Dans l'univers des Contes Interdits - Alcide, le bourreau
Par Josée Marcotte
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À propos de ce livre électronique
Un jeunot extravagant qui croise son chemin.
Un duo improbable pour retrouver le tueur.
Une enquête qui fait vibrer les échos du passé…
Alcide Paquet reprend son costume de bourreau découvert dans La princesse au petit pois, convaincu que la police
ne l’attrapera jamais dans ses filets. Aidé malgré lui par un coéquipier d’une autre génération, ses repères tombent les uns après les autres et ses chaînes se brisent. Dans l’oeil du cyclone, il entrevoit la vie qu’on lui a toujours interdite.
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Avis sur Dans l'univers des Contes Interdits - Alcide, le bourreau
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Aperçu du livre
Dans l'univers des Contes Interdits - Alcide, le bourreau - Josée Marcotte
Alcide
1955
Alcide essuie ses mains moites sur son pantalon gris d’écolier de Saint-Raymond-de-Portneuf. Il agrippe le crayon de plomb de sa main gauche pour esquisser les lettres indiquées au tableau dans son cahier.
M. È. R. E.
B. A. I. N.
C. H. A. T.
V. I. E.
…
D’un pas lourd, réglé comme un métronome, la maîtresse Poitras déambule entre les rangées d’élèves de première année. La pièce contient plus de trente pupitres, cordés comme des oignons. La marche du commandant résonne sur les murs de l’établissement et l’œil exigeant s’attarde sur chaque recrue. La dame en robe longue et sombre laisse dans son sillage un effluve fort de boule à mites mélangé à de la lavande. Une odeur aigre piquant le nez d’Alcide, et qui ressemble étrangement à celle du garde-robe de cèdre de leur maison. Il s’y cache parfois pour farfouiller dans les coffres de vêtements à l’insu de ses parents, s’imagine y déterrer des trésors qu’il ne découvre jamais. Seulement de vieux habits.
Il trace maintenant le « T » de « chat » – concentré, sa langue collée au palais dans un effort soutenu, ses yeux plissés sur son ouvrage.
Une règle de bois s’abat sur sa main avec la vitesse de l’éclair : un coup, deux coups secs, « sur le travers ». Un cri aigu d’oisillon s’échappe de ses lèvres : il retire sa main, qu’il porte par réflexe au-devant de sa bouche, comme s’il venait de proférer une bêtise. La douleur éclate jusqu’au cœur, menaçant de s’échapper de son blazer trop ajusté. Comme chaque fois.
— Alcide Paquet, gronde la voix tel le tonnerre.
Une multitude de paires d’yeux se dirigent sur lui ; une bouffée de honte l’embrase des pieds jusqu’aux joues. Il plonge son regard embué dans celui de la maîtresse : un puits de ténèbres sans fond où il risque de se noyer. Alcide cligne des paupières à répétition pour endiguer les larmes, surnager.
Maîtresse Poitras soutient l’œillade et claque la langue de dépit. Une éternité dans les profondeurs des abysses.
— Quand allez-vous apprendre ? demande-t-elle de ce ton accusateur connu. Ce n’est pourtant pas si compliqué. Dieu m’en est témoin. Regardez donc vos camarades.
Elle balaie la salle de ses bras, d’un immense geste théâtral, pour appuyer ses dires, avant de reposer ses poings sur ses hanches.
Un lourd silence s’installe dans la gorge d’Alcide, puis enfle et gonfle pour emplir toute la pièce.
Réprimant un sanglot, il tend la main droite pour saisir son crayon et le fixe en tremblotant. Madame Poitras tourne les talons de ses bottines lacées serrées et s’éloigne, poursuivant son inspection. De nouvelles marques rouges apparaissent au dos de la main fautive d’Alcide, se ralliant à celles de la veille. Son père sera fâché. Encore. Sa vision se brouille à nouveau. Laissant tomber son crayon, il frotte avec énergie la peau, grimaçant, espérant effacer la correction, mais cela ne fait qu’empirer sa blessure, de plus en plus vive, enflammée.
Alcide jette un œil du côté de la maîtresse supervisant ses petits soldats ; elle explique à Henri qu’il doit refaire son « A », approuve discrètement l’écriture d’Anne en hochant la tête… Alcide ne pleurera pas… Non. Il repousse et écrase cette envie au creux de son ventre, prend une grande inspiration. Puis, il parvient à distinguer les mots suivants au tableau, recommence à écrire, cette fois, avec la bonne main. La gauche est réservée au Diable : impure, elle appelle la souillure des péchés.
V. I. E.
C. I. E. L.
D. I. R. E.
…
Il serre les dents, se concentre pour expédier la besogne. Une fois l’ultime lettre du dernier mot maladroitement retranscrite, Alcide repousse quelques mèches couleur corbeau derrière ses oreilles ; il devra bientôt redemander à sa mère de lui couper les cheveux. Pour apaiser sa main lancinante, il décide de l’insérer sous sa cuisse, de s’asseoir dessus, la paume contre le bois de la chaise. Un truc qu’il a développé ces derniers mois. Ça aide. Pour un temps.
Alcide fixe le tableau et attend comme un sage garçon que tous terminent l’exercice. C’est long… Il évite de laisser ses yeux errer en direction de la maîtresse. Les lettres à la craie blanche deviennent floues sur le tableau noir. Alcide se perd dans ses pensées, et la classe disparaît bientôt pour laisser la place à son imagination de gamin de sept ans à la campagne, qui rêve de courses et de glissades dans la neige à la récréation. Pour peu, il balancerait ses pieds au bout de sa chaise. Mais il se tient tranquille, tel qu’on le lui a enseigné, et il songe surtout à fourrer sa main blessée dans les monticules blancs. Le froid saura calmer le feu.
— Mon père dit que votre famille est pas catholique, lance Mathilde avec aplomb du haut de ses neuf printemps.
Ce n’est pas la première fois qu’elle lui assène des piques aux récréations. Heureusement, Mathilde n’est pas dans sa classe.
— On… On va à la messe. Tous les dimanches, riposte Alcide.
— Y’a des morts chez vous, qu’elle poursuit. Ton père joue avec des cadavres. Les as-tu vus ?
Alcide abaisse son foulard de laine pour mieux s’exprimer.
— C’est pas vrai. Mon père joue pas avec les morts. C’est un embaumeur, rectifie-t-il. Un em-bau-meur. C’est une sorte de médecin…
Sa bouche se tord en prononçant ce mot terrible, « embaumeur », détachant chaque syllabe. De la vapeur s’échappe de ses lèvres dans l’air glacial.
Son père lui avait répété maintes fois le nom de sa profession, dorénavant gravé dans son esprit au fer rouge. La cause de son malheur, de son isolement.
Mathilde ignore ses protestations et l’observe avec dégoût, comme s’il était enduit de bave de crapaud.
— Vous allez tous finir en Enfer. C’est ma mère qui le dit.
Claude Paquet, le père d’Alcide, vient de la grande ville : unique héritier d’un homme de loi fortuné, il a étudié dans un autre pays, avant de venir s’installer en campagne pour y fonder une famille et y promouvoir la profession dans le comté. Et cela attise l’incompréhension des habitants de la place. Des rumeurs circulent sur la famille Paquet. Et Alcide en paye les frais.
— Tu pues le cadavre, conclut la gamine d’un air grave et sans appel. Reste loin. Moi, je veux pas aller en Enfer.
Il sent sa poitrine serrée dans un étau de mots brandis par la petite.
Elle lui tourne le dos pour aller rejoindre une bande près des glissades.
Après un moment, Alcide renifle et crache :
— C’est même pas vrai !
Mais elle ne l’entend pas d’où il se trouve.
Malgré les brimades, Alcide revient toujours à la charge. Il essaie d’approcher ses camarades, mais ses tentatives ne sont jamais bien accueillies. Une barrière invisible se dresse entre lui et les autres. Il comprend qu’on le met à l’écart à cause de sa famille ; son père et son métier étrange. Et cela semble faire de lui un enfant différent. Pourtant, excepté sa main gauche, il est comme tous ses voisins de pupitre, non ? Ne portent-ils pas tous le même uniforme ?
Alcide soupire en donnant au hasard des coups de pied dans la neige. Trop blanche, alors que les pensées dans sa tête s’assombrissent.
Comment arriver à se faire accepter ?
Il n’est pas stupide. Il a conscience qu’on le traite autrement. Même la maîtresse le surveille plus que les autres… Pas seulement parce que c’est une « patte gauche » : madame Poitras lui porte une attention excessive, le réprimande, le corrige à la moindre occasion, la règle de bois toujours prête à s’abattre.
Pour lui, aller à l’école revient à marcher seul sur un sol jonché de mines prêtes à exploser au moindre soubresaut.
1
Décembre 2019
La Toyota beige parcourt la 3e Rue dans Limoilou. L’automobile a plusieurs années d’usure, mais n’importe qui croirait qu’elle est nouvellement sortie du concessionnaire : Alcide en prend soin comme de son œil restant. Cet œil droit qui s’écarquille alors qu’il cherche un stationnement en parallèle disponible dans l’artère encore encombrée par la bordée de neige tombée la nuit dernière. Pourtant, il est dépassé midi ; la voirie aurait eu le temps de gérer ça.
— Ça doit payer une fortune en taxes dans le coin et ils sont même pas capables d’entretenir comme du monde, grommelle-t-il.
Ses mains crispées sur le volant, son torse penché vers l’avant, Alcide grimace sous sa large moustache. À soixante-et-onze ans, il n’aime pas plus conduire en ville qu’avant, surtout l’hiver. Il s’est toujours débrouillé pour l’éviter ; cette fois-ci est une exception. Un cas de force majeure.
C’est le Festival des sens uniques, et il doit redoubler de vigilance. Il se rend chez madame Suzanne, une femme de quelques années sa cadette, fort sympathique, avec qui il a discuté au téléphone à deux reprises pendant la dernière semaine. Cette veuve habite une immense maison en brique brune dans le style cottage anglais, une baraque difficile à manquer. Après avoir dépassé par deux fois le bâtiment sans trouver où se garer, sous la musique entraînante des Colocs qui entonnent « Pis la rue principale a s’appelait St-Cyrille », il perd patience :
— Voyons, maudit baptême de joual vert !
Et c’est là qu’il aperçoit un utilitaire sport libérer un espace à proximité. Soufflant de soulagement, Alcide se précipite pour prendre la place bénie et arrêter le moteur.
Le tableau de bord indique qu’il a quarante minutes d’avance sur son rendez-vous.
Une demeure chaleureuse et truffée de boiserie l’accueille – de même qu’une jeune fille à lulus, fort polie. Celle-ci le débarrasse de son parka gris et de ses bottines, lui fait enfiler des pantoufles d’intérieur et l’invite à patienter dans un boudoir adjacent.
Une légère odeur de fleur sucrée caresse le nez d’Alcide s’installant confortablement dans un canapé. Admirant un vaisselier imposant sorti d’une autre époque et le tapis épais sous ses pieds, il songe que la dame est fortunée. Heureusement, cela va les aider dans leur objectif commun. Ils ont tous les deux perdu une personne chère : Marie-Michèle Côté-Gagnon. Quoiqu’Alcide l’ait connue sous le nom de « petite Marie »… Sa petite princesse…
Il y a plusieurs semaines, la jeune femme a été assassinée sur son lieu de travail, Game Legacy. Le principal suspect dans cette affaire est Raphaël Roy, concepteur de jeux vidéo, toujours en cavale.
Alcide veut à tout prix venger sa « petite Marie », même si c’est elle qui lui a remodelé le portrait et servi sa propre médecine. Il porte la main gauche à son œil de pirate, frôle le tissu noir recouvrant l’orbite vide. Un simple malentendu qui a mal viré… C’est sa faute, c’est lui qui n’a pas réfléchi plus loin que le bout de son nez, qui a initié, entraîné la petite dans son passe-temps de bourreau – avec le mari de madame Suzanne sur la planche à cuisiner. Il revoit la petite, ses mains ensanglantées, ses avant-bras tailladés dégoulinant sur la victime, la détresse dans sa voix… « Je veux voir ta maudite douleur ! » Avoir su… Elle a chaviré par ma faute…
Il secoue la tête puis vérifie que sa chemise à carreaux est bien enfoncée dans ses jeans.
Après avoir pris connaissance du meurtre dans les journaux, Alcide a remonté la piste de Marie jusqu’à madame Suzanne, non sans peine. La dame l’avait prise sous son aile à Québec plusieurs années auparavant – dorénavant libérée de son mari violent, héritant d’un empire, redevable envers la petite.
Il fronce les sourcils et laisse échapper un long soupir, le regard fixé sur l’horloge grand-père en face de lui. Le temps file si vite… Dix ans qu’il a perdu Marie et qu’il a suspendu son habit de bourreau. Mais il reprend du service pour châtier ce Raphaël. Pas question de laisser un tel crime impuni. Dieu ne