Le lien invisible
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Le lien invisible - Michèle Letellier
Le lien invisible
Michèle Letellier
Le lien invisible
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
À Herveline Ourth, née Kernëis
ma nourrice bretonne,
qui m’a appris à lire, à écrire, à aimer la vie.
La mer lui prit, à quatorze ans,
un matin de tempête, son père et sa mère.
Elle m’a, en partie, inspiré le personnage de Maura.
À Suzanne Flon qui fut une merveilleuse Maura
dans le film « Le miroir d’Alice »
et une amie précieuse dans la vie.
www.michele-letellier.fr
© Les Éditions du Net, 2014
ISBN : 978-2-312-02577-3
Chapitre 1
L’air de Casta Diva envahit l’Opéra. Fiona ferme les yeux et se laisse submerger par l’émotion. Est-ce la voix superbe de la soprano ? La force de Bellini ? Est-ce sa dispute avec Antoine, son sentiment de culpabilité ? Fiona sent les larmes couler sur son visage, et ce nœud d’angoisse lui peser au creux de l’estomac. Elle se sent si seule, abandonnée au milieu de cette salle pleine. Les applaudissements la transpercent comme autant de flèches d’amour brisées. Elle a tout raté. Elle n’a pas su retenir Antoine, elle n’a pas su lui donner un enfant. Et, ce soir, il part pour l’Indonésie, lui préférant un volcan ! Sa passion des éruptions volcaniques dépasse son amour pour elle, il la quitte au moment où elle a le plus besoin de lui. Elle lui en veut, elle s’en veut, elle en veut à ce volcan qui s’est réveillé, là-bas, sur une île indonésienne, à des milliers de kilomètres et vient de lui voler l’homme qu’elle aime. Elle est, maintenant, perdue sur cette grande place de la Comédie, devant l’Opéra, bousculée par les spectateurs qui sortent de la représentation.
Elle presse le pas dans les ruelles pavées du Vieux Lyon. Elle peut encore arriver à temps, trouver les mots pour le retenir, au moins ne pas le laisser partir sur ces paroles définitives, sous forme d’ultimatum. Le souffle lyrique de Norma l’accompagne. Elle prend le raccourci par l’escalier, traverse par la traboule, arrive, essoufflée, au coin de la rue. Au numéro 9, la fenêtre de leur appartement est éclairée. Fiona reprend espoir. Il a peut-être renoncé, il l’attend. Un taxi la double et s’arrête devant leur immeuble. Une jeune femme brune, aux cheveux courts, en descend rapidement, s’engouffre sous le porche, pianote à l’interphone, le taxi l’attend. Fiona ralentit le pas. La fenêtre éclairée du troisième s’éteint. Fiona se fige. La jeune femme ouvre le coffre du taxi, une valise y est déjà. Antoine sort de l’immeuble, un sac de voyage sur l’épaule. Il le balance dans le coffre, près de la valise. Il échange quelques mots avec la jeune femme qui le prend par les épaules, comme pour le consoler, et ils s’installent, tous les deux, dans le taxi qui démarre. À quelques mètres, dans la pénombre, Fiona regarde partir le véhicule, anéantie.
Au mur, deux posters : des pingouins sur une banquise et un volcan en éruption. La glace, le froid, le blanc, l’infini calme. Le feu, le chaud, le rouge, les profondeurs en ébullition. Deux univers. Deux passions qu’ils ont, chacun, essayé de faire partager à l’autre. Fiona regarde autour d’elle : un placard ouvert, vidé en partie. Une tasse de café sale sur la table. Près de la tasse, une bague de pierre noire et une carte à jouer : l’As de trèfle. Fiona laisse glisser son sac de l’épaule, en dépassent le programme de l’Opéra, et le CD de Norma qu’elle a acheté à l’entracte.
Le CD tourne sur la platine. Fiona y a connecté son portable pour enregistrer le morceau qui l’a tant émue, ce soir. Qui lui a fait tant mal aussi. Elle veut l’écouter, l’écouter encore, comme on recherche une douleur qu’on aime bien. La voix de la soprano envahit l’espace. Fiona l’écoute, immobile, debout, impassible, toujours en manteau, sa longue écharpe autour du cou. Le chant magnifique et douloureux de la diva monte jusqu’au contre-ut… et, soudain, Fiona hurle, un cri immense, libérateur, qui se mêle à la musique qui s’amplifie. De rage, elle déchire la carte As de trèfle en plusieurs morceaux, se jette sur le poster du volcan, le frappe comme si elle frappait Antoine, le déchire de tout son poids. Puis, elle se laisse glisser à terre, serrant contre elle l’image déchiquetée du cratère, se recroqueville de douleur, alors que l’orchestre joue fortissimo.
Les yeux à demi fermés, traînant sa longue écharpe, Fiona déambule, comme un zombie, le long du Rhône. Un SDF la regarde passer. L’air de Casta Diva, en puissance maximum et en boucle dans ses écouteurs, l’isole du monde, résonne dans son corps, dans ses os. Fiona marche et tangue sur le bord du quai. Elle est maintenant en arrêt, debout, fixant l’eau. Les pieds sur le rebord. Elle ferme les yeux, vacille et bascule. Fiona disparaît dans le fleuve. L’air de Norma s’est achevé, remplacé par un bruit sourd, un silence de sous l’eau, d’oreilles bouchées, de vie achevée. La longue écharpe flotte un instant au fil de l’eau, puis commence à s’engloutir…
***
Un long ruban d’algues, tel une écharpe, flotte sur les vagues qui se brisent sur les rochers, dans un bruit assourdissant. Il est attrapé par une main d’enfant. Celle d’une petite fille qui court, maintenant, sur la plage, pour mettre le long ruban dans un haut panier en osier.
Dans ce décor de bout du monde, entre lande bretonne, mer et falaises déchiquetées, Alice aide son arrière grand-mère, Maura, à ramasser les algues qu’elles entassent dans la hotte. La vieille femme, toute vêtue de sombre, un long châle noir recouvrant ses épaules, cheveux blancs tirés en chignon, est courbée sur sa tâche.
Une voiture arrive sur la petite route côtière qui serpente sur la falaise, surplombant la mer. « C’est maman ! » crie Alice. Maura lève la tête vers la route. Alice grimpe déjà, de rocher en rocher, pour rejoindre la voiture au plus vite. Au volant, Fiona.
Montant dans la voiture, Alice annonce déjà la couleur : « J’ai choisi ! ». Fiona conclut, en même temps que sa fille : « rouge ! ». Elles éclatent de rire. Alice précise : « Avec une bride. Les scratches, c’est pas bien. Les garçons, ils tirent dessus.
− D’accord, rouges avec une bride. »
Fiona fait un signe à Maura : « À ce soir ! », et démarre rapidement. La vieille femme regarde la voiture s’éloigner, attendrie. L’arrivée de cette petite Alice, il y a six ans, a été une vraie bouffée de bonheur dans la vie de Fiona, et dans la sienne aussi. Elle a chamboulé son cœur de Bretonne, accroché, comme un vieux bigorneau, à son rocher de malheurs. Elle sourit à l’image. C’est Alice qui lui avait dit, du haut de ses quatre ans, qu’elle ressemblait à un bigorneau, peut-être à cause de ses tenues noires et grises. Les quitter serait comme oublier son mari et son fils. Maura y pensait chaque jour, face à cette mer qui lui avait pris les deux hommes de sa vie. La vieille femme tasse les algues dans la hotte d’osier. Puis, elle se baisse un peu, se tourne dos à la hotte, et passe la sangle de celle-ci sur son front, pour faire contrepoids. Elle se relève doucement, soulevant et calant la hotte sur son dos. Elle remonte ainsi, à pas lents, jusqu’à sa petite maison de granit, en bord de falaise.
Dans la voiture roulant vers Brest, c’est Alice qui a répondu au portable : « Oui, c’est moi. Maman conduit. (à Fiona) C’est Bruno.
− Y a un problème ? demande Fiona.
− Je lui dis, mais on va d’abord m’acheter des chaussures ! Qui c’est qui est malade ? (à Fiona) C’est Pit.
− Passe-le moi, Alice. (Elle prend le portable) Bruno, qu’est-ce qui se passe ? ... Et il serait blessé où ? … Je remonte justement sur Brest avec Alice…
− Mes chaussures !
− Oui, on passe après les chaussures. À plus !
Fiona raccroche, passe le portable à Alice.
− Tu parles ! C’est lui qui est malade, dit la petite fille.
− Bruno ?
− Il a la maladie d’amour pour toi !
Fiona éclate de rire.
− Même quand t’es en congé, il t’appelle ! »
Fiona secoue tendrement la tête de sa fille, en riant, et accélère.
Une chaussure rouge à chaque pied, mais de modèle différent, Alice n’en finit plus d’hésiter. Elle marche face au miroir, regarde l’une, puis l’autre. Fiona et la vendeuse attendent. « Bon, Alice, tu te décides ?
− Celles-là.
− Alors, celles-là, mademoiselle.
− Deux paires, Maman.
− Non, une, ça suffit. »
Alice boude. La vendeuse signale qu’elle a aussi la même paire en bleu-marine, comme son manteau. Fiona rit : « Heureusement que le manteau n’existait pas en rouge, on n’aurait pas échapper au petit chaperon rouge… » Alice s’obstine, réclame deux paires, rouges. La vendeuse comprend qu’elle voudrait, finalement, les deux modèles. Fiona la suit à la caisse, en précisant que sa fille veut deux paires, rouges, du même modèle. La vendeuse est un peu perdue, entre ses deux boîtes. « Les deux mêmes paires, alors ?
− Exactement les mêmes… en double ! Elle est un peu bizarre, ma fille. Mais, c’est hors de question. Bon, Alice, tu les gardes aux pieds ? »
Alice fait non de la tête, quitte les chaussures rouges, et remet ses bottines encore pleines de sable. Fiona, agacée, paie, alors que la vendeuse emballe la paire choisie, continuant de s’interroger. Dans la rue, Fiona se baisse à la hauteur de la petite fille qui boude toujours. « Ecoute-moi, Alice. Tu es grande, maintenant, il va falloir que tu perdes cette manie. Je ne peux pas t’acheter tout en double.
− T’as plus de sous ?
− Déjà, oui, ça fait cher. Puis, c’est idiot, ça ne sert à rien ! Tu imagines si j’avais deux maisons, deux voitures…
− Deux petites filles… »
Alice a prolongé la phrase de sa mère, parlant sur le même ton qu’elle. Cueillie, Fiona ne sait quoi répondre. Elle culpabilise, se dit qu’Alice lui reproche de ne pas lui avoir donné de petite sœur. Elle se redresse, prend la main de sa fille. Elles rejoignent la voiture. Ce n’est pas la première fois que Fiona a cette sensation. Depuis son plus jeune âge, Alice manifeste le besoin de tout partager, ses repas, ses jouets, comme avec une sœur imaginaire. Fiona a, d’abord, pris ça comme un jeu, normal finalement pour une petite fille unique, vivant entre sa mère et son arrière-grand mère. Mais, le symptôme étrange s’est aussi manifesté, parfois, à l’école et, depuis quelques temps, la petite fille veut qu’on lui achète tout en double. Fiona aimerait comprendre. Lui a-t-elle trop passé de caprices ? Veut-elle plus d’amour de sa part ? N’a-t-elle pas compris qu’elle est tout pour elle ? Rien ni personne ne compte plus pour Fiona que cette enfant que la vie lui a offerte, alors que la sienne basculait. Elle avait attendu si longtemps cette joie d’enfanter, une telle obsession qu’elle en était devenue invivable et qu’elle avait perdu l’homme qu’elle aimait. Une tentative de suicide, ratée comme sa vie, le désespoir d’être encore là, pour quoi ? Pour qui ? Jusqu’à cette échographie où elle avait vu le petit cœur battre en elle. Que manquait-il à Alice qu’elle n’avait su lui apporter ?
Sur la banquise, une cinquantaine de petits pingouins s’ébattent entre icebergs et eau. Plus exactement, des manchots papous au bec orangé, et des manchots gorfous sauteurs, aux aigrettes jaunes, qui trottinent sur la glace, plongent, jouent sous l’eau glacée, filant comme des torpilles, ressortant d’un bond, glissant sur le ventre, avant de se rétablir sur leurs pieds palmés, un peu maladroits, aux côtés de dignes manchots empereurs, superbes dans leur habit de smoking agrémenté d’orangé, et qui semblent les toiser de haut. Un peu plus loin, un phoque nage lentement sous l’eau. Une femme, en combinaison bleue de plongée, glisse sous son ventre, l’observe, suit ses mouvements, s’y synchronise comme dans une lente danse à deux, un ballet aquatique irréel et harmonieux. Les enfants, le nez écrasé contre la vitre, sont fascinés par le spectacle qu’offre le bassin polaire d’Océanopolis de Brest. Parmi eux, Alice est attentive. La femme sort de l’eau, s’assoit sur la banquise, ôte son masque de plongée. C’est Fiona. À l’aide d’un sifflet strident, elle appelle Pit, le phoque, qui revient vers elle, saute d’un coup sur la glace et s’y aplatit, de toute sa masse, éclaboussant copieusement la jeune femme. Elle ferme le poing au-dessus du museau de l’animal, il ferme la gueule, sans quitter Fiona des yeux. Elle ouvre la main d’un geste net, il ouvre la gueule. Elle tourne sa main ouverte vers sa gauche. Le phoque se retourne dans la même direction, offrant son flanc et ses pattes palmées à son auscultation. Fiona lui parle, le caresse, l’ausculte, le soigne. Il se laisse faire. Des années d’apprentissage, de reconnaissance de signes, de part et d’autre, ont permis à la vétérinaire d’Océanopolis d’obtenir la confiance des animaux et de reconnaître quand ils vont mal.
Alors qu’elle ôte sa combinaison aquatique dans le vestiaire, Fiona fait le point avec Bruno. « Il a une belle entaille. Ils se sont bien battus ! On a peut-être introduit la femelle trop tôt.
− Ce gros Pit est jaloux comme un tigre.
− Et il a un caractère de cochon… Un comble pour un phoque ! »
Ils éclatent de rire. Bruno lui confirme que Pit n’accepte que personne d’autre que Fiona le touche. « Il préfère t’attendre et souffrir… Comme moi ! » Bruno effleure la peau de Fiona, en grande partie dévêtue, prête à passer sous la douche. Fiona lui met la main sur la bouche, pour l’empêcher de l’embrasser et de parler. « Bruno ! On a dit qu’on n’en parlait plus.
− Tu as dit ! Et on n’en a jamais vraiment parlé sérieusement. Tu te défiles toujours.