Dans l'univers des Contes Interdits - Bastien et Mathis, les orphelins Andersen
Par Yvan Godbout
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À propos de ce livre électronique
Un foyer d’accueil dirigé par une ange-gardien, une polyvalente où le « fou » est tourmenté par un « roi » vaurien.
Une banale planche divinatoire et la voix d’un serviteur pour qui le mensonge est un art.
Une influence néfaste qui promet la puissance pour sa propre renaissance.
Bastien a survécu à sa grande soeur Boucle d’Or, à sa maman Margot métamorphosée en sorcière, et à son papa Ben devenu l’ogre de la forêt. Parviendra-t-il, du haut de ses quinze ans, à protéger son « frère » Mathis des griffes de P-A Le Rouge et de ses sbires, mais surtout, du Mal incarné? Rien n’est moins sûr…
Yvan Godbout
Yvan Godbout, auteur d’Hansel & Gretel, de Boucle d’or, de Le Petit Poucet, de la trilogie Les yeux jaunes, ainsi que d’Auteur maudit, maudit auteur.
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Aperçu du livre
Dans l'univers des Contes Interdits - Bastien et Mathis, les orphelins Andersen - Yvan Godbout
Prologue
Son nez pique. Ça sent le sapin et la boue. Ses vêtements sont sales, mouillés et… pleins de taches. Rouge, rouge, rouge, comme ses mains… Il s’efforce de ne pas les regarder. Ni les taches ni ses mains. Il fixe plutôt le dos du garçon devant lui. Un garçon de son âge, menteur. Menteur car il lui répète sans arrêt qu’ils ont tué l’ogre et la sorcière. Et qu’il jure être son frère. C’est impossible. Ses frères sont morts. Morts, morts, morts. Lui aussi est mort, mais il fait semblant. Semblant d’être vivant pour ne pas être enterré dans les bois comme une petite fille qu’il a connue. Alors, un pas à la fois, il suit le garçon menteur à travers la forêt…
Partie 1
La vie au quotidien, ou le quotidien d’une vie
Chapitre 1
De la cuisine lui parviennent le ronronnement régulier du réfrigérateur et l’écoulement entêtant d’une goutte d’eau au fond de l’évier. Il soupire, se retourne dans son lit, s’entortille dans ses couvertures, soupire à nouveau. La nuit est longue, très et trop, autant que les précédentes. Il devrait se lever plutôt que de résister une fois de plus au sommeil. Ce satané sommeil qui est là, tout près, à l’affût du moindre fléchissement de paupières… S’y abandonner serait facile, oui, si facile… D’ailleurs, ses yeux ne demandent qu’à se fermer, et sa respiration, qu’à adopter un rythme indolent. Les secondes passent, ne se rendent pas à la minute : la somnolence le gagne et l’emporte.
Au fond de son esprit embrumé, des images se forment et des voix s’élèvent. Ce qu’il redoutait.
Il aurait bel et bien dû se lever.
Ces voix familières, il ne les a pas réellement entendues depuis longtemps. L’une d’elles, aux intonations nasillardes, porte une pointe d’innocente amertume. Bien malgré lui, il l’écoute en souriant. Jusqu’à ce qu’une silhouette efflanquée se détache du brouillard. Peu à peu, des traits se dessinent, un visage apparaît. Un visage masculin d’une douzaine d’années, celui d’un garçon qu’il connaît bien.
Ou plutôt, qu’il a bien connu.
Devant cette réminiscence du passé, son sourire flanche. Un passé auquel il préfère tourner le dos pour s’empêcher de rêver. Une décision qui semble déplaire au dieu Morphée.
En dépit des boissons énergétiques ingurgitées avant le coucher, il s’est endormi.
Math, espèce de crétin ! maugrée-t-il en silence contre lui-même. Réveille-toi ! Allez, réveille-toi !
Sourd à ses remontrances et supplications, le maître des rêves poursuit son tissage de l’imaginaire. C’est donc résigné qu’il regarde son cadet d’autrefois, un sac sur le dos et grugeant le bout d’un pouce, se diriger droit vers Bastien…
Au-dessus d’eux, un ciel cyan et une nuée de corneilles. Dans l’air, une odeur de fumée et le parfum des conifères. Bientôt, les mots qu’il appréhende exploseront parmi les croassements. Déjà, les lèvres de Nathan remuent, expulsant de sa bouche un vomissement d’ordres englués de terreur.
« VA CHERCHER MATH PIS SAUVEZ-VOUS ! »
Il connaît la suite. Son cœur qui bat la chamade également. Il doit se réveiller. Là, maintenant.
Tout d’suite ! Allez, réveille !
Trop tard. Les paroles de Bastien, qui mèneront au moment fatidique, s’échappent.
« Nath, viens avec nous autres ! »
Sur ses joues, des larmes coulent ; il devine que c’est pareil dans le monde « des vivants »… L’âme en peine, il est forcé d’écouter Nathan répondre.
« J’peux pas, p’tit frère. Je dois l’achever une bonne fois pour toutes… »
Sous la forme de deux mots hurlés de désespoir par Bastien, la fatalité approche à grands pas.
« NATH ! ATTENTION ! »
Avant que l’inéluctable ne se produise, il se redresse en sueur dans son lit.
Son réveil est brutal, mais bienvenu. Pour une rare fois, il a pu s’extirper d’un cauchemar avant que le pire éclate, ce pire qui se colore toujours d’écarlate. Du bout des doigts, il essuie les larmes qui n’étaient pas que celles d’un songe. Sa taie d’oreiller est humide, sa peau, brûlante. Une odeur aigre flotte dans la pièce.
Depuis cet événement qui revient sans cesse le hanter, plusieurs années se sont écoulées. Un événement horrible, accompagné d’autres qui le furent tout autant… L’aube qui point l’aidera à ne plus y penser.
Allez, Mathis. Debout !
Repoussant ses couvertures, il ferme brièvement les yeux et demande au destin une meilleure journée que la veille ; il le mérite puisque c’est son anniversaire. Craignant l’hypocrisie du sommeil, il quitte son lit en vitesse. En silence et sur la pointe des orteils, il va à la fenêtre, y tire le rideau. Sous ses pieds, le plancher lui paraît glacé. À l’extérieur, une pluie fine tambourine contre la vitre, y dessinant des graffitis translucides. Un soleil décidément timide, ou trop paresseux pour briller, est protégé par un voile gris. Une journée d’octobre aussi morne que peu surprenante.
Lorsqu’il s’installe devant son ordinateur pour s’évader sur le web avant le déjeuner, la voix nasillarde de Nathan n’est plus qu’un souvenir. Un souvenir qui risque de le retrouver dès la nuit suivante.
Ou même bien avant.
—
À peine pose-t-il le pied dans la cuisine en humant l’arôme de vanille qui y flotte qu’un duo de voix claironne à tue-tête.
— Bonne fête, Math !
Il n’en fallait pas plus pour que ses appréhensions sur la journée à venir diminuent de moitié.
— Merci ben, répond-il les joues rosées, s’imaginant déjà le délicieux gâteau d’anniversaire au frigo.
Avec une reconnaissance sincère au creux du ventre, mais qu’il ne parvient pas à transmettre par des mots comme c’est si souvent le cas, Mathis s’assoit à sa place habituelle où l’attendent deux toasts au beurre d’arachides et un verre de jus d’orange. Face à lui, son « frère » se dresse par-dessus la table pour lui ébouriffer les cheveux.
— T’es pas mal cute avec le chandail que t’a envoyé ma grand-mère pour ta fête ! s’exclame Bastien en se rassoyant. Quinze ans, mon p’tit rouquin préféré ! Tu m’as enfin rattrapé ! Y a de quoi faire le party à soir, hein, Cass ?
Occupée à se verser un café près de l’évier, la dénommée « Cass » rétorque sur un ton faussement colérique, dégageant d’un geste théâtral une mèche de cheveux récalcitrante.
— Eille, mon toé… ! J’t’ai déjà dit cent fois de pu m’appeler d’même ! Chu pas ta p’tite copine, mais ta tutrice, mon vlimeux !
— Désolé, Cas-san-dre ! s’exclame Bastien en prenant soin de détacher chaque syllabe. Tsé, t’es p’t-être pas ma blonde… encore, mais j’désespère pas ! Les vieilles m’ont toujours attiré plus que les filles de mon âge !
Au-dessus d’une tasse fumante, les yeux de Cassandre s’écarquillent.
— Les vieilles… commence-t-elle avant de pouffer et de presque s’étouffer avec sa première gorgée de café. Mon snoreau, toé !
Dans la pièce, les rires fusent, commençant merveilleusement bien un quinzième anniversaire.
Avec un appétit soudain, Mathis mord dans une toast à pleines dents, tandis que Bastien remplit un second bol de céréales, auquel il ajoute trois grosses cuillérées de sucre. Cassandre en a un hoquet de dégoût.
— Ma foi du bonyeu, Bass, tu trouves pas qu’t’exagères un peu ? Ça s’ra beau si t’as encore toutes tes dents à trente ans. Pis ça, c’est si t’es pas mort du diabète avant…
Pour toute réponse, Bastien hausse les épaules en enfournant une monstrueuse pelletée de flocons de maïs. Levant les yeux au plafond, Cassandre grogne.
— Mathis, veux-tu ben m’dire c’qu’on va faire avec ton frère ? Parler à une mule s’rait plus simple, j’pense ben.
Il n’en fallait pas plus pour que Bastien se mette bêtement à braire. Derrière son visage impassible, Cassandre retient difficilement un fou rire, ça paraît. Quant à lui, un simple échange de regards avec son aîné décide de sa réponse.
— Hi-hannn ! Hiii-hannn !
— Bon, c’est rendu une écurie, ici d’dans ! s’exclame Cassandre d’un air découragé, avant de leur tourner le dos pour se permettre un large sourire, sûrement.
Bastien et lui cessent leur tumulte, poursuivent leur déjeuner ; amical et sans lourdeur, le silence s’installe, laissant chacun à ses pensées. À la dérobée, Mathis observe celle qui s’occupe d’eux depuis six ans et qui n’a jamais oublié l’anniversaire de l’un ou l’autre. Cassandre avait été leur ange, et l’était d’ailleurs toujours. Son frère et lui seraient ses derniers « p’tits gars », leur avait-elle appris la semaine dernière. Une retraite certes prématurée, mais qui permettrait à Cassandre d’offrir plus de temps à Madeleine, sa mère fragile et vieillissante. Madeleine qui, trois décennies plus tôt, avait pris sous ses ailes deux autres membres de la famille Andersen… Pour les rassurer, leur « ange » avait promis de les garder auprès d’elle jusqu’à leur majorité ; jamais elle ne les laisserait tomber. Même après leur départ, ils pourront toujours compter sur elle, est-il convaincu.
À cette réflexion, il sent poindre les larmes. Il souhaiterait n’avoir jamais à quitter cette maison. Encore moins à s’éloigner de celle qui tient pour lui le rôle de parent. Se retrouver seul l’angoisse. Et le terrorise.
Bastien ne demeurera pas éternellement à ses côtés, il le sait bien…
Au coin d’un œil, une larme le défie. D’un geste sec, il l’écrase sous un pouce. Pas question que la mélancolie sabote sa journée une fois de plus ; il y aura bien assez de ses « camarades » de classe pour s’en occuper… Ce qu’il donnerait pour être comme Bastien… Plus grand, plus fort, plus séduisant ! Plus tout. S’il était athlétique, beau et blond avec des yeux bleus, on cesserait peut-être de l’embêter. Oui, peut-être… Mais il ne sera jamais comme son frère.
Il restera toujours Mathis, le rouquin faible et maigrichon aux yeux des autres.
Un bon à rien dont personne ne veut dans son équipe aux cours d’éducation physique. Le freluquet avec qui on ne souhaite pas être vu à la cafétéria. Comment être « plus tout » lorsque la peur nous ligote ? Une peur tenace, l’agrippant depuis sa visite au lac du Canard Boiteux. Il avait alors neuf ans.
Aucun des spécialistes ou des thérapeutes qu’on l’a forcé à consulter ne sera parvenu à déjouer cette emmerdeuse… Qu’ils aillent s’faire foutre, ces foutus doc…
Cherchant à refouler une vague d’émotions qui le chavirerait, Mathis reporte son attention sur Bastien. D’une oreille discrète, il l’écoute expliquer à Cassandre le samedi qu’il a prévu pour eux. Un samedi « entre mecs », où ils parcourront la métropole pour en explorer chaque recoin. Son but : lui trouver le dernier tome de Minerun, une série de fantasy écrite il y a plus de vingt ans, sa préférée entre toutes. Aux paroles de son aîné d’à peine quelques mois, il ne peut s’empêcher de sourire. Bastien est l’ami parfait, son meilleur ami. Jamais il n’aurait pu trouver un frère de substitution plus parfait. Son sourire s’efface aussitôt.
Frère de substitution
L’expression lui apparaît subitement inappropriée, aussi irrespectueuse que mensongère. Bastien remplace personne, voyons ! Nath et Tom sont… étaient irremplaçables ! Oh non ! Pense pas à eux, non, pas maintenant ! Non, non, non ! Allez, bouge-toi ! Bouge-toi, j’te dis !
En repoussant sa chaise un brin trop brusquement, il se dresse. Assez brusquement pour interrompre son frère qui, sourcils froncés, s’inquiète sur-le-champ.
Bastien le connaît beaucoup trop bien.
— Y a queq’chose qui va pas, Math ?
— Nenon, tout est ben correct, ment-il en ramassant son couvert sale, les joues à nouveau rougissantes. C’est… c’est juste que j’viens d’voir l’heure, pis qu’on est pas mal en retard pour l’école. Pour faire changement, genre…
Jetant un bref coup d’œil au micro-ondes, Bastien se dresse à son tour, comme si des doigts invisibles venaient de lui pincer une fesse.
— Fuck, t’as raison, dude ! Pis on a un exam avec l’vieux Charbonneau à matin ! Envoye, on fout le camp drette là !
— On surveille son langage ici d’dans, Bastien Andersen, intervient Cassandre. Pas de « mot en F » dans maison, tu l’sais pourtant. Pis les boys, vous partez pas avant d’vous être brossé les dents, hein ? Qui sait si vous rencontrerez pas l’grand amour de vot’ vie en chemin.
Ses dernières paroles s’accompagnent d’un clin d’œil et d’un sourire victorieux. Toutefois, Bastien n’a pas dit son dernier mot.
— C’est parce que j’l’ai déjà trouvé, l’amour de ma vie. Elle est pu jeune jeune, pis a se teint les cheveux pour pas qu’ça paraisse trop, mais a fait ben à manger en maudit, par exemple ! Pis si a m’laissait faire, j’manquerais l’école juste pour l’aider à crémer le gâteau d’fête de mon p’tit frère…
Un linge à vaisselle un peu humide a tôt fait d’atterrir sur le visage de Bastien ; maquillées de tendresse, les remontrances de Cassandre suivent.
Mathis éclate de rire. Un rire franc, comme il se le permet rarement. Assez pour dissiper deux fantômes… et la dernière moitié d’appréhensions sur la journée qui l’attend.
Ouais, mon Math, t’en fais pas. Tout ira bien, aujourd’hui.
Moins de deux minutes plus tard, après un brossage de dents peu intensif et un bisou à Cassandre – elle en profite pour lui rappeler de ne pas tarder après l’école puisqu’une surprise l’attendra −, il referme derrière Bastien et lui la porte de leur nid des six dernières années, en brayant comme des ânes.
—
Inflexibles, les aiguilles de l’horloge égrainent les secondes. Moins de dix minutes avant que résonne la cloche qui annoncera la fin des classes. Pour Mathis, l’examen est terminé depuis un moment. Un examen de science somme toute facile parce qu’il avait passé la veille à étudier, contrairement à Bastien. Penché sur son pupitre, les traits tordus par la concentration, son frère montre d’ailleurs d’évidents signes de difficulté. Ça y’apprendra à aller au ciné plutôt qu’à r’viser, se dit-il avec un soupçon d’envie. Parce que lui aussi aurait pu aller voir un film, hier. Mais il se refuse désormais ce genre de permission.
Le cinéma avait toujours été une sortie en famille. Avec sa famille.
C’était l’époque où vivaient toujours sa mère Julie, son père Frédéric, son aîné Thomas, et son cadet Nathan. C’était avant qu’un chaos destructeur vienne, accompagné de triplées démoniaques et d’un oncle possédé par une bien vilaine sorcière…
À l’exception de Bastien, la mort avait fauché tous ceux qu’il aimait.
Il ferme les yeux, se mordille les lèvres. Autour de lui, tout devient bruissements et murmures. Il est fatigué d’être sans cesse ramené vers cette journée estivale aussi ensoleillée que ténébreuse. Si fatigué… Il dort peu, ou presque plus. Il passe ses nuits à lire des romans qui le transportent au cœur d’univers au-delà du sien. Hors du sien. Alors, parfois, durant un cours à la polyvalente, le sommeil le frôle. Comme maintenant. À moins que… Merde ! Tu dors, sombre crétin !
Il a beau se le répéter, ça ne l’empêche pas de plonger plus loin de « l’autre côté ». Pas grave, plus que neuf minutes avant que la cloche te réveille, mon vieux.
S’abandonnant, il poursuit son plongeon.
Ou sa chute.
—
Dans l’air, une odeur d’essence se mélange à celle des conifères. Au loin, un bruit de moteur prend le dessus sur le croassement d’une corneille. Sans même ouvrir les yeux, Mathis devine où il se trouve : dans une minifourgonnette. Une Dodge Grand Caravan bourgogne, qui a atteint son dernier kilomètre. Un tombeau motorisé : celui de sa maman, de son papa, de son frère Thomas. Ses paupières, il les tient bien serrées. R’garde pas, r’garde pas, r’garde pas…
En vain. Ses paupières le trahissent et…
… il regarde.
Du sang.
Partout.
La sève de vie des membres de sa famille, recouvrant