, matante Clémence est tombée !

    Gustave la devança et arriva près de la jeune femme le premier. Le garçon de neuf ans avait encore le même teint hâlé qu’à l’été et, curieusement, la femme blessée se passa la réflexion qu’il ne ressemblait heureusement pas à son père Omer. Bien vite, Clémence laissa ses observations pour tenter de se relever, sa main encore sous son menton en sang.

    — Matante Clémence, tu vas pas mourir, hein ?

    — Bien non, Philo !

    — C’est donc bien épouvantable tout ce sang-là ! grogna Gustave en crachant pour bien montrer son dégoût.

    Simone, qui arrivait en courant lourdement, le réprimanda vertement, avant de s’agenouiller près de sa sœur. La tuque de Clémence était de travers, et du sang tachait son manteau court. Ses patins avaient volé au-dessus de sa tête pour atterrir sur une montagne de neige, un peu plus loin. La jumelle enleva la mitaine de sa cadette pour voir les dégâts et grimaça un peu.

    — Ouin, tu vas te retrouver avec une belle cicatrice, ma fille ! Un beau cadeau de fête, ça, ma Clémence ! Viens t’asseoir… Maddy, aide-moi.

    Cette dernière contourna le traîneau dans lequel dormait Léon, et s’approcha à son tour. Simone et elle prirent les bras de Clémence, qui ressentait un élancement continu au niveau du menton. Une fois assise sur un banc de fortune installé par des hommes du village, elle pencha sa tête vers l’arrière pour que Simone puisse observer la plaie.

    — Hum, c’est une coupure bien nette, mais peu profonde, au moins.

    — Merci bien ! répliqua ironiquement Clémence. Mais sérieusement, je vais être défigurée ?

    — Bien, peut-être un peu, répondit Simone, en faisant un clin d’œil à sa jumelle. Oh, Béatrice, arrête de pleurer, tu vois bien que matante est correcte ! Elle voulait se faire remarquer pour marquer sa journée de fête. Vingt-cinq ans, c’est pas rien ! Ça te donne 11 mois pour éviter de coiffer sainte Catherine*², hein, ma Clémence ?

    La femme enlaça gentiment sa cadette en la gratifiant d’un baiser sur le front. Clémence ronchonna que ces histoires de grand-mère étaient ridicules, et que les temps avaient changé. Philomène, un peu rassurée, retourna près de Gustave, qui avait repris son morceau de pain en constatant qu’il n’était rien arrivé de bien grave. La petite fille ne quitta pas le trio de sœurs des yeux, par contre. Depuis la mort de son frère, elle craignait toujours que les accidents et les absences inexpliquées soient des tragédies, comme celle qui était arrivée à Éloi. Alors que Madeleine tendait à la blessée une petite couverture trouvée dans le traîneau, Clémence fit un geste pour rassurer sa nièce :

    — Inquiète-toi pas, Philo, il en faut plus que ça pour mettre ta tante à terre !

    — Gustave, demanda alors Simone, me rendrais-tu un service ?

    — Certain !

    Même si sa mère avait exigé qu’il retourne vivre chez lui un peu avant Noël, Gustave s’empressait de filer auprès de la famille Laviolette dès qu’il le pouvait. Il se sentait tellement apprécié par les parents de Philomène qu’il aurait voulu y demeurer pour toujours. L’enfant ne pouvait savoir que le curé avait fait comprendre à sa mère Géraldine que la place de son fils était auprès de sa famille. Le curé avait questionné sa sœur Simone à quelques reprises sur les raisons de la présence constante de Gustave chez elle. Même si la femme avait précisé que l’hébergement du garçon faisait du bien à tout le monde, Jacquelin avait pris les choses en main sans en aviser ni Simone ni Tom. Sous les reproches à peine voilés du curé, Géraldine avait donc annoncé à contrecœur à son fils qu’il devait réintégrer le nid familial. Malgré sa tristesse, Simone avait convaincu l’enfant du bien-fondé de cette décision.

    — Ta maman a besoin de toi, mon grand, avait-elle chuchoté en le serrant dans ses bras.

    Mais comme toujours, pour offrir son aide, Gustave ne rechignait jamais. Alors, Simone se pencha vers le garçonnet et précisa :

    — Va tout de suite au magasin. Demande un pansement à Gaston. Dis-lui que c’est pour Clémence et qu’il le mette sur ma note.

    — J’y vais. Heu, je peux enlever mes patins avant ? questionna l’enfant, les sourcils froncés.

    Devant sa mine un peu embêtée, les trois sœurs éclatèrent de rire. Le garçon ronchonna que ce n’était pas de sa faute si « matante » Simone avait dit « tout de suite ». Dans son livre à lui, ça voulait dire vite en maudit, ça !

    Clémence refusa de retourner chez son oncle, malgré sa blessure.

    — Non, non. Avec mon beau pansement, je vais pouvoir patiner sans problème. Ça a arrêté de saigner, je vais être correcte. J’aime ça, patiner, vous le savez. Il y a rien d’autre que je veux faire pour ma journée de fête !

    — T’es certaine ? questionna Madeleine indécise. Il faudrait pas que tu chutes de nouveau ! Là, tu serais défigurée pour vrai !

    Clémence finit de lacer son patin, puis elle s’élança sur le fleuve gelé, avant de répondre sur un ton enjoué :

    — Comment veux-tu que je devienne aussi bonne que les sœurs Lebouthillier* si j’abandonne à la moindre petite blessure, hein ?

    Madeleine et Simone se moquèrent un peu de leur cadette avant de se relever à leur tour. Arthur était resté à la maison avec son père, et comme Léon était un bébé qui dormait bien à l’extérieur, sa mère pouvait en profiter pour se divertir. D’autres villageois arrivés plus tôt avaient déblayé une grande patinoire dans la baie. Au loin, le rocher Percé était prisonnier des glaces et veillait sur la faune marine endormie. Parfois, le cri d’un goéland annonçait une envolée d’oiseaux. Clémence patinait habilement, évitant les enfants qui riaient et les adultes qui jouaient au hockey en se prenant pour des joueurs du Canadien.

    — Je te dis qu’elle aime ça patiner, notre sœur ! lança Simone en essuyant le nez de Béatrice, qui trépignait pour retourner près des autres sportifs.

    La petite, qui n’avait pas trois ans, avait insisté en pleurnichant pour mettre des lames sous ses bottes. Et même si elle doutait de la réussite d’une telle opération, Simone avait abdiqué et lui avait accroché celles ayant appartenu à Éloi. Quand elle les avait sorties d’un coffre de bois, la femme avait levé les yeux vers le ciel, avant de serrer les objets contre son cœur. Chaque fois qu’elle offrait un jouet ou un vêtement rattaché à son fils, Simone avait l’impression de laisser s’envoler un petit morceau de lui. Le pire, c’était de devoir le faire en cachette de Tom. Son mari avait décrété après la noyade d’Éloi qu’aucun objet ne ramènerait son fils à la vie et qu’il préférait se débarrasser de tout plutôt que de vivre dans les souvenirs. Ce qu’il avait fait pour tous les jouets de bois qu’il avait fabriqués avec son père Horace pour son petit garçon. Simone avait quant à elle conservé quelques vêtements et certains objets, malgré tout. Chacun vivait sa peine à sa manière. En attachant les lames sur les bottes de Béatrice, la femme avait essuyé une larme furtive, sans toutefois lever la tête pour éviter que sa jumelle ne constate sa tristesse.

    « C’est idiot, avait songé Simone, mais c’est comme si ça concrétisait l’absence permanente d’Éloi dans notre vie. »

    Puis, elle s’était secouée en se disant que son garçon aurait été heureux de prêter ses jouets à sa petite sœur. Les jumelles et Clémence, quant à elles, portaient des patins achetés dans le catalogue Eaton quelques années plus tôt. Au coût de 3,49 $ la paire, même s’il s’agissait d’un luxe, les sœurs ne regrettaient pas cette acquisition. Après tout, l’hiver en Gaspésie était synonyme d’activités extérieures !

    — Vite, Simone ! cria impatiemment la benjamine de la famille, en levant les bras dans les airs. Je veux pratiquer nos pirouettes !

    En riant, les femmes rejoignirent Clémence pour profiter du soleil qui réchauffait la baie. C’est finalement Béatrice qui sonna la fin de la récréation en criant et en pleurnichant de froid une heure plus tard. Elles enlevèrent donc leurs patins à regret, puis Madeleine haussa les épaules en s’engageant dans la côte Gaspé :

    — De toute manière, Freddy doit commencer à trouver le temps long avec Arthur ! Il a beau avoir insisté pour l’amener avec lui voir ses pièges, je me doute bien que ça fait longtemps qu’ils sont revenus chez nous !

    Puis, elle posa un regard complice sur sa jumelle. Simone resta pourtant stoïque et détourna la tête. Madeleine grimaça, les yeux remplis de larmes. Elle oubliait parfois que la blessure de sa

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