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La Louve du Bas-Saint-Maurice: Les menaces
La Louve du Bas-Saint-Maurice: Les menaces
La Louve du Bas-Saint-Maurice: Les menaces
Livre électronique357 pages5 heures

La Louve du Bas-Saint-Maurice: Les menaces

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À propos de ce livre électronique

Ayant repris les rênes de la scierie familiale, Adèle Paradis a fort à faire lorsqu’elle découvre que l’héritage de son père Clément comporte sa large part de périls et d’argent obtenu frauduleusement. Alors que la famille entière est plongée dans l’incertitude et la peur, la jeune femme sombrera-t-elle aussi dans l’illégalité si elle ne réussit pas à obtenir l’aide de Joseph, l’amoureux éconduit qui aurait tant souhaité l’épouser? Saura-t-elle apaiser les élans de son cœur pour l’artiste et sa toile ou le policier trop curieux?

Le temps presse. La tension augmente pour Adèle et sa famille. La jeune femme comprend à quel point il est dangereux de mêler amour et argent au moment où le curé s’immisce un peu trop dans les affaires de ses ouailles et que chacun tente de sauver la scierie (et la réputation de la famille). De nouvelles menaces planent de toutes parts et la poussent à envisager des solutions désespérées… Pourra-t-elle surmonter l’orage de passion, de violence et de cupidité que la mort de Clément a provoqué?

La conclusion palpitante de l’histoire d’une famille déchirée entre les liens du sang et l’odeur de l’argent.
LangueFrançais
Date de sortie17 avr. 2019
ISBN9782897586003
La Louve du Bas-Saint-Maurice: Les menaces
Auteur

Gilles Côtes

Gilles Côtes vit dans Lanaudière et détient une maîtrise en Sciences biologiques de l’Université de Montréal. Après une carrière bien remplie au sein du réseau de la santé publique, il se consacre entièrement à ses projets d’écriture. Il a publié onze romans destinés à la jeunesse avant d’entreprendre cette saga incomparable.

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    Aperçu du livre

    La Louve du Bas-Saint-Maurice - Gilles Côtes

    allemand

    Jour 9 – Vendredi

    Chapitre 1

    GRANDES-PILES, 14 AOÛT 1925, SCIERIE DES PARADIS, 16 H

    —  O n fait quoi, maintenant, mademoiselle Adèle ? demande Conrad, casquette à la main.

    La question est pertinente. Depuis deux jours, elle turlupine, Adèle Paradis. Du matin jusqu’au soir, la jeune femme s’interroge sur la suite des choses. Sa bosse à la tête est un rappel douloureux du désastre qui s’est abattu sur sa famille. La mort subite de son père Clément, la découverte de ses activités illégales, le départ de son frère Cyprien, son propre enlèvement évité de justesse et les liasses d’argent disparues empêchent tout retour à la normalité. Sans compter l’effondrement de Juliette, dont le mari reste introuvable.

    — Mademoiselle ? On a fini l’contrat de madriers pour monsieur Joyal, insiste le nain.

    — Oui. C’est ben correct. On va le livrer, comme convenu, lundi matin. Tiens, prends ça, c’est ta paie. J’ai ajouté un p’tit bonus. Tu l’as ben mérité.

    — Merci. Le bois est dans la charrette, prêt à partir… On fera deux voyages. On a pas le choix, le camion sera pas réparé avant lundi après-midi. Le nouvel essieu est arrivé de Montréal, par le train, à matin. Mais après ?

    Après ? Le supplice de cette question est sans pitié. Le cerveau d’Adèle est embourbé de préoccupations qui s’empilent comme les tas de planches dans la cour à bois. Que faire de la nuit étoilée passée dans les bras d’Émile ? Comment oublier cette pause salutaire survenue comme une embellie dans un ciel tourmenté ? Le tableau, son audace de se dévoiler devant le regard de l’artiste et l’attente du corps tremblant de désir. Et Joseph, qui lui offre la lune dans ses lettres enflammées, alignant les mots d’amour lui faisant miroiter une vie d’aisance. N’est-ce pas pure inconscience que de ne pas les écouter ? Comme il est inconséquent d’être attirée par ce policier au regard franc et troublant. Ce Jean-Paul Charland, surgi de nulle part, dont la seule présence provoque une tempête au creux de son estomac. Le pouvoir de la cicatrice sur sa joue est bien réel. Elle envoûte plus qu’elle n’éloigne. Sinon, comment expliquer ces hommes qui se rapprochent d’elle ? Elle en touche les méandres du bout de son index. L’image de sa louve courant dans les bois lui apporte un peu de réconfort. La liberté est possible, malgré les barrières qui nous entourent. Mais qu’on soit femme ou louve, il faudra bien user de cette liberté pour se choisir un destin !

    — Est-ce que ça va ? interroge le nain de sa voix la plus douce.

    — Non. Mais j’imagine que ça peut s’arranger. Clément aurait trouvé une solution.

    — Vot’ père avait confiance en vous… moé aussi, affirme-t-il, en portant un regard attendri sur la jeune femme.

    — T’es ben fin, Conrad. Essaye de te reposer, demain, pis dimanche. De mon côté, j’vais réfléchir.

    — Vous pouvez compter sur moé.

    — J’le sais. Tiens, en partant, tu donneras les paies à Rodrigue et Hubert. J’vais m’occuper d’Arthur.

    — Comment y va ?

    — Y s’ennuie de Cyprien, même si y’était toujours sur son dos. Perdre son père et son frère, coup sur coup, c’est dur à prendre, pis pas juste pour lui.

    — Avez-vous des nouvelles de Cyprien ?

    — Y’est parti à Trois-Rivières. C’est tout c’que j’sais.

    — Y va revenir.

    — Pour ça, il faudrait qu’on ait de l’ouvrage à y donner. Au train où ça va…

    — Laissez-vous pas abattre ! Moé, pis les gars, on est là. On vous lâchera pas !

    Adèle sait que ce petit homme dit vrai. Au fil des ans, le moulin à scie a périclité, mais aucun d’eux n’a jamais menacé de quitter le navire. Au contraire, Rodrigue a risqué gros en suivant Clément sur le chemin de la contrebande d’alcool. Il a opéré les alambics, des nuits entières, au fond des bois, au-delà du marécage. Il aurait pu finir en prison ou être mal- mené par des bandits sans scrupules. Elle s’en rend compte, maintenant qu’elle s’est frottée à la violence de Stan Courchesne. Quant à Hubert, elle voit bien que l’absence de Cyprien l’affecte. Il accepte difficilement que ce soit Adèle qui dirige. Il n’est pas homme à faire des esclandres, mais ses ronchonnements sont plus fréquents. Nul doute qu’à ses yeux, le legs de Clément est une hérésie et que la rudesse du bois aura raison de la rousse.

    Le nain se retire à reculons, comme le faisaient les paysans d’une autre époque devant leurs seigneurs. Adèle referme le registre où elle a inscrit, de sa plus belle écriture, les détails de la production d’une semaine houleuse. Il lui a suffi de quelques lignes, alors qu’il aurait fallu un roman pour en expliquer le contexte.

    Émile Laforest serre le bébé contre sa poitrine. Ses bras sont fermes et souples tout à la fois, soupesant la fragilité d’une vie en devenir. Le poupon gazouille des a-reu de satisfaction. Le jeune homme rayonne en le berçant avec douceur.

    — Regarde, Juliette. Y’é déjà en admiration devant son mononcle !

    — Arrête de te monter la tête ! Y’a le ventre plein de lait, pis y’é sur le bord de dormir.

    — Écoute-la pas, Clément. Mononcle Émile va te faire des beaux dessins quand tu seras plus vieux, l’assure-t-il, en caressant la joue du bébé de son index.

    — J’suis pas encore décidée pour le nom.

    Juliette a besoin de le mentionner. L’affirmation lui brûle les lèvres depuis les révélations faites par sa sœur. S’en libérer lui fait du bien. Malgré la surprise d’Émile, elle continue de plier le linge, debout près de la table, sans changer de rythme. À ses yeux, son père est entré dans une sorte de limbes d’où elle n’arrive plus à le sortir. Il y attend son verdict final. Il n’était pas l’homme qu’elle croyait connaître. Ses cadeaux ont à présent le goût du soufre. Il provenait de gains illégaux, que des truands sont venus réclamer jusque dans sa cuisine. Comment peut-elle lier le prénom de son fils à un héritage pareil ? Mais d’un autre côté, Clément n’était pas que cela. Il était aussi un grand-père attentionné pour ses petits-enfants. Pour elle-même, il n’avait jamais manqué à son devoir. Désenchanté du mariage de sa fille avec Gaspard, il avait continué d’être là quand elle en avait besoin, faisant fi des incartades trop fréquentes du mari. Juliette ne peut que lui en être reconnaissante, mais apprendre qu’il frayait avec des gangsters dépasse son entendement. Son absence est devenue un gouffre insécurisant. Sans mari et sans père, elle s’affole à l’idée qu’elle a maintenant trois enfants sur les bras.

    — Asteure que t’as repoussé le baptême d’une semaine, t’as le temps d’y penser, suggère Émile.

    — Y va s’appeler Serge ! affirme-t-elle sèchement.

    — Ton père était pas mauvais, plaide son beau-frère.

    — Comment que t’appelles ça, toé, un gars qui porte un revolver, pis qui vient me faire des menaces dans ma chaise berçante ?

    — C’est sûr que lui, il l’était, mais Clément aurait pas fait de mal à une mouche.

    — Tu penses pas qu’y nous a fait du mal, à nous autres ? Adèle a failli mourir ! On l’a frappée sur la tête ! Des pas d’allure ont approché de mes enfants ! Gaspard a disparu ! Y’é peut-être mort à l’heure qu’il est !

    — Tant qu’on a pas retrouvé son corps, on le sait pas. Mon frère est débrouillard.

    — En tout cas, le gars de la police provinciale a pas enquêté longtemps !

    — Si t’avais pas brûlé le linge de Gaspard dans le poêle, ça l’aurait encouragé, reproche Émile, tout en souriant au bébé.

    — J’voulais pas que les enfants voient le sang de leur père. Pis j’étais en maudit après lui !

    — En passant, comment ça se fait qu’y sont pas revenus de l’école ?

    — Leur maîtresse prépare une fête. Y sont restés après la classe pour l’aider à faire les décorations.

    — Ça va leur changer les idées. Qu’est-ce que tu leur as dit pour Gaspard ?

    — Qu’y était parti travailler dans le bois pour quelques jours. J’suis pas sûre que Capucine a avalé ça. Penses-tu que j’ai raison de croire qu’y pourrait être mort, Émile ? s’informe-t-elle en baissant la voix.

    Cette fois, le jeune homme a le regard vague. L’insistance de Juliette est désarmante. Que dire pour la réconforter ? Le bébé est le seul à ne pas ressentir le malaise. Il frotte son poing sur sa joue en fermant les yeux. Qu’importe cette absence qu’il ne peut même pas imaginer, alors que l’odeur de sa mère embaume ses langes ?

    — C’est pas impossible, risque Émile, surtout avec le mot qu’y t’a laissé. Mon frère a le don de se mettre les pieds dans les plats. Pis j’imagine qu’en prison, les occasions font le larron. Mais faut pas que ça nous empêche de garder espoir.

    — Son message disait qu’il allait faire de l’argent… C’était-tu relié avec les affaires croches de papa ?

    — J’aimerais mieux pas, c’est ben assez compliqué de même !

    Le bébé profite de ce constat pour s’agiter. Ses pleurs se sont déjà affermis. Émile est presque heureux de cette intervention.

    — Donne-moé-le, j’vais le mettre dans son ber, propose sa mère en tendant les bras.

    — Pis moé, faut que j’aille chez monsieur Tousignant. On a parlé de faire une dernière battue le long de la rivière, demain matin. Après trois jours, y paraît que les corps remontent à la surface, précise-t-il en le regrettant aussitôt.

    — Tu penses pas qu’après ce temps-là, y doit être rendu dans le fleuve ?

    — Y’a ben des remous… On y voit souvent des pitounes qui tournent en rond.

    — Ce serait ben lui, ça, de virer en rond, réplique-t-elle, les larmes aux yeux.

    GRANDES-PILES, 14 AOÛT 1925, MAISON DES JOYAL, 17 H 50

    Thérèse dépose la soupière au centre de la table. Elle soulève le couvercle et l’odeur de la soupe aux gourganes se répand dans la pièce. Le mélange de lard, de carottes, de céleri et d’épices forme avec la grosse légumineuse un liquide épais et goûteux. Avec précaution, elle remplit d’abord le bol de sa maîtresse, puis celui de Joseph Joyal. Le silence n’est brisé que par le tintement de l’ustensile sur la porcelaine. La servante évite de regarder la place occupée habituellement par Alexandre Joyal. Elle se retire après avoir reçu l’approbation muette de Joseph.

    — Bon appétit, maman.

    — Hum, hum, merci. Ça sent bon, mais j’ai la gorge trop serrée.

    — Il faut que tu manges. T’as besoin de garder tes forces pour descendre à Trois-Rivières. Tu m’accompagnes toujours à l’hôpital demain matin ?

    — Bien sûr. T’as parlé à sœur Armande ?

    — Je l’ai appelée de mon bureau à la scierie. Elle nous attend à 10 heures.

    — Elle a dit comment était ton père ?

    — Selon les médecins, il est prêt à revenir à la maison. Il est encore faible, mais elle pense qu’il récupérera plus vite auprès de sa femme, répond Joseph, en omettant certains détails moins encourageants.

    — Il aurait pu mourir, Joseph !

    — Je sais.

    — Il faut punir ceux qui sont responsables !

    — Monsieur Tremblay et son employé ont fait ce qu’il fallait pour le sauver.

    — Je parlais de ceux qui fabriquent la boisson frelatée.

    — La police est venue au village.

    — Mais personne a été arrêté ! s’offusque Colette.

    — On dit qu’ils ont pourchassé deux individus jusqu’à Trois-Rivières.

    — Et on les reverra pus ! J’le sais que c’est grâce aux vieilles connaissances de ton père si la police a enquêté à Grandes-Piles.

    — C’est lui qui t’a dit ça ?

    — Alexandre peut rien me cacher… Si on avait un député dans la place, ce genre de problème là se réglerait !

    Joseph avale une cuillerée de sa soupe en digérant le sous-entendu de sa mère. Son père avait peut-être raison concernant les femmes qui se réunissent dans les sous-sols d’églises. Elles n’y vont pas que pour du tissage ou s’échanger de bonnes recettes. Bien qu’il imagine mal sa mère en revendicatrice du droit de vote pour les Québécoises ou en contestataire afin d’obtenir de meilleures conditions pour les travailleuses dans les usines.

    — J’y réfléchis, se contente-t-il de répliquer, pour calmer le jeu.

    En réalité, il a envoyé un télégramme directement au premier ministre Taschereau. Son attaché politique l’a peut-être déjà en main. Il sait qu’Honoré Mercier va l’appuyer sans condition. Il est attendu les bras grand ouverts.

    Il ne peut nier que la mésaventure d’Alexandre l’a motivé, mais la possibilité d’impressionner Adèle, encore plus. La toile recouverte, dans la maison d’Émile, est une épine qui s’enfonce dans son esprit à toute heure du jour. Tel l’abcès sous le fer du cheval, son désir est éperonné. Il pousse sa monture à se dresser, à ruer s’il le faut, à courir à bride abattue pour conquérir sa belle amoureuse. Quand elle verra qu’il arrive à soulever les foules, les fusains de son rival lui sembleront puérils. Mais en est-il capable ? Ce projet politique est celui de son père. Il ne peut le nier. Alexandre avait ses entrées aux différents ministères. Il en instruisait son fils, qu’il formait aux protocoles et aux langages utilisés par les fonctionnaires. Il préparait le terrain pour le futur. Un Joyal au gouvernement assurerait la pérennité de son entreprise en actionnant à bon escient les leviers du pouvoir. Joseph connaissait le discours, mais de là à emprunter l’avenue du politicien, il y avait un pas qu’il hésitait à franchir, de peur de s’éloigner du cœur de son entreprise et des hommes qui transformaient le bois à la sueur de leur front. Mais voilà que la déchéance d’Alexandre et l’incertitude de son retour à une vie normale ont fait pencher la balance.

    — Est-ce que j’apporte le rôti de veau ? demande la servante, revenue pour quérir la soupière.

    — Faites, Thérèse. C’était délicieux ! Maman ?

    — J’ai pas très faim. Mon fils mangera pour moi.

    — Très bien, répond l’employée en se retirant.

    Joseph examine sa mère à la dérobée. Avait-elle les cheveux si blancs et si clairsemés quand il ne voyait

    que le dessus de son crâne, alors qu’elle était penchée sur les fils de sa tapisserie ? Ses yeux sont fatigués et lourds du manque de sommeil. Ses joues creuses ont perdu de leur couleur. Sa bouche ridée n’arrive plus à sourire. Qu’est devenue la femme enjouée, un brin autoritaire, qu’Alexandre aimait comme la prunelle de ses yeux ? S’est-elle dissoute avec la chute de son mari ? Ne vivait-elle que pour lui ? Joseph admire cette fidélité, comme il admire la mère autodidacte et cultivée qui connaît les arts et les lettres. Colette lui a donné l’amour des mots. Sans elle, la plume n’aurait servi qu’à signer des contrats. Il est fier de son courage. Elle est peut-être affectée par l’état de son mari, mais sa tenue demeure impeccable. Son alliance, sa bague de fiançailles qui n’a jamais quitté son doigt, son collier de perles véritables, sa robe couleur grenat aux manches trop larges pour ses muscles flasques : toute son apparence reflète une femme de caractère qui a tout donné pour l’amour et la réussite de son homme, pour celui qu’elle retrouvera demain, assis dans un fauteuil roulant.

    GRANDES-PILES, 14 AOÛT 1925, PRESBYTÈRE, 19 H 45

    Herménégilde Bédard trempe sa plume dans l’encrier. La nuit lui a porté conseil. Sa détermination est irrévocable. L’opinion publique doit savoir que la noirceur envahit les rives de la rivière Saint-Maurice. Personne ne lui reprochera de ne pas s’être élevé contre les fléaux qui gangrènent les grandes villes et menacent les campagnes. Vient en tête de liste la boisson forte, qui détruit les familles et mutile les corps, quand elle provient des alambics de Satan. Sa prose enfle en s’imaginant Alexandre, gisant et sans voix, le teint plus pâle qu’un linceul. Cet ami sincère tombé au combat, après avoir accepté l’alcool maudit. Les métaphores se bousculent devant l’inertie des policiers et la bienveillance crasse des commerçants, qui se graissent la patte de ce négoce illégal. Si la police est incapable de rétablir l’ordre au village, c’est à l’Église que revient le devoir de protéger ses paroissiens des griffes du Mal. La démesure de son argumentation annonce une guerre à finir, que Le Nouvelliste sera le premier à publier dans ses pages. Le plus haut prélat aura beau s’y opposer, les faits joueront contre lui. La paroisse tout entière sera émue qu’un de ses bâtisseurs ait failli mourir empoisonné. Quand il se pointera à l’église, dans son fauteuil roulant, quiconque restera de marbre sera la honte de ses voisins.

    — Je peux entrer ?

    — Ah ! Je vous avais pas entendue, Eugénie. J’écris une lettre de la plus haute importance, répond-il, sans lever la tête.

    Le tutoiement n’est pas un acquis de sa part. Le fait d’avoir sauté la barrière a fragilisé la hiérarchie. La servante est devenue l’amante et le « tu » prend la couleur de l’interdit. Il lui semble qu’à trop l’utiliser, les stigmates du péché apparaîtront sur son visage, comme de gros furoncles purulents. Par contre, Eugénie en use comme d’un appât et cette familiarité éveille un sentiment nouveau. Celui de ne plus être seul pour affronter ses obligations. Celui d’avoir une épaule où déposer sa tête quand les secrets de la confession deviennent lourds à porter. Celui de se savoir aimé pour l’homme ordinaire que la soutane oblitère de son pouvoir. Eugénie était entrée au presbytère comme le soleil illumine un vitrail. Bien avant l’appel du corps, il avait succombé à l’appel du cœur. Cette veuve meurtrie l’avait séduit par la simplicité de son amour. Avec elle, il lui semblait retrouver la part de lui-même qui aspirait à un bonheur tranquille auprès d’une femme attentionnée.

    — Loin de moé l’envie de te déranger. J’ai terminé à la cuisine… J’vais faire ma toilette… ose-t-elle, sur un ton plus intime.

    — C’est bien. J’dois finir ça pendant que Dieu m’inspire.

    — J’laisserai ma porte entrouverte… Herménégilde arrête sa plume et une tache d’encre s’agrandit sur la feuille. Il s’empare du papier buvard et éponge sa bévue en maugréant. Puis, il aperçoit la servante vêtue d’un jupon immaculé, portant sa robe à la main. Le vêtement soyeux laisse deviner une poitrine forte, qui projette le tissu en avant. L’inspiration du curé y est aspirée. Tant de blancheur le désarçonne. Il enfourche à nouveau son cheval de bataille, irrité d’être distrait dans un moment de si grande impulsion créatrice.

    — Que faites-vous dans cette tenue ? Nous sommes dans un presbytère, dans l’antichambre de l’église ! Quelqu’un pourrait vous voir !

    — Ma chambre est pas loin et ma fenêtre donne sur le cimetière, plaide-t-elle, en soulevant sa robe repliée sur son avant-bras, pour masquer sa poitrine.

    — C’est pas une raison ! Rhabillez-vous !

    — Excusez-moé. Ça arrivera pus, se repent-elle, en enfilant son vêtement devant le ton autoritaire du curé.

    — Maintenant, laissez-moi, Eugénie. J’dois finir ma lettre ce soir.

    Après qu’elle s’est retirée, les mots ont perdu de leur intensité. Il regrette de l’avoir semoncée. Elle ne mérite pas ses sautes d’humeur. Sa prose en est affectée, ses idées s’embrouillent. La témérité de sa servante le trouble. Le « vous » hiérarchique recule devant la blancheur du jupon. La plume réintègre son support. Il cueille la statuette de Marie et caresse sa poitrine avec douceur. Son sang emprunte de nouveaux vaisseaux au souvenir de celle d’Eugénie. Jamais le péché n’a eu autant de rondeur et de fermeté que les seins de cette femme. Quelle pénitence s’octroiera-t-il pour se les mettre en bouche à nouveau ? D’un geste théâtral, il dépose crucifix et collet romain. Son chiffrier de confessionnal a remplacé la verve de son écriture. Il en fait le décompte mental. Son châtiment sera bonifié d’un agenouillement d’une heure, bras en croix. La purification ne pourra que renforcer son aptitude au combat !

    TROIS-RIVIÈRES, 14 AOÛT 1925, DANS UN BORDEL, 23 H 07

    La fille en sueur se laisse choir près de l’homme qui vient de gémir. Elle tire sur la capote restée coincée entre ses jambes. L’autre reprend son souffle, tout en s’assoyant sur le rebord du lit. Elle se lave en vitesse à même l’eau d’un pichet versée dans un bassin. Pas de temps à perdre, la soirée est fructueuse. Au rez-de-chaussée, les bûcherons jasent, rient fort et font des remarques salaces aux prostituées qui descendent les escaliers en petite tenue.

    — Tiens, c’est-tu assez ? interroge l’homme en jetant trois gros billets sur le matelas recouvert de draps douteux.

    — Ouais, c’est ben payé ! Tu r’viendras, mais à te voir la face, j’étais pas sûre si t’avais aimé ça.

    — T’es pas là pour t’occuper de not’ face !

    — Choque-toé pas, j’disais ça de même ! tempère- t-elle, en enfilant sa culotte. C’est-tu dans les chantiers que tu gagnes autant de bidous ?

    — Mêle-toé de tes affaires ! Pis contente-toé de fourrer ! réplique-t-il, en sortant de la chambre et en tâtant l’argent au fond de sa poche, qui lui donne ce pouvoir nouveau d’être odieux si ça lui chante. Car il sait qu’en réalité, il y en a bien plus encore, caché dans un sac et que, bientôt, il aura l’occasion d’en rajouter !

    Jour 10 – Samedi

    Chapitre 2

    GRANDES-PILES, 15 AOÛT 1925, MAISON DES PARADIS, 8 H

    Adèle s’immobilise à la porte de la chambre. Arthur est assis près de la fenêtre et examine une pierre rosée à la lumière du jour. Il la roule entre ses doigts, comme s’il y voyait l’avenir dans une boule de cristal. Son frère n’a pas la carrure des hommes de chantier. Son profil a la délicatesse d’une femme. Sa barbe n’est qu’un duvet et ses cheveux trop souples révèlent ses batailles nocturnes. Clément aimait ce fils d’un amour différent, comme on protège le chiot le moins vigoureux de la portée. Il usait de patience et de mille entourloupes pour le maintenir dans un monde trop rapide pour lui. Il acceptait de bon gré qu’Arthur ait plus d’intérêt pour les pierres, les oiseaux et les fleurs que pour la longueur des madriers et l’épaisseur des planches. Il lui relatait l’actualité du journal à la manière d’un conteur, utilisant des emportements vocaux qu’il modulait avec soin. À sa façon, il gardait son fils à la remorque d’une vie qu’il aurait souhaité plus généreuse de capacités intellectuelles pour cet enfant trop bonasse.

    — Arthur, j’t’ai apporté des toasts, pis des confitures de fraises.

    — J’ai pas faim.

    — Faut que tu manges. J’mets ça sur ta commode.

    Tu regardes ta collection de pierres ?

    — Cyprien m’a donné celle-là. Est rose comme les nuages le matin.

    — C’est vrai. Elle est belle, approuve Adèle en s’assoyant sur le lit.

    — Y l’a trouvée su’l bord de la rivière. Il m’a dit qu’y m’en rapporterait d’autres…

    — Faut pas que tu t’en fasses trop, ton frère va revenir.

    — Papa, non, ajoute Arthur, en prenant une roche presque noire dans sa main.

    — Clément me manque à moé aussi.

    — Tu vas-tu t’en aller, Adèle ?

    — Ben non ! Inquiète-toé pas avec ça ! Faut que je m’occupe de la scierie et de la maison… et de mon frère Arthur.

    À ces mots, la pierre noire tombe dans la boîte de chaussures et Arthur s’assoit près de sa sœur. De son bras, elle l’enlace et, malgré elle, la tension des derniers jours mouille ses yeux. Comment fera-t-elle pour remplacer Clément, pour affronter les gangsters avec qui il s’était lié ? S’enfuir est une tentation, mais on n’abandonne pas sa famille. Arthur est trop fragile, et

    Juliette a trois enfants sur les bras et un mari disparu.

    — Tu devrais manger tes toasts avant qu’elles refroidissent. J’vais aller finir le ménage en bas. Plus tard, tu viendras avec moé au magasin général.

    Son frère approuve de la tête et pioche à nouveau dans ses trésors. Le contact des minéraux semble lui procurer de l’apaisement. La jeune femme l’abandonne à son plaisir. À peine Adèle est-elle revenue à la cuisine que des coups discrets sont frappés à la porte. Elle entrouvre avec une prudence nouvelle, commandée par son ecchymose à la tête.

    — Madame Doucet ! C’est toute une surprise ! Vous êtes de bonne heure sur le piton ! lance-t-elle, en forçant l’enthousiasme.

    — J’suis venue avant que le train arrive. J’peux-tu entrer ?

    — Ben sûr ! Voulez-vous du café ? J’viens d’en faire, offre Adèle, le doigt pointé vers la cafetière de métal.

    — Non, merci. J’serai pas longue. Mais j’vais m’asseoir. J’ai les genoux rouillés le matin.

    — Qu’est-ce qui me vaut l’honneur ? questionne Adèle, que la présence de l’aubergiste intrigue autant qu’elle l’inquiète.

    — J’vais aller drette au but. Asteure que la police est partie du village, j’me demandais si vous alliez reprendre… les affaires de Clément. Mon mari a jeté ce qu’y nous restait de whisky dans’ rivière. Comme j’l’ai pas vendu, j’pourrai pas vous le payer. Mais j’vous avais promis de vous verser la balance que j’y devais. Prenez ça, y’a quatre-vingts piastres, indique-t-elle en posant une enveloppe sur la table.

    — C’était pas nécessaire.

    — Tut-tut. Une dette, c’est une dette.

    — Ben merci, d’abord.

    — Vous savez, j’ai des clients réguliers qui sont ben déçus. Mais inquiétez-vous pas, j’leur ai pas dit que c’était votre père qui fournissait… Dans ces affaires- là, on a intérêt à avoir les « mots tusses cousus »…

    énonce-t-elle, en baissant la voix.

    Adèle fronce les sourcils. L’autre poursuit en expliquant :

    — C’est une expression que j’ai prise d’un gars cultivé qui a passé à l’auberge. Ça veut dire de garder la langue dans sa poche… Mais j’m’éloigne… J’voulais vous dire que si j’pouvais les rassurer, ce serait bon pour tout le monde. Ça éviterait que les gars boivent de la cochonnerie, pis tombent malades, comme le pauvre monsieur Joyal.

    L’aubergiste discourt de contrebande sur le ton qu’aurait une ménagère s’informant de la disponibilité de la laine pour finaliser le chandail de son mari.

    Son chapeau fleuri, campé à quarante-cinq degrés sur sa coiffure en nid d’oiseau, suit les mouvements de sa tête avec élégance. Ses mains tripotent un sac de cuir souple posé sur ses genoux. Son maquillage est à mille lieues des cheveux défaits d’Adèle et de ses yeux rougis. Sa conversation l’est tout autant. La jeune femme jette un regard vers l’escalier, en souhaitant qu’Arthur n’ait rien entendu.

    — Peut-être que j’arrive pas au bon moment, s’inquiète Albertine Doucet, prenant conscience que la rousse a l’œil humide et l’apparence fripée.

    — C’est pas ça… C’est que je m’y attendais pas. C’était les affaires de mon père, pas les miennes.

    — Y vous a pas confié la scierie ?

    — Oui, mais j’savais rien

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