Ce jeune homme a trébuché sur le temps... et quelques nouvelles du jardin des hommes
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Ce jeune homme a trébuché sur le temps... et quelques nouvelles du jardin des hommes - Michèle Letellier
Ce jeune homme a trébuché sur le temps...
Michèle Letellier
Ce jeune homme a trébuché sur le temps...
et quelques nouvelles du jardin des hommes
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01832-4
L'homme aux myosotis ou Valentin sorti du cadre
Au milieu de la cour pavée, un feu de bois crépite dans la nuit. Un homme y jette, rageur, un grand tableau impressionniste, représentant un personnage en costume blanc, au milieu d’un champ de fleurs bleues.
L’homme lance un regard de défi à une femme qui suit la scène d’une fenêtre, à l’étage de la maison. Il enfourche un cheval, s’assure que le tableau commence à brûler, et quitte la propriété au galop.
Dans la cour, une toute petite fille en larmes regarde les flammes lécher la toile.
Soudain, elle écarquille les yeux… devant elle, le personnage tout en blanc sort du tableau. Et, le cadre sous le bras, s’échappe du brasier en courant.
La petite fille reste ébahie, tétanisée.
En quelle année était-ce donc ? Louise ne s'en souvient pas. Elle avait quoi ? Cinq, six ans, peut-être à peine quatre.
- Louise ! Où es-tu ?
Louise venait d'avoir dix-neuf ans, de perdre sa grand-mère et quelques illusions. À peine l'enterrement enterré, tous ces oncles, tantes, cousins qu'elle avait aimés, estimés, se partageaient en charognards les pauvres restes d'une vie. De pièce en pièce, tout était mis en pièces, armoires et tiroirs vidés, vaisselle entassée, draps soulevés, dépliés, matelas retournés… Que cherchaient-ils ? De l'argent, des bijoux ? Louise avait surpris son cousin préféré en train de dérober en cachette trois de ces miniatures dont sa grand-mère faisait collection, trois que Louise lui avait offertes. Et qui n'avaient d'autre valeur que l'immense plaisir de la vieille dame en les recevant. C'était le seul héritage que Louise voulait garder de cette grand-mère adorée qui l'avait élevée, lui avait appris à lire, à écrire, à repérer les pattes des oiseaux dans la neige, l'odeur du chèvrefeuille et le piaillement des poules, quand elles sentent le renard à l'affût. C'était comme s'ils s'arrachaient des bouts de chair de sa grand-mère. Insupportable.
Louise s'était réfugiée au grenier. Dans un bric-à-brac insensé, elle retrouva avec émotion quelques jouets de son enfance. Une grande poupée aux cheveux blonds frisés, au regard bleu pervenche, à la robe défraîchie mais pleine de dentelles. La grand-mère avait économisé des mois pour offrir à sa petite-fille la plus belle et la plus grande poupée du magasin de jouets, une poupée presque aussi grande que les trois ans de Louise. Le jour de Noël, Louise ignora la poupée et joua toute la journée avec la boîte. Une boîte dans laquelle elle pouvait entrer. Louise montait sur la première marche du perron, entrait dans la boîte et se laissait glisser comme dans un traîneau, s'amusait, riait. En bas des marches, elle sortait de la boîte, la remontait et recommençait. Ce petit jeu dura jusqu'à ce que la boîte craque de toutes parts. La grand-mère dut attendre encore des mois avant que Louise joue avec la poupée, que celle-ci apprivoise la petite fille. Louise serrait, aujourd'hui, la poupée contre elle, songeant à la déception qu'elle avait dû infliger à sa grand-mère. Quand on est petit, les grands jouets font un peu peur. En fouillant, amusée, dans le bric-à-brac du grenier et de ses souvenirs, Louise se dit que c'était comme L'Homme aux myosotis
, ce personnage de tableau qui avait tant marqué son enfance. Il lui paraissait immense, la dépassait largement, l'impressionnait. Qu'était-il devenu ? Elle s'était souvent demandé si elle n'avait pas rêvé, cette nuit-là.
« Louise, tu viens ? On part. »
C'était la voix d'Armand, son père.
« J'arrive. »
Louise sortit de ses rêves et traversa le grenier, enjambant une vieille malle, un carton à chaussures débordant de cartes postales. Elle s'accroupit, en brassa quelques-unes et en lut une de Rodez : « Chère grand-mère, je veux revenir chez toi. La colo, c'est pas bien. On mange de la ratatouille. Pour le 15 août, les sœurs nous ont fait faire un spectacle sur Marie et Jésus. Et moi, je faisais le péché. Viens me chercher. Louise ». Le péché ! Louise éclata de rire, ne se souvenait pas avoir incarné un jour le péché… Finalement, cela lui plaisait bien et lui allait mieux que la vertu. Elle avait toujours été la rebelle de la famille, l'insolente de la classe, celle qui, invariablement, aux « Ça ne se fait pas », rétorquait : « Pourquoi ? Moi, je le fais ! », celle qui levait la main en classe pour clamer au prof trop sûr de lui : « J'suis pas d'accord. » et argumentait brillamment. Louise quittait le grenier, sa carte à la main, quand elle buta contre un tas de bouts de bois et plaques poussiéreuses. Elle en souleva quelques-unes et, soudain, resta figée. Il était là devant elle, qui la fixait.
Armand, la cinquantaine pressée, l’œil sur sa montre s'impatientait. Il venait de fermer le dernier volet. « Louise ! On y va ! »
Louise ne pouvait détacher son regard de l'homme, tout de blanc vêtu, planté au milieu du champ de myosotis, élégamment appuyé sur sa canne à pommeau.
« Louise ! Qu'est-ce que tu fais dans cette poussière ?
− Il est vraiment beau !
Son père, qui l'avait rejointe au grenier, sourit :
− Ta grand-mère aussi le trouvait beau. Ça lui a coûté son mariage !
− Papa, tu crois que c’est vrai ce qu’on raconte ? Qu’il a toujours été amoureux des femmes de la famille ?
Armand éclata de rire :
− Et qu’il sortait de son tableau pour les protéger ?… Elle délirait, ta grand-mère ! Allez, viens !
L’entraînant, Armand ajouta :
− L’homme aux myosotis… Je croyais qu’il avait été brûlé ! »
Louise se retourna vers le tableau et dit simplement : « Il s’est échappé des flammes. Je l’ai vu. »
Armand était sorti du grenier sans l'entendre. L'eût-il entendu qu'il aurait haussé les épaules.
« Et c'était vrai, Grand Mamy ? Tu l'avais vu ?
− Je l’avais vu, de mes yeux vu, Justine, sortir de son tableau et du feu. C’était la première fois…Et ce ne fut pas la dernière. »
Louise est maintenant une très vieille dame de 93 ans, mais la petite Justine, du haut de ses six ans, pourrait l'écouter des heures entières. La vie de sa Grand Mamy, c'est mieux que tous les contes de fées. La fée, elle l'a auprès d'elle, en vrai, et c'est son arrière grand-mère, sa Grand Mamy qu'elle aime, sa Grand Mamy du mercredi et des petites vacances.
« J’avais à peine ton âge, ma Justine.
La vieille dame ajoute en riant :
− Et je crois que j’ai eu le coup de foudre ! »
Louise et Justine sont dans le petit appartement parisien de Louise, devant le fameux tableau.
« Alors, tu ne le trouves pas beau, mon Valentin ? »
Au milieu du champ bleu, l'homme en blanc, appuyé sur sa canne à pommeau, semble attendre la réponse.
« Comment tu sais son nom ? demande Justine.
− Il me l’a dit, un jour.
− Qui ?
− Eh ! bien, Valentin lui-même !
La petite fille est ébahie.
− Il est en vrai ? Il est pas en peinture ?
Impressionnée, elle avance sa main pour toucher le tableau, mais la retire vite de peur qu'il l'attrape. Il est si grand, ce Valentin. Il la regarde si fixement.
− C'est une peinture magique ?
− Je vais te confier notre secret, Justine, rien qu'à toi. »
La vieille dame va fouiller dans un tiroir et en sort un vieil harmonica. Le seul instrument de musique encore dans ses moyens. Elle se met à jouer un air mélodieux, très beau, romantique en diable. Que Justine veut aussitôt apprendre.
« C'est trop beau, Grand Mamy.
− C'est encore plus beau au piano, ou au saxo.
La vieille dame fredonne, dans ses rêves. Dans la maison de son enfance, il y avait un grand piano.
− C'est toi qui l'a inventé, l'air ?
Louise sourit :
− C'est ce que tout le monde a cru et cela me valut mon premier prix. »
En fait, c'est l'air de Valentin. C'est lui qui lui a soufflé cette mélodie. Après cette échappée du feu, Valentin est souvent sorti de son cadre pour venir jouer avec elle, quand elle était petite fille. Il l'aidait à faire ses gammes. C'est un pianiste virtuose, un compositeur talentueux.
La vieille dame rigole. Les adultes n’écoutent pas assez les enfants. Ils ne l'avaient pas crue quand elle avait dit qu'il sortait, certaines nuits, de son tableau, quittait la maison pour ne revenir qu'au petit matin reprendre sa place au milieu de son champ bleu. Et qu’il l’accompagnait parfois à l’école. Elle n'avait pas insisté, car sa mère l'avait menacée de l'amener voir le docteur, si la petite fille devenait folle ou menteuse !
Pourtant, Louise n'avait pas menti et savait bien qu'elle n'était pas folle et qu'elle n'avait pas rêvé. Elle en avait parlé à Valentin qui lui avait confié que, seuls, les enfants pouvaient le voir sortir de son cadre... pas les adultes.
« C'est ça le secret !
− Mais, alors, Grand Mamy, quand t’as grandi, il sortait plus du tableau ? »
Louise avoue. Devenue adulte, elle n’a plus jamais vu Valentin sortir de son cadre… mais, elle l’a toujours senti près d’elle. Ce fut une longue histoire d’amour entre eux. Sa plus belle. Il lui a même sauvé la vie. Sans Valentin, Louise ne serait pas là, aujourd’hui, à 93 ans, près de son arrière petite fille. Et la petite fille non plus. Puisqu'elle ne serait pas née.
Justine s’approche au plus près du tableau, essaie de surprendre un éclat dans le regard impassible de Valentin, lui fait des grimaces, essaie de le faire rire.
« Tu crois qu'il me voit ? Pourquoi il sort pas de son tableau pour moi ?
− Peut-être un jour ?
− Si je suis sage ?
− Si tu n'es pas trop sage. »
Les myosotis sont restés les fleurs préférées de Louise, celles qu'elle aimerait qu'on plante sur sa tombe, comme un gros oreiller bleu pour un repos douillet. Elle aime la sonorité douce, moussue de ce mot : myosotis. Savoureuse en bouche et comme un appel qui se prolonge en écho. Elle aime aussi son nom anglais : Forget me not, ne m'oublie pas. Un antidote à l'abandon des corps et des âmes.