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La Femme de personne
La Femme de personne
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Livre électronique380 pages5 heures

La Femme de personne

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À propos de ce livre électronique

À l’avant-garde de son temps, une héroïne fascinante qui cherche à s’émanciper et à vivre comme elle l’entend.

Thérèse est une femme envoûtante. Mère et épouse, elle est également secrétaire d’un homme important qui lui fait une place enviable dans le monde des affaires, ce qui est peu courant dans le Montréal des années 1960. Cependant, ses choix apportent leur lot de déchirements car, pour trouver l’équilibre entre un travail accaparant dans lequel elle s’épanouit et sa famille qu’elle a heurtée en chemin, les modèles sont rares et les défis, immenses. Après tout, la petite Christine a besoin de sa mère, et Raoul, toujours fidèle et conciliant après treize ans de mariage, ne sait pas jusqu’où il est prêt à aller pour la soutenir.

Thérèse peut-elle se réaliser au sein d’une société encore régie par des règles strictes? Est-elle la mère ratée, l’épouse indigne que certains condamnent ou est-elle simplement trop en avance sur son époque? Quel est le prix à payer pour demeurer fidèle à ses convictions?
LangueFrançais
Date de sortie18 sept. 2019
ISBN9782897587895
La Femme de personne
Auteur

Anne-Marie Desbiens

Après des études à l’École nationale de théâtre du Canada, Anne-Marie Desbiens se consacre au théâtre pendant 20 ans. Parallèlement, elle écrit plusieurs textes et nouvelles pour la radio de Radio-Canada, dont l’une a été publiée et sélectionnée pour le Prix du récit – Prix littéraires de Radio-Canada. Depuis 2003, elle est conceptrice-rédactrice. Elle participe également à un blogue littéraire et anime des ateliers d’écriture créative. La jeune fille du rang est son premier roman. Native de Cowansville, elle habite le quartier Villeray, à Montréal.

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    Aperçu du livre

    La Femme de personne - Anne-Marie Desbiens

    prix.

    DÉCEMBRE 1963 PROLOGUE

    La silhouette du garçon se découpe dans le halo du lampadaire. Sur le trottoir, les gens le contournent, pressés de retrouver la chaleur de leur foyer. Lui reste immobile, malgré la pluie verglaçante qui gifle ses joues, rougit ses poings serrés. Un nuage s’exhale de ses lèvres à chaque souffle, qui s’accélère au moment où il voit une fille sortir de l’immeuble, refermant derrière elle la porte vitrée qu’il surveille depuis des jours. Elle s’éloigne d’un pas rapide. Il l’a déjà aperçue, cette fille, probablement la secrétaire qui vient de terminer sa journée, laissant les bureaux vides, hormis la dernière occupante. À sa merci.

    Au même instant, l’angélus sonne à l’église voisine. 18 heures. À sa mère, il a prétexté une sortie avec un ami du Collège et à ce même ami, il a raconté qu’il avait rendez-vous avec une quelconque beauté rencontrée à la danse du samedi. Son tête-à-tête est en réalité une rencontre avec son destin. Voici enfin venu le moment qu’il attend depuis des semaines, depuis ce jour où il a surpris une conversation entre sa mère et la voisine. Petit à petit, il a mené son enquête, il est doué pour trouver des réponses à ses questions, et a réussi à remonter jusqu’à ELLE.

    Une lampe s’allume à la fenêtre du troisième étage. Il doit faire vite s’il ne veut pas laisser filer sa chance. Traversant la rue au pas de charge, il pénètre dans l’immeuble, grimpe silencieusement les deux volées de marches et parvient au seuil d’une porte en chêne portant une simple inscription :

    Me Solange Laroche Me Françoise Turmel Avocates en droit familial

    À la vue du nom qui danse devant ses yeux, la fureur s’engouffre dans ses veines, embrase son sang jusqu’à lui chauffer l’esprit. Dans quelques secondes, il l’aura enfin devant lui ! Prenant des inspirations profondes, il caresse le canif au fond de sa poche, touche du bout de l’index la pointe aiguisée. Pousse la porte et la referme doucement derrière lui, en prenant bien soin de verrouiller le loquet. L’entrée est plongée dans l’obscurité, mais il devine de la lumière au fond du couloir. Il hésite un instant. Doit-il signifier sa présence ? Ou la surprendre ? Un bruit de tiroir que l’on referme. Le claquement des talons sur le plancher de bois. Le son d’un classeur de métal qui glisse. À ses pieds, une flaque d’eau s’est formée. Toute cette pluie qui dégouline… Il rabat le capuchon de son imperméable, puis s’avance.

    Elle a cru entendre des pas.

    — Maryvonne ? T’as oublié quèque chose ?

    Se levant pour vérifier si la secrétaire n’est pas revenue, Françoise quitte le chaleureux éclairage de sa lampe de travail et s’aventure dans le couloir sombre. Subitement, une ombre se dresse devant elle, menaçante. Elle réprime un cri quand elle se rend compte qu’il s’agit d’un garçon, pas très grand, pas tout à fait un homme encore, portant des vêtements complètement trempés. Elle soupire de soulagement. Un jeune, inquiet sans doute, qui aura eu besoin de lui parler avant de comparaître à la Cour du bien-être social, ou en quête de conseils, ce ne serait pas la première fois. Il doit s’agir du fils d’une des mères qu’elle représente ou d’une des clientes de sa collègue.

    Le garçon la dévore des yeux, tandis que la colère lui grignote le cœur : grande, bien en chair, yeux gris lumineux, traits forts, bouche mince. Il cherche sur ce visage la confirmation de ce qu’il est. En vain. Et pour emplir le vide dans lequel il se noie de seconde en seconde, cette béance qui l’entraîne au fond de lui-même, il empoigne le canif au fond de sa poche et le plante entre les côtes de la femme, fouillant les chairs de la pointe acérée. Françoise n’a que le temps de voir les yeux d’océan du garçon – les yeux de Léopold ! – de retrouver les traits de son propre père, Armand, dans le nez aquilin, les pommettes saillantes et le menton pointu, avant de sombrer dans une nuit d’encre, indifférente à tout ce sang qui s’écoule de son flanc.

    Thérèse n’a aucun souvenir du trajet en voiture qui l’a menée jusqu’à l’hôpital Notre-Dame. Elle se souvient seulement qu’elle a quitté en catastrophe la fête qu’elle donne chez elle. À peine arrivée, elle se rue vers le poste des infirmières, trébuchant du haut de ses talons. À son passage, des gens se retournent sur cette beauté rousse qui, dans ses vêtements pailletés et son étole de fourrure, détonne dans le fade environnement hospitalier.

    — Je cherche Françoise Turmel. Chuis sa parente… Je viens retrouver Jean-Louis Turmel, son mari.

    — Oui, elle a été admise un peu plus tôt en soirée, puis transférée en salle d’opération.

    — Oh ! Jésus-Christ ! C’est grave ? RÉPONDEZ !

    Les yeux agrandis par l’angoisse, Thérèse se retient de secouer l’infirmière qui la regarde, imperturbable, habituée, sans doute, aux crises en tous genres. L’éblouissante jeune femme a perdu toute sa superbe, pour une rare fois. La peur qui gruge son ventre s’est enroulée autour de son cœur, étrangle sa gorge comme le mouvement constricteur d’un boa autour de sa proie. Elle ouvre la bouche pour avaler l’air, soutenue par l’infirmière.

    — Ça va aller, calmez-vous. On s’en occupe bien. Le docteur va venir vous donner de ses nouvelles bientôt. Venez, on va aller vous chercher de l’eau…

    — Un café, ça se peut ?

    Même si le choc de la nouvelle de l’agression qu’a subie sa cousine lui a fait l’effet d’une douche froide, Thérèse a besoin de faire se diluer les dernières vapeurs d’alcool avant d’affronter les prochaines heures, dont l’issue incertaine la glace de terreur. S’il fallait qu’il arrive quelque chose à Françoise… Serrant les mâchoires, Thérèse repousse violemment cette pensée et concentre son indomptable énergie à rejeter cette hypothèse. Tant qu’elle vivra, sa cousine vivra aussi. L’infirmière l’amène vers une petite salle d’attente, au bout d’un couloir. Lorsqu’il la voit s’approcher, cafés à la main, Jean-Louis, dont le teint blême et les traits chiffonnés marquent la fatigue et l’inquiétude, l’accueille avec soulagement.

    — J’ai jamais été aussi content de te voir la binette ! lance le mari de sa cousine.

    — Mais qu’essé qui s’est passé, pour l’amour du Christ ! ?

    Fébrile, Jean-Louis lui raconte les événements de la soirée, se perdant dans des détours et des détails futiles. « Jésus-Christ, y passe par Chibougamau pour se rendre au lac Saint-Jean ! » peste la jeune femme, au bord de l’exaspération. Au moment où il évoque le corps de sa femme gisant dans une mare de sang, l’homme s’effondre en pleurant.

    — Si y fallait que…

    — Tais-toi, Jean-Louis ! Je te défends de parler comme ça, m’entends-tu ? Appelle pas le malheur !

    Un médecin approche vers eux en toussotant pour attirer leur attention. Jean-Louis se redresse, droit comme une épinette. Thérèse avance le menton, en signe de défi. Leur respiration est lourde.

    — Comment elle va ?

    — Somme toute, assez bien. Elle a été chanceuse dans sa malchance, enfin si on peut appeler une agression une malchance… La lame étant courte, elle a glissé dans son corps sans toucher aux organes. Elle a cependant fait quelques déchirures internes, heureusement sans gravité, que nous avons pu recoudre aisément. La patiente a aussi deux côtes fêlées, probablement en raison de sa chute. Et elle a perdu beaucoup de sang, ce qui va l’anémier. Elle vient de se réveiller, vous pourrez la voir. Mais brièvement, elle a besoin de repos.

    Le soulagement est si grand que Thérèse, étourdie par le choc, se laisse tomber sur une chaise. C’est alors que les paroles du médecin la heurtent de plein fouet. Françoise, agressée ? Une fois que la blouse blanche s’est éloignée, elle agrippe Jean-Louis par le bras :

    — As-tu porté plainte à la police ?

    — Les ambulanciers s’en sont occupés, je pense.

    — Tu penses ?

    — Thérèse ! Ma femme était en sang…

    — Faut déposer une plainte, savoir qui l’a attaquée au couteau, c’est une tentative de…

    Devant la mine épuisée de Jean-Louis, elle poursuit, radoucie :

    — Je vas m’en occuper. Mais avant, je veux la voir.

    Poussant la porte de la chambre, Thérèse entre doucement, partagée entre la hâte de voir sa cousine et la peur de ce qu’elle va découvrir. Abrutie par les tranquillisants et les antidouleurs, Françoise tourne vers elle un regard brumeux. Elle n’a pas le temps de reprendre ses esprits que l’ouragan roux se précipite sur elle, la serrant à l’étouffer.

    — J’ai eu tellement peur ! Fais-moi pus jamais ça !

    Françoise gémit.

    — Hon, mon doux, tes côtes fêlées ! Chuis donc ben insignifiante !

    — Thérèse, écoute…

    — Encore de la visite, madame Turmel ? Votre mari vient juste de partir…

    Du seuil de la porte, l’infirmière les regarde avec sévérité :

    — Cinq minutes, pas plus ! Avez-vous besoin de quelque chose ?

    Sur le point de répondre par la négative, Françoise est interrompue par sa cousine :

    — Oui, on aurait besoin d’un petit remontant. Singapour Sling, deux fois en soluté, s’il vous plaît…

    — Thérèse ! Fais-moi pas rire, ça fait mal !

    Dès que la garde s’éloigne en maugréant, Françoise s’agite.

    — Approche. Y a juste à toi que je peux le dire… J’ai… C’est épouvantable, Thérèse… Celui qui m’a attaquée…

    — Ok, calme-toi un peu, là. T’as pas à t’inquiéter, je vas aller déposer une plainte au…

    — NON !

    Le cri de Françoise se perd dans un grognement de douleur. Les yeux hagards, le souffle court, elle se rejette contre les oreillers. Son visage, d’où le sang s’est retiré, est rempli d’ombre. Elle reprend d’une voix pressante, les mots se bousculant dans un murmure fiévreux.

    — Écoute-moi… J’ai eu le temps de voir sa face avant de… Approche. Son visage… C’est mon père tout craché ! Mais ses yeux… Thérèse, ses yeux ! Bleu d’océan, les yeux de Léopold. Non, laisse-moi finir ! C’était un petit jeune, il doit avoir…

    — Qu’essé que tu me chantes là ?

    — Thérèse, il doit avoir quinze ans. C’était lui.

    — Tu délires !

    — C’était Michel. Il m’a retrouvée ! Faut pas que la police se mette à courir après lui, il va paniquer !

    Thérèse passe une main lasse sur son visage. Ne pas porter plainte, car sa cousine pense que son agresseur est en fait l’enfant qu’elle a laissé en adoption chez les Sœurs de Miséricorde, il y a quinze ans ? Elle observe la malade s’agiter dans son lit, reçoit son regard étincelant comme du silex. Ce regard d’acier… Françoise est loin d’être comme elle, impulsive, impatiente, « entreprenante et précitée », comme le disait leur grand-mère. Mais elle peut se montrer entêtée, rebelle, jusqu’à devenir vindicative. Bien que leurs caractères soient en apparence aux antipodes, elles sont toutes deux animées du même tempérament passionné : le sien, flamboyant, sauvage, un feu de forêt qui monte haut, embrasant le ciel. Celui de Françoise, souterrain, incandescentes veines telluriques sillonnant le ventre de la Terre.

    — Mettons que c’est lui. Comment il a pu te retrouver ?

    — Je sais pas, mais c’est arrivé. Il faut que je le cherche.

    — Franchement, Françoise, tu le connais pas, il est peut-être dangereux !

    — Non. Les docteurs l’ont dit, il m’a juste effleurée avec son couteau. S’il avait voulu me blesser gravement, il l’aurait fait.

    Les deux cousines échangent un regard plombé de sentiments contradictoires. Malgré ses réticences, Thérèse sait qu’elle se pliera au désir de sa cousine. Françoise reprend, plus calmement :

    — C’est peut-être un bon à rien, mais chose certaine, c’est pas un tueur ! Thérèse, je les connais, ces enfants-là, je travaille avec leurs familles depuis cinq ans. Je veux le retracer. Je connais le système, pis j’ai des contacts partout. Aussitôt que je sors d’ici…

    — Aussitôt que t’auras récupéré, tu veux dire ! Les fêtes approchent, on va se réunir à la ferme pour les vacances de Noël. Tu vas commencer par ça, te laisser dodicher par ta famille. Après, tu pourras y penser. Promets-moi !

    Françoise sourit faiblement à sa cousine et attrape le bol creux sur la table de chevet.

    — Si tu jures que tu porteras pas plainte.

    — Jésus-Christ, Françoise !

    — Envoye !

    Et toutes deux crachent consciencieusement dans le haricot vomitoire posé entre elles, sous le regard courroucé de l’infirmière venue chasser la visiteuse.

    CHAPITRE UN

    Quelques heures plus tôt…

    Portant un cabaret de boissons, Raoul se dirige vers le salon pour réapprovisionner ses invités en alcool. Enfin, les invités de sa femme, une poignée de collègues réunis en ce vendredi 6 décembre. Un peu tôt pour souligner les fêtes, mais comme Thérèse doit s’absenter dans les prochaines semaines pour accompagner son patron, dont elle est le bras droit, elle a décidé que son party donnerait le coup d’envoi des réjouissances. Du seuil, Raoul l’observe qui s’affaire d’un groupe à l’autre, vive, animée, du vif-argent dans le cerveau et une confiance en elle qui confine à l’arrogance.

    Elle est éblouissante dans son ensemble une pièce de paillettes noir, le col licou révélant la peau opaline de ses épaules et de son dos. Sa chevelure de feu, qu’elle s’en-tête à garder longue et bouclée, malgré les diktats de la mode, s’embrase sous l’éclat des guirlandes de lumière scintillante. Son beau visage, mis en valeur par un savant maquillage, resplendit sous les regards qu’elle ne manque jamais d’attirer, de femmes et d’hommes confondus, les premières par jalousie, les seconds par envie.

    Après treize ans de mariage, Raoul s’étonne toujours de constater à quel point le magnétisme ravageur de Thérèse ne faiblit pas. Au contraire, il s’est affermi à mesure que la jeune beauté étourdissante a fait place à la femme envoûtante. Bien qu’il connaisse certaines des personnes présentes, il est étranger à ce cercle. En fin observateur, il remarque une fois de plus le phénomène : plus la soirée avance, plus les femmes se détournent de Thérèse, plus les hommes s’en rapprochent… Et plus il multiplie les allers-retours à la cuisine, plus elle s’incruste au salon, préférant boire sec avec ses collègues masculins.

    Avec les années, il s’est fait à tout cela. Mais l’habitude ne crée pas l’agrément pour autant. « Je commencerais-tu à me tanner des jeux de mon adorable manipulatrice ?  » se demande-t-il avec un brin d’amertume. Il sait bien que leur union est solide. Ce lien puissant entre eux. Il la connaît comme aucun autre – il a toujours vu clair dans ses manigances – et elle n’a sur lui que l’emprise qu’il veut bien lui céder. C’est ce qui l’avait attirée, lui a-t-elle souvent répété, « ta force tranquille, ton authenticité ». Ce à quoi il ne se fait pas, cependant, c’est son manque d’intérêt maternel. Leur fille Christine a trop souvent fait les frais de l’ambition démesurée de sa mère. À huit ans, la petite ne la réclame plus lorsque celle-ci est retenue au travail ou qu’elle doit s’absenter quelques jours pour affaires. Sans compter certains week-ends, où « la secrétaire particulière du directeur de l’International Business Development » s’enferme dans son bureau pendant des heures, avec une pile de paperasse et du thé fort en quantité…

    Après avoir remis en place la guirlande sur laquelle est inscrit en lettres dorées Adieu 1963 – Bienvenue 1964 !, Raoul descend les quelques marches qui séparent la cuisine de la salle à manger et du salon, y sert tout un chacun, impatient, soudain, de retrouver la tranquillité de son bureau, qu’il a aménagé au sous-sol de leur bungalow. Un split level, c’est ce que Thérèse avait souhaité, rien d’autre, lorsque le besoin de déménager s’était fait sentir. Montréalaise dans l’âme, elle avait insisté pour qu’ils habitent près du centre-ville durant les premières années de leur mariage.

    Sa grossesse ayant précipité les choses, elle avait accepté de faire le « grand compromis », c’est-à-dire s’exiler sur la Rive-Sud pour répondre au désir toujours plus pressant de Raoul de se retrouver à proximité de la nature et, surtout, du Saint-Laurent. « Tu peux sortir le gars du Bas-du-Fleuve, mais tu peux pas sortir le Bas-du-Fleuve du gars » lui avait-il dit en riant. Idéalement située à proximité de la bande riveraine, plantée dans un quartier en développement, non loin des ponts, l’habitation leur ressemblait : lui, près de la nature et de la tranquillité ; elle, urbaine et contemporaine jusqu’au bout des ongles. Courtier en immeubles, Raoul avait fait jouer ses contacts de Longueuil et déniché ce grand bungalow rue D’Anjou, qu’un propriétaire croulant sous les dettes avait dû « vendre pressé ».

    Plateau à la main, Raoul circule toujours parmi les invités. Les conversations tournent autour du sujet de l’heure : l’assassinat du jeune président Kennedy, il y a un peu plus d’une semaine, frappant le monde de stupeur. Tous se souviennent de la seconde exacte où ils ont appris la terrible nouvelle, certains au beau milieu de leurs activités en écoutant la radio, les autres devant le téléviseur, où les images défilaient en boucle, images hallucinées : Kennedy, la tête éclatée, qui s’effondre sur les genoux de sa femme. Celle-ci, prise de panique, qui rampe sur le capot de la décapotable, avant d’être ramenée dans la voiture par son garde du corps. La débandade parmi les spectateurs et l’entourage du président, qui s’agite en tous sens. L’événement fait encore l’actualité, l’encre n’en finit plus de couler et les langues vont bon train. Les hommes s’indignent :

    — Il était pas trop populaire au Texas. Les big shots du pétrole…

    — C’est un fou qui l’a tué !

    — C’est la crise de Cuba pis l’histoire de la baie des Cochons qui l’a tué !

    — Ouais. Ses politiques de justice sociale pis ses projets de droits civiques, ça faisait pas l’affaire de tous les Américains, pour sûr…

    Les femmes, quant à elles, s’émeuvent. Elles ne peuvent oublier le nuage de sang et de matière grise dispersé dans l’air, la dignité de la veuve dans son tristement célèbre tailleur rose maculé de rouge, qu’elle s’est entêtée à garder « pour que tous voient ce qu’ils avaient fait à Jack ». Un président si jeune, si beau, qui incarnait le changement ! Et les enfants, si petits. Les funérailles, si tristes. L’image de John-John au garde-à-vous devant le cercueil de son père embue les yeux, serre les gorges.

    Raoul s’approche de Thérèse, pose une main sur son épaule, l’enlace, tente de lui glisser quelques mots en privé. Tous les regards convergent vers le couple charismatique qu’ils forment. À la beauté solaire de sa femme, il oppose un charme élégant et discret : grand, large d’épaules, un teint pâle contrastant avec sa chevelure de jais, des yeux clairs, un menton glabre, des favoris coupés ras, un visage ouvert. « Errol Flynn pis Rita Hayworth » murmure-t-on sur leur passage. Thérèse est consciente de l’image qu’ils projettent. Raoul, lui, s’en fout royalement. La jeune femme lui sourit distraitement.

    — Je parle business, qu’essé que tu veux ?

    « Au diable ! se dit-il en s’éloignant. Qu’elle s’arrange avec ses petits fours pis sa réception ! » Il se dirige vers l’étage supérieur, qui abrite les chambres, isolé du reste de la maison par une volée de marches. Ses pas foulent le tapis mœlleux. Du palier, il entend le ronron des voix sur fond de musique. Entrouvrant la porte du fond, il observe, le cœur chaviré de tendresse, la petite silhouette endormie. La veilleuse jette son éclat discret sur les trésors abandonnés de Christine : une poupée privée de bras, un toutou minuscule, des chaussons de danse. Il pense au spectacle de ballet que Thérèse va rater.

    — Raoul !

    Le cri strident de Thérèse le fait sursauter. Il ressort en vitesse de la chambre, refermant doucement derrière lui pour ne pas éveiller la dormeuse, et, inquiet, accourt au salon, où sa femme se précipite vers lui, les yeux affolés.

    — C’est Françoise ! Jean-Louis vient de m’appeler, elle s’est fait attaquer… Comme elle revenait pas du bureau, il est allé voir… Il l’a retrouvée dans son sang ! À l’heure qu’il est, elle est peut-être… Vite, faut aller à l’hôpital !

    Les yeux hagards, elle contemple les invités massés autour d’elle.

    — On peut pas laisser Christine !

    — Oh… Ben reste avec, moi, j’y vas. Quelqu’un peut m’amener à l’hôpital ?

    Greg, un des jeunes clercs, se propose immédiatement. Raoul a à peine le temps de balbutier un « Donne-moi des nouvelles ! » que Thérèse est déjà partie, lui laissant ses invités sur les bras.

    Quelques heures plus tard…

    D’abord, une joie malsaine l’a inondé. Parcouru de décharges électriques, son corps a refait le chemin inverse, les trottoirs bondés, l’autobus, la maison. Ses parents.

    — Mathias, c’est toi ?

    Il s’est réfugié en vitesse dans la salle de bain pour échapper aux éclats de voix anxieux de sa mère, interrompus par le murmure rassurant de son père. Il ne se souvient plus de ce qu’il leur a dit, mais ils ont fini par s’éloigner. Après s’être frictionné sous le jet brûlant de la douche jusqu’à ce que sa peau se marbre de rouge, il s’est précipité dans sa chambre, adossant une chaise contre la porte.

    Étendu, nu, les bras en croix sur son lit, il grelotte comme un noyé, le cœur devenu une machine folle dans sa poitrine étroite. Sans savoir ce qu’il a fait de son imperméable taché, de ses mains souillées, à présent blanches et inertes au bout de ses bras. Il traverse la nuit les yeux écarquillés, à la fois grisé et terrorisé par le geste qu’il a commis, dont les images lui reviennent en fragments saccadés, comme prises sous l’éclairage halluciné d’un stroboscope. La femme, ses yeux ahuris, sa propre main tenant le canif, la chute du corps, le sang. Le goût de métal que la vengeance lui a laissé en bouche.

    Dès que la première lueur grisâtre se faufile sous le rideau de la fenêtre, il se lève sans bruit, s’habille et se glisse dans la fraîcheur de l’aube, fait quatre fois le tour du parc à la course jusqu’à ce qu’il ne sente plus ses membres gourds. Lorsque, après s’être longuement douché, il entre dans la cuisine, où ses parents l’attendent attablés devant le petit-déjeuner, sa mère se précipite au-devant de lui, affichant sa sempiternelle attitude de louve surprotectrice :

    — T’es allé où de si bonne heure ? T’as l’air pâle, es-tu malade ?

    Le goût métallique lui revient en bouche et Mathias doit se faire violence pour ne pas gifler cette femme. Il s’imagine la secouer vulgairement, elle qui se dit sa mère, avant de l’envoyer valser à l’autre bout de la pièce. Il serre plutôt les poings, lance quelque explication pour apaiser ses inquiétudes avec lesquelles il a appris à vivre. Une ombre sous laquelle il se réfugiait, enfant, mais qui, à quatorze ans et demi, crispe sa gorge et l’empêche de respirer. Contrairement à elle, son père l’observe sans cacher sa satisfaction, l’interroge sur sa course, son parcours. « Lui aussi, un menteur pitoyable dans son rôle », songe Mathias.

    « En plus d’exceller au hockey, Mathias joue au deuxième but dans son club de la Ligue de baseball Junior Élite », répète le brave homme, bouffi d’orgueil, se félicitant des aptitudes sportives de son fils, dont il réclame fièrement la paternité. « Comme si j’avais pu hériter quelque chose de toi ! » se retient de cracher l’adolescent. Cette comédie grotesque, dont il est le spectateur non consentant depuis des semaines, a libéré en lui une bête sauvage qui s’est engraissée à même sa chair et son sang. La gestation fut atroce. Mais après les événements de la nuit précédente, il comprend qu’elle vient de briser ses chaînes. C’est la première fois qu’il se sent aussi puissant depuis qu’il a découvert la vérité, depuis ce matin de septembre…

    — Ça appartient à Mathias.

    En entendant son prénom, le garçon s’était immobilisé derrière la haie de cèdres que son père lui avait demandé de tailler, invisible aux yeux de sa mère et de la voisine. Mathias n’avait rien perdu de leur discussion, même si les deux femmes chuchotaient.

    — Oui, oui, avait balbutié sa mère, mais est-ce que c’est vraiment nécessaire ? Qu’est-ce que ça va donner ?

    — Ce n’est pas à toi d’en décider, Hélène. Sa naissance lui appartient, ses origines aussi. Vous aviez promis, Richard et toi, de lui en faire l’annonce à l’approche de ses quinze ans…

    — Oui, oui, mais… tout d’un coup qu’il nous aime moins ? Tout d’un coup qu’il s’enfuit ? Il est plus rebelle depuis quelque temps, c’est normal avec l’adolescence, mais…

    — Tu dois lui faire confiance, Hélène. Vous l’avez bien élevé, il a eu accès à ce qu’il y avait de meilleur, j’y ai veillé en vous choisissant. Maintenant…

    — Oui, oui, vous avez raison. Je dois lui apprendre la vérité sur son adoption.

    Ce moment où sa vie s’est retournée comme un gant, lui révélant son envers glauque, l’a marqué comme aucun autre, pas même sa première amitié, sa première victoire sportive, ses premiers émois sentimentaux. Tout cela s’est affadi, sans plus avoir de saveur ni de dimension. Son monde s’est subitement rétréci, l’enserrant dans un étau de fer autour d’un sentiment de vide intersidéral. Dès lors, tout lui est apparu à travers un film poisseux et grisâtre.

    Sa prétendue mère a beau l’assiéger jour après jour de son amour conquérant, la soudaine révélation sur son identité l’en a libéré. Sans ce lien puissant qui le soutenait, il est mû par une haine sourde qui vibre en permanence, pressant ses flots tumultueux, frappant, ébranlant, brisant, emportant le barrage. Ne laissant en lui qu’une étendue sèche et nue qui appelle la vengeance. Mathias s’est donc mis en quête de sa génitrice, cette femelle qui l’a mis au monde une seconde pour mieux l’abandonner la suivante. Sa vengeance consommée, il ne ressent maintenant qu’un vide encore plus profond. À croire qu’un trou noir a élu domicile en lui, d’où aucune lumière ne peut s’échapper et où la communication avec le reste de l’univers est devenue impossible.

    CHAPITRE DEUX

    Cinq heures du matin. Un spasme violent secoue les entrailles de Thérèse. Elle a l’impression de n’avoir fermé les yeux que quelques minutes depuis son retour de l’hôpital. Raoul dort profondément, les bras enroulés autour de son corps, comme un noyé agrippé à sa bouée. Se tortillant pour se libérer de son étreinte, la jeune femme se précipite à la salle de bain du rez-de-chaussée pour éviter de le réveiller. Il ne doit pas la surprendre dans cet état. Pourvu qu’elle arrive à temps ! Aussitôt rendue, elle se penche au-dessus de la cuve, secouée par une nouvelle vague de nausée. Au bout de quelques minutes, elle se rince la bouche, dégoûtée. C’est le troisième matin d’affilée. Ces maux de cœur ajoutés au retard dans ses règles… le doute n’est plus permis. Réprimant un juron, elle humecte son front, où perlent de fines gouttelettes de sueur, puis rabat la lunette de toilette et s’y assoit, tremblante.

    « Comment ça a pu arriver ? » Elle a toujours pris ses précautions, et, bien souvent, à l’insu de Raoul, qui ne cache plus son désir d’agrandir la famille. Il s’est montré patient… jusqu’aux huit ans de Christine, qu’ils ont célébrés au début du mois. « Un petit, c’est pas une famille, voyons donc, ma beauté. Imagine les beaux sacripants qu’y nous reste à faire ! » Avant de se marier, ils s’étaient entendus sur la question : pas trop d’enfants, pas trop rapidement. Connaissant l’ambition de sa femme et le bonheur qu’elle trouvait dans sa vie professionnelle, Raoul avait compris et respecté son désir : « Tu peux travailler tant que tu veux, ma reine, mais compte pas sur moi pour me mêler de l’organisation. » Thérèse s’en était chargée.

    Quand elle s’était retrouvée enceinte de Christine, elle avait convenu avec Raoul de faire venir de Rivière-du-Loup la cousine de ce dernier, la jeune Doris, que l’envie de quitter la région pour la grande ville démangeait. Comme la jeune fille ne savait rien faire, hormis la nourriture, les tâches ménagères et garder les plus jeunes de ses sœurs, elle avait sauté sur l’occasion : elle continuerait de faire tout cela, mais dans le beau grand bungalow moderne de son cousin « près de la grand ville » ! De quinze ans la cadette de Raoul, elle vouait à ce dernier une admiration sans bornes. Elle avait toujours trouvé auprès du grand gaillard l’attention et la considération qu’elle n’avait jamais reçues chez elle. Doris était la « fille du milieu », pas assez âgée pour bénéficier des privilèges dont jouissaient ses sœurs aînées et pas assez jeune pour s’attirer les grâces de l’entourage. Sans Raoul, qui avait toujours trouvé le temps de la faire parler, de l’écouter, de la faire rire, son enfance serait passée inaperçue. Pour plaire à celui-ci, elle avait pris Christine sous son aile dès sa naissance, ce qui avait permis à Thérèse de se consacrer à sa vie professionnelle avec le même zèle qu’avant l’arrivée du bébé.

    Aujourd’hui, Doris vivait toujours avec eux. La petite adolescente timide et effacée de quatorze ans avait fait place à une jeune fille sans grâce ni beauté, plongée dans un monde discret, voire secret. Elle sortait peu, lisait de façon boulimique, était toujours sérieuse, s’attelant sans rechigner aux tâches qu’on lui confiait, le front barré d’un pli. Seul Raoul parvenait à raviver un peu d’éclat sur ses traits ingrats. Il lui avait aménagé au sous-sol un petit appartement contigu à son bureau, avec une entrée séparée, assurant à la jeune fille la discrétion de ses allées et venues. Celle-ci ne manifestait aucune envie de partir, trop attachée à la famille, assurait-elle.

    « À Raoul, surtout… » songe Thérèse, embarrassée quand elle surprend le regard envieux de Doris, ses yeux chafouins posés sur elle. Comme la jeune fille

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