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Les Femmes de Maisonneuve 1 : Jeanne Mance
Les Femmes de Maisonneuve 1 : Jeanne Mance
Les Femmes de Maisonneuve 1 : Jeanne Mance
Livre électronique635 pages9 heures

Les Femmes de Maisonneuve 1 : Jeanne Mance

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À propos de ce livre électronique

1637. La France est en guerre. La grande peste ravage la ville fortifiée de Langres, où l'infirmière Jeanne Mance soigne les blessés et les pestiférés. Un jour, elle entend l'appel des âmes païennes et elle décide de se rendre à Paris. On présente l'audacieuse missionnaire dans les salons, où elle rencontre une riche héritière qui souhaite fonder un hôpital en Nouvelle-France. Jeanne accepte de participer à la mission dirigée par le charmant Paul de Maisonneuve, qui deviendra son ami intime.
Après un long voyage en mer et un hiver rigoureux à Québec, où Jeanne se lie d'amitié avec madame de La Peltrie et Marie de l'Incarnation, la troupe de fondateurs remonte le Saint-Laurent et débarque sur l'île de Montréal. Bientôt, les Iroquois surviennent et terrorisent la petite communauté qui peine à s'installer. Des voyages en France s'imposent pour réclamer de l'aide, et Jeanne persuade Maisonneuve d'utiliser les sommes destinées à la fondation de l'Hôtel-Dieu pour sauver la sanglante Ville-Marie – une décision qui lui vaudra bien des reproches.
Alors que, au terme de sa mission, Maisonneuve est rappelé dans la mère patrie, l'évêque de Québec talonne Jeanne Mance pour qu'elle rembourse les sommes « détournées » de l'hôpital. C'est le coeur lourd qu'elle fait ses adieux à l'homme avec qui elle a oeuvré dans le Nouveau Monde et qui doit maintenant partir, emportant avec lui ses rêves et ceux que Jeanne caressait encore…
LangueFrançais
Date de sortie27 juin 2012
ISBN9782895853275
Les Femmes de Maisonneuve 1 : Jeanne Mance
Auteur

Richard Gougeon

Richard Gougeon est né à Granby. Très préoccupé par la qualité de la langue française, pour la beauté des mots et des images qu'ils évoquent. Il a enseigné pendant trente-cinq ans au secondaire. L'auteur se consacre aujourd'hui à l'écriture et est devenu une sorte de marionnettiste, de concepteur et de manipulateur de personnages qui s'animent sur la scène de ses romans.

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    Aperçu du livre

    Les Femmes de Maisonneuve 1 - Richard Gougeon

    Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales

    du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

    Gougeon, Richard, 1947-

    Les femmes de Maisonneuve

    Sommaire: v. 1. Jeanne Mance.

    ISBN 978-2-89585-327-5 (v. 1)

    1. Mance, Jeanne, 1606-1673 - Romans, nouvelles, etc.

    I. Titre. II. Titre: Jeanne Mance.

    PS8613.O85F45 2012 C843’.6 C2011-942891-1

    PS9613.O85F45 2012

    © 2012 Les Éditeurs réunis (LÉR).

    Les Éditeurs réunis bénéficient du soutien financier de la SODEC

    et du Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec.

    Nous remercions le Conseil des Arts du Canada

    de l’aide accordée à notre programme de publication.

    Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada

    par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

    Édition :

    LES ÉDITEURS RÉUNIS

    www.lesediteursreunis.com

    Distribution au Canada :

    PROLOGUE

    www.prologue.ca

    Distribution en Europe :

    DNM

    www.librairieduquebec.fr

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    Visitez le site Internet de l’auteur : www.richardgougeon.com

    Imprimé au Canada

    Dépôt légal : 2012

    Bibliothèque et Archives nationales du Québec

    Bibliothèque nationale du Canada

    Bibliothèque nationale de France

    Maisonneuvetitre.jpg

    En hommage à mes bien chers parents,

    Armande et Daniel, enfants de la lointaine Ville-Marie,

    tous les deux disparus au cours de la rédaction de cet ouvrage.

    1

    Jeanne de Langres

    Semblable à une tête couronnée, Langres se dressait fièrement sur un promontoire, ceinturée d’une muraille au chemin de ronde qui serpentait entre les 40 tours de la ville fortifiée, navire de pierre fendant les flots au péril de son équipage et de ses passagers. Louis XIII et son cardinal ministre de Richelieu avaient engagé la France dans la guerre contre l’Espagne. En cette année 1637, les incursions pernicieuses des Croates et des Suédois affamaient les habitants et les maintenaient pratiquement en état de siège. Et, pour ajouter au malheur, un voile funèbre recouvrait le clocher des églises et des monastères, les maisons et les ruelles. Langres était dévorée par la pire des calamités : la peste noire. En peu de temps, 82 personnes étaient mortes rue du Petit-Cloître. Les habitations infectées et interdites se comptaient par centaines près des blocs entassés provenant des ruines gallo-romaines. Un bataillon de médecins, d’infirmiers et de bénévoles s’acharnait contre le mal.

    C’était l’heure des complies. La Saint-Pierre et la Saint-Étienne annonçaient en même temps la fin de la journée. Habituée d’entendre la voix des cloches qui rythmaient la vie des Langrois, Jeanne revenait d’un pas lourd de l’hôpital de la Miséricorde, épuisée par sa longue journée auprès des malades. Parvenue à la porte des Moulins, elle s’adossa au mur ; elle reprit son souffle avant de gravir les marches de l’escalier qui menait à la galerie des remparts. À travers les meurtrières, ses yeux se promenèrent sur le faubourg de Brevoines ensommeillé. Un peu plus loin, des maisonnettes – cabanes faites de planches et recouvertes de chaume – en flammes s’exhalaient en volutes au crépuscule. « Des pestiférés morts durant la journée brûlent », pensa-t-elle. Les effluves fétides l’agacèrent. Accablée, elle leva les yeux vers le ciel et demanda la force de continuer son œuvre. Après un bref moment de recueillement, elle redescendit les marches. Elle entendit l’aboiement des chiens, puis réalisa la présence des infirmiers-fossoyeurs. Au pied de la muraille, des « saccards » – vêtus de treillis cirés et la tête engoncée dans une cagoule –, aidés de leurs acolytes, ramassaient des cadavres et les jetaient dans un tombereau avant de purifier la place et de repartir. La soignante lança un regard horrifié sur la scène et se dirigea vers sa maison, persuadée qu’elle ne pouvait plus rien faire pour soulager ces miséreux.

    Le pas amorti de Jeanne traînassa sur les dalles de la rue jusqu’à l’hôtel Dubreuil. Un homme drôlement accoutré d’une longue tunique de cuir sortit de l’établissement.

    — Bonsoir, mademoiselle Mance ! fit une voix étouffée.

    — Bonsoir, monsieur.

    — Éloignez-vous ! ordonna-t-il, écartant son interlocutrice d’un geste de sa main gantée de cuir.

    La passante reconnut la voix nasillarde de l’homme affublé d’un nez enfermé dans un cornet d’herbes odoriférantes, la tête cachée par une espèce de capuchon percé au niveau des yeux. Un « contagié » dans la cinquantaine au visage émacié, à la barbe longue et aux cheveux épars apparut dans l’embrasure des lourdes portes de l’hôtel. Entre de grands arrachements, le malade à la respiration sifflante vomissait un liquide visqueux dans un vase d’argenterie. Il entreprit de descendre les marches de l’escalier en s’appuyant d’une main sur la rampe de fer ouvragé. Jeanne recula pour céder le passage. Elle comprit que l’homme quittait son domicile pour une loge de pestiférés. On fit monter le bourgeois dans un carrosse. Flambeau de cire à la main, un sous-officier de police accourut avec une escouade de saccards, d’aéreurs et de parfumeurs pour désinfecter les lieux.

    Peu à peu, le quartier se vidait de ses notables, marchands honorables de la petite noblesse et gens de robe comme son frère Pierre, devenu procureur en remplacement de leur père. Le pas lent, Jeanne approchait de sa demeure. Elle ressentit du soulagement quand elle croisa la majestueuse cathédrale romane Saint-Mammès devant son église paroissiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul dans laquelle elle aimait se réfugier pour la prière et les offices. Puis elle progressa jusqu’à la demeure de sa famille qu’elle occupait maintenant seule. Au tournant de la rue, elle aperçut une masse inerte qui entravait le seuil de sa porte. Elle voulut s’avancer vers le gisant, mais les persiennes de la maison voisine s’ouvrirent avec fracas. Une vieille femme à la voix aigrelette s’écria en gesticulant :

    — Mademoiselle Mance, n’approchez surtout pas ! Faites venir les saccards, ils vont s’en occuper…

    — Ce jeune homme a besoin de moi, riposta Jeanne. Il a échoué sur le seuil de ma demeure. C’est le ciel qui me l’envoie pour que je puisse m’en occuper.

    — Tant pis ! Vous subirez le châtiment de Dieu ! Cet adolescent va infester votre maison. On va la barricader et vous serez obligée de l’abandonner. Jamais vos parents n’auraient toléré pareille infamie…

    — Je soigne les malades toute la journée et je n’ai pas l’intention qu’on me dise quoi faire, madame Mugnier, rétorqua Jeanne avec tout le calme et l’aplomb qu’on lui connaissait.

    — Parbleu ! Les gens vont colporter des cancans ! renchérit la voisine.

    — Certainement, madame, s’il n’en tient qu’à vous !

    Madame Mugnier rabattit ses volets en les faisant claquer. L’adolescent supplia :

    — La charité, mademoiselle Mance. S’il vous plaît, la charité, murmura-t-il, détournant son regard bleuté.

    — Je vois que tu connais mon nom. Je m’occuperai de toi, ne crains rien. Peux-tu te déplacer afin que je puisse ouvrir la porte ?

    Les yeux du jeune homme s’allumèrent d’une lueur d’espoir, mais il s’empressa de cacher son visage derrière ses mains. La soignante réalisa que la maladie avait déjà fait des ravages. Péniblement, le malade se déplia et se leva pour permettre à l’hospitalière d’ouvrir sa porte. Ils entrèrent et elle alluma la chandelle du bougeoir.

    — Comment te nommes-tu ? s’enquit Jeanne.

    — Arnaud, mademoiselle.

    — Étends-toi sur le lit de la chambre, dit-elle. Je vais te soigner.

    Jeanne avait oublié sa fatigue. Elle savait qu’il ne servait à rien de s’informer auprès du jeune homme des raisons qui l’avaient conduit jusqu’à elle. Du moins, pas pour le moment. À présent, il importait qu’elle fasse l’impossible pour le délivrer de son mal. Cependant, elle savait que la mort survenait dans la plupart des cas et que le corps de ceux qui survivaient était marqué pour la vie.

    Arnaud roula sur le flanc et remonta sur lui la couverture légère. La soignante se rendit au bahut et emplit son petit brûleur de feuilles de sauge ; bientôt, l’arôme de la plante médicinale se propagerait dans la maison. Ensuite, elle imprégna son mouchoir de vinaigre et s’approcha du malade.

    — Il faudra te découvrir si tu veux que je te soigne, mon enfant, murmura-t-elle.

    — Je ne suis plus un mioche, mademoiselle Mance. J’ai dix-sept ans révolus et j’ai fait mes premières armes dans la prestigieuse compagnie de l’Arquebuse, conclut Arnaud en se découvrant la figure.

    — Ne craignez rien, dit Jeanne, évitant à présent le tutoiement. Je ne vous administrerai pas de vomitifs ou de purgatifs.

    — Vous utilisez des ventouses et incisez les bubons, comme les chirurgiens de l’hôpital, je suppose.

    — Rassurez-vous. Je vais appliquer des compresses. La méthode est simple, peu douloureuse et souvent assez efficace. Cependant, je ne peux rien vous promettre.

    Arnaud enleva pudiquement sa chemise. Jeanne s’inclina vers le corps du jeune homme qui détourna le regard vers la fenêtre. Elle fut agacée par l’amulette de cristal qu’il portait au cou et qui devait contenir entre ses deux lames une poudre faite de chair de vipère, d’araignée et de crapaud. Nombre de Langrois croyaient encore aux vertus médicinales de ces objets de superstition. Mais dans l’horreur qui sévissait, tous les moyens étaient bons pour faire reculer la maladie. L’infirmière retourna au bahut où elle prépara des linges qu’elle imbiba d’une préparation médicamentée. Elle revint ensuite vers le malade.

    L’inflammation des ganglions au cou, aux aisselles et à l’aine n’était pas à un stade avancé ; les bubons n’avaient pas atteint la grosseur d’un œuf de pigeon. Et Jeanne avait confiance en ses pratiques qu’elle essayait en vain de transmettre au personnel soignant de l’hôpital.

    — Selon un de mes camarades, la peste provient d’une puce logée dans le poil des rats qui débarquent des navires en provenance de contrées lointaines, rapporta l’adolescent. À Brevoines, les parcheminiers ne sont pas mieux que nous. Ah ! Si j’étais tanneur ou corroyeur près de la porte Sous-Murs où croupissent les eaux malodorantes des tanneries, j’aurais eu moins de chances d’être infecté !

    — Quel métier exercez-vous, Arnaud ? demanda Jeanne pour faire diversion.

    — Je suis apprenti coutelier, mademoiselle. Je travaille chez maître Souillard, place Saint-Ferjeux. Dans quelque temps, je deviendrai compagnon. Mais à cause de cette maudite maladie infectieuse, je ne sais pas si je pourrai envisager un retour à l’ouvrage. Dans ma famille, je suis le seul survivant. Je ne vous cacherai pas que la défense de mon pays en tant que milicien m’interpelle. Mais il n’y a pas beaucoup d’opérations militaires ici depuis que la peste est à Langres.

    — Des membres de ma famille ont aussi été victimes de l’horrible fléau. Ceux qui restent sont dispersés. À part moi, il n’y a que mon frère Pierre à Langres ; ma sœur aînée Marguerite s’est réfugiée à Paris, précisa-t-elle. Tournez-vous de l’autre côté, s’il vous plaît.

    Avec difficulté, le jeune homme obtempéra. Puis Jeanne posa la question qui la tourmentait depuis son arrivée :

    — Pourquoi êtes-vous venu jusque chez moi pour vous faire soigner plutôt que de vous rendre à l’hôpital de la Miséricorde ?

    Le malade eut un moment d’hésitation avant de répondre d’une voix rauque :

    — Je vous ai souvent observée pendant mes heures de garde à la tour des Moulins.

    Jeanne accusa la remarque sans broncher. Mais elle fut prise d’un léger frémissement en regardant les yeux charmeurs qui la reluquaient.

    — Il y a beaucoup de pauvres à Langres, expliqua-t-elle. Les membres de la confrérie de la Charité et les œuvres de notre évêque contribuent à les soulager. Mais il ne faut pas oublier les manants qui frappent aux portes de la ville ; je leur apporte un peu de pain pour nourrir leur ventre creux. Sans vouloir vous offusquer, ce qui est malheureux, c’est que l’entrée de la ville leur est interdite. Des chasse-coquins repoussent ces étrangers à coups de palette en les menaçant avec le fouet et l’arquebuse, dénonça la soignante.

    — Ce n’est pas ma faute, mademoiselle Mance ; ce sont les ordres.

    — Je comprends… dit Jeanne qui baissa les yeux.

    Puis elle réprima un bâillement.

    — Maintenant, vous allez essayer de dormir, conseilla-t-elle au malade.

    Elle ouvrit la fenêtre et les volets pour faire pénétrer un peu d’air sain avant de moucher la chandelle. Elle laissa entrouverte la porte de la chambre et alla se préparer pour la nuit.

    Effondrée de fatigue, Jeanne adressa ses prières quotidiennes au petit Jésus en bois revêtu d’une robe de satin qui ornait le mur au-dessus de son lit. Elle le supplia d’empêcher la guerre et de l’aider dans sa lutte contre le mal qui avait envahi insidieusement la ville.

    ***

    Jeanne avait sombré dans un sommeil profond lorsque la porte de la maison fut ébranlée par des poings insistants. Elle se réveilla brusquement et s’empressa vers l’entrée. Flanqué de sa meute de saccards et de leurs acolytes, flambeau à la main, le sous-officier de police qu’elle avait croisé devant l’hôtel Dubreuil l’apostropha :

    — Mademoiselle, sortez immédiatement avec votre protégé. Pour la survie des gens du voisinage, veuillez quitter les lieux. Nous allons procéder à l’isolement…

    — Le malade doit se reposer, coupa-t-elle. Je suis infirmière, après tout…

    Deux saccards et leurs aides ajustèrent leur cagoule et pénétrèrent impunément dans la maison maintenant condamnée. Ils s’engouffrèrent dans la chambre et s’emparèrent du contagieux par les bras et les pieds pendant qu’on brûlait au contact de la flamme les exhalaisons empestées. Jeanne était au plus mal. Elle sortit.

    — Lâchez-moi, abrutis ! Lâchez-moi, que je vous dis ! protestait Arnaud en se débattant alors que les subordonnés s’apprêtaient à le jeter dans le fond d’une charrette sous le regard consterné de Jeanne.

    — Ne bougez pas, mademoiselle ! hurla le policier.

    — Puisque c’est comme ça, je vous en conjure, permettez-moi de prendre quelques effets et ce qu’il faut pour soigner mon patient.

    — Dépêchez-vous ! l’enjoignit son interlocuteur. Nous devons au plus tôt fermer cette maison.

    Jeanne rentra dans la demeure. Quelques instants plus tard, elle ressortit avec une brassée de vêtements et le matériel nécessaire aux soins. Le policier lui intima l’ordre de s’immobiliser. Il empoigna le flambeau qu’un saccard lui tendait ; le feu lécha les souliers de Jeanne. Puis, sans crier gare, le sous-officier promena la flamme sur la figure de l’hospitalière qui grimaça de douleur. Quand elle tourna la tête, elle vit s’éloigner le tombereau qui emportait Arnaud. Aussitôt, des acolytes armés de planches arrivèrent en trombe.

    Ils refermèrent les volets et commencèrent à barricader les fenêtres sous l’œil satisfait de madame Mugnier qui regardait la charrette s’éloigner. Jeanne se mit à suivre la voiture ; le cheval martelait son pas lugubre sur le pavé. Elle savait qu’il ne servait à rien de protester, de clamer le respect du malade ou de la propriété. Du reste, elle ne s’était pas retournée, ne songeant qu’à enduire un peu de baume sur la souffrance de son protégé. Il était atteint dans sa dignité, privé de sa médecine, presque abandonné à lui-même. Marchant derrière la charrette, elle tentait d’apaiser l’inquiétude d’Arnaud. Elle lui susurrait des paroles de réconfort, comme une mère au chevet de son fils. Mais il n’était pas seul. La voiture traversa le parvis des églises et les places où s’entassaient des cadavres et des moribonds. On croisait des cortèges funèbres à la lueur chancelante de torches fuligineuses. Tous marchaient dans la nuit vers les fosses communes ou les maisonnettes, dernier refuge de la plupart des indigents.

    Arnaud s’était mis à geindre. Chemin faisant, malgré le constant roulis de la charrette bringuebalante, il avait réussi à s’adosser aux ridelles pour atténuer le mal. On emprunta la rue du Crocq, longea le couvent des Ursulines. Ce bâtiment rappela à Jeanne le temps de ses études, les sœurs si douces et si patientes. Au dernier coup de cloche, une tourière fermait la porte du dehors et les externes entraient d’une manière respectueuse et disciplinée dans une salle garnie de bancs pour recevoir l’éducation des religieuses. La soignante était absorbée dans ses pensées lorsqu’elle réalisa soudainement qu’on approchait de la muraille. Du haut des remparts, des gardes observaient le mouvement des convois vers la porte Saint-Didier et d’autres faisaient les cent pas, arquebuse sur l’épaule. Bientôt, à travers les meurtrières, ils regarderaient, impuissants, les maisonnettes sanitaires dans le rougeoiement des flammes pendant que, au loin, le ciel s’empourprerait des villages incendiés par les ennemis aux environs de Nogent-le-Roi.

    — Holà ! madame, il vous est interdit de franchir le pas de cette porte ! s’écria une sentinelle en dégainant son épée. Les parents ne peuvent suivre leurs proches.

    — Il ne s’agit pas de mon fils ; je suis une soignante, rétorqua Jeanne en fixant le visage dur du garde.

    Puis, profondément attristée, elle baissa le regard vers le sol. Elle aurait pu insister auprès du factionnaire, mais elle n’en avait pas eu la force. Elle songea qu’elle pourrait se reposer un peu et tenter de nouveau sa chance à la relève de la garde, avant la fermeture des portes pour la nuit. Elle résolut de revenir plus tard.

    Le cheval allait s’engager sur le pont-levis. Arnaud se redressa dans la charrette. Rassemblant ses forces, il poussa un cri de détresse :

    — François !

    — Arnaud !

    La sentinelle amorça un mouvement vers la voiture qui s’arrêta brusquement. Le soldat jeta un œil attendri sur le malade.

    — C’est bon, madame, dit-il. Arnaud est un de mes camarades. Vous pouvez passer, mais prenez garde de ne pas contracter la maladie !

    La charrette s’ébranla vers le faubourg de Brevoines. Elle atteignit la vallée des pestiférés, où flottaient des odeurs putrides, et contourna des loges en flammes d’où s’échappait une fumée épaisse ainsi que d’autres habitations temporaires dans lesquelles on enfournait des malades pour y passer leurs derniers jours. La respiration haletante de fatigue, Jeanne entra avec ses effets dans une maisonnette derrière des employés qui se délestèrent du corps de l’adolescent sur le sol de terre battue.

    — C’est ici que je vais finir mes jours… murmura plaintivement Arnaud.

    — Fais confiance à la Providence, le reprit Jeanne qui était revenue au tutoiement. Pour le moment, je vais faire brûler de la sauge, ce qui te soulagera un peu.

    L’état du malade s’était détérioré ; le mal avait progressé et le transport en charrette avait affaibli Arnaud. Par la lueur de la seule fenêtre étroite de la masure, son visage éclairé traduisait les douleurs insupportables de son corps alangui. Ses yeux bleutés avaient perdu leur éclat. Un persistant mal de tête se mit à lui faire couler des larmes. Des taches rougeâtres avaient fait leur apparition et semblaient s’élargir sur ses flancs. Les ganglions du cou et des aisselles avaient légèrement gonflé. Il fallait empêcher qu’ils deviennent durs et ligneux, qu’ils commencent à suppurer et à déverser leur purée noirâtre mêlée de sang. À présent, Arnaud remuait sur le sol poussiéreux, habité par un délire qui lui arrachait des bribes décousues de sa bouche pâteuse, pendant que Jeanne appliquait des compresses sur les enflures. Puis l’adolescent eut soif, terriblement soif.

    — De l’eau, de l’eau ! réclama-t-il d’un ton saccadé, tournant la tête vers la soignante.

    — Je cours t’en chercher, dit-elle.

    Jeanne s’empara du seau vide, qui reposait dans un coin à côté de l’écuelle en étain, et se précipita dehors. L’air égaré, elle releva ses jupes et se mit à la recherche d’un puits parmi les ruines fumantes des loges incendiées et les maisonnettes épargnées où des femmes hurlaient à la mort. Comme elle n’en trouvait pas, elle se dirigea vers le mont des Sources dans un bruissement d’herbes rêches tout près d’un bouquet d’héliotropes qui souriaient au soleil. Elle se délecta de l’arôme qui contrastait avec les puanteurs émanant des loges. Un miroitement discret l’attira vers de minces filets d’eau qui coulaient paresseusement et se réunissaient en un courant qui dévalait gaillardement sur les roches. « Grand Dieu ! » se dit-elle, reconnaissante. Elle remplit son récipient aux trois quarts et revint sur ses pas.

    La soignante passa l’écuelle au-dessus des émanations de sauge qui embaumaient la seule pièce de la cabane. Elle plongea ensuite le récipient dans le seau d’eau fraîche et s’approcha du malade encore fiévreux et maintenant agité de tressautements. Ce dernier se réveilla, sa main tremblante lacérant avec fébrilité le sol de ses doigts crochus. Jeanne posa l’écuelle et Arnaud s’abreuva, à la manière d’un chien. Puis il roula sur le côté et se recroquevilla. Après avoir hoqueté quelques pleurs, il s’endormit d’épuisement. Jeanne veilla à ce que la sauge continue de répandre ses arômes médicinaux ; elle s’assit pesamment et s’adossa au mur de la maisonnette. Elle eut un moment d’apaisement et ferma ses paupières plombées de sommeil. Dans le village de cabanes, le calme régnait. Mais Jeanne savait que cette quiétude sournoise était passagère. D’autres cris de frayeur et de souffrance déchireraient le lourd silence qui empesait la nuit.

    ***

    Aux aurores, une lueur brillante et rosée filtrait dans la loge et taquinait le corps de l’adolescent. La soignante entendit un grognement sourd qui la fit sursauter. Elle s’approcha de son patient. Le malade demandait qu’on lui donne à boire. Elle prit le seau d’eau et en versa une petite quantité dans l’écuelle qui déborda en créant une petite mare de boue à ses pieds ; elle s’en amusa. Arnaud la regarda, lui sourit. Il était trop tôt pour conclure à la délivrance du mal. Cependant, les ganglions avaient miraculeusement désenflé, les taches avaient cessé de s’agrandir, la fièvre avait diminué et la figure du jeune homme avait retrouvé une troublante beauté.

    Jeanne eut la tentation de déporter le malade, de l’extraire de sa logette rudimentaire, de le conduire à l’hôpital de la Miséricorde où elle pourrait continuer à le soigner, mais elle se ravisa. Une recrudescence de la maladie était à craindre de même que d’autres sources d’infection. Mieux valait le confinement que les saccards avaient ordonné. Par contre, elle ne pouvait décemment demeurer auprès du convalescent qui se remettrait peut-être au bout de quelques heures alors que d’autres pestiférés occupaient les lits de l’hôpital bondé. Elle résolut de partir. Elle expliqua à Arnaud que pendant la journée des bénévoles sondaient les portes des masures, lançaient des morceaux de pain aux misérables et les approvisionnaient en eau fraîche. Elle jeta un regard attendri sur l’adolescent.

    — Ainsi, mademoiselle Mance, vous me quittez à jamais ? exprima-t-il, les yeux implorants.

    — Je reviendrai ce soir après mon travail à l’hôpital, Arnaud, c’est promis, dit-elle en lui adressant un dernier sourire.

    L’adolescent détourna le regard et la soignante quitta la cabane. Le cœur serré, elle remonta la vallée des pestiférés, jonchée des petites habitations de fortune et de maisonnettes calcinées, et s’engagea dans le faubourg de Brevoines qui se dégourdissait lentement de la nuit. Une lumière blafarde s’infiltrait obliquement par le faîte des maisons entassées, entre les balcons habituellement fleuris ; mais la peste avait mis fin à cet égaiement. Dans les ruelles étroites et sales, les sabots des chevaux résonnaient déjà sur les pavés. Une guenilleuse marchait avec un panier sur la tête. Les épaules arrondies, des passants circulaient dans les rues malodorantes aux volets clos. Certains tiraient des tombereaux presque vides, suivis par des chiens aux abois qui cherchaient à manger. Du reste, Jeanne se demanda pourquoi on n’abattait pas tous les animaux errants qui contribuaient certainement à la propagation de l’épidémie. Cependant, les chats n’étaient-ils pas indispensables à la dératisation, à l’extermination des porteurs de la maladie ? Elle ne savait plus que penser.

    L’infirmière atteignit la ville par la porte Saint-Didier. Le pont-levis était relevé. Elle détailla le fronton décoré de la statue symbolique de Langres. Plissant les yeux, elle s’efforça de lire l’inscription usée par le temps au pied de la sculpture.

    Langres sur ce rocher où le beau lys fleuronne

    De son Roy Très Chrétien, embrasse la couronne

    Une fierté l’envahit. Plutôt que de patienter, elle songea à pénétrer dans la forteresse par une autre porte, mais elle préféra ménager ses forces. Des sentinelles finiraient bien par abaisser le lourd tablier. Encore faudrait-il qu’elle se fasse convaincante pour pénétrer dans l’enceinte de sa ville. En attendant, elle se laissa choir au pied d’un platane, sur l’esplanade où l’on avait rangé des voitures. Aussitôt, du haut de son échauguette, un garde braqua sur elle son arquebuse.

    — Le mot de passe !

    Mihi sunt sacra lilia cordi.

    — « Les lys sont sacrés à mon cœur. » Vous ne faites qu’ânonner la devise de Langres, madame.

    Jeanne se sentit défaillir. Toutefois, bravant le danger, elle s’avança vers les remparts.

    — Je ne connais pas le mot de passe ! avoua-t-elle. Mais je ne représente aucune menace pour la ville, jeune homme, ajouta-t-elle. Bien au contraire. Je suis Langroise et je travaille à l’hôpital de la Miséricorde.

    — Qu’est-ce qui m’assure que vous dites vrai, madame ? Vous ou une autre… Toutes les prétentions sont bonnes pour passer. Allez, ne discutez pas et éloignez-vous de la forteresse avant que les chasse-gueux ne viennent vous en dissuader.

    — Toute la nuit, j’ai soigné un des vôtres et il va mieux. Je crois même qu’il va s’en tirer.

    Le garde parut hésitant. Jeanne crut que son pouvoir de persuasion avait eu raison de la résistance du jeune homme, mais il lui adressa une autre question :

    — Comment se prénomme-t-il ?

    — Arnaud. Toute sa famille a été décimée par la maladie.

    — C’est bon ! Vous pouvez passer.

    Le factionnaire ordonna à des sentinelles d’actionner le mécanisme du pont-levis. Peu après, dans le grincement des chaînes qui se déroulaient, l’énorme tablier s’abaissa gracieusement. Jeanne adressa un sourire de reconnaissance au garde. Puis elle s’engagea sur le pont, franchit le fossé qui la séparait de la muraille de pierre et se rendit à son travail.

    Une odeur forte et des geignements l’assaillirent par les fenêtres grandes ouvertes de l’hôpital. La soignante entra dans le bâtiment, retenant presque son souffle. Elle emprunta un corridor qui la mena à un agrandissement temporaire rapidement aménagé pour contrer la situation exceptionnelle qui prévalait dans la ville et ses faubourgs. Les bruits augmentaient à mesure que Jeanne s’approchait de la salle commune, où l’on avait entassé directement sur le sol des lits de paille enduits de chaux. Des malades se tortillaient dans leur chemise rugueuse et balbutiaient des paroles de souffrance, réclamant un soulagement ou des gestes de compassion. Près de la porte, un vieillard, une main sur le ventre, vomissait une bile rosâtre, ce qui semblait chaque fois manquer de l’amener à la dernière extrémité. D’autres – hommes, femmes ou enfants –, tous inconscients, étaient plongés dans le délire de la fièvre. Dans un local réservé au personnel, Jeanne revêtit sa coiffe et ses vêtements de travail et entreprit de faire sa tournée. Une infirmière s’approcha d’elle.

    — Tu es pâle, ce matin, Jeanne.

    — Je n’ai pas déjeuné, c’est tout !

    — Mais comment veux-tu soigner les malades si tu ne t’alimentes pas ? la morigéna son amie. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que tu agis ainsi.

    — Tu as tout à fait raison, Violette, acquiesça Jeanne, l’air soumis.

    — Prends au moins un des fruits que j’ai apportés.

    Jeanne délaissa son malade et retourna dans le réduit où elle avait remisé ses vêtements. Peu de temps après, elle revint auprès des patients et poursuivit son évaluation des cas. Puis elle donna à boire aux assoiffés et elle appliqua délicatement des compresses imbibées de vinaigre sur les rougeurs et les enflures.

    Au bout d’un moment, elle se mit à songer à Arnaud qu’elle retrouverait à la fin du jour. Comme tous ceux dont elle avait la charge, elle espérait sa guérison. Elle souhaitait aussi qu’il puisse se reloger. À cet instant, elle se rappela sa maison condamnée ; à quel endroit trouverait-elle refuge ? Assurément pas chez madame Mugnier, sa voisine. Violette pourrait l’héberger, c’est certain. Mais elle ne voulait pas abuser de la bonté de sa compagne. Peut-être irait-elle frapper à la porte de la maison de son frère Pierre, au risque de l’importuner ? Jeanne redoutait l’attitude inhospitalière de sa belle-sœur. Mais pour l’heure, Pierre demeurait sa seule option. Elle verrait.

    Des cris fusèrent de la salle d’opération. Ployée au-dessus d’une paillasse, Jeanne revit en pensée les tristes images d’un malade qui subissait une intervention. Le chirurgien procédait probablement à la cautérisation des bubons pour les empêcher de suppurer. Ou encore il était en train de pratiquer des incisions en croix afin de provoquer l’écoulement du pus. Jeanne détestait ces méthodes radicales et souvent inefficaces qui n’avaient que l’avantage de diminuer le gonflement des ganglions.

    Même si l’infirmière travailla sans relâche, elle ne parvint toutefois pas à soulager tous les cas. À la fin de la journée, un père capucin revêtu d’une longue tunique de cuir apparut dans la salle. Faisant office d’aumônier, il s’arrêta à chaque lit, distribuant des prières ou marmottant des oraisons funèbres. Des préposés procédaient à présent au décompte des morts, les vaincus de la peste. Armés de crochets, les hommes encapuchonnés comme des bourreaux tiraient les cadavres qu’on chargeait à bord de charrettes pour les transporter. On les jetait ensuite dans une fosse commune sans même le temps d’une cérémonie. Dès que les corps disparaissaient de la salle, une équipe d’employés débarrassaient les lits infestés aussitôt remplacés par de la paille fraîche qu’on saupoudrait de soufre ou de chaux. Jeanne réalisa qu’elle devenait tristement insensible à cette mise en scène qui l’avait tant de fois laissée muette d’étonnement. Puis les cloches de l’église paroissiale sonnèrent comme une voix éraillée dans l’air humide du soir. La soignante salua son amie Violette et quitta l’hôpital.

    Elle pressa le pas vers la porte Saint-Didier. Une idée insistante lui martelait la tête : retrouver Arnaud. Ce soir, elle n’irait pas se recueillir à la cathédrale Saint-Mammès ni à son église Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Depuis que la peste avait fait de Langres une ville assiégée, elle avait modifié ses habitudes et consacrait plus de temps aux soins des malades. Et, une fois la semaine, elle apportait des corbeilles de nourriture aux pauvres ainsi que monseigneur Zamet le recommandait dans son enseignement aux jeunes filles de la confrérie. Elle ralentissait le pas devant chaque statue de la Vierge Marie veillant sur les Langrois. Elle allait s’engager dans la rue où se trouvait la fontaine aux Fées de son enfance quand un doute l’envahit. « Pourquoi toutes ces misères ? se demanda-t-elle. Comme si la guerre ne suffisait pas à éprouver l’attachement de l’homme à son Créateur. Je ne comprends pas les desseins de Dieu ! Quoi qu’il en soit, si c’est là Ta volonté, je continuerai de Te servir, Seigneur », dit-elle, renouvelant son engagement.

    — Halte-là ! ordonna la sentinelle qui pointa son arquebuse vers Jeanne du haut de sa guérite de guet.

    — François ! s’exclama la soignante.

    — Ah ! c’est vous ! réagit l’arquebusier qui baissa son arme. Quelles sont les dernières nouvelles d’Arnaud ?

    — Il allait beaucoup mieux quand je l’ai quitté ce matin pour l’hôpital.

    — Dites-lui que j’espère son rétablissement au plus tôt. Nous avons besoin de ses services, réclama le garde. La peste fait aussi des victimes parmi les arquebusiers.

    — Je n’y manquerai pas, répondit Jeanne.

    L’infirmière franchit le tablier du pont-levis avec empressement. Elle emprunta les rues de Brevoines qui la conduiraient par le plus court chemin. Des faubouriens avaient refermé leurs persiennes. Était-ce pour empêcher la chaleur d’entrer ou par crainte de la peste ? Des mendiants haillonneux tendaient vers la passante une main poisseuse et tremblante. Sur les places, les marchands achevaient de dégarnir leurs étals ; ils regagneraient ensuite leurs chaumières. Aux carrefours, les saccards et leurs aides édifiaient des bûchers de sapinage et de genièvres qu’ils arrosaient copieusement de vinaigre et sur lesquels ils répandaient du soufre. Puis Jeanne atteignit la vallée des pestiférés.

    Le temps se couvrait. La marcheuse accéléra le pas. Des maisonnettes flambaient. On s’était mis à la tâche plus tôt que la veille afin de devancer la pluie qui nuirait au travail des mercenaires et des fossoyeurs. Jeanne eut peur en regardant les croix qu’on avait tracées sur les maisonnettes à détruire. L’état de santé d’Arnaud s’était-il soudainement détérioré, au point où l’on avait dû faire brûler sa maisonnette ? Elle se remémora l’invasion des Suédois qui avaient pillé, volé, tuant sans distinction hommes, femmes et enfants dans les villages, les pourchassant sur les chemins et jusqu’au fond des bois. Ils étaient entrés dans les loges des pestiférés, s’étaient emparés des draps et des couvertures avant d’abattre sans pitié les malades comme des animaux. « Mais non, se raisonna-t-elle ; ce ne peut être l’œuvre des Suédois. On m’aurait prévenue aux portes de la ville. » Néanmoins, elle s’affola. Heureusement, elle parviendrait bientôt à destination. Elle courut, se masquant la bouche d’un mouchoir imbibé de vinaigre, évitant comme elle le pouvait la fumée et les odeurs infectes qui entravaient sa respiration.

    « Ils ont incendié la loge ! » réalisa Jeanne en arrivant sur les lieux du sinistre. Il se mit à pleuvoir. Elle promena un regard de désolation sur l’endroit et ses yeux s’embuèrent. « Je suis arrivée trop tard ! » se reprocha-t-elle.

    ***

    Une profonde tristesse mêlée de résignation nouait la gorge de Jeanne qui déambulait à présent dans les rues de Langres. Elle n’avait éprouvé aucun mal à passer la porte Saint-Didier mais elle n’avait pu contenir ses larmes en expliquant à François, le garde, que la maisonnette dans laquelle se trouvait Arnaud avait été purifiée par le feu. Les saccards avaient nettoyé les rues de leurs corps embarrassants. La pluie rinçait maintenant le pavé à grande eau. Comme une vagabonde, Jeanne traversa des quartiers pauvres, jetant un regard de compassion sur les maisons des loqueteux et des misérables avant d’atteindre la rue des notables et des magistrats. Pierre Mance, le dernier garçon de la famille, procureur royal au siège de Langres, habitait rue de La Tournelle une riche demeure à trois pignons parfaite pour recevoir des dignitaires de son rang. Jeanne hésita longuement avant de gravir la première marche sous le porche de la façade. Trempée jusqu’aux os, le visage chiffonné sous sa coiffe mouillée, elle actionna le heurtoir.

    — Mademoiselle Mance ! s’exclama le valet en livrée. Par un temps aussi exécrable ! Il y a longtemps que nous n’avons eu le privilège de votre visite. Que se passe-t-il ? Vous me semblez si lasse…

    — La journée a été harassante. Vous savez, Hector, tous ces maux à soigner, ces vies à sauver…

    — Je vous en prie, entrez, dit-il gentiment. Votre frère sera heureux de vous recevoir.

    Elle entra sur la pointe des pieds et attendit sur la carpette moelleuse. Jeanne Noirot apparut sur un palier de marbre, très élégante dans sa robe et son bonnet de dentelle d’où s’échappait une longue chevelure blonde. Elle jeta sur sa belle-sœur un regard méprisant.

    — Comment osez-vous vous présenter ici, Jeanne ? lança-t-elle d’une voix métallique. C’est inconcevable ! Vous frayez avec les pestiférés toute la journée et venez ensuite frapper à une heure incongrue chez les gens honorables !

    — Il n’y a personne de plus respectable que les gens du bas peuple, les malades et les sans-abri, rétorqua la soignante.

    — Holà ! intervint Pierre en faisant irruption dans l’entrée, livre à la main. Que t’arrive-t-il, ma sœur, pour que tu rebondisses ainsi à pareille heure ? exprima-t-il sur un ton compatissant.

    Jeanne Noirot disparut du palier et remonta à sa chambre. Pierre invita sa sœur à le suivre au grand salon orné de tableaux du maître langrois Richard Tassel, de draperies chatoyantes et richement aménagé d’un mobilier Henri IV. Il demanda à son valet de servir des rafraîchissements.

    ***

    L’infirmière rapporta les événements de la veille, ses journées à l’hôpital, sa rencontre avec le jeune malade ; elle parla également de la maison condamnée et de la vallée des pestiférés. Pierre se désola. Il conclut que, pour l’instant, sa sœur devait se réfugier chez lui. « Tout le temps qu’il faudra ! » insista-t-il. Pour faire plaisir à sa femme, il lui céda une chambre loin de la sienne. Le serviteur la conduisit avec affabilité jusqu’à la pièce qui lui avait été attribuée. En refermant la porte de sa chambre, Jeanne contempla le luxe excessif du mobilier, la tapisserie, les tableaux. Elle n’en apprécia pas moins les commodités de la chambre : l’aiguière d’argent, le linge de fine toile, le lit douillet.

    Avant de s’endormir, la soignante songea à la misère humaine qu’elle avait côtoyée, à tous ceux qu’elle avait pansés, aux rares personnes contagieuses qui avaient quitté leur état de grabataires grâce aux soins des infirmières et des médecins. Elle éprouva le vif sentiment d’être utile à ses semblables, et cela la rasséréna. Par contre, le beau visage d’Arnaud lui revint avec insistance lorsqu’elle ferma les yeux dans la noirceur. Qu’était-il advenu de l’adolescent qui lui avait paru d’un caractère impétueux et animé de nobles sentiments ? Le reverrait-elle un jour ou avait-il injustement brûlé dans la cabane de bois ? Elle préféra s’endormir. Demain, une autre journée de dévouement l’attendait aux côtés de sa compagne Violette ; une journée semblable à toutes les autres où elle déverserait son trop-plein d’amour par ses mains secourables, par son infatigable sourire.

    ***

    Le lendemain, le bourdon de la cathédrale résonna durant un quart d’heure. La journée commençait. Jeanne fit un brin de toilette, revêtit sa robe d’étamine grise et descendit prendre son déjeuner dans la cuisine réservée aux domestiques. Son frère avait facilement consenti à lui accorder le gîte et le couvert ; c’est ce qui importait, du moins pour le moment. Bien sûr, le danger de la contagion était réel. Telle que Jeanne connaissait sa belle-sœur, sa présence importune avait sans doute suscité chez les jeunes époux des démêlés houleux. À cet égard, elle concevait que sa vie dans la résidence de son frère puisse devenir incommodante pour le couple qui perdrait son intimité. Elle résolut de se faire discrète. Elle partirait tôt le matin pour assister à la première messe basse et ne reviendrait qu’au repas du soir. Heureusement, on dînait tard chez les Mance. Jeanne aurait le temps d’accomplir sa mission et de rentrer à une heure convenable. Bardée de ses nouvelles convictions, après l’Ite missa est du prêtre, elle se rendit à l’hôpital afin de poursuivre son œuvre auprès des malades.

    À la fin d’une autre journée laborieuse, Jeanne rentra chez son frère pour le souper. On l’attendait dans la salle à manger. Assise en face de son mari, la jeune madame Mance affichait un air désagréable. Serrée dans son corsage de satin violet aux manches bouffantes, elle se tenait le corps droit pour mettre en évidence le collier qui ruisselait sur sa poitrine découverte. Une chaise libre qu’elle fixait de ses yeux pointus faisait face à un ami de Pierre. Voilà quelque temps que le jeune notaire cherchait à courtiser Jeanne. Comme d’autres prétendants qui s’étaient présentés, elle l’avait repoussé. Mais Philippe ne se décourageait pas : il avait toujours en vue la fille vertueuse de Charles Mance et il entendait conquérir son cœur.

    — Comme ça, on a barricadé et cadenassé votre maison, Jeanne ? lança-t-il. Hier, je m’y suis rendu pour vous voir et j’ai constaté avec désolation qu’on l’avait condamnée.

    — J’ai été la première surprise du sort que les saccards ont réservé à la maison de mon père, expliqua Jeanne en joignant posément les mains sur la table.

    — Il faut dire que vous aviez hébergé un adolescent contaminé par la peste, précisa sa belle-sœur. D’ailleurs, j’ose espérer que vous vous êtes complètement désinfectée avant de quitter l’hôpital, ajouta-t-elle, le regard dédaigneux.

    Jeanne sentit que ses joues rosissaient de gêne. Elle ne releva pas la remarque désobligeante. Son frère aborda un des sujets préférés de son ami pendant qu’une servante apportait un plat avec l’empressement muet que démontrent les valets des nobles maisons. Elle souleva la cloche argentée, découvrant ainsi un gigot de mouton fumant. L’odeur qui se dégageait de la viande aiguisa aussitôt l’appétit des convives.

    — Notre bon roi Louis XIII n’aurait jamais dû confier la marche de l’État à son cardinal ministre de Richelieu, exprima Pierre. Néanmoins, je dois reconnaître que le choix du plateau de Langres comme base d’opérations contre la Franche-Comté, la Lorraine et l’Allemagne est tout à son honneur. Jamais depuis Jules César on n’avait attribué à cette position stratégique un rôle aussi essentiel. En plus d’être ambitieuse, Son Éminence est un fin stratège.

    — Oui, Son Éminence est ambitieuse et sagace, renchérit Philippe. Elle a su manœuvrer habilement pour se frayer un chemin vers le pouvoir. Pensez à cette fameuse « journée des Dupes » où Richelieu est devenu le maître des destinées de la France. Toutefois, je désapprouve totalement son dessein.

    — Mais Richelieu rêve de redonner à la France ses frontières naturelles, messieurs, commenta Jeanne Noirot ; les possessions espagnoles enserrent le pays comme les mâchoires d’une tenaille. Vous ne dites rien, Jeanne ; vous n’avez pas d’opinion ?

    — Je préfère garder mes réflexions pour moi, rétorqua Jeanne, détournant le regard vers la servante qui découpait la pièce de viande.

    — Quoi qu’il en soit, je préfère l’emmurement de Langres même si elle est infectée par la peste à l’horreur des champs de bataille, émit le notaire. Seulement imaginer une forêt rampante de hallebardes, de piques et de mousquets dans la soie chatoyante des drapeaux et des étendards me fait frémir de peur.

    — Personne n’est à l’abri de la maladie qui court à l’intérieur de nos remparts, répliqua Jeanne. Et il n’y a pas plus affecté que celui qui refuse de reconnaître le démon qui le dévore…

    Un serviteur versa le vin. L’allusion avait été cinglante ; elle avait porté un dur coup à son destinataire. Philippe trempa ses lèvres et déposa sa coupe :

    — « Si Dieu défendait de boire, aurait-il fait ce vin si bon ? » railla-t-il.

    — Il s’agit d’une parole de Richelieu, rappela Pierre.

    — Précisément ! approuva le visiteur.

    — Manger à sa faim est un auguste privilège, affirma Jeanne.

    — Vous pourriez apporter les restes à vos pauvres miséreux, intervint platement l’hôtesse.

    La pensionnaire se leva prestement. Elle ne pouvait plus supporter le désagrément causé par sa belle-sœur. Son frère lui emboîta le pas.

    — Pierre, je t’en prie, viens te rasseoir, dit la bourgeoise. Ce n’est qu’une bouderie passagère.

    Le maître de la maison alla rejoindre sa sœur dans la pièce attenante. Jeanne avait les mains dans la figure, elle n’avait pu contenir ses larmes. Il l’entoura de ses bras.

    — Tu connais ta belle-sœur, Jeanne. Depuis qu’elle est devenue la femme d’un notable, elle est méconnaissable.

    — J’ai de la peine pour tous ceux qui souffrent, Pierre. Qui insulte les pauvres insulte Dieu !

    Philippe surgit sur ces entrefaites. Jeanne se dégagea de l’étreinte de son frère et amorça un mouvement vers sa chambre. L’amoureux s’interposa :

    — Je vous en conjure, restez avec nous, implora-t-il, le regard suppliant.

    « Non ! Je ne céderai pas à un emportement ! » se dit-elle. L’air impassible malgré ses yeux embués, elle obliqua et regagna sa chambre.

    Peinée, elle s’allongea sur son lit. Des tressaillements agitaient sa poitrine. Quelques minutes plus tard, elle rassembla le peu d’effets qu’elle avait apportés, puis elle descendit l’escalier. Elle croisa les deux hommes qui s’entretenaient à présent dans le couloir. L’hôtesse avait prévu la réaction de Jeanne car elle l’attendait dans le vestibule, l’obligeant à contourner sa longue robe de soie aux reflets nacrés :

    — Je ne vous mets pas à la porte, Jeanne !

    — Madame, vous avez obtenu ce que vous cherchiez ! lança-t-elle en s’inclinant devant sa belle-sœur.

    2

    Je serai soignante

    La tête basse, Jeanne remonta la rue de la Tournelle jusqu’à la porte Saint-Didier, ressassant l’attitude de sa belle-sœur qui s’était comportée comme une parvenue arrogante et celle de Philippe qui se cramponnait à elle. Des chariots de pestiférés attendaient l’autorisation de s’engager sur le pont-levis à la lumière des flambeaux. Elle demanda à une sentinelle des nouvelles d’Arnaud. On ne l’avait pas revu dans les parages et personne n’était en mesure de donner des informations sur ce qu’il était advenu de lui. Après, comme une âme en peine, Jeanne déambula sur la rue des Fées où tant de fois elle avait retrouvé la quiétude de la fontaine. Cependant, ce soir, une équipe de saccards s’affairaient à décontaminer les lieux. Des relents nauséeux subsistaient. La marcheuse songea à retourner chez elle. « Inutile ! » se dit-elle. Vraisemblablement, elle n’aurait pas accès à sa maison interdite, cadenassée. « Moi aussi, je suis devenue une sans-abri, une miséreuse », pensa-t-elle.

    Elle hésita avant d’emprunter la rue du Petit-Cloître où l’on avait récemment dénombré tant de morts. Pourtant, les engagés municipaux avaient purifié les lieux quelques semaines plus tôt. Malgré la faim qui la tenaillait, elle se rendit jusqu’à la place Saint-Ferjeux où elle s’attarda devant la boutique de Souillard, maître coutelier. Arnaud n’avait pu s’y trouver pendant la journée, d’autant plus que tous les commerces étaient fermés et l’activité commerciale, réduite presque à néant. Frapper au logement de maître Souillard à cette heure inopportune contrevenait aux règles de la politesse. Du reste, elle ne savait pas si l’artisan logeait au-dessus de son atelier ou s’il s’était aménagé un coin dans sa boutique comme c’était le cas, parfois. Elle se promit de revenir. Se réfugier chez son amie Violette demeurait une possibilité qu’elle considéra comme un dernier recours. L’infirmière devait impérativement refaire ses forces pour le lendemain. Elle envisagea de passer la nuit sur le parvis de l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul ou sur les marches de la cathédrale pour quémander un morceau de pain qu’une main charitable lui lancerait au matin comme on le fait pour les oiseaux du ciel. Après toutes ces réflexions, elle résolut de se rendre à la cathédrale Saint-Mammès afin de se confier à Notre-Dame-la-Blanche.

    La tournée des saccards terminée, une douzaine de loqueteux s’étaient agglutinés au portail central de l’église épiscopale. Les Langrois connaissaient la générosité sans borne de monseigneur Zamet. Toute la nuit ils attendraient la distribution de denrées de première nécessité pour les tirer de leur état famélique. Jeanne souleva ses jupes et gravit les marches. Une puanteur insupportable se dégageait de la petite masse qui bloquait l’entrée. L’un des nécessiteux grogna quelques marmottements dans son sommeil lorsque Jeanne voulut dégager le corps qui gênait l’ouverture. Elle tira la lourde porte et pénétra dans l’enceinte de l’église. Elle se marqua du signe de la croix avec l’eau du bénitier. Un sentiment de sérénité l’envahit. À cette heure du jour, elle évitait le fourmillement des fidèles et le retentissement des chants religieux qui, parfois, l’empêchaient de se recueillir. Seule une femme vêtue en noir, prostrée devant l’image de la Vierge, tenait son chapelet d’une main en se frappant la poitrine de l’autre avec l’impitoyable componction des chrétiens.

    Des effluves d’encens flottaient dans l’atmosphère silencieuse et priante du lieu saint. L’infirmière fut agacée par l’odeur forte et pénétrante de la résine aromatique que certains apothicaires recommandaient pour aseptiser les instruments chirurgicaux. Cette pensée la ramena à l’hôpital, à son souper écourté chez Pierre, à Jeanne Noirot, à Philippe, à son errance d’affamée cherchant un refuge pour la nuit. Elle se dirigea vers la statue de Notre-Dame-la-Blanche à qui elle avait coutume de se livrer. Elle se recueillit devant la sculpture médiévale de la Vierge face à laquelle l’enfant Jésus s’inclinait comme pour mieux écouter les demandes des solliciteurs. Ensuite elle s’avança vers l’autel, se prosterna devant le beau Christ offert par Charlemagne, puis se glissa dans un banc avant de s’agenouiller pour prier.

    Une toux sèche troubla sa ferveur. Curieuse, elle se leva et se laissa guider vers l’oratoire par la lueur timide des lampions qui remplaçait à cette heure la lumière diffuse des rosaces. Monseigneur Zamet devait être prostré devant le saint-sacrement. Selon les membres de la confrérie, le prélat passait cinq heures par nuit à méditer sur l’état d’anéantissement de Jésus-Christ dans l’hostie et sur les

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