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LA JEUNE FILLE DU RANG
LA JEUNE FILLE DU RANG
LA JEUNE FILLE DU RANG
Livre électronique382 pages8 heures

LA JEUNE FILLE DU RANG

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À propos de ce livre électronique

Une histoire d’amour, de deuils et de liberté au temps de la Grande Noirceur. Éblouissant!
1948. Lorsque Françoise, 17 ans, douée pour les études, se voit refuser la possibilité de suivre son cours classique pour accéder à l’université, elle se rebelle. Lasse d’une vie choisie par ses parents, elle succombe aux avances de Léopold Daumais, un intrigant célibataire de 35 ans. D’abord destinée à défier sa mère, cette relation se transforme pourtant en un amour passionné.
Puis, survient la grande demande. C’est là que tout se gâte.
D’un village des Cantons-de-l’Est au foyer cossu d’un notaire à Montréal en passant par les rives du Bas-du-Fleuve, la quête de liberté de cette jeune femme déterminée nous plonge dans le Québec d’une époque pas si lointaine où les femmes luttent pour leurs droits et leur place dans une société duplessiste.
Chercher sa vérité, contrôler sa destinée, transgresser les interdits… Françoise l’apprendra à ses dépens : tout ça a un prix.
Une nouvelle auteure à découvrir absolument!
LangueFrançais
Date de sortie12 sept. 2018
ISBN9782897584955
LA JEUNE FILLE DU RANG
Auteur

Anne-Marie Desbiens

Après des études à l’École nationale de théâtre du Canada, Anne-Marie Desbiens se consacre au théâtre pendant 20 ans. Parallèlement, elle écrit plusieurs textes et nouvelles pour la radio de Radio-Canada, dont l’une a été publiée et sélectionnée pour le Prix du récit – Prix littéraires de Radio-Canada. Depuis 2003, elle est conceptrice-rédactrice. Elle participe également à un blogue littéraire et anime des ateliers d’écriture créative. La jeune fille du rang est son premier roman. Native de Cowansville, elle habite le quartier Villeray, à Montréal.

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    Aperçu du livre

    LA JEUNE FILLE DU RANG - Anne-Marie Desbiens

    Remerciements

    PREMIÈRE PARTIE

    Un oiseau dans la gorge

    CHAPITRE 1

    Le menton appuyé dans sa paume, Françoise observe les rigoles que laisse la neige fondante sur la vitre. Par la fenêtre, tout le gris du ciel se déverse dans la salle de classe trop chaude, jetant une ombre pâle sur les visages de ses camarades, vingt étudiantes concentrées sur les propos de la sœur enseignante. Son ronron soporifique lui embrume l’esprit. Réprimant un bâillement, elle étire ses longues jambes sous le pupitre, les croise et les décroise, joue avec son crayon, en mordille le bout, contemple son cahier, encadre la date du jour, 27 février 1948, comme si cette journée interminable était particulière. Il lui est inutile de prendre des notes. À l’examen, elle se souviendra de tout. Il lui suffit d’écouter, même d’une oreille distraite, comme en ce moment, pour que son esprit enregistre, même les choses les plus inintéressantes. C’est un don, lui a souvent répété sa grand-mère. Ce don, elle aimerait bien l’utiliser pour des sujets plus passionnants que ceux qu’on lui enseigne au Cours élémentaire 2e année spéciale de l’École normale Saint-Joseph…

    Au moment où Françoise tente de se concentrer sur les façons d’inculquer les valeurs chrétiennes aux petits Canadiens français, un bref coup frappé à la porte interrompt les propos de l’enseignante. Après avoir palabré quelques minutes avec sa consœur, celle-ci se retourne, faisant face aux visages levés vers elle. «Mademoiselle Vincent, la sœur directrice vous demande à son bureau. Ne la faites pas attendre, allez!» Étonnée, Françoise se lève. «Mais qu’est-ce que…», balbutie-t-elle, avant de se hâter vers la sortie, heurtant les pupitres de la rangée, faisant chuter dictionnaires et cahier de notes. En marchant dans les couloirs sombres, la jeune fille sent croître son anxiété. Elle passe en revue les pires scénarios. Un accident à la ferme familiale de Saint-Ignace? Un parent tombé gravement malade? Son grand-père sénile s’est enfui? Sa grand-mère paralysée a chuté? Une urgence chez sa grand-tante avec qui elle habite à Saint-Hyacinthe pendant la semaine?

    Quand elle pénètre dans le bureau de sœur Marie-de-la-Croix, quelle n’est pas sa surprise d’y retrouver sœur Sainte-Cécile, cette religieuse enseignante à l’école de son village qui, ayant décelé très tôt son potentiel, l’a prise sous son aile, l’encourageant à développer ses aptitudes et à former sa pensée. Grâce à «son bon ange», comme Françoise l’appelle en secret, ses parents ont consenti à ce qu’elle continue à étudier après sa neuvième année. Le plaisir des retrouvailles semble réciproque, car dès que la jeune fille s’avance, la religieuse serre longuement ses mains dans les siennes. Après avoir détaillé le visage de sa protégée – front haut, peau laiteuse, yeux gris lumineux, cheveux foncés sagement coiffés –, elle explique la raison pour laquelle elle a quitté son école de rang pour venir à Saint-Hyacinthe: «Nous avons quelque chose à vous proposer, Françoise. Une invitation à vous transmettre.» Puis elle laisse la parole à la directrice de l’établissement:

    — Nos congrégations respectives travaillent de concert pour dénicher les talents les plus prometteurs là où ils se trouvent, et permettre leur transfert de l’une à l’autre de nos institutions. Bien que ce ne soit pas l’usage, nous offrons cette possibilité à nos élèves les plus avancées. Dont vous faites partie, Françoise. Depuis le début de votre formation l’année dernière, vos résultats scolaires sont remarquables, tout comme votre comportement… Douée comme vous l’êtes, vous pourriez être admise au Collège Saint-Maurice, dirigé par la congrégation dont fait partie sœur Sainte-Cécile. Il vous faudrait mettre les bouchées doubles pour rattraper les deux années que les élèves de votre niveau auraient terminées à votre arrivée, soit les Éléments latins et la Syntaxe, mais… sœur Sainte-Cécile est d’avis que ça vous est possible. Avis que je partage, d’ailleurs.

    La directrice s’interrompt pour lancer un sourire encourageant à la jeune fille stupéfiée.

    — Après avoir terminé ce «rattrapage», il vous resterait quelques années pour terminer votre cours classique, vous donnant accès à des études supérieures. Si la chose ne vous effraie pas et vous intéresse, bien sûr…

    Les yeux de la jeune fille s’agrandissent sous l’effet de la surprise. Le cours classique? Elle ouvre la bouche, puis la referme, incapable de proférer un son.

    — Dans un mois, notre Pensionnat de Montréal reçoit des jeunes de toute la province à l’occasion du Congrès des Jeunesses étudiantes catholiques. On y traitera de sujets fort intéressants comme les programmes d’études universitaires et l’enseignement supérieur aux filles…

    Dans son enthousiasme, sœur Sainte-Cécile coupe la directrice:

    — J’ai insisté personnellement auprès de sœur Marie-de-la-Croix pour que vous puissiez être du nombre.

    — Effectivement, reprend la directrice, les bons mots que sœur Sainte-Cécile a eus à votre endroit sont éloquents: responsable, très douée, le cœur à la bonne place… Elle nous a raconté que vous faisiez même office de remplaçante lorsqu’une des enseignantes devait s’absenter de sa classe!

    Françoise revoit les têtes studieuses des petites de troisième pendant l’étude, le sourire lumineux d’une fillette à qui elle a expliqué un problème, un visage candide levé vers elle.

    — Bah, c’était pas grand-chose, ma sœur, j’aimais ça, j’ai pas de mérite…

    — Tut! Tut! Tut! Vos talents naturels pour l’enseignement ne sont pas à dédaigner. C’est la raison de votre présence ici, non? Alors, soit vous achevez votre cursus d’études et obtenez votre brevet d’institutrice, soit vous nous quittez à la fin de l’année pour entrer au Collège en septembre prochain. C’est à vous de décider. Le plus tôt sera le mieux, si nous voulons réserver votre place, le cas échéant.

    On lui demande de prendre une décision, alors qu’elle n’a jamais envisagé de se rendre aussi loin! Ses parents ont bien consenti à deux années d’École normale, mais… L’air catastrophé de Françoise alerte la jeune religieuse qui tente de la rassurer, connaissant trop bien sa difficulté à s’affirmer. Elle pose une main apaisante sur son bras, lui adressant des paroles lénifiantes:

    — C’est la raison pour laquelle, Françoise, je vous encourage à participer à cet événement. Je suis certaine que cela vous permettra de réfléchir à votre avenir. Et n’oubliez pas le truc que je vous ai enseigné.

    — Je l’ai pas oublié, ma sœur. Faire deux colonnes sur du papier, une pour le pour, l’autre pour le contre. Pis les remplir tant que ça vient. Jusqu’à ce que le cœur nous dise où aller.

    Un sourire de connivence éclaire le visage de l’enseignante et de l’élève, un moment bref de chaleureuse complicité que la directrice, plus pragmatique, interrompt.

    — Enfin, d’ici à ce que le Seigneur vous éclaire sur le chemin à suivre, mon enfant, il va sans dire qu’il vous faudra l’approbation de vos parents pour assister au Congrès des JEC. Il s’agit d’une fin de semaine complète. Je sais que plusieurs de nos filles du Collège s’y rendront. Peut-être qu’une de vos anciennes compagnes de Saint-Ignace y sera?

    Françoise réprime une forte envie de rire. Évidemment, qu’elle connaît une fille qui pourrait y être, et non la moindre: Claire, sa meilleure amie! Que de soirées elles ont passées à imaginer leur vie future! Le mariage, les enfants, ce n’est pas pour elles. Leur rêve? Étudier. Fille du Dr Martin, le médecin du village, Claire est naturellement entrée au Collège Saint-Maurice, malgré des notes tout juste passables. Son père a dû se montrer persuasif… Tandis que Françoise, malgré ses fortes aptitudes, s’est dirigée vers l’École normale, études moins coûteuses et moins longues. Pour une fille de cultivateur, c’était déjà beaucoup.

    Mains jointes sur sa poitrine, Françoise sent son cœur tressaillir sous ses vêtements. Il gonfle, se dilate sous l’exaltation, c’est à peine si elle peut respirer. Quitter l’École normale? Entrer au Collège… Aller à l’université! La vigueur lui revient d’un coup, fouette son sang, rosit ses joues. Elle retrouve l’usage de la parole. Le «merci» qu’elle lance est si net que les deux religieuses sursautent. La plus jeune des deux, sœur Sainte-Cécile, mêle son rire à celui de la jeune fille qui la contemple avec de l’adoration au fond de ses prunelles mouillées. Quant à la plus âgée, cette femme dynamique a dédié sa vie à l’enseignement des jeunes filles, et souhaite faciliter le chemin à celles dont les capacités sont supérieures. En sa qualité de directrice, il lui incombe de faire fructifier le don que chacune a reçu comme une grâce de Dieu. Y compris celui de cette enfant éperdue de reconnaissance, si émue qu’elle en bégaie.

    «Comment tu me trouves?» Sanglée à la perfection dans une robe cintrée à la jupe large, virevoltante, Françoise parade avec maladresse sous le regard ébloui de Claire. Son amie est venue la rejoindre à l’appartement qu’elle partage pendant la semaine avec sa grand-tante Joséphine, rue des Cascades. Il s’agit d’un logement coquet occupant tout le premier étage du commerce de tissus, dont la vieille dame est la fière propriétaire, comme en témoigne l’enseigne sur la devanture: Joséphine Dansereau Haute Couture & Tissus d’importation. C’est la première fois que Claire voit sa compagne si élégante. Elle l’a toujours connue habillée de robes neutres, ou encore de la robe marine réglementaire de l’École normale. Il n’y a pas à dire, les talents de madame Dansereau sont époustouflants! Sa propre mère possède bien quelques tenues confectionnées sur mesure par la modéliste, mais cette robe, destinée à une jeune fille de 17 ans, présente une coupe tellement audacieuse, un motif si joyeux, des teintes si vibrantes, qu’on la dirait taillée à même le printemps…

    «Pis regarde!» Les bras en croix, Françoise tournoie, nuque cambrée, le tissu ample de la jupe se déployant comme la corolle d’une fleur majestueuse. Claire bat des mains et entraîne son amie dans une ronde enfantine, tête blonde contre tête brune, pouffant de rire et trébuchant à chaque pas. Elles sont brièvement revenues au temps de l’enfance. «Attention de te piquer, les manches pis le bord sont tout juste épinglés!» La tante Joséphine est apparue dans l’embrasure de la porte. La semonce calme aussitôt net les deux jeunes filles que l’excitation a enflammées. Sa voix est ferme, mais son regard chaud enveloppe de tendresse sa petite-nièce. «Pendant que tu te changes, mon énervée, je vais préparer du thé. Si ça continue de même, tu te rendras pas au congrès, tu vas mourir avant. De surexcitation!»

    Une fois la robe déposée soigneusement sur la table de l’atelier, Françoise rejoint son amie sur le divan où sa grand-tante reçoit ses clientes fortunées. Bien que cette dernière soit très occupée à tenir commerce et à s’occuper d’importation, elle a trouvé le temps de lui confectionner quelques morceaux, dont cette robe, «pour renipper ta garde-robe», a-t-elle insisté.

    — Elle a raison, je sais pas si je vas me rendre, un vrai paquet de nerfs… Une grosse semaine encore à attendre!

    La phrase se perd dans un gémissement. Françoise sent l’impatience gronder en elle – impossible à réprimer. Elle se mord les lèvres, inspire profondément.

    — Moi, ajoute Claire, j’ai ben hâte de rencontrer tout ce nouveau monde-là. Surtout les garçons… J’ai commencé ma valise. Je veux être prête à tout!

    Et elles pouffent d’un rire qui leur fait monter les larmes aux yeux, avant que Françoise retrouve son sérieux.

    — J’ai demandé à sœur Marie-de-la-Croix si elle avait des détails sur le programme, mais non. Essaye, toi, peut-être que tu vas avoir les renseignements au Collège? Moi aussi, je veux être prête! Tout à coup que… que je suis pas à la hauteur?

    — Heille! Franchement, veux-tu rire de moi? T’as toujours été la première à la remise de prix de fin d’année depuis qu’on va à la petite école… T’es tellement brillante que les sœurs t’invitent… non, te supplient de faire ton cours classique!

    Françoise éclate de rire.

    — Mets-en pas trop, quand même…

    — Imagines-tu, Françoise, on pourrait être ensemble au Collège!

    Criaillant comme des pies turbulentes et malicieuses, les deux amies se lèvent, reprennent leur danse de joie puis retombent, essoufflées, sur les coussins de soie. Derrière la porte, Joséphine n’a rien perdu de l’échange. C’est une bonne chose, se dit la vieille dame, que sa petite-nièce sorte de sa réserve coutumière. Depuis qu’elle héberge la jeune fille, c’est la première fois qu’elle la voit si enthousiaste. Comme elle a bien fait d’insister auprès des parents de Françoise pour qu’ils lui permettent d’assister à ce congrès! D’abord, sa nièce Victoria s’était montrée réticente à laisser sa fille aller «dans une assemblée de jeunes en ville, penses-tu!», puis s’était calmée en apprenant que l’événement aurait lieu en présence des autorités catholiques, «dans un pensionnat, en plus».

    Depuis trois semaines, sa petite-nièce n’a que le mot «congrès» à la bouche du matin au soir, biffe chaque jour au calendrier en soupirant, surveille de près la confection de la robe. «Elle va être prête, han, matante, han?» Elle a beau lui dire de tempérer ses ardeurs, la vieille fille se réjouit de l’enthousiasme délirant de Françoise, que la joie libère de son carcan de première de classe raisonnable. Interrompant une autre crise de fou rire, Joséphine entre dans la pièce et pose théière et biscuits sur la table basse, avant de tancer à nouveau les jeunes filles, masquant son sourire: «Mesdemoiselles, mesdemoiselles, calmez-vous un peu, vous pourrez jamais dormir…»

    Effectivement, ce soir-là, Françoise reste éveillée jusque tard dans la nuit, la tête remplie d’étoiles, bercée par les paroles de Claire qui s’écoulent dans ses rêves comme du miel: «Imagines-tu, on pourrait être ensemble au Collège!»

    Les mains agrippées à sa petite valise rouge, Françoise se tient immobile aux pieds de l’imposant escalier du Pensionnat Saint-Nom-de-Marie, à Outremont. L’édifice se dresse, silhouette majestueuse, et la solennité qui s’en dégage fait une plus grande impression sur la jeune fille que tout ce qu’elle a observé durant le trajet pour s’y rendre. Elle n’est venue qu’en de rares occasions à Montréal – pour de brèves visites chez son oncle Gabriel. La circulation, les klaxons aigus des voitures, les gens se pressant sur les trottoirs, les maisons à étages en rangée et les larges artères animées ont eu beau l’étourdir, rien n’équivaut à l’émotion qu’elle ressent. À sa gauche, Claire et tout autour, une foule de jeunes gens excités et volubiles que l’événement a attirés. Sur la façade de l’édifice, deux larges banderoles battent au vent. Sur l’une, on peut lire «26-28 MARS 1948 • CONGRÈS PROVINCIAL • BIENVENUE!» et, sur l’autre, la devise du mouvement «VOIR • JUGER • AGIR». Au comble de l’enthousiasme, Françoise en perd sa réserve naturelle et se met à trépigner comme une enfant, serrant spontanément le bras de l’inconnue à sa droite:

    — Oh, mon Doux, mon Doux, c’est tellement excitant, vous trouvez pas? Je m’appelle Françoise Vincent, je viens de Saint-Ignace, et vous?

    Éclatant de rire, la jeune fille lui tend une main fine et blanche:

    — Marthe Sirois, j’habite en ville et j’étudie en dernière année, comme externe. C’est mon deuxième congrès, mais vous avez raison, c’est excitant en bibitte! On se tutoie?

    La sympathique jeune fille propose aux deux amies de les conduire dans le dortoir des filles, une rangée de lits provisoires disposés pour l’occasion dans les salles de classe vides du dernier étage. Après s’être installées rapidement, Françoise et Claire se dirigent en compagnie de leur charmante guide vers la grande salle pour l’ouverture officielle de l’événement. Intimidée, Françoise se fige à la porte: une centaine de jeunes gens sont réunis, parlent bruyamment, gesticulent, circulent de groupe en groupe dans une atmosphère survoltée, sous l’œil avisé des responsables du mouvement, universitaires et religieux entassés autour d’une table au centre de l’estrade.

    Malgré sa délicieuse robe à la coupe parfaite, Françoise se sent campagnarde jusqu’au bout des cheveux. «Mais qu’est-ce que je fais ici, moi qui sors de mon école de rang?», se demande-t-elle, prise par un sentiment d’imposture. Incapable de se diriger vers l’un ou l’autre des groupes, elle envie l’assurance de Claire, qui a déjà rejoint une dizaine de filles autour du tableau affichant l’horaire détaillé de la fin de semaine. Il lui faut la main de Marthe, posée sur son épaule comme un oiseau, et son sourire engageant pour la sortir de son engourdissement.

    — Viens, je vais te présenter à mes amies. Je les vois jaser, près de la colonne. Tu vas voir, ça sera pas long que tu vas te dégêner, toi aussi.

    Les jeunes filles l’accueillent avec simplicité et naturel, contrairement à ce à quoi s’attendait Françoise, que la timidité rend presque paranoïaque. Revenant à elle peu à peu – le choc de la nouveauté finit par s’estomper –, Françoise plonge de découvertes en étonnements, heureuse de reconnaître dans ces jeunes esprits la même soif de stimulation intellectuelle qui s’épanouit en elle en accéléré. Le reste de la journée, elle enchaîne ateliers et conférences avec une avidité qui la surprend. «Comme si je buvais pour la première fois sans m’être rendu compte à quel point j’avais soif», pense-t-elle. Bien que la programmation soit axée sur l’action sociale dans un cadre imposé par les autorités officielles de l’Église, les sujets d’actualité comme le cursus des programmes universitaires et l’enseignement supérieur aux filles tiennent une large part dans les débats et les échanges d’idées.

    Parmi tant de fortes personnalités, les discussions se déclenchent spontanément pendant les repas, au détour d’un couloir, dans un coin du réfectoire. Françoise suit ces échanges avec attention, et participe parfois sans toujours trouver le courage de vraiment y prendre part. Elle apprécie particulièrement les débats concernant les choix de diplomation, pour celles qui envisagent les études universitaires. Devant son intérêt manifeste, une jéciste dynamique et passionnée lui remet un livre à feuilleter pendant son séjour: Comment gagner sa vie? d’une certaine Gabrielle Carrière.

    Elle profite du repas pris avec Marthe et son groupe d’amies pour recueillir leur opinion sur l’ouvrage en question et sur leur projet d’études, ce qui 1ui permet de faire le point. Délaissant Claire, qui adore papillonner d’un groupe à l’autre, Françoise prend plaisir à converser avec ces jeunes filles un peu plus âgées, tellement sûres d’elles! «Ouais, ça date quand même de 1942, mais tu devrais trouver là-dedans quelques pistes de réflexion», souligne Marthe. Des pistes de réflexion… Comme elle s’exprime bien, pense Françoise, subjuguée par l’assurance que sa nouvelle amie dégage, la force tranquille avec laquelle elle fait valoir son point de vue. Pas étonnant qu’elle ait choisi le droit comme champ d’études!

    «Pis vous autres, vous allez vers quoi?» demande-t-elle, curieuse de connaître la voie qu’emprunteront ces étudiantes pleines de vie qu’elle se surprend à envier. Deux d’entre elles ont, à l’instar de Marthe, choisi le droit, programme dans lequel de plus en plus de filles s’inscrivent depuis que la première femme a été admise au Barreau du Québec. Deux autres envisagent sérieusement les sciences infirmières. Comme Claire. «Pourquoi pas la médecine?», s’exclame Marthe. À son tour, Nicole, une petite noiraude aux opinions tranchées, remet en question ces programmes assurant la continuité du rôle féminin traditionnel. Survoltée, la jeune fille dit vouloir plutôt s’inscrire à l’Université McGill, sur les traces de la première femme qui y a reçu un diplôme d’ingénieur, il y a tout juste deux ans.

    Françoise écoute les unes et les autres, sans pouvoir se faire une idée précise. Quelles sont ses passions, ses véritables ambitions? Tient-elle vraiment à l’enseignement? Toute à son questionnement, elle regagne son dortoir et se plonge aussitôt dans la lecture du livre qu’on lui a prêté, refusant l’invitation de Claire de socialiser dans l’un des autres dortoirs. La jeune fille secoue ses jolies boucles, ouvrant de grands yeux: «Seigneur, Françoise, tu vas pas rester toute seule dans ton coin toute la veillée!?»

    Françoise a envie de lui répondre que contrairement à son amie, elle n’est pas là pour parfaire sa vie sociale; traîner avec de jeunes gens venus des quatre coins de la province ne figure pas dans son programme. Mais elle ne dit rien, comme à son habitude. À quoi bon peiner Claire? Cette fille de notable qui évolue dans un univers cossu et cultivé ne connaîtra sans doute jamais la soif de connaissance qui, elle, la taraude. Ni l’obligation de tracer elle-même son chemin! Même si elle n’a pas les notes nécessaires pour faire médecine, comme son père, Claire va tout de même marcher dans ses pas… Comme elle n’a aucune envie d’ouvrir un débat avec son amie, Françoise se contente de lui expliquer qu’elle se sent fatiguée, et qu’elle a suffisamment parlé et écouté pour la journée.

    Une fois seule, elle s’installe confortablement dans son petit lit, et sort d’un sac les Social Tea que sa tante a glissés dans sa valise. Plus elle avance dans sa lecture, plus ses idées se précisent. L’auteure fait un rapprochement entre le rôle de mère et les carrières dites féminines et sans surprise, l’institutrice, la garde-malade, l’assistante sociale. Elle commence par l’institutrice, puisque c’est à ce rôle que ses études à l’École normale la préparent: Une jeune fille ne peut être blâmée si elle poursuit ses études afin de se livrer à l’enseignement: entreprendre la noble tâche de former des intelligences qui s’ouvriront à la science et la foi. Et à l’intérieur du mariage, son expérience se joindra à l’amour maternel pour faire un succès de l’éducation de ses enfants.

    Françoise soupire profondément. Pour la première fois depuis le début de l’année, elle doit s’avouer la vérité: le cursus d’études l’ennuie. Et dire que seulement 36 heures plus tôt, elle s’en satisfaisait!

    La garde-malade apportera également au foyer, si elle se marie, des connaissances au point de vue physique. Si elle est spécialisée en pédiatrie, encore mieux!

    Soigner les malades… Françoise fait la grimace. Peut-être a-t-elle trop vu sa mère s’occuper de ses grands-parents qui habitent avec eux, laver et déplacer la grand-mère paralysée, nourrir et habiller le grand-père sénile. Rien de tout cela ne lui sourit, bien au contraire.

    Le service social aussi est une carrière bien féminine. Il est né du surpeuplement des villes, conséquence du développement de l’industrie moderne. C’est l’aide à la voisine transposée dans un champ d’action plus vaste. Ah! Françoise s’y voit déjà un peu mieux. Elle pense à Ti-Clin, l’idiot du village dont elle s’accommode plutôt bien, contrairement aux autres jeunes filles qui, le craignant, l’évitent tant qu’elles peuvent. Et à son grand-père, bien sûr, de qui elle réussit toujours à se faire obéir, ce qui n’est pas une mince victoire.

    Le bouquin ouvre tout de même la porte à des carrières moins traditionnelles: La jeune fille douée de talents peu communs a aussi le droit de s’éloigner des carrières peu communes: si la femme a droit au travail, elle a aussi le droit d’utiliser ses talents spéciaux. En pensant à Nicole qui, un peu plus tôt, faisait part de ses visées pour le moins audacieuses, la jeune fille s’interroge de nouveau: quels sont ses talents spéciaux, à elle? Sa soif d’apprendre, comprend-elle, et sa faculté de tout retenir. Sœur Sainte-Cécile lui a dit un jour qu’elle possédait une mémoire photographique. Elle n’a qu’à lire attentivement une série de chiffres, d’événements ou de dates pour que ceux-ci se gravent de manière quasi indélébile dans son esprit. Françoise, elle, aime à imaginer son cerveau non pas comme une matière grise, mais comme la bonne terre noire que son père laboure, faisant croître tout ce qu’on y sème. Épuisée, la jeune fille s’endort, le livre lui tombant des mains. Elle n’entend pas Claire se glisser dans le lit voisin du sien ni les ronflements qui s’échappent de la bouche des dormeuses entassées dans le dortoir de fortune. Elle s’éveille au son du carillon qui marque sept heures, fraîche, affamée, pleine d’entrain.

    Le troisième et dernier jour de l’événement se clôture par une activité plénière sur les objectifs de l’éducation féminine. On y aborde la querelle des «Vadrouilles vs Baccalauréat» qui enflamme l’opinion publique, opposant les protecteurs de l’enseignement familial aux partisans de l’éducation supérieure des filles, collèges féminins en tête. Ceux-ci soutiennent depuis des semaines un bras de fer intellectuel avec Mgr Tessier, le propagandiste des écoles ménagères. L’antagonisme entre les deux factions fait couler beaucoup d’encre dans les journaux… et de salive dans les chaumières.

    Même si le nom de Mgr Tessier et des Écoles de bonheur dont il se fait l’ardent défenseur lui sont familiers, Françoise se trouve bien ignorante au sujet des tenants et des aboutissants de cette polémique, les seules parutions qui se rendent à la ferme étant loin du débat intellectuel: La Terre de chez nous traite activités d’artisanat, tandis que La Revue Populaire ou Le Samedi, dont sa mère est friande, diffuse des histoires sentimentales, quelques éditoriaux et, à l’occasion, un reportage sur la vie des femmes. C’est pourquoi Françoise ne perd pas un mot des échanges que se livrent les participants de la table ronde. La voix d’une grande jeune fille s’élève avec passion:

    — Mgr Tessier pis sa clique! Une gang de duplessistes qui parlent juste des Instituts ménagers. Tout ce qu’ils veulent, c’est former des femmes de maison dépareillées, des bonnes petites filles qui savent rien! On éduque les filles pour qu’elles se marient à des hommes de bonne profession, mais pourquoi il est jamais question qu’elles puissent les exercer, elles aussi?

    Une voix flûtée enchaîne:

    — Et depuis que la chicane est pognée dans le Service de l’enseignement ménager, mademoiselle Leblanc, la seule femme, est sur le point de déguerpir! C’est t’y pas beau, ça: l’enseignement des filles va reposer entre les seules mains d’hommes, religieux à part ça, pis sous la direction du «cheuf», Maurice Duplessis, un vieux garçon notoire!

    Des protestations surgissent du fond de la salle où s’est regroupée une bande de jeunes hommes costauds:

    — Quand même, c’est fort… On dirait quasiment que vous voulez rivaliser avec les hommes. Y en a même pour dire que c’est de la propagande pour l’insubordination conjugale! Est-ce que Mgr Tessier aurait pas un peu raison en disant qu’en formant des bachelières, on forme de moins vraies jeunes filles?

    Un brouhaha indescriptible accueille ces commentaires. Des opinions fusent, chacun veut être entendu, on raisonne, on argumente. Gagnée par l’électricité qui vibre dans l’air, Françoise unit sa voix à la discussion devenue générale, stupéfaite de s’entendre dire haut et fort: «Vous pensez franchement que le cerveau des filles est juste bon à retenir les ingrédients d’une recette?» Les joues en feu, elle voit, soulagée, des visages souriants se tourner vers elle. Sa voisine lui tape amicalement le bras, renchérit, rejointe par des exclamations, jusqu’à ce que la joyeuse pagaille soit interrompue par les appels pacificateurs des animateurs qui tentent de rappeler tout ce beau monde à l’ordre. Malgré certains échanges musclés, voire virulents, l’ambiance redevient joviale.

    Pour clore la session et souligner la fin du congrès, les animateurs entonnent un chant rassembleur, auquel se joignent la plupart des participants. Françoise en ignore les paroles, mais elle fait comme les autres, retrousse ses manches, tape des mains et frappe du pied sur le plancher qui tremble sous l’assaut répété de dizaines de bottines et de talons plats. Pour la première fois de sa vie, la jeune fille perd son individualité pour se fondre dans la masse, au diapason d’une énergie plus puissante que la sienne. Françoise regarde autour d’elle et tout ce qu’elle voit, ce sont des visages ouverts, des regards brillants, des mains qui se tendent. Un élan passionné l’embrase, la joie pure de se sentir unie à ce groupe et la fierté d’en faire partie. La chaleur monte, il lui semble qu’elle est en ébullition. Ces 72 heures auront suffi pour allumer en elle un feu dévorant.

    D’un pas mesuré, Françoise monte l’escalier menant à sa chambre. La décision de ses parents vient de tomber. Dans son dos, elle sent leur désolation peser sur elle: Armand, les épaules voûtées, Victoria, les mains nouées. Passé le choc initial, l’étonnement, la stupeur, elle voudrait se retourner et leur dire qu’elle comprend, mais une bille coincée dans sa gorge l’en empêche. Dans sa chambre, elle défait sa valise. Posément, pour maîtriser le tremblement de ses mains, elle fait un tas des vêtements à laver, une pile de ceux qui sont propres. Cela lui demande peu d’effort, pourtant elle est en sueur. Elle ouvre la fenêtre; la brise fait voleter les pages de son journal intime qui s’ouvre sur la dernière entrée: Congrès JEC, Montréal. Le noyau dur dans sa gorge enfle.

    Une heure plus tôt, Françoise est rentrée de sa fin de semaine, excitée et heureuse. Après avoir fait ses au revoir à Marthe, non sans regret, et sur la promesse de donner rapidement des nouvelles, elle a repris le chemin du retour en compagnie de Claire, dans la voiture du médecin. Pendant tout le trajet, les deux amies ont échangé leurs impressions, rappelant certaines allocutions, certains moments forts qui les ont enthousiasmées, incapables, leur a-t-il semblé, de redescendre sur le plancher des vaches. À peine le pied posé dans la maison, Françoise s’est précipitée à la cuisine. Sans prendre le temps d’enlever son manteau, elle s’est lancée dans un monologue étourdissant devant ses parents, bouche bée. «Je veux m’instruire, y a encore tellement de choses que je sais pas!» Si ceux-ci y consentaient, elle voudrait faire son cours classique plutôt que terminer ses études à l’École normale. La sœur directrice le lui a d’ailleurs proposé un mois plus tôt, ne s’en souviennent-ils pas? Ils n’en ont jamais reparlé, pourraient-ils remettre le sujet sur le tapis? Ses parents, peu habitués à voir leur fille s’échauffer de la sorte, n’ont rien répondu. Françoise a donc poursuivi son plaidoyer.

    Cette fin de semaine passée en réflexions l’a éclairée. Et elle y a fait la connaissance d’une jeune fille très intéressante, Marthe, qui veut étudier le droit, les lois, pourquoi pas? Faire régner la justice, ça a un sens, non? Son père aime à répéter que les lois sont faites pour arranger ceux qui n’en ont pas besoin, peut-être pourrait-elle faire bouger les choses? C’est devenu clair comme de l’eau de roche: elle veut faire son cours classique et fréquenter l’université, Claire le ferait bien, elle! Puis, elle a clos son argumentation – il faut bien qu’elle s’habitue si elle veut devenir avocate – en soulignant

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