Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Lady Lacoste
Lady Lacoste
Lady Lacoste
Livre électronique514 pages6 heures

Lady Lacoste

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Montréal, 1864. En sortant de la librairie de son quartier, un petit cahier à la couverture rouge sous le bras, Marie-Louise Globensky se sent comme si elle transportait un trésor... La jeune fille vient de faire l'acquisition de son premier journal intime. Entre chaque séance d'écriture, elle le cache dans une boîte à chapeau, préservant les confidences qui parsèment ses délicates pages.

Les années passent et Marie-Louise continue de consigner sur papier les événements marquants de son quotidien. A dix-sept ans, elle s'unit à Alexandre Lacoste, un charmant avocat de Boucherville, avec qui elle fonde bientôt une famille. Tout en s'acquittant de ses devoirs de mère, d'épouse et de maîtresse de maison, elle consacre temps et argent à plusieurs organismes de bienfaisance. Consciente d'avoir été choyée par la vie, elle est déterminée à redonner au suivant et à améliorer le sort des personnes démunies.

Le souhait le plus cher de Lady Lacoste, titre qu'elle porte depuis que son mari a été anobli par la reine Victoria, est de voir ses sept filles devenir des femmes émancipées et engagées. Parviendra-t-elle à leur inculquer sa fougue et sa passion ?
LangueFrançais
Date de sortie10 oct. 2018
ISBN9782897831646
Lady Lacoste

En savoir plus sur Sylvie Gobeil

Auteurs associés

Lié à Lady Lacoste

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Lady Lacoste

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Lady Lacoste - Sylvie Gobeil

    titre.jpg

    De la même auteure chez Les Éditeurs réunis

    De tendres aspirations, 2016

    À Lise Isabelle, mon amie et fidèle lectrice.

    La critique est plus facile que la pratique.

    George Sand

    Note de l’auteure

    Lady Lacoste est une œuvre de fiction. Le journal intime contenu dans ce roman est le fruit de mon imagination. Au 19e siècle, les jeunes filles de familles bourgeoises tenaient un journal personnel qui ressemblait davantage à un journal chronique ou à un journal spirituel. Je me suis intéressée aux émotions et au drame intime de cette femme remarquable plutôt qu’au compte rendu détaillé de ses journées. Toutefois, j’ai inséré quelques extraits du véritable journal de Marie-Louise Globensky. Ceux-ci sont précédés d’un astérisque. Le lecteur qui le souhaite peut consulter le journal intime de Marie-Louise Globensky à la Bibliothèque et Archives nationales du Québec. C’est une brique inédite qui compte six tomes couvrant les trente dernières années de sa vie adulte en plus d’un petit cahier sur sa jeunesse. Quant aux extraits des lettres écrites entre 1864 et 1869 par Louis-Joseph Papineau et envoyées à Marie-Louise Globensky, ils sont véridiques et retranscrits fidèlement. Enfin, je tiens à souligner qu’un long travail de recherche historique a été nécessaire pour mener à bien cette œuvre romanesque. Les faits, les dates et les événements contenus dans ce roman sont véridiques.

    1

    Août 1861

    Marie-Louise serre la main de sa grande sœur et marche la tête baissée dans la rue Saint-Denis. La chaleur est étouffante et la fillette transpire sous sa robe.

    — Ça va, ma belle ?

    Marie-Louise relève la tête. Ses yeux croisent ceux de sa sœur. Celle-ci lui sourit gentiment. L’enfant retient ses larmes.

    — Tout va bien se passer ! l’encourage Élodie. Nous sommes presque arrivées.

    Muette d’appréhension, Marie-Louise sent l’émotion la gagner. Pourtant, elle attendait avec impatience cette journée-là. Elle en a rêvé pendant des semaines. Mais ce matin, lorsque sa mère est venue la réveiller, l’excitation des derniers jours avait disparu. Une grosse boule d’angoisse lui nouait l’estomac. C’est à peine si elle a touché à son assiette. « Mange un peu », a insisté Mme Globensky. Pour lui faire plaisir, Marie-Louise a grignoté un bout de sa tartine et pris un morceau de fromage.

    — Nous y voilà !

    La voix calme et posée d’Élodie la ramène au présent. Elle risque un regard vers la maison que lui pointe sa sœur au 1030, rue Saint-Denis. Depuis des jours, ces chiffres dansent dans sa tête.

    — Alors ? Que penses-tu de ta nouvelle école ?

    La fillette ne répond pas. À ses yeux, cette maison ne se distingue en rien des autres. Elle ne l’aurait sans doute pas remarquée si elle avait été seule. Tout au long de la rue, ce ne sont que des maisons unifamiliales en rangée, avec façade en pierre. Depuis le grand incendie survenu il y a neuf ans et qui a détruit plus de mille bâtiments du quartier, un nouveau règlement de la ville interdit désormais de construire des immeubles à parements de bois.

    — Nous ne sommes pas les premières arrivées, constate Élodie.

    Marie-Louise délaisse la bâtisse et porte son regard sur les fillettes qui attendent sagement devant la façade. La plupart sont accompagnées d’une adulte. Nerveuse, elle roule une mèche de ses cheveux bruns autour de son doigt.

    — Tu vas vite te faire des amies. Viens, rejoignons les autres. Souris un peu, tu as une mine d’enterrement.

    Blessée par la remarque, Marie-Louise lâche la main de sa sœur et prend un air serein en avançant d’un pas décidé vers le petit groupe. Son cœur bat à grands coups dans sa poitrine et ses mains sont moites de nervosité. Tout en adressant un sourire timide à deux fillettes, elle admire l’aisance d’Élodie qui échange des formules de politesse avec quelques femmes élégamment vêtues. Bientôt, le silence se fait. Les têtes se tournent vers la religieuse qui se tient debout devant la porte principale et qui s’apprête à prendre la parole :

    — Bienvenue à l’Académie Saint-Denis. Pour celles qui ne me connaissent pas encore, je suis la directrice de cette nouvelle institution et je m’appelle sœur Saint-Gabriel. Permettez-moi de vous présenter les sœurs Saint-Thomas-d’Aquin, Saint-Denis et Sainte-Lucie. Elles enseigneront aux vingt-six élèves inscrites en ce premier jour de la rentrée.

    Vingt-six élèves pour le 26 août, se dit Marie-Louise qui aime bien jouer avec les chiffres. Le discours de bienvenue se poursuit dans un silence respectueux même si la chaleur devient de plus en plus oppressante.

    — Pour terminer, j’aimerais remercier Mgr Bourget qui a eu l’idée de fonder cette institution scolaire dans notre belle paroisse Saint-Jacques.

    Des applaudissements chaleureux se font entendre malgré l’absence de l’évêque de Montréal. Les dames présentes attendaient depuis un bon moment l’ouverture d’une école digne de ce nom pour leurs filles et qui serait située dans leur quartier bourgeois francophone.

    — Il est temps d’entrer, conclut enfin la supérieure.

    Ces derniers mots soulèvent des murmures d’approbation. Élodie se penche vers sa petite sœur et lui chuchote :

    — Je viendrai te chercher après la classe. Sois sage et écoute bien les religieuses.

    Les adultes prennent rapidement congé.

    — En rang deux par deux, mesdemoiselles ! intime d’une voix forte sœur Saint-Gabriel. Et dans le plus grand silence, je vous prie.

    — Pas commode, la directrice.

    Marie-Louise n’ose pas ouvrir la bouche pour répliquer. Elle se contente de sourire à sa compagne de rang qui ajoute à voix basse :

    — Je m’appelle Éliza. Et toi ?

    — Marie-Louise…

    — Pas de messes basses, mesdemoiselles. Le bavardage est un très vilain défaut.

    Honteuse d’avoir été rappelée à l’ordre devant tout le monde, Marie-Louise fixe ses bottines neuves tout en se promettant de ne plus desserrer les lèvres de la journée.

    * * *

    Assis autour de la grande table, les membres de la famille Globensky mangent avec appétit. Comme d’habitude, la joie et la bonne humeur accompagnent le repas du soir. Marie-Louise s’apprête à avaler une cuillerée de potage lorsque la question de sa mère l’oblige à suspendre son geste.

    — Comment s’est passée ta première journée d’école ?

    Le regard doux que pose sur elle Angélique Globensky incite l’enfant à la sincérité.

    — Difficile. Les religieuses sont sévères et n’entendent pas à rire. Il faut toujours se taire et obéir.

    — C’est ce qu’on appelle la discipline, réplique son père. Les bonnes sœurs excellent en ce domaine. Elles gouvernent leurs couvents aussi efficacement que les commandants d’une armée.

    — N’exagérez pas, Léon. Les religieuses de la congrégation de Notre-Dame de Montréal font un travail remarquable. Je suis fière que notre fille fasse partie des premières élèves admises à l’Académie Saint-Denis.

    Marie-Louise déclare calmement :

    — Demain, j’irai seule à l’école. Je connais maintenant le chemin pour m’y rendre. Inutile qu’Élodie m’accompagne. J’ai douze ans, je ne suis plus une enfant.

    Angélique et Léon échangent un regard amusé.

    — Si tu promets de rentrer directement à la maison après les classes, je n’ai aucune objection, lui répond sa mère.

    Un éclair de triomphe passe dans les yeux de la brunette alors qu’elle baisse le nez vers son assiette. Je ne m’attendais pas à ce que cela soit si facile, songe-t-elle, ravie.

    * * *

    — Tu ne dors pas encore, Marie-Lou ? murmure Élodie d’une voix étonnée. Il est plus de dix heures.

    — Je n’ai pas sommeil, il fait trop chaud.

    — Bientôt, cela en sera fini des beaux jours. Ce sont les derniers sursauts de l’été.

    Adossée contre son oreiller, Marie-Louise regarde sa grande sœur se dévêtir. Elle la trouve tellement jolie, surtout lorsqu’elle dénoue ses longs cheveux. La bougie achève de se consumer et la chambre sera bientôt plongée dans l’obscurité.

    — Je ne veux pas que tu partes, lâche-t-elle dans un souffle.

    Élodie enfile rapidement sa chemise de nuit et rejoint sa sœur au lit.

    — Ce n’est pas pour tout de suite. J’épouserai Alfred seulement l’an prochain. Tu vas devoir m’endurer encore des mois. Hé ! Tu pleures ?

    Contre toute attente, Marie-Louise se jette dans les bras de son aînée en sanglotant. Émue, Élodie lui caresse tendrement les cheveux. Elle est sensible à la peine de sa petite sœur.

    — Même si je me marie, j’habiterai près d’ici et nous nous verrons souvent, je te le promets, ma belle.

    — Mais ce ne sera plus pareil, tu deviendras comme Coralie, une grande dame du monde. Et tu m’oublieras.

    Élodie repousse doucement la fillette en pleurs et plonge son regard dans le sien.

    — Toi aussi, tu partiras de la maison un jour, Marie-Lou. Et tu fonderas une famille. À moins que tu choisisses de devenir religieuse. Tu as encore le temps d’y réfléchir. Quant à moi, j’ai vingt-quatre ans, le double de ton âge. Le moment est venu de me décider si je ne veux pas coiffer Sainte-Catherine. Coralie s’est mariée à vingt-quatre ans. Tu te souviens de ses noces, il y a trois ans ?

    La fillette relève le menton.

    — Oh oui ! Elle était si belle dans sa robe. On aurait dit une princesse.

    — Coralie épousait le fils du seigneur de Terrebonne. Elle ne pouvait pas se présenter à l’église en haillons et pieds nus.

    La plaisanterie fait naître un léger sourire sur les lèvres de Marie-Louise.

    — Je préfère te voir ainsi. Sèche tes larmes, ma belle. Maintenant, il faut dormir. Tu as de l’école demain matin.

    * * *

    — Marie-Louise ne porte plus à terre depuis qu’elle a obtenu le premier rôle dans cette pièce de théâtre. Je ne la reconnais plus.

    Léon Globensky lance un regard surpris à sa femme. Assise devant sa coiffeuse, Angélique brosse ses cheveux, la mine soucieuse.

    — Vous devriez vous en réjouir. Elle a perdu son petit air timoré et déborde d’enthousiasme depuis quelques semaines.

    — Un peu trop…

    L’homme hoche la tête.

    — Je ne vous comprends pas. Il n’y a pas si longtemps, vous vous plaigniez de son manque d’entrain. Maintenant qu’elle est enjouée et participe à diverses activités à l’Académie, vous le lui reprochez.

    Angélique pose la brosse sur la coiffeuse et se tourne vers son mari.

    — Tout dépend des activités, Léon. Que Marie-Louise soit membre de la Société des enfants de Marie, j’en suis heureuse. Cette association lui permet de développer sa générosité ainsi que sa piété grâce aux nombreuses activités de bienfaisance organisées durant l’année scolaire. Mais le théâtre…

    Elle laisse sa phrase en suspens. À ses yeux, que les élèves interprètent une pièce de Molière en novembre prochain n’est pas la meilleure idée de sœur Saint-Gabriel.

    — Je n’y vois rien d’immoral ou de compromettant, réplique son mari.

    — Je sais, répond-elle d’un ton peu convaincu.

    — Et puis, la directrice a insisté sur le fait que la représentation sera payante. La collecte de fonds viendra en aide aux pauvres. Cela devrait vous faire plaisir, vous qui œuvrez pour plusieurs organismes de charité.

    — Mais oui.

    Léon s’approche de sa femme et l’embrasse dans le cou.

    — Notre fille n’est pas frivole. Elle est de nature réservée, pieuse et obéissante. Tout le portrait de sa mère.

    Amadouée par ces dernières paroles, Angélique presse tendrement la main de son homme.

    — Vous avez raison, Léon. Marie-Louise est raisonnable pour son âge. Je m’en fais sans doute pour rien.

    — C’est ce que je m’évertue à vous dire depuis des jours.

    — J’espère seulement qu’elle ne négligera pas les autres matières enseignées en classe au profit du théâtre.

    La religion, le français, l’histoire, la géographie, les mathématiques et la musique sont à son avis plus importants pour l’éducation d’une jeune fille.

    — Le théâtre lui permet d’acquérir une bonne diction ainsi qu’un ton de voix naturel et approprié. De plus, il lui apprend à se mouvoir avec grâce et élégance. N’est-ce pas ce que l’on attend d’une fille de bonne famille ?

    — Un bon point, je vous l’accorde, mon ami.

    Léon caresse ses favoris grisonnants, tout en souriant à la femme qu’il a épousée il y a vingt-sept ans à Terrebonne. Ensemble, ils ont eu huit enfants : quatre garçons et quatre filles. Malheureusement, l’un de leurs fils, Frédéric, est décédé à sept ans. Pour chasser ce souvenir triste, l’homme de cinquante-quatre ans se met à fredonner.

    — Vous êtes de bien belle humeur ce soir, monsieur Globensky. Y a-t-il une raison particulière ?

    — Aucune, si ce n’est d’avoir eu la chance d’épouser la plus merveilleuse femme de Terrebonne.

    Angélique laisse échapper un petit rire.

    — Et vous êtes toujours aussi belle.

    — Ne dites pas n’importe quoi. J’ai presque cinquante ans.

    — L’âge n’a aucune emprise sur vous, ma jolie dame.

    — Si vous continuez à me complimenter, je vais finir par croire que vous avez quelque chose à vous faire pardonner.

    — Pas du tout ! Je suis sincère.

    — Si vous le dites…

    De la main, elle étouffe un bâillement.

    — Il se fait tard, Léon. Je tombe de sommeil.

    — Moi aussi.

    Une fois sous la couette de plumes d’oie, Angélique se blottit contre le corps chaud de son mari et soupire d’aise.

    — C’est le moment de la journée que je préfère, murmure-t-elle, les yeux clos. Tout est calme, paisible et silencieux. J’ai l’impression que rien de fâcheux ne peut nous atteindre.

    — Vous avez raison, la vie est bonne pour nous.

    Léon Globensky se sent heureux. Il a une femme adorable, des enfants respectueux et en santé, une profession qu’il aime. Il n’est peut-être pas riche comme Crésus, mais…

    — Nous ne manquons de rien, poursuit Angélique, comme si elle avait lu dans les pensées de son mari. Nous avons envoyé nos enfants dans les meilleures écoles. Ils ont reçu une solide éducation. Coralie est mariée au fils du seigneur Masson. Élodie épousera bientôt le fils de l’historien François-Xavier Garneau. Les autres devraient connaître d’aussi beaux mariages.

    La femme continue de parler pendant un moment jusqu’à ce qu’elle réalise que son homme s’est endormi.

    — Ça m’apprendra à faire de longs discours, murmure-t-elle.

    D’un geste résigné, la femme baisse la mèche de la lampe posée sur la table de chevet, ne laissant qu’une faible lueur dans la pièce. Angélique est incapable de dormir dans l’obscurité. La noirceur l’effraie. Adolescente, elle était sujette aux moqueries de ses frères qui la traitaient de petite fille peureuse. Devenue adulte, elle n’a pas réussi à vaincre cette phobie. Heureusement, Léon n’a jamais émis de commentaire désobligeant. « À chacun ses petites manies », s’était-il contenté de dire lorsqu’elle lui avait fait part de son désir de dormir en laissant une lampe allumée. Angélique envie son époux qui dort d’un sommeil tranquille. Un ronflement se fait soudain entendre. La maisonnée n’est pas aussi silencieuse que ça, finalement, se dit-elle en se tournant sur le côté.

    2

    Vendredi 1er avril 1864

    C’est aujourd’hui que je commence la rédaction de mon journal intime. Au début, j’étais réticente. Éliza a fini par me convaincre. Ma grande amie trouve beaucoup de réconfort à consigner ses états d’âme et ses réflexions sur papier. « Essaie, tu verras comme ça fait du bien de se confier à quelqu’un qui ne juge pas et qui écoute sans dire un seul mot », m’a-t-elle affirmé. Hier, je me suis décidée et je suis allée m’acheter un petit cahier. Je l’ai choisi avec une belle couverture rouge. Quand je suis sortie de la librairie, j’avais l’impression de posséder un trésor. Cette pensée me donnait des ailes et c’est en chantonnant que je suis revenue à la maison. J’ai croisé Eugène dans le corridor. Il m’a regardée d’un drôle d’air en me demandant ce qui me rendait de si joyeuse humeur. Je ne lui ai pas répondu. Ce sera mon petit jardin secret. Seule Élie le saura. Mes frères ne me laisseront pas en paix si je leur dis que je tiens un journal intime. Je n’ai pas l’intention qu’ils passent leur temps à me taquiner ou qu’ils cherchent à mettre la main dessus pour en lire des passages à mon insu. Dès que je me suis retrouvée seule dans la chambre que je partage maintenant avec Eugénie, j’ai fermé la porte à double tour et j’ai parcouru la pièce des yeux pour dénicher la meilleure cachette. Je me méfie surtout d’Eugène. Il est curieux comme une fouine. J’avais pensé glisser mon cahier sous mon matelas, mais c’est sans doute le premier endroit où mon frère va chercher. J’ai donc opté pour ma grosse boîte à chapeau dans le haut de mon armoire. Il ne viendra pas à l’idée d’Eugène de soulever le couvercle de la boîte, d’autant plus qu’il devra grimper sur une chaise pour l’atteindre. Trop d’effort et trop de risque d’être pris en flagrant délit.

    J’étrenne ma belle plume reçue en cadeau pour mon anniversaire. Eh oui ! J’ai eu quinze ans le 2 février. Une date mémorable, comme dit maman. Je suis née le jour de la purification de la Vierge Marie. Cette année, j’ai pris la résolution de réciter un chapelet et un Ave Maria chaque jour. Sœur Saint-Gabriel conseille d’invoquer la Vierge Marie pour qu’elle nous aide à rester pures. Moi, je vais lui demander une faveur encore plus grande, à la mère de Jésus. Je vais solliciter sa protection. Qu’elle me protège, ainsi que ma famille, des tentations, des malheurs et des maladies. L’année a bien commencé pour nous tous. Notre maison est toujours bondée d’amis, d’oncles, de tantes et de cousins. Coralie et Élodie viennent nous visiter souvent, accompagnées de leur mari et de leurs enfants. Ça me fait drôle lorsque la petite Adèle m’appelle « tante Marie-Lou ». J’espère qu’un jour j’aurai des enfants. Mais il me faudra d’abord trouver un prince charmant. Pour l’instant, je ne vois pas l’ombre de son cheval blanc à l’horizon. « La patience est la mère de toutes les vertus », me dit souvent maman. Peut-être, mais je ne veux pas patienter des années avant de rencontrer le père de mes enfants. Assez de bavardage ! J’entends maman qui m’appelle. Je lui ai promis d’épousseter le salon. M. Papineau vient souper à la maison ce soir et maman souhaite que la maison brille de propreté.

    — J’arrive !

    La jeune fille referme le cahier rouge et se dépêche de le ranger dans sa cachette. Un coup d’œil à son reflet dans le miroir et la voilà prête à rejoindre sa mère et Eugénie qui l’attendent à la cuisine.

    — Nous avons une journée chargée, l’avise aussitôt Angélique. Prends ton petit déjeuner en compagnie de ta sœur pendant que je vais chercher le courrier au bureau de poste. J’en ai pour quelques minutes.

    — Ne vous pressez pas, maman. Nous commencerons le ménage du salon en votre absence.

    — Heureusement, tu n’as pas de leçon de musique aujourd’hui. Cela nous aurait retardées. J’y vais si je veux revenir.

    L’adolescente lui sourit tout en se demandant ce qui peut bien la rendre aussi nerveuse. Ce n’est pourtant pas la première fois que Louis-Joseph Papineau leur rend visite. Le vieil homme est un ami de la famille depuis longtemps. Sa femme, Julie Bruneau, était la cousine germaine d’Angélique. Depuis son décès, survenu il y a presque deux ans, le veuf se sent bien seul dans sa maison située au 440, rue de Bonsecours. Marie-Louise a de la peine pour lui. Il y a quelques mois, elle a commencé à correspondre avec le septuagénaire. Des lettres amicales, gentilles et amusantes afin de lui remonter le moral. Cette relation épistolaire se fait avec le consentement de ses parents. Elle se sent flattée qu’un homme tel que M. Papineau s’intéresse un tant soit peu à elle. Pourtant, la brunette s’interroge. Elle n’a jamais quitté Montréal et ses alentours, alors que son correspondant s’est rendu aux États-Unis et en France. L’ami de la famille Globensky a accompli tant de choses. Elle a une pensée pour sa femme Julie qui ne devait jamais s’ennuyer auprès d’un tel compagnon. Soudain, l’adolescente entend la porte d’entrée se refermer doucement. Elle doit arrêter de rêvasser, le travail l’attend.

    * * *

    Un mois plus tard, Léon Globensky et sa famille quittent leur demeure de la rue Gauchetière pour aller habiter au 36, rue Sanguinet. Marie-Louise ne comprend pas les raisons de ce déménagement. Elle se plaisait bien dans leur ancien logis. L’adolescente jette un regard découragé aux maisons en rangée situées sur la petite rue étroite parallèle à la rue Saint-Denis. Elle a l’impression d’étouffer. « Des bâtisses d’à peine dix ans ! » a fièrement lancé Léon à sa femme et à ses enfants. Elles ont été construites après le grand incendie de juillet 1852. Marie-Louise, qui n’avait que trois ans à l’époque, n’en garde aucun souvenir. Sa mère lui a décrit l’incendie qui a jeté à la rue des centaines de familles. Après le drame, la ville a incité les citadins à rebâtir avec la pierre. Peu de gens ont suivi cette recommandation, la pierre étant un matériau plus coûteux que le bois. Au rez-de-chaussée de leur nouvelle demeure, Léon a l’intention d’installer une boutique.

    Le samedi suivant, Louis-Joseph Papineau leur rend visite avant de partir pour sa seigneurie. Après le souper, la famille Globensky et leur invité prennent place au salon. Marie-Louise s’installe au piano pendant que ses frères lisent et qu’Eugénie s’amuse avec sa poupée de porcelaine. Assis l’un en face de l’autre à la table de jeu, son père et M. Papineau entament une partie d’échecs. Quant à sa mère, elle brode tranquillement, profitant de l’éclairage fourni par la lampe de kérosène. Au bout d’une heure, Marie-Louise se retire discrètement dans sa chambre. Elle sent le besoin d’être seule pour se confier à son journal. Du salon, des éclats de rire lui parviennent. Au moins il y en a qui sont joyeux, songe-t-elle en mordillant le bout de sa plume. Une larme tombe sur la page blanche de son cahier. D’un doigt impatient, elle tente de l’effacer. Zut ! C’est encore pire, se désole-t-elle. Un cognement léger à la porte attire son attention.

    — Oui, dit-elle d’une voix chagrine.

    — M. Papineau s’en va, murmure Angélique.

    À regret, la jeune fille dissimule son journal intime sous son matelas et ouvre sa porte de chambre.

    — Il voulait te voir avant de partir, lui glisse à l’oreille sa mère.

    Intriguée, l’adolescente gagne le salon. Il ne reste plus que son père et leur invité dans la pièce. Celui-ci se lève dès qu’il l’aperçoit. Malgré ses soixante-dix-huit ans, l’homme à la tenue impeccable est en excellente forme. Ses cheveux blancs, relevés en coq au-dessus de son front, ajoutent une touche d’originalité à un faciès plutôt sévère.

    — Ma belle Marie-Louise, que diriez-vous de venir à Montebello cet été ?

    — J’en serais ravie, répond-elle en lui souriant.

    La question du vieil homme l’intrigue. Ce n’est pourtant pas la première fois que la famille Globensky se rend au manoir de M. Papineau. Comme s’il lisait dans ses pensées, celui-ci ajoute :

    — Vous pourriez rester aussi longtemps qu’il vous plaira.

    Marie-Louise demeure dans un silence hésitant, se demandant si l’invitation n’est valable que pour elle. Avant que le malaise s’installe, Angélique intervient :

    — Ton père et moi ne pouvons pas nous absenter de la ville durant cette période. M. Papineau a pensé que le grand air te ferait du bien. Il t’offre de séjourner à son domaine cet été, en compagnie d’une amie de ton choix. C’est très généreux de sa part. Tu acceptes son invitation ?

    — Avec grand plaisir.

    La réponse a fusé spontanément. Si elle ne se retenait pas, elle se jetterait au cou du vieil homme pour le remercier. Partir plusieurs jours loin de la maison familiale, sans ses parents, ses trois frères et sa sœur de dix ans pour surveiller ses moindres gestes, cela ne s’est encore jamais produit. Les yeux brillants, elle rêve déjà à cette liberté prochaine.

    — J’en suis très heureux, dit Papineau. D’ici là, nous continuerons notre correspondance.

    L’ancien chef du Parti des patriotes l’observe gentiment. La lueur d’excitation qui brille dans les yeux noirs de l’adolescente lui fait plaisir. Il aime la fougue de la jeune Globensky. Une fois le visiteur parti, Marie-Louise sautille de joie. Elle passe son bras autour de la taille de sa mère et s’écrie d’un ton excité :

    — Vous réalisez, maman, ce sera la première fois que je voyagerai seule.

    — Avec une amie, lui précise Angélique.

    — J’ai hâte d’apprendre la nouvelle à Élie. Pourvu que son père lui permette de m’accompagner !

    — Pourquoi s’y opposerait-il ?

    Marie-Louise s’écarte de sa mère et hausse les épaules en signe d’ignorance.

    — M. Chauveau se montre parfois très sévère. Éliza et Henriette me l’ont avoué.

    Léon Globensky, qui n’a pas encore dit un mot, juge que le moment est venu d’intervenir.

    — Il protège ses filles, comme tout bon père de famille. Nous te laissons partir à Montebello, mais à une condition, Marie-Louise : que tu te conduises en fille obéissante et respectueuse.

    — Vous savez bien que je le suis toujours, mon petit papa d’amour.

    — Ah ça ! Permets-moi d’en douter, réplique le quinquagénaire sur un ton moqueur.

    L’adolescente exécute quelques pas de danse au salon sous le regard amusé de ses parents.

    — Je suis si contente. La journée ne pouvait pas mieux finir.

    3

    Été 1864

    — Chut ! Tu vas réveiller tout le monde.

    Debout face à la fenêtre de la chambre qu’elle partage avec son amie, Marie-Louise réprime un fou rire.

    — Tout le monde ? Tu exagères. Il n’y a que M. Papineau, sa fille Ézilda et deux domestiques. Le manoir du cap Bonsecours est vaste. Aucun danger, personne ne nous entend.

    Accoudée à la fenêtre, pieds nus et en chemise de nuit, la jeune fille ne semble pas pressée de se mettre au lit. Elle hume avec délices l’odeur de la terre. Chaque fois qu’elle vient à Montebello, elle se sent transportée dans un monde magique. Construit un an avant sa naissance, l’imposant manoir en pierre de trois étages la fascine depuis toujours. « Le château », comme elle l’appelait lorsqu’elle était petite, brille tel un joyau sur le cap Bonsecours. Encore aujourd’hui, elle a le sentiment d’être une princesse qui contemple du haut de sa tour la belle rivière des Outaouais. De plus, elle a l’embarras du choix pour l’observer, car le manoir compte quatre tours.

    — C’est si beau et si tranquille ici. Ça nous change des bruits et de la puanteur de la ville.

    Assise dans son lit, Éliza étouffe un bâillement. Le voyage en bateau pour se rendre jusqu’à la seigneurie Petite-Nation l’a épuisée.

    — Oui, la campagne a un effet apaisant. Tellement que mes yeux se ferment tout seuls.

    Marie-Louise se retourne d’un bloc.

    — Tu ne regrettes pas d’être venue, j’espère.

    — Mais non ! La nuit dernière, je n’ai pas fermé l’œil tellement j’étais excitée. Nous sommes parties de Montréal ce matin à six heures. Il est presque minuit. La fatigue commence à se faire sentir.

    — Tu parles comme une vieille dame. Je te rappelle que tu as quinze ans, pas quatre-vingts.

    Éliza se penche pour souffler la bougie sous globe posée sur la table de chevet.

    — La mémé te souhaite une bonne nuit.

    — Me voilà maintenant plongée dans le noir, grommelle Marie-Louise. Je suppose que je dois suivre ton exemple et me coucher.

    — Tu as bien compris. Demain, tu me remercieras quand tu te réveilleras fraîche et dispose.

    — Pour l’instant, j’essaie de gagner le lit sans me cogner contre les meubles. Pas évident de marcher à tâtons.

    Un coup de tonnerre la fait sursauter et pousser un petit cri.

    — Il ne manquait plus que ça, marmonne-t-elle.

    — Ne te plains pas, la pluie va rafraîchir le temps.

    — Zut ! Je n’ai pas rédigé mon journal.

    — Tu le feras demain. Tes pensées ne s’envoleront pas durant la nuit.

    La voix douce et ensommeillée de son amie contribue à calmer Marie-Louise, qui se glisse sous les draps après avoir fait un signe de croix. À voix basse, elle récite un Ave Maria, implorant la Sainte Vierge de les protéger de la foudre. Ce serait trop bête d’être frappées par la foudre le jour même de leur arrivée à Montebello. Peu à peu, elle devient moins anxieuse et laisse son esprit dériver. Elle repense à la dernière lettre que lui a écrite Louis-Joseph Papineau, datée du 21 juin. C’était deux semaines avant son départ pour Montebello. Dans la pénombre, Marie-Louise sourit. Son vieil ami avait clairement exprimé son impatience de la revoir, allant jusqu’à prendre en grippe les religieuses de l’Académie Saint-Denis qui retardaient la distribution des prix et du fait même leur réunion. Il avait même poussé la gentillesse jusqu’à venir chercher les deux amies à Montréal. La jeune fille étouffe un petit rire en se souvenant combien elle avait trouvé amusant le passage de la lettre où il avait abordé le sujet de la toilette sous le rapport de la santé. Pourtant, elle avait tenu compte de ses conseils en apportant des vêtements légers, des tenues plus chaudes, sans oublier de glisser dans ses bagages des chaussures avec claques en caoutchouc pour se promener à l’aurore sans craindre la rosée matinale. L’idée de se lever à quatre heures la fait grimacer. Même si son hôte lui a vanté les beautés de l’aurore à cette époque de l’année, Marie-Louise préférerait rester au lit une ou deux heures de plus et rêver d’anges aux ailes bleu et rose. Dans sa lettre, son vieil ami lui avait demandé ce qu’elle souhaitait manger durant son séjour à Montebello. Il s’était également informé des jeux de société et des livres de chansons qui lui feraient plaisir. « Dites et je les aurai. » Tout en se tournant dos au mur, la brunette se demande si, un jour, elle trouvera un prétendant aussi prévenant et attentionné que M. Papineau.

    * * *

    10 août 1864, Montebello

    Cela fait plus d’un mois qu’Élie et moi sommes au manoir. Le temps passe vite lorsqu’on est heureux. Dans une semaine, il faudra pourtant faire nos valises et retourner à Montréal. Je me sens si bien ici. La campagne me plaît beaucoup. J’apprécie les longues promenades que je fais en compagnie de M. Papineau. Malgré son âge avancé, il a beaucoup de résistance. Élie préfère s’asseoir à l’ombre et lire plutôt que de nous accompagner. Je la soupçonne de vouloir me laisser en tête-à-tête avec notre hôte. Maman serait bien scandalisée de savoir que je me balade sans chaperon avec un homme. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Le seigneur de la Petite-Nation est un vieux monsieur charmant qui se comporte en gentleman. Il n’a jamais de geste déplacé envers moi. Ensemble, nous pouvons discuter pendant des heures. Les sujets sont variés : la flore, les animaux, la littérature, les voyages, l’histoire et même la politique. Il m’apprend tant de choses. J’adore le questionner sur les événements qui sont survenus au Bas-Canada en 1837 et 1838. Il y a joué un rôle prépondérant puisqu’il était le chef des patriotes. Je n’étais pas encore née. À la maison, mes parents parlent peu de cette période mouvementée. Comme s’ils voulaient la rayer de leur mémoire. Ils étaient jeunes mariés à l’époque et habitaient à Saint-Eustache, là où a eu lieu la célèbre bataille du même nom. En ce 14 décembre 1837, une poignée de patriotes a vainement tenté de tenir tête aux troupes britanniques. Mon père a voulu rester neutre en ne prenant parti ni pour les patriotes ni pour les Anglais. Ce qui n’a pas été le cas de mon oncle Maximilien Globensky. Ancien lieutenant-colonel de l’armée britannique, il a formé une compagnie de quatre-vingt-trois volontaires dont la mission était d’empêcher les patriotes de s’enfuir du village en empruntant la rivière des Mille Îles. Posté avec sa compagnie sur une île en face de Saint-Eustache, mon oncle a donné l’ordre à ses hommes de tirer au-dessus des têtes des fuyants. D’après mon cousin, son père n’a pas eu le choix de se ranger du côté des Anglais. À titre d’officier à la retraite, mais touchant encore une demi-paie de l’armée britannique, Maximilien Globensky devait obéir aux ordres reçus. Toutefois, il ne souhaitait blesser personne et c’est la raison pour laquelle il a exigé de ses hommes qu’ils tirent au-dessus des têtes des fuyards. Est-ce vrai ? Je l’espère de tout mon cœur.

    J’en aurais long à raconter à ce sujet. Je suis tombée des nues lorsque M. Papineau m’a appris que deux de mes oncles ainsi qu’une de mes tantes ont défendu la bannière anti-patriote. Je ferme les yeux et je les imagine debout devant la

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1