Au bout de ma souvenance
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Au bout de ma souvenance - Michèle Letellier
Au bout de ma souvenance
Michèle Letellier
Au bout de ma souvenance
LES ÉDITIONS DU NET
22, rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01483-8
Chapitre 1
Pas de chape de pierre, juste un parterre de myosotis. Comme un édredon touffu et bleu, une mer d'écume azur, moutonnée. Un appel au souvenir. Giovanni murmure « non ti scordar di me », le nom italien du myosotis, ne m'oublie pas. Il réalise que la traduction est la même en anglais : forget me not. Une plaque ronde et blanche en haut de l'édredon bleu, comme un oreiller pour son repos éternel. Hélène LEBRUN née RUBIAC, et deux dates qui ne correspondent à rien d'autre qu'à l'espace temps entre deux cris. Giovanni avait assisté au dernier.
Le petit cimetière n'avait pas été difficile à trouver, au bout du village accroché au piton rocheux surplombant la rivière. Couleur pays, pierres blanches et terre ocre. Couleurs aussi de ses Pouilles italiennes. Giovanni sourit. Le Destin ou le hasard s'était amusé jusque sur la palette finale à réunir Hélène et Marina dans un même décor... Giovanni avait toujours éprouvé une sensation de sérénité devant les tombes. Toutes ces vies dans une même mort, bien rangées les unes à côté des autres, fleuries ou austères, au gré des souvenirs qu'elles ont laissés. Mais la mort est-elle bien la même pour tous ? Est-elle sereine ? Existe-t-elle seulement ? Aujourd'hui, Giovanni en doutait. Le jeune italien dépose l'ex-voto au milieu des fleurs : « A MARINA. L'alma alla sua stella riede. Dante ». Hélène. Marina. Deux prénoms sur cette tombe en bleu, pour un seul corps. « L'âme retourne à son étoile »... Mais vers quelle étoile s'en était bien retournée l'âme d'Hélène ? Celle de Marina ? Faisaient-elles enfin une dans la mort, après s'être tant déchiré les morceaux d'une vie ?
Les fleurs bleues frissonnent sous la bourrasque de printemps. Le soleil se voile. Les Saints de glace sont au rendez-vous. Giovanni ferme son blouson. Un mois de mai d'automne. Il en est des vies comme des saisons, avait écrit Marina, sa dernière nuit. Il avait lu et relu ces mots en poème. « Il en est des vies comme des saisons. Les trop belles pour durer éternelles. Les pluvieuses, nuageuses, pas heureuses. Les rebelles qui tempêtent, s'entêtent et explosent d'un coup de grêle, d'un coup de sang, d'un coup de tête. Les frileuses qui, d'ombre en ombre, passent, trépassent et s'effacent sans une trace. Les surfaites qui vous éblouissent un instant et s'évanouissent, chimères éphémères, l'instant suivant. Les ventées qui décoiffent, vous assoiffent et vous lâchent, le cœur dévasté. Puis, il y a celles qui vous saisissent, vous kidnappent, vous emplissent, vous échappent, vous rattrapent, vous soulèvent et vous poussent, hors de vous, vers une parcelle d'éternité. » La vie d'Hélène Rubiac avait été de celles-là. Et Giovanni savait que son mystère l'avait imprégné à jamais, que plus rien ne serait pour lui comme avant. Qu'elle avait emporté avec elle un bout de lui-même, un bout de nous tous, parce que cette vie avait effleuré la réponse aux interrogations de chacun.
Tout avait commencé ici, à St Martin, dans ce village ardéchois où Hélène était née. Tout avait commencé par un matin ensoleillé d'adolescence. Ou peut-être bien avant. Avant sa naissance. Avant sa conception même. Peut-être à la mort de Marina. Sait-on quand une vie commence ? Quand une autre se termine ? Peut-être n'y a-t-il jamais ni commencement, ni fin, ni naissance, ni mort. Peut-être n'est-on que cette paillette d'âme déchue qui essaie, au fil des vies, de retrouver son étoile ?
Des enfants jouent sous le grand olivier, au lieu-dit la Pierre Pointue, parce qu'un gros rocher en forme de proue de bateau y surplombe la rivière en contrebas... là, justement où tout avait commencé pour Hélène, l'été de ses douze ans.
Jean avait étalé sur la Pierre Pointue le bracelet de graines qu'il s'appliquait à peindre. Trois rouges, trois vertes, trois jaunes, trois bleues. Graines de melons, de pastèques, qu'il avait récoltées, laissées sécher, puis enfilées comme des pierres précieuses sur un fil de coton mercerisé, dérobé dans la trousse à couture de sa mère. Elle n'y avait vu que du feu. De toute façon, sa mère ne voyait jamais rien de ce qui le concernait. Trop préoccupée par ses comptes, le prix du kilo de pêches, ou d'abricots, toujours plus élevé que ne l'annonçait le producteur, compte tenu des fruits talés qu'on ne pouvait vendre, des pas assez mûrs dont les clients ne voulaient pas, et des vicieux qui dissimulaient, près du noyau, un de ces vers capables de vous faire perdre, d'un coup de dent, réputation et clientèle... Alors, madame Lebrun bichonnait ses fruits mieux que son mari et son fils, les vaporisait, les essuyait, les éventait, les couchait avec précaution dans leur petite collerette de papier blanc, bien calés au fond du cageot, les dorlotait, les retournait de temps en temps, s'inquiétait à la moindre tâche, au moindre pigment. Elle n'en avait pas fait tant quand Jean était rentré de l'école, le genou écorché et le visage en sang, après être tombé du cheval d'arçon au cours de gymnastique. Jean avait compris depuis longtemps qu'il comptait moins dans le cœur de sa mère que les beaux fruits de saisons, auxquels il n'avait d'ailleurs pas droit. À la famille les fruits pourris, aux clients les beaux juteux... avec lesquels il devait parfois partager sa chambre, lors des grandes livraisons, quand la réserve était pleine, ou que le soleil était trop chaud, sa chambre était au Nord. Avec ordre de n'en manger aucun, évidemment ! Une vraie torture quand les hébergés étaient de belles et bonnes nectarines aux joues pleines et orangées, comme celles d'Hélène.
Mais, aujourd'hui, Jean s'en fichait. Du haut de ses quatorze ans, il avait acquis trois certitudes : il n'aimait plus les fruits, ne serait jamais épicier et épouserait Hélène. C'est pour Hélène qu'il avait enfilé les graines. Pour lui faire un collier et un bracelet. Trempant son pinceau dans son pot de yaourt rempli d'eau, il se dépêchait de terminer le bracelet.
Hélène aussi se dépêchait.
« Alors, Hélène, on va retrouver P'tit Jean à la Pierre Pointue ?
− C'est pour lui que tu t'es faite toute jolie ? »
Ses éternelles lunettes rondes de myope sur le nez, Hélène dévalait le raccourci qui mène, à travers champs, de St Martin à la rivière. Les paysans aimaient bien Hélène et sa mère, Simone, restées seules depuis la mort du père Rubiac, il y avait deux ans. Tombé comme ça, de toute sa hauteur, en sortant de Chez Victor, le bistrot du village. Il avait tout juste eu le temps de dire : « qu'est-ce qui m'arrive ? », que c'était déjà arrivé. Le docteur Meillant n'avait rien pu faire, que constater. Depuis le temps qu'il l'avait prévenu... Bien sûr, Victor avait servi moins de pastis pendant une semaine ou deux. Puis, la vie avait repris et les tournées aussi. Simone avait vendu son champ au voisin et s'était lancée dans la couture à domicile pour une société de Lyon qui envoyait le tissu, les patrons et la payait à la pièce. Elle y passait ses journées, parfois ses nuits, y usait ses yeux et ses doigts, mais était fière de pouvoir offrir à sa fille les dernières tenues à la mode avec les restes de coupons. Financièrement, elle arrivait à joindre les deux bouts. Certains mois, elle parvenait même à mettre deux ou trois billets de côté. Pour les études d'Hélène, plus tard. Mais Hélène n'était pas très douée pour l'école. Elle allait redoubler. Toutes ces absences depuis l'enfance n'avaient rien arrangé. Des migraines surtout. Le docteur Meillant n'avait jamais rien trouvé de grave, ni même une vraie maladie. Disons qu'Hélène était une enfant de santé fragile. Timide, toujours un peu morose... Cela lui donnait un côté diaphane et romantique qui plaisait justement à Jean.
« Elle est super belle, ta robe !
− Maman vient de la finir. C'est pour ça que je suis en retard. »
Lui n'avait pas fini et, dès qu'il avait aperçu Hélène, en haut du champ de La Taupinière, il avait vite caché sa boîte de peinture, son pinceau, son pot de yaourt et ses graines sous le rocher. Il se frottait les doigts pour tenter de faire disparaître les taches de peinture. Hélène s'était assise sur la Pierre Pointue, près de Jean. Et, comme souvent, ils étaient restés là, l'un près de l'autre, en silence, sous le gros olivier noueux qui les abritait depuis leur enfance. C'est ce que Jean aimait chez Hélène, son silence. Elle n'était ni délurée, ni bavarde comme cette pipelette de Lise ! Avec Hélène, il pouvait rester des heures, comme avec lui-même. Juste à regarder la rivière qui coulait plus bas, les mésanges qui piaillaient d'un vol à l'autre, les abeilles qui butinaient les lavandes bercées par un vent doux. À deux reprises, Jean avait hésité à sortir de sa poche le paquet enveloppé du papier de cellophane à petites fleurs qui servait à madame Lebrun aux grandes occasions, c'est-à-dire quand une cliente choisissait la superbe corbeille de fruits confits qui trônait au milieu de la boutique, généralement depuis de nombreuses semaines, pour ne pas dire des mois. Mais c'est ça qui était bien avec les fruits confits, c'est que ça se conservait une éternité, que Jean n'était pas obligé de les héberger dans sa chambre, et que c'était toujours acheté par des clientes de passage. Peut-être parce que les gens du village, eux, savaient trop depuis combien de temps ils étaient là. Et, comme c'est très cher, les fruits confits, ils avaient droit au papier de cellophane à petites fleurs. Madame Lebrun avait la technique pour le torsader, l'agrafer, le scotcher, l'enrubanner. « Et voilà, une vraie corbeille de mariée ! » Aussitôt la cliente aux fruits confits partie, madame Lebrun enfouissait les billets dans son corsage. Jean avait remarqué que ceux-là n'allaient jamais rejoindre les autres dans la caisse. Et elle appelait le fournisseur pour commander la corbeille suivante, n'oubliant jamais de se plaindre, au passage, de l'augmentation inévitable.
Si Jean hésitait à sortir de sa poche son paquet de cellophane, c'était autant par timidité devant Hélène que par peur de rompre le silence qui les unissait. Car, le cellophane, c'était joli, transparent, chic mais bruyant.
« Hé ! Les amoureux ! » Le voilà rompu, le silence. Par Lise, évidemment. Accompagnée, comme toujours, d'une ribambelle de prétendants. Et, en été, elle n'en manquait pas. Des venus de la ville chez un grand-père, une grand-mère, des venus d'autres villes en colonies, des venus d'autres pays, de passage au camping des Roches. On les voyait passer en voiture, en kayaks, en camping-cars, en casquettes, en coups de soleil et toujours en troupeaux. Aujourd'hui, ils étaient à vélo. Lise en amazone sur un porte-bagages.
« Vous venez avec nous ? On va voir les fouilles. Paraît qu'ils ont trouvé des trucs super vieux !
− Plus vieux que mamy ? »
Raoul, le petit frère de Lise, sur un vélo encore trop grand pour ses six ans, avait du mal à suivre la tribu d'adolescents.
− Idiot ! Vieux comme... comme le Roi !
− Lequel roi ?, s'entêtait Raoul.
− J'sais pas, moi... Charlemagne ou Napoléon. »
Et, pour éviter les soubresauts au virage de la Pierre Pointue, Lise s'était encore plus accrochée à la taille de Bertrand, un play-boy qui faisait croire qu'il se rasait déjà !
« Attendez-moi ! Attendez-moi ! »
Raoul avait culbuté sur les pierres du sentier cahoteux, ramassé son vélo et se remettait en selle.
« On y va, Jean ? »
Hélène allait quitter la Pierre Pointue. Alors, Jean s'était décidé. Il avait sorti de sa poche le petit paquet maladroitement enveloppé dans le cellophane fleuri. Jean n'avait pas la technique de sa mère.
« Tiens !
− C'est pour moi ? »
Jean avait fait oui de la tête et appréhendait. Hélène déplia le papier et découvrit un collier de graines peintes, comme le bracelet.
« Il est beau !
− C'est moi qui l'ai fait. Pour ton anniversaire.
− C'était il y a trois jours.
− Je sais, mais il était pas sec. »
Jean le lui avait passé autour du cou.
« Plus tard, je t'en achèterai un plus beau, avec des vraies perles, comme celui de mademoiselle Thimbault. »
Il avait enfoui le papier de cellophane sous le rocher, près de sa boîte de peinture et ils étaient partis, main dans la main, vers la rivière.
« Je t'ai fait le bracelet assorti. Mais, il est pas fini.
− Je le retirerai jamais ! », avait dit Hélène. Et elle garda longtemps le collier de graines colorées. À son cou, puis accroché au cadre de la photo de leur mariage, enfin dans la boîte où elle conservait ses « trésors de vie »... jusqu'à ce que Marina le jetât par la fenêtre, un soir de 31 décembre, décidant de rompre avec tout ce qui la liait à Jean. Marina qui, déjà, certainement, rôdait aux frontières de la vie d'Hélène. Marina qui s'apprêtait, ce matin d'été, à y faire une entrée fracassante.
« I've got it ! Look. It seems like...
− Like a what ? »
Éclat de rire des deux jeunes étudiants. Ils étaient une dizaine, anglais, allemands et italiens, sur ce chantier archéologique. Au bord de la rivière, ils fouillaient, déterraient avec précaution, lavaient, brossaient, observaient, jetaient ou gardaient les débris trouvés. L'un d'entre eux prenait des photos du lieu, des objets, cherchait la bonne exposition, le bon angle.
Hélène et Jean avaient rejoint Lise, Raoul, Bertrand et les autres qui s'amusaient des bouts de poteries récupérés, questionnaient, et révisaient ainsi leurs cours de langues entre deux fous rires.
Hélène observait un jeune homme d'une vingtaine d'années qui, de l'eau jusqu'aux mollets, brossait avec minutie, dans la rivière, une sorte de vase à la forme bizarre. Il regarda Hélène : « A parer suo, a che serviva questo ? »
Hélène ne comprenait pas.
L'italien sourit : « Non vuole scavare con me ?
− Je ne parle pas italien, s'excusa Hélène.
Une autre voix retentit, d'un peu plus haut :
− Mario !... Mario, vieni ! »
Le jeune homme sourit à Hélène et s'en alla :
− Arrivederci, bambina.
− Mario, Mario ! criait le copain.
− Si, si... »
Comme pétrifiée, Hélène ne pouvait détacher son regard du jeune Italien qui s'éloignait.