La colère de Laurence
Par Alain Dumas-Noël
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Aperçu du livre
La colère de Laurence - Alain Dumas-Noël
La colère de Laurence
Alain Dumas-Noël
La colère de Laurence
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-01914-7
Chapitre I
Comme ce matin elle ne travaillait qu’à dix heures et demie et comme c’était mardi, jour de marché, Laurence Robin était sortie de bonne heure, et avait fait ses courses. Il faisait plutôt doux, mais elle n’avait ni le temps ni le goût d’apprécier cette météo de mai en plein mois de janvier ni ce velouté du ciel qui aurait fait les délices du premier peintre du dimanche. C’est qu’elle traînait un lourd caddie que ses roulettes rendaient à peine moins pesant. En arrivant en haut de la rue du Martroy, voie historique pavée et glissante, elle nota pourtant, avec satisfaction, qu’elle soufflait moins que d’autres de son âge dans cette situation. Mais, se reprit-elle, elle était quand même épuisée, pas la peine de se raconter des histoires. Elle se reposa un instant tout en saluant du regard la cathédrale gothique, orgueil de Certoise - qui lui parut de plus en plus noire, pour cause vraisemblable de pollution atmosphérique. Que faisait l’équipe municipale, dont c’était quand même, selon toute vraisemblance, l’une des responsabilités ?
Jetant machinalement un coup d’œil en direction de la mairie, elle aperçut la rangée de panneaux électoraux, encore vierges. À l’exception d’un, sur lequel on reconnaissait le Docteur Cerf, Roger de son prénom. Derrière ses lunettes de myope, il souriait d’un air avantageux à côté de la devise « J’ai des idées pour notre ville ! »
Les passants circulaient paisiblement le long de l’affichage. Mademoiselle Robin, au contraire, en resta suffoquée, les jambes collées au sol. Deux hommes la dépassèrent et elle entendit l’un d’eux exprimer exactement ce qu’elle ressentait :
– Tiens, Cerf ! - Il a bien mené sa barque, celui-là, hein… !
À ceci près qu’on percevait dans sa voix une franche admiration. Soudain, le même la reconnut, et s’avança vers elle :
– Bonjour, Mademoiselle ! Vous avez vu ?
C’était un de ses patients, qui venait régulièrement au dispensaire pour qu’on l’aide à « perdre ça » - ça, c’était son ventre, qu’il nourrissait à coup de bière et de n’importe quoi alimentaire - sans que trop d’efforts lui soient demandés.
Elle acquiesça en silence, et attendit.
L’homme reprit, en le développant, le thème du personnage habile, du reste c’est un bon médecin, et il est très connu dans la ville, raison pour laquelle il est bien légitime qu’il tente sa chance comme « premier magistrat. » Puis, sans transition :
– Hein ? Qu’est-ce que vous en dites ?
– C’est son droit…
L’homme était bien décidé à ne pas la laisser s’en tirer comme cela. Il insista :
– Non, mais moi je trouve qu’on le sentait un peu venir depuis quelque temps, hein, pas vous ? - On voyait que ça le tentait : il lançait des phrases en l’air, comme ça, l’air de rien, sur l’équipe en place, sur les insuffisances du maire actuel, la façon dont cela se passait…
– Il l’a peut-être fait, mais je n’en ai pas été informée !
L’autre remonta son pantalon pour se donner un temps de réflexion, puis essaya un autre angle d’attaque :
– Je sais, il y a des gens qui le critiquent, cet homme, mais moi je trouve qu’il a drôlement bien mené sa barque, finalement ! - Il n’est pas du tout de la région, au départ, et il a réussi à faire sa pelote par ici… professionnellement, d’abord, et maintenant voilà c’est peut-être notre prochain maire !
– Et pourquoi me parlez-vous de cela, s’il vous plaît ?
– Mais pour rien… ! Je croyais que vous le connaissiez, c’est tout !
– Je le connais, je le connais… - Comme tout le monde, pas davantage ! Allez, au revoir, Monsieur Devers… Vous vous souvenez que nous avons rendez-vous mercredi prochain ?
Et elle le planta là, sur un dernier regard glacé. Du coup, il lâcha, pour le bénéfice des oiseaux qui passaient dans le ciel : Bêcheuse, va… ! - Vieille bique… !
Et cela sans se soucier du fait qu’il avait l’âge d’être sinon son père, en tout cas son grand frère. Rageusement, derrière son dos, il lui adressa un bras d’honneur vengeur, qu’il bloqua en cours de route en grimaçant - car il souffrait, aussi, d’un rhumatisme au bras, et au bras droit en plus, manque de chance !
Quant à elle, elle rentra. Elle bouillait, et la force de sa réaction l’étonna malgré elle. Cerf ! Décidément, elle n’en aurait jamais fini avec ce type… ! - Il faut que j’en parle avec Delphine ! Elle appela sa sœur, qui était occupée. Elle laissa un message, ce qui la soulagea un peu. Plus tard, elles se joignirent et convinrent de se retrouver pour prendre un verre et un sandwich, en face du dispensaire, vers treize heures. Non, plutôt à la Promenade, sous les remparts. Même heure, d’accord, à tout à l’heure.
Elle sentait revenir en elle la vieille colère, dévastatrice, totale, aveugle. Et dans ce cas, seule Delphine pouvait lui faire du bien. Elle parlerait, se libérerait, sa sœur l’apaiserait, du moins essaierait-elle. Même sans trop d’espoir d’y parvenir.
Chapitre II
1
La salle d’attente du Docteur Cerf n’était peut-être pas aussi haussmannienne que l’immeuble, au demeurant fort joli, qui l’abritait. Mais à l’évidence sa tapisserie avait dû en voir, des générations de patients qui s’ennuyaient en feuilletant des revues elles aussi fatiguées. On pouvait toutefois espérer que les abonnements avaient, eux, été renouvelés récemment. En tout cas, des traces d’humidité dessinaient sur les murs d’énigmatiques cartes de pays inconnus qui paraissaient avoir été soumis à d’abondants bombardements, à en juger par les points noirs qui les constellaient.
L’élément le plus récent avait l’air d’être la collection de jouets et pièces de puzzles en plastique coloré destinée à faire tenir relativement tranquilles les patients les plus jeunes, et elle semblait déjà fatiguée.
Laurence interrompit les efforts auxquels l’obligeait son fauteuil défoncé si elle voulait éviter de s’écrouler dedans, et leva la tête. Une jeune femme entrait, dans un grand mouvement de son ample jupe. Bonsoir, Messieurs-Dames… Leurs regards se croisèrent, et Laurence fut la seule à répondre. La nouvelle arrivée s’assit. Une jolie brune, la trentaine élégante mais sans clinquant, l’air d’avoir au coin des lèvres un sourire tout prêt à éclore, à l’occasion. Faute d’occasion, elle s’empara d’un magazine, qu’elle feuilleta distraitement, apparemment peu passionnée par les amours princières et les états d’âme des vedettes de variétés.
Après plusieurs manèges - ouverture de la porte donnant sur le cabinet, voix off du médecin : « Suivant ! », fermeture de la porte - il ne resta plus qu’elles deux dans la pièce. Laurence était venue sans rendez-vous, ce qu’elle faisait rarement. Elle s’était dit qu’en fin de journée, elle avait des chances de ne pas poireauter des heures, et elle notait qu’elle avait eu raison.
Le patient précédent dûment raccompagné, la porte extérieure refermée derrière lui, le médecin passa la tête dans la salle d’attente. Suivant ! « C’est à vous, Madame ! » appela la jeune femme. « Non, non, je ne suis pas pressée ! » Répondit Laurence, un peu précipitamment, de derrière le journal du soir largement déployé.
Avec un regard vaguement étonné, la brunette remercia et se leva, puis referma la porte derrière elle. La « dernière patiente » - jusqu’à plus ample informé, mais vu l’heure c’était plus que probable - replia la page économie qu’elle faisait mine de parcourir, et glissa la main dans son sac. Elle caressa le bistouri qu’elle y avait fourré avant de venir ici. Le froid contact de la lame lui fit du bien, l’apaisa.
Des mouvements, des objets qu’on déplaçait sans doute quelque part derrière les parois du cabinet, ou du couloir adjacent, attirèrent brusquement son attention. Laurence leva le nez de sa lecture. Aux bruits vagues succédaient l’écho de voix et plus précisément d’une dispute. Deux personnes, un homme et une femme mais pour quel cinéma personnel ?
Au fait, cela venait du cabinet lui-même. Le praticien et la cliente échangeaient des répliques hargneuses, dont le volume allait crescendo, sans pourtant qu’on puisse comprendre leurs propos.
Comme non seulement l’altercation ne semblait pas se calmer, mais bien au contraire gagner en violence, Laurence se leva et, sans trop savoir si elle allait intervenir ou seulement tâcher de suivre ce qui se passait, s’approcha du battant fermé. Ce dernier s’ouvrit brusquement, la jeune femme jaillit de la pièce, les cheveux ébouriffés et l’œil ailleurs. Son corsage était à moitié déboutonné, ses sous-vêtements tachés de sang. Dans la main gauche elle tenait un instrument sanglant, que Laurence identifia comme un bistouri. Elle pénétra dans la pièce. Cerf gisait au sol, contre la table d’examen. Sa gorge béait, et du sang continuait d’en couler. Ses lunettes étaient tombées par terre, les branches désarticulées, dévoilant ses yeux où absurdement Laurence s’étonna de ne plus voir l’éclat dominateur qu’elle connaissait si bien.
Du pied, elle repoussa le stéthoscope qui dans la chute du corps s’était trouvé projeté au milieu du passage. Elle fut tentée de réparer le désordre du bureau, de replacer le bloc d’ordonnances au centre, le Vidal à gauche, les feuilles de soins à droite - mais n’en fit rien : à quoi cela aurait-il rimé, de faire comme si Cerf allait se relever, et reprendre paisiblement l’exercice de sa profession ? Et en quoi cela la regardait-il, en plus ?
De son côté, la jeune femme, s’apercevant tout à coup qu’elle tenait toujours le bistouri, le jeta dans la direction du cadavre, non sans adresser à celui-ci un regard chargé de haine.
Laurence la saisit par le bras :
– Nettoyez-vous un peu !
Elle lui désigna le lavabo, dans le coin de la pièce. Personne d’autre dans l’appartement ne semblait avoir été alerté par l’altercation. Tandis que la brune nettoyait de son mieux le sang qui l’avait aspergée, Laurence inspecta les lieux, ramassa le sac à mains, qu’elle referma, saisit la veste posée sur le dossier d’un fauteuil. Sa compagne avait rectifié son allure, elles pouvaient quitter les lieux sans risquer d’attirer l’attention sur elles, dehors. Venez ! La jeune femme jeta autour d’elle un coup d’œil traqué, hésita. Son aînée la poussa, la tira jusqu’à la porte de sortie, jusqu’au palier, l’entraîna dans l’escalier.
Elles marchèrent rapidement, jusqu’à la rue voisine. Là, Laurence s’arrêta, ouvrit la porte d’une voiture garée là : « Vite, montez ! On n’a pas de temps à perdre ! »
Elle démarra en trombe, non sans avoir machinalement bouclé sa ceinture. Elles se dirigèrent vers la sortie de la ville. Silencieuse, la meurtrière s’obligea à respirer calmement. Elle avait d’abord eu envie de parler à cette femme dont elle devinait le profil énergique à côté d’elle, mais celle-ci avait coupé court : « Plus tard ! Avant tout, allons-nous-en ! »
La soixantaine, vêtue avec une élégance qui paraissait tout sauf voulue, cette femme avait tout pris en main avec fermeté mais sans brutalité. Qui était-ce, pourquoi agissait-elle de la sorte ? Elle aurait aussi bien pu, et c’est ce qu’on aurait attendu d’elle, pousser les hauts cris, alerter les voisins et la police. Elle ne l’avait pas fait.
Maintenant, elle paraissait savoir où elle allait. Scrutant le paysage qui défilait derrière les vitres de la voiture, la jeune femme devait s’avouer qu’elle n’avait, elle, aucune idée du parcours. Mais l’essentiel n’était-il pas de mettre, au plus vite, le plus de distance avec le cabinet de ce maudit médecin, d’oublier même pour un court moment ce qui s’y était passé ? Elle soupira et se rencogna contre la portière. Au volant, l’autre femme ne paraissait pas davantage disposée au bavardage. Cela tombait bien.
2
Le quartier où elles arrivèrent en définitive était plutôt résidentiel, quant à la rue elle était totalement déserte sous la froide lumière des réverbères. Elles s’engagèrent dans une allée, une maison apparut dans la lumière des phares. La femme arrêta la voiture, coupa le contact. Voilà, indiqua-t-elle sobrement. Nous y sommes, venez !
Laurence poussa une petite grille et remonta l’allée qui lui faisait suite. L’une suivant l’autre, les deux femmes avançaient en silence. L’aînée tira de son manteau un trousseau de clés, la porte s’ouvrit silencieusement, elles entrèrent.
S’effaçant, Laurence alluma la lumière, puis referma la porte derrière elles. « Qu’est-ce que vous faites ? » Interrogea la cadette.