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Livre électronique344 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

Marine, 9 ans, est condamnée à mort.

Sa voix sifflante, encombrée par les métastases, chantonne quelques paroles en japonais. Une quinte de toux violente l’interrompt. Son infirmière préférée, Kyoko, poursuit pour elle la mélodie. Marine sourit: son père avait l’habitude de la terroriser avec les légendes nippones les plus glauques. Maintenant, elle trouve en elles un refuge.

Alitée, elle échafaude avec sa colocataire de chambre, Juliette, un plan pour s’enfuir et pour mourir comme elle le désire: en Asie, au coeur même des récits les plus sombres.

Toutefois, rien ne se passe comme prévu. Un homme aux facultés inexpliquées interfère, laissant derrière lui des mutilés par centaines et des cadavres par dizaines. Du sang, partout.

Qui est ce monstre sinistre qui ruine son évasion?

Envers et contre tous, Marine pourra-t-elle
connaître la fin qu’elle désire?
LangueFrançais
Date de sortie15 févr. 2021
ISBN9782898190476
Mourir
Auteur

Whitney St-Onge Bouley

Withney St-Onge B. est une travailleuse sociale et auteure qui partage son temps entre l’écriture et l’intervention auprès des personnes en difficulté. Chez les Éditions ADA, elle a publié en février 2019 le roman Déviance, un thriller dystopique troublant, qu’elle a co-écrit avec Stéphanie Sylvain. Elle est également blogueuse chez Filles de joual qui a pour mission de partager le plaisir de lire et d’écrire au Québec.

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    Aperçu du livre

    Mourir - Whitney St-Onge Bouley

    tôt.

    CHAPITRE 1

    UNE VRAIE POUPÉE DE CHIFFON

    Décembre 2016

    — … Papa ?

    La voix chevrotante de Marine, à peine audible, se perd dans la grande pièce. Une lourde fumée, qui imprègne le quatre et demie, emplit ses poumons. Sa respiration est saccadée. Dans cette chambre glaciale plongée dans le noir, elle est pétrifiée. Bien qu’il s’agisse d’un logement, Marine sait toutefois qu’elle et son père, Frédéric, sont les seuls locataires du bloc. Les propriétaires, qui vivaient auparavant juste au-dessus, ont déserté il y a belle lurette et n’ont jamais même tenté de louer ce taudis construit dans les années 70 au sein d’une forêt dense ceinturant la municipalité de Cranston, en Montérégie. Aucun cri ni appel à l’aide ne seront entendus. Marine sait qu’elle est seule et loin de tout. Elle se sent à des années-lumière de sa mère, qui vit pourtant dans la même ville. Elle visualise le chemin à sillonner pour se rendre ici ; plus de 15 minutes d’automobile, sans compter les deux kilomètres d’arbres et de gravier qui séparent la boîte aux lettres sur le rang Dupras de la porte d’entrée de la demeure perdue dans la nature. Cette distance noue la gorge de Marine. L’obscurité la terrifie, alors elle visualise son environnement comme si les lumières étaient allumées. De la moisissure au plafond. Des planchers en bois franc qui craquent à chaque pas. Des murs d’un blanc qui tend vers un jaune inégal, colorés par la nicotine. Des coulisses tout aussi jaunes pleurent sur les murs. Pour seules décorations, des affiches de films d’horreur nippons : du sang, du glauque, du sombre, du froid. Rien pour la rassurer. Malgré le temps des Fêtes qui sonne aux portes, la magie de Noël est tenue bien loin de cet environnement miteux.

    Une odeur âcre tapisse les narines de Marine et envahit sa chambre. Ses pieds sont recroquevillés et elle tremble, frigorifiée et terrifiée. Marine n’est là qu’une fin de semaine sur deux et Frédéric n’a pas pris la peine de rendre la pièce accueillante ; elle croit qu’il a simplement oublié de monter le thermostat et omis d’enlever les affiches horrifiques.

    — … Papa !

    Un cri un peu plus marqué cette fois, mais facilement enterré par la télévision qui crache un son infernal. Comme d’habitude, Marine n’arrive pas à fermer l’œil, même si elle ne voit rien, même si les ténèbres inondent la pièce. Ici, elle n’a pas droit à une lampe pour lui donner une impression de protection. Son père lui a fermement ordonné de rester couchée, de dormir, malgré l’obscurité : « De toute façon, quand tu as les yeux fermés, tu ne la vois pas, la maudite lumière. Fais ta grande fille ; raisonne un peu ! » Frédéric a tort, mais elle n’a pas osé s’opposer. Quand la lumière tamise la chambre, un rideau orangé se dresse devant ses yeux plutôt que le noir total. Cette couleur la rassure. La réchauffe. Lui fait du bien. Mais maintenant, tout est obscur et les pires monstres se tapissent dans le noir…

    — PAPA ! ?

    Un appel à l’aide, plus puissant encore que le précédent. Une question sans réponse qui résonne dans l’espace. Maintenant assise sur son lit, vêtue de son pyjama de Wonder Woman, Marine n’arrive pas à se convaincre que cette héroïne la protège, lui conférant des pouvoirs spéciaux ou un courage qu’elle ne possède pas. Elle croit que quelque chose se cache sous son lit. Le film d’horreur qui joue à tue-tête dans l’appartement y est pour quelque chose. Des femmes qui supplient, qui hurlent. Des grognements de monstres. De bêtes. Elle ignore si c’est ce vacarme qui empêche ses propres cris de se rendre aux oreilles de son père, ou bien s’il ne fait que l’ignorer. Bien qu’elle n’ait que six ans et demi, Marine est consciente de ces deux possibilités. Elle est au fait que Frédéric la considère comme une nuisance. Chaque fois, elle supplie sa mère pour ne pas venir ici. Liette doit la traîner jusqu’à la voiture et tous les pleurs du monde ne changent rien. Plus d’un an que ça dure. Vingt-sept fins de semaine horribles pour être plus exacte. Marine s’y résigne maintenant. Elle se dirige vers le véhicule comme un condamné à mort marcherait vers l’échafaud. Le regard vide et sans vie.

    Ses dents claquent : il faut qu’elle vérifie que rien ne se cache sous le lit. Il faudrait… mais la peur paralyse ses membres. Tous ces bruits, c’est peut-être juste le vent qui siffle dehors ou bien le bâtiment qui craque. Il n’y a probablement rien. Mais pourquoi sent-elle alors cette présence maligne ? À plat ventre, ses mains sont bien agrippées au matelas. Une grande inspiration, puis Marine décide de s’avancer. Dès que sa tête s’aventure hors des couvertures pour gagner le vide, la peur la saisit et lui tord la vessie. Une présence. Elle sent une présence. Son corps se recroqueville en position fœtale. Il y a quelqu’un. Quelque chose. Elle urine. La chaleur du liquide la réconforte. Quelques minutes plus tard, l’odeur lui donne la nausée et sa peau la démange.

    Des larmes jaillissent et Marine pousse de longues plaintes. Son père ne viendra pas l’aider. Sur une impulsion, elle décide de courir très vite jusqu’à l’interrupteur, pour se sortir de ce marasme. Elle ferme ses yeux azur, serre les poings et s’élance. Sa tête percute le mur en premier. Son corps parcouru d’adrénaline ne ressent pas la douleur tout de suite. Elle ne voit pas non plus la fine coulisse de sang qui naît sur son front, parcourt sa joue et meurt dans son cou. Sa main active l’interrupteur. La lumière lui confère un certain courage. Elle s’accroupit pour se diriger en catimini vers son lit afin de vérifier que le monstre est bien parti.

    Plus Marine s’approche, plus elle distingue certaines formes. Du poil. Des dents acérées. Des yeux jaunes. Un loup-garou ! Elle crie à s’en fendre l’âme. S’époumone. Sa gorge la fait souffrir. La peur la paralyse. Elle n’arrive même pas à se relever. C’est la première fois qu’elle voit véritablement une telle bête.

    Son père arrive en courant, une cigarette entre ses jointures jaunies.

    — Qu’est-ce qui se passe ici ? maugrée-t-il.

    — Papa ! Il y a un monstre sous le lit ! Je te jure, je l’ai vu ! Du poil ! Des dents pointues !

    Marine a de la difficulté à respirer. La panique lui fait oublier la procédure normalement innée. Frédéric rit dans un crescendo infernal.

    Je le savais. Il est malade, complètement malade !

    Sans réfléchir plus longuement, elle franchit le seuil de sa chambre et court à grandes enjambées pour atteindre l’entrée. Voyant que son père la poursuit, elle ne prend pas le temps de mettre ses bottes. Dehors, c’est comme en dedans, mais en plus propre : tout est blanc. Tout est vide. Ses orteils déjà froids se contractent au contact de la neige. Le choc thermique la tétanise. Elle aimerait avancer, mais son corps lui interdit.

    — Câlisse, Marine ! Reviens ici ! Reviens ici tout de suite !

    Elle se tourne vers Frédéric et hésite. Plus il s’approche, plus la peur envahit les membres de Marine et, cette fois, ils s’activent. Chaque pas dans la neige lui serre le cœur et lui envoie de puissantes décharges électriques. Elle réussit à s’éloigner un peu, mais son père la rattrape vite. Il l’agrippe, la tire par le collet pour la ramener à l’intérieur. Saisie et presque étranglée, Marine tombe dans la neige et se laisse traîner. Seuls les arbres sont témoins de sa douleur. Son dos rencontre l’allée de sel et de gravier. Son corps s’égratigne et se peint d’ecchymoses.

    Une fois dans l’appartement, ils n’échangent aucun mot. Il lui sort de nouveaux vêtements de nuit blancs. Secs et propres. La mine piteuse, Marine les prend et les enfile dans la salle de bain. La minuscule fenêtre de cette pièce exiguë ne lui permettrait pas de s’échapper. Elle se résigne. Quand elle sort, elle tient son ensemble de Wonder Woman troué, imbibé de saleté, d’urine et d’eau. Elle le serre contre elle de toutes ses forces. Son père la regarde d’un air désapprobateur :

    — Tu vas toute te mouiller encore !

    Il lui arrache le pyjama et le jette à la poubelle, marmonnant :

    — Il était troué de toute manière.

    Marine pleure sans retenue. Il n’y a maintenant plus personne pour la protéger du monstre sous son lit… et de celui qui se dresse devant elle.

    Je ne retournerai pas dans cette chambre.

    Frédéric la saisit par un poignet et la soulève de si haut qu’elle ne touche au plancher qu’avec la pointe des pieds. Son souffle est coupé par la surprise et la douleur. Des éclairs frappent ses articulations tendues. Son épaule et son coude menacent de se disloquer. Marine comprend rapidement qu’il se dirige vers la chambre où se terre le monstre.

    Il est fou ! Non, je ne veux pas y retourner ! On va se faire tuer !

    Elle veut contester, mais sa gorge serrée ne laisse passer qu’un hoquet d’effroi. Elle tente de se débattre, mais il la trimballe telle une vraie poupée de chiffon. Dans l’embrasure de la porte, sa main libre se retient au chambranle.

    Plus Marine s’approche du monstre, plus l’énergie afflue dans ses membres et elle parvient finalement à mugir une plainte.

    Elle hurle.

    Elle supplie.

    Son père la lâche alors d’un coup. Elle tombe sur le sol. Son coccyx frappe durement le plancher. Ses muscles et ses articulations lui font mal. Elle est épuisée. Elle recule à coups de talons dans le corridor, jusqu’à toucher le mur face à sa porte de chambre. Frédéric se dirige vers le lit.

    Tant mieux, peut-être que le monstre va le manger.

    Il se penche et se relève aussitôt, un masque de loup-garou en main.

    — Regarde, Marine, c’est juste un déguisement !

    Il l’enfile et s’approche d’elle en grognant. La peur s’insinue encore dans sa vessie, qui se relâche de nouveau. Terrorisée, Marine demeure muette. Son père grogne en remarquant la tache d’urine grandir sur son pyjama.

    — Tu pourrais pas te retenir, ciboire ?

    Il jette le masque par terre et la déshabille lui-même avec des gestes brusques. Il fouille ensuite dans une commode. Aucun pyjama. Il ferme un tiroir en le poussant avec force. Clac ! Marine est nue. Elle a froid. Elle tente de cacher ses parties intimes. Frédéric est enragé. Il quitte bruyamment la pièce pour revenir avec un chandail sur lequel se dresse un grand squelette qui mange un humain. À travers les os, on voit des morceaux de chair humaine. Du sang. Des boyaux. Son père lui enfile. Elle tremble comme une feuille. Il l’agrippe sous les aisselles pour la déposer sur le lit souillé d’urine. Il ne semble pas y porter attention. L’odeur envahit violemment les narines de Marine.

    — Je vais te raconter une histoire pour t’aider à t’endormir. Ferme les yeux et allonge-toi.

    Marine se méfie. Normalement, elle attend impatiemment chaque soir le moment où sa mère lui raconte une histoire après le bain. Son père n’a toutefois jamais eu cette habitude. Qu’allait-il faire ? Les yeux de Marine n’arrivent pas à se fermer complètement. Elle a de la difficulté à croire que de bonnes intentions puissent se cacher à l’intérieur de ce grand corps d’homme. Le lit est mouillé. Froid. C’est loin d’être confortable. L’attitude menaçante de Frédéric l’invite à obtempérer. Elle clôt alors ses paupières et s’allonge sans discuter.

    — Il était une fois une petite fille de sept ans. Elle avait de longs cheveux frisés blonds, aimait le hockey et jouer avec de gros camions. Un peu comme toi. Elle n’écoutait jamais son père. Elle ne lui faisait pas du tout confiance. Elle n’arrêtait pas de lui dire qu’elle voulait retourner chez maman. Un bon jour, elle décida de partir en catimini quand son papa dormait. La nuit était sombre comme l’encre. Sur sa route, un chemin de fer fermé par des barrières annonçait la venue d’un train. Ding ! Ding ! Ding ! Des lumières rouges clignotaient. Elle s’assit donc en Indien sur le sol plein de neige pour le regarder passer.

    Marine se reconnaît dans cette petite fille. Presque le même âge. Les mêmes intérêts. Les mêmes cheveux. Peut-être qu’en pensée, elle rejoindra enfin sa mère. Elle pourrait sûrement s’endormir une fois dans ses bras imaginaires.

    — … Une femme aux longs cheveux noirs s’approcha d’elle et la regarda. Les yeux vides. Elle s’accroupit pour passer sous les barrières. Le bruit du train qui approchait résonnait de plus en plus fort. La dame se coucha sur les rails, qui vibraient de plus en plus fort. La petite fille ne comprenait pas. Elle lui cria : « Madame, le train arrive ! Levez-vous ! » La femme leva alors la tête, juste assez pour que leurs regards se croisent. Et à ce moment précis, le train la coupa en deux. Un son mouillé. Ses jambes furent tranchées sous les yeux de la petite fille et disparurent sous le train. Elle en était bouche bée. C’était horrible. Les lambeaux de peau. Le sang. Beaucoup de sang. La petite fille vomit, vomit encore. Incapable de s’arrêter. Jusqu’à ce que le train finisse de passer. Elle voulait partir de là et retourner chez son père. C’était terrifiant. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que la femme au regard vide était toujours vivante. Elle la rattrapa, se déplaçant sur ses coudes. La petite fille pouvait entendre ses déplacements : « Teke. Teke. Teke. Teke. » Elle se retourna pour connaître la source du bruit. C’est à ce moment que la femme transforma un de ses bras en grande faux. Une lame bien aiguisée. Et elle lui trancha la gorge. Pendant que la tête de la petite fille se détachait de son corps et que le paysage tanguait, elle pensa : « J’aurais vraiment dû rester avec papa. » Mais il était trop tard. Et, depuis ce jour, la femme aux longs cheveux noirs et aux yeux vides, que tous surnomment « Teke Teke », se promène, tranchant la gorge de toutes les petites filles qui n’écoutent pas leur papa.

    Marine fait semblant de dormir. Son visage se plisse si fort qu’il en devient laid. Ses orteils se recroquevillent et elle serre les poings. Elle ignore si son père remarque qu’elle feint le sommeil. Elle sait toutefois que si elle est silencieuse, il ne se fâchera pas et retournera probablement au visionnement de son film d’horreur. Il quitte la pièce et les muscles de Marine se décontractent.

    Teke… Teke… Teke… Teke…

    Quand le craquement du plancher indique qu’il a franchi la porte, elle attend une bonne minute avant d’ouvrir ses yeux. Elle n’arrivera ensuite plus à les fermer de la nuit. Et si Teke Teke venait la hanter ? Elle a quand même tenté de quitter son père pour retourner voir sa mère, plus tôt ce soir. Est-il trop tard ? Et si, à partir de maintenant, elle lui obéissait ? Est-ce que la femme la laisserait tranquille ? Pour se calmer, Marine a besoin de sa rondelle de hockey. Elle bouge en tentant de ne pas faire de bruit. Ses traits se contractent, car elle a peur que les ressorts du matelas se manifestent ou que le plancher craque. Mais il n’en est rien. En plongeant les mains dans son sac, elle caresse son ourson qu’elle n’ose pas sortir, de peur de le mettre lui aussi en danger. Ses doigts rencontrent toutefois son porte-bonheur. Elle le sort et l’amène dans son lit. Étendue à nouveau, elle le serre contre son cœur. Ce seul geste l’apaise. Sans fermer l’œil, Marine se visualise en train de jouer au hockey. La fierté l’emballe et une chaleur réconfortante se répand dans chaque parcelle de son corps. Mais voilà qu’un son résonne à nouveau dans ses oreilles :

    TekeTekeTekeTeke

    Son regard se jette partout dans la pièce afin de s’assurer que la femme à la faux ne s’y trouve pas. Nulle part. Non rassurée, elle évite de cligner des paupières, mais ses réflexes la trahissent. Quand le soleil point, elle est si épuisée que son corps flanche. Elle s’abandonne et s’endort.

    Vers midi, la faim la réveille. Avec la lumière du jour, ses peurs se sont évanouies. Elle ne ressent plus que sa vie est en danger. Un poids de moins sur sa poitrine. Sa résolution de ne plus jamais revenir chez son père a atteint son paroxysme.

    Je dois attendre sagement jusqu’à seize heures. Maman arrivera et la femme au regard vide ne me chassera pas, car j’aurai écouté papa.

    Elle tousse le plus silencieusement possible pour se débarrasser de la fumée qui s’est insinuée dans ses poumons depuis son arrivée. Ses pieds la mènent jusqu’au salon. Son père est toujours devant le téléviseur, avachi sur un vieux divan à motifs de fleurs délavés, un filet de bave coule à la commissure de ses lèvres, du pop-corn partout sur le ventre. Son torse se soulève et s’affaisse. Il y a quelque chose d’apaisant dans ce mouvement qui indique que le monstre est endormi.

    Le ventre de Marine grogne, insiste. Les armoires sont fouillées. Il n’y a définitivement rien de facile à se mettre sous la dent. Par peur de réveiller la bête qui sommeille, elle retourne dans sa chambre. En s’adossant au mur, son corps se laisse glisser tranquillement. Pour la première fois, l’imposante bibliothèque attise sa curiosité. Elle savait qu’il y en avait une, mais jamais Marine ne s’était sentie autant appelée par les livres. Elle n’ose toutefois pas trop bouger et son regard alterne entre ce mur de bouquins et la vieille horloge jaunie. Elle retient toute envie. Son ventre se creuse. Sa vessie est sur le point d’exploser. Sa gorge est aride. Des étourdissements la surprennent, mais elle les ignore. Elle regarde les secondes passer jusqu’à quinze heures trente. Trente minutes avant l’arrivée de sa mère, elle se relève et ouvre son sac de Spider-Man pour se changer. Ensuite, ses pieds la mènent en silence jusqu’à la porte d’entrée. Elle enfile ses bottes, sans lâcher son père des yeux. Elle attend sagement sa libération. L’activation de la sonnette fait sursauter Frédéric encore endormi. Il se lève d’un bond et pousse sa fille sans délicatesse aucune pour ouvrir la porte. La lumière s’invite dans la pièce. Son père plisse les yeux.

    — Tu es encore en pyjama, Fred ?

    — Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? ! On n’est plus ensemble.

    — … C’est vrai. Au moins Marine est prête. Merci.

    Frédéric se dirige sans répondre vers le salon. Marine attend le signal pour pouvoir partir, mais son père l’ignore et se tourne vers la télé. Sa mère la regarde, sans trop comprendre.

    — Marine, qu’est-ce que t’attends, ma chouette ?

    — … Papa ?

    — Va donner un bisou à ton père avant de partir. Allez !

    La petite hésite. C’est un vrai cauchemar. Elle doit s’approcher de cette bouche répugnante à l’haleine de nicotine, remplie de résidus de nourriture. Ses yeux fixent le corps immobile, déjà bien ancré dans le vieux fauteuil en décrépitude. Frédéric attend probablement leur départ pour s’immerger à nouveau dans l’horreur. Marine veut en finir une fois pour toutes. Elle court très vite, empêche l’air d’entrer dans son nez et donne un baiser sec sur la joue rugueuse de barbe négligée.

    — Bye, Marine. On se revoit dans deux semaines !

    Elle espère que non. Et fera tout pour que cela ne se produise pas. Elle le sent : le peu d’affection qu’elle avait pour son père s’est évaporé. Elle esquisse un sourire factice, comme seuls les adultes peuvent normalement le faire, et s’empresse jusqu’à la voiture, laissant de petites traces de ses bottillons dans la neige. Elle n’est pas assez grande pour s’installer sur le siège avant. Elle s’assoit et s’attache sur la banquette arrière avant même que sa mère n’ait eu le temps d’entrer dans la voiture. La même procédure est effectuée pour son ourson, qu’elle avait jusqu’alors laissé dans son sac pour le protéger des monstres.

    Tout le monde est en sécurité maintenant.

    Sa mère démarre la voiture et, lorsque la suspension s’active à la rencontre d’un chemin de fer, les images de la femme à la faux s’imposent à l’esprit de Marine. Elle déballe tout :

    — Maman, je sais que je te l’ai dit souvent, mais je ne veux plus retourner chez papa. Je n’ai rien mangé de la journée. Hier, il m’a raconté une histoire d’horreur pour m’endormir. J’ai eu peur toute la nuit !

    — C’est sûrement un mauvais cauchemar, tout ça, Marine. J’ai besoin de me reposer des fois. Il faut que tu ailles chez papa au moins une fin de semaine sur deux. C’est pour la santé de maman, tu comprends ? On va passer de meilleurs moments comme ça.

    Marine n’a pas la force ni les mots pour argumenter. Qu’on prenne soin d’elle est-il une corvée si épuisante ? Est-elle si nuisible que sa propre mère a besoin de prendre des pauses d’elle ? Est-ce que ce que son père lui fait subir est normal ? Tout se mélange dans sa tête. A-t-elle rêvé à tout ça ? Était-ce un cauchemar ? Ça semblait pourtant bien réel. Non, elle en est certaine, elle a bien vécu ces horreurs. Le véritable cauchemar, il se déroule à l’instant. Sa mère la regarde dans le rétroviseur et ajoute :

    — Tu vas t’adapter, Marine. Je te le promets. Tout va bien aller.

    Tout va bien aller…

    CHAPITRE 2

    J’AI LE CONTRÔLE

    Août 2016

    Un homme nu reprend conscience. La lumière l’éblouit. Vive, malgré le temps maussade. Sa vision embrouillée tente de trouver des repères : du béton et du gris à perte de vue. En plissant les yeux, il peine à distinguer les immenses bâtiments du centre-ville qui le surplombent. Il se lève avec difficulté et les longe, eux qui s’élancent vers une parcelle de ciel tout aussi morne. Il sent des gouttes de pluie glisser sur ses joues. Ses narines se dilatent. Il perçoit des odeurs. Plein d’odeurs. Trop d’odeurs. Il secoue la tête, mais il est envahi. Des effluves typiques d’une ruelle crasseuse l’assaillent : l’humidité écrasante se mélange à l’urine animale et à la moisissure. Ses pieds se râpent au bitume. Et les bruits ! Les klaxons, la friction des pneus sur l’asphalte, le pas des gens pressés, les discussions indiscernables, comme des vrombissements lointains, les claquements de portières et une musique assourdissante. Il est soudainement saisi par une envie de se rendormir et de ne plus jamais se réveiller. Jamais. Le sentiment est violent. Il ne sait pas qui il est. Il ne sait pas où il est réellement. Une chose est certaine : il ne veut pas être ici.

    Il ferme les yeux. Sans y penser, il insère son pouce dans sa bouche et se recroqueville de nouveau en position fœtale. Pour s’apaiser, il se berce.

    Un choc. Une douleur. Un point dans le bas du dos le fait émerger de sa coquille. Ses paupières explosent. Il discerne des bottes qui s’éloignent à toute vitesse. Brunes. Elles sont rattachées à un homme d’affaires. Blessé et à l’affût, l’homme sans nom se redresse à quatre pattes sur la pointe des pieds et le bout des doigts, telle une bête prête à combattre. Il constate que son attaquant est en train de quitter la ruelle au pas de course. Quel lâche ! Plusieurs personnes pressées, café en main, passent sur la rue adjacente sans même se retourner. Il fusille la foule du regard comme autant de déchets dans son environnement physique. Son assaillant, vêtu d’un complet marron, se fond rapidement dans la masse de vêtements ternes, jusqu’à disparaître complètement. Il n’aura jamais vu son visage.

    L’homme nu s’assoit, insatisfait, et s’observe. Des mains chétives, des avant-bras poilus. De longues jambes maigres. Il s’adosse au béton sale. L’humidité est tentaculaire. Il se sent oppressé, étouffé par l’ambiance lourde. Et il fait chaud. Tant de peau. Tant de nudité. Il aimerait bien voir son propre visage. Ses mains le tâtonnent. Il découvre ses cheveux rasés de ses doigts.

    Mais où suis-je ?

    Qui suis-je ?

    Comme pour chercher des réponses à ses questions, il se lève difficilement, en s’appuyant au mur avec ses paumes. Il observe la ruelle étroite. En tendant les bras, il arrive à toucher aux deux immeubles qui se font face.

    Bien que la faune urbaine soit dense sur les deux rues qui y sont perpendiculaires, peu de gens osent s’aventurer dans cette ruelle crasseuse – un raccourci risqué qu’utilisent probablement une poignée de téméraires.

    De longues minutes s’écoulent. L’homme nu n’ose pas sortir. Il se sent seul, faible et vulnérable – des sensations qui l’enragent. Ses poings se contractent pour oblitérer son impuissance.

    Mille

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