Un plaisir de gourmet
La langue entre les dents, Marianne s’appliquait à ne pas faire déborder les couleurs sur la toile. Plus habituée à la légèreté de l’aquarelle qu’à l’épaisseur concrète de l’huile, elle avait l’impression de grimper le Mont-Blanc après s’être entraînée sur le Mont-Dore. Mais l’effort en valait la peine, car au sommet elle trouverait la récompense suprême, celle qu’elle attendait depuis si longtemps : l’amour.
Le reflet que lui renvoyait pourtant la glace de la vieille armoire, dans la chambre inoccupée qu’elle avait transformée en atelier, n’était pas exactement celui d’une princesse immaculée en attente de son prince charmant empanaché. La blouse blanche lui faisant office de robe de bal, tachée des couleurs de l’arc-en-ciel, surmontée de la touffe grisonnante de sa chevelure indomptable, la faisait plus ressembler à un clown qu’à Cendrillon, même avant l’intervention de sa marraine. Mais au passage de la soixantaine, qui peut se targuer de ressembler à une quelconque princesse ? Même les princesses ne ressemblent plus à grand-chose. Si Marianne ne pouvait plus faire illusion devant le regard implacablement objectif du miroir, il lui restait la subjectivité de celui d’un homme. Et cet homme, elle l’avait enfin trouvé. De l’automne de leurs deux vies, ils allaient faire un printemps. Antoine. Antoine… Elle aimait à répéter ce prénom, à le tourner en bouche comme on le fait d’un grand cru et se plaisait à penser que, bientôt, elle aurait l’occasion de le faire en présence de son propriétaire, tous les jours que Dieu voudrait bien leur donner.
Elle l’avait amplement mérité. La vie n’avait pas été excessivement généreuse avec elle jusque-là. Marianne en arrivait même à se demander si elle ne lui en voulait pas particulièrement. Son père avait quitté le foyer lorsqu’elle avait encore toutes ses dents de lait et sa mère était trop occupée à essayer de trouver de quoi les nourrir, elle et ses deux frères, pour lui témoigner quoi que ce fût qui ressemblât à des marques de tendresse. Depuis, elle était en perpétuelle recherche de cette affection dont la vie semblait chaque fois faire miroiter la possibilité pour mieux
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