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Livre électronique272 pages3 heures

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À propos de ce livre électronique

Six histoires d'horreur inspirées par le terroir Québécois!

Quatre nominations au prix Aurora/Boréal 2013!

AURORE, L'ENFANT DU DIABLE, de Nicolas Handfield :
Après l’internement de sa mère à l’asile, la jeune Aurore croit que le malheur de sa famille ne peut empirer. Et pourtant, quand le curé du village suggère à son père de prendre une nouvelle femme, la vie de l’enfant bascule vers l’Enfer. Dans ce pastiche inspiré des films de série B, l’enfant martyre aura sa vengeance!

HÉCATE, de Daniel Sernine :
Pour Louis Leroux, fuir la ville semble la seule solution afin d’échapper à ses démons. Mais les loups, les loups rôdent dans la campagne. Ils l’appellent et le hantent... Tout comme la gueule sanglante d’Hécate, et cette robe maculée de sang.

514 YIH-OOPI, de Luc Dagenais :
Montréal n’est qu’une colonie minière. Depuis sa fondation, elle subit les attaques incessantes des y’i:hoopis, créatures sanguinaires aux youyoulements à glacer le sang. Un seul homme peut défendre la ville contre ces monstres : Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve.

Et les micronouvelles :

LA CHASSE AU GROS GIBIER, de Richard Tremblay.
LE RÉVEILLON DU GRAND DORMEUR, de Martin Mercure.
CRUCIFIXION, de Geneviève Blouin.

Et une introduction par Alamo St-Jean et Frédéric Raymond.

LangueFrançais
Date de sortie26 avr. 2014
ISBN9782981286956
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    Aperçu du livre

    Exodes - Nicolas Handfield

    La Maison des viscères vous remercie d’avoir acheté cet exemplaire numérique de Exodes. Pour rendre votre expérience de lecture plus agréable, nous vous proposons un fichier exempt de système de gestion des droits numériques (en anglais, Digital right management, ou DRM). Merci de respecter les auteurs de ce livre en le conservant pour votre usage strictement personnel.

    Terroir, terreur

    Alamo St-Jean et Frédéric Raymond

    Aurore, l’enfant du Diable

    Nicolas Handfield

    La chasse au gros gibier

    Richard Tremblay

    Hécate

    Daniel Sernine

    Le réveillon du Grand Dormeur

    Martin Mercure

    514 YIH-OOPI

    Luc Dagenais

    Crucifixion

    Geneviève Blouin

    Biographies

    Les personnages et les situations de ces récits étant purement fictifs, toutes ressemblances avec des personnes ou des situations existantes ne sauraient être que fortuites.

    La Maison des viscères

    3236, rue de Rouen, app. 6

    Montréal (Québec) H1W 1L1

    Canada

    Édition : Alamo St-Jean et Frédéric Raymond

    Révision linguistique : Caroline Vézina

    Mise en page : Frédéric Raymond

    Illustrations : Yannick Bouchard

    Site Internet : www.visceres.com

    Courriel : info@visceres.com

    ISBN

    978-2-9812869-4-9 : Exodes (version imprimée)

    978-2-9812869-5-6 : Exodes (EPUB)

    978-2-9812869-6-3 : Exodes (MOBI)

    978-2-9812869-7-0 : Exodes (PDF)

    Dépôt légal : 4e trimestre 2012

    Dépôt légal – Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2012

    Dépôt légal – Bibliothèque et Archives Canada, 2012

    Tous droits révervés.

    Copyright © 2012 La Maison des viscères et les auteurs

    Terroir, terreur

    Le terroir, berceau de notre culture et de notre identité québécoise. Ce mot rappelant la terre ressemble à terrere, le latin pour « terreur ». Les deux mots, « terroir » et « terreur », partagent d’ailleurs le même radical. Ce qui n’est pas sans rappeler une époque ancestrale où la terre du Nouveau Monde était sauvage, inconnue, brutale et sans pitié, en particulier pendant les longs mois d’hiver.

    Impossible de ne pas être intrigué par les secrets qui se cachaient dans les recoins les plus sauvages du Québec d’autrefois. À une époque où la seule façon de passer le temps était de se raconter des contes et des légendes, les créatures de l’Ancien Monde et du Nouveau Monde se sont hybridées au cours de rassemblements de familles et d’amis, devant les feux de camp et les poêles à bois.

    C’est de notre histoire et de notre imaginaire que se sont inspirés nos auteurs pour écrire les novellas que vous trouverez dans ce livre. D’ailleurs, ce n’est pas le bassin créatif qui manque. La peur du Diable, omniprésente et propagée par le clergé, servait souvent d’explication aux maux des pauvres âmes qui avaient le malheur d’être simplement malades. Les bois, sauvages et obscurs, regorgeaient de créatures ignobles inspirées autant par les monstres folkloriques d’Europe que par ceux, méconnus, des premiers habitants du continent, ou encore par ceux qu’on inventait au coin du feu.

    Ainsi, dans le premier texte de Exodes, vous retrouverez un personnage connu de la culture québécoise : Aurore, l’enfant martyr. Dans « Aurore, l’enfant du Diable », de Nicolas Handfield, on retrouve les traits familiers de l’histoire qui a inspiré, en 1921, la pièce de théâtre de Henri Rollin et de Léon Petitjean, ainsi que, en 1952, le film de Jean-Yves Bigras. Bien sûr, comme le titre l’indique, le rôle des martyrs sera inversé dans cette réinterprétation de ce classique québécois.

    Dans le second texte de Exodes, « Hécate », de Daniel Sernine, on redécouvre avec plaisir une novella parue en 1983 dans la collection Quand vient la nuit. Cependant, la variante actuelle du texte a été revue et augmentée. Elle constitue donc la version définitive du texte. Ici, le terroir est fort reconnaissable dans ces thèmes littéraires de la ruralité contre la ville, de l’exil et de l’implantation d’un inconnu en temps de crise dans un milieu qui lui est hostile. Sans oublier, bien sûr, l’élément phare du texte, la lycanthropie.

    Dans « 514 YIH-OOPI », de Luc Dagenais, le dernier texte de Exodes, on retrouve un personnage marquant de l’histoire du Québec, Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, fondateur de Montréal. Bien entendu, l’histoire ne serait pas aussi intéressante si l’on n’y retrouvait le bizarro, propre au style de l’auteur. Des touches d’uchronie inspirées des meilleurs films d’action et d’horreur de série B vous attendent à la lecture de ce texte complètement déjanté.

    Intercalées entre ces novellas, trois micronouvelles inspirées elles aussi du terroir et écrites par des auteurs de talent, soit Richard Tremblay, Martin Mercure et Geneviève Blouin.

    Nous avons donc le plaisir de vous inviter à tourner la page et à sombrer dans la lecture de cette anthologie à saveur de terroir et de terreur, pour y découvrir une horreur bien de chez nous!

    Alamo St-Jean et Frédéric Raymond,

    septembre 2012

    CHAPITRE 1

    Saint-Quentin, fin août 1920

    — Approche, ma noire, dit-elle d’une voix éteinte.

    L’enfant dépose la débarbouillette dans la bassine d’eau fraîche et vient s’asseoir sur le lit.

    Jeannette touche la joue de sa petite. Ses doigts sont brûlants. Ses ongles, jaunes, longs et sales, ont passé leur vie à décrasser le plancher de la cuisine et chaque racoin de la bécosse. Le visage de la petite est beau, son teint est clair et ses joues aussi rouges que deux tomates bien mûres. Aurore a le corps frêle de sa mère, mais la santé de fer de son père.

    Le contraste entre Jeannette et sa fille est violent. Grise et laide, la mère Rochon fait penser à un squelette avec une couche de viande autour des os ou, encore, à un épouvantail qui cligne des yeux très lentement.

    — Aurore, t’es ma plus vaillante et t’as l’cœur à bonne place, soupire Jeannette entre deux râlements. Promets-moi d’veiller su’ ton frère et te montrer obéissante envers ton père. Quand Rose s’ra partie, ça va être à toi de t’nir maison. Ça demande beaucoup de travail, mais j’sais qu’tu vas m’faire honneur.

    Aurore avale de travers et tente de contrôler ses émotions.

    — Tu vas guérir, m’man. Une fois les récoltes terminées et les légumes vendus à la foire agricole, le père va avoir assez d’argent pour t’envoyer au sanatorium de Sainte-Agathe. Tout c’que t’as besoin, c’est d’soleil et d’air pur.

    — T’es ben aimable, mais l’Bon Dieu a pris sa décision. Y m’veut à ses côtés.

    Jeannette se remet à tousser de plus belle, ce qui fait remonter le méchant enfoui au fin fond de son corps. La malade n’a même plus la force de couvrir sa bouche et de gros postillons se répandent dans la pièce comme le pollen d’une fleur vénéneuse. Aurore tourne la tête, mais un glaviot sanguinolent atterrit pile dans sa bouche. À son tour, elle se met à tousser et à cracher pour chasser l’ichor.

    C’est à ce moment-là que deux géants habillés en blanc entrent dans la chambre en faisant un vacarme pas possible. La petite lève les yeux et aperçoit les deux armoires à glace qui foncent vers le lit. Ils portent des gants et une partie de leur visage est caché par un masque chirurgical. Ils saisissent la mère tousseuse à bras le corps ; l’un des gros lui empoigne les chevilles, l’autre baquais la tient fermement par les dessous-de-bras. Un des seins de la souffrante s’évade de la jaquette imbibée de sueur. Exténuée, Jeannette ne cherche même pas à cacher sa féminité ou à se défaire de l’emprise des gaillards. Ils la sortent du lit sans ménagement, lui cognent la hanche sur la table de chevet et renversent la bouteille de sirop qui vole en éclats sur le plancher. Le liquide vert s’infiltre entre les lattes de bois et les vapeurs du médicament montent au nez d’Aurore qui a un haut-le-cœur.

    Aurore s’essuie la bouche et se relève d’un bond avant de s’accrocher au pantalon de l’un des hommes.

    — Laissez ma mère tranquille ! jappe la gamine.

    Il faut dire qu’elle a du chien, la petite : elle varge sur l’homme de toutes ses forces avec ses poings durs comme des cailloux. Elle vise les testicules du malchanceux et atteint la cible plusieurs fois. Mais les deux hommes réussissent quand même à se pousser avec la bonne femme. Ils descendent l’escalier et se retrouvent en moins de deux dans la cuisine.

    Aurore déboule au pas de course.

    Léon, son frère âgé de sept ans, s’est réfugié dans les bras de sa grande sœur Rose qui lui caresse les cheveux pour le calmer. Leur père Télésphore discute avec un grand sec vêtu d’une longue chemise blanche et portant une moustache en forme de guidon de vélo.

    C’est le docteur Salluste Mitchell. Un homme toujours bien mis, toujours bien soigné et qui sent le camphre à plein nez.

    — P’pa ! Qu’est-ce qui font avec m’man ? lance Aurore.

    — Ils l’amènent à l’asile Beaumont, crache Télésphore d’une voix autoritaire, tout en bloquant le chemin à sa fille.

    — Pour quoi faire ? Est pas folle !

    — C’est pour le bien de ta famille, répond le docteur d’une voix rassurante. Ta mère ne peut plus habiter ici, elle est beaucoup trop contagieuse.

    Télésphore prend maladroitement la petite contre lui et tente de la réconforter pendant que les deux hommes sortent dans la nuit, emportant la Jeannette. Le docteur Mitchell met son chapeau et sort à son tour, sans dire un mot.

    — Faites-vous pas d’tracas avec ça, les enfants, toute va ben s’passer, ajoute le père.

    Mais Aurore ne l’entend pas, trop engourdie par son immense peine et par la maladie de sa mère, qui gagne chaque organe de son petit corps.

    CHAPITRE 2

    Aurore se réveille couverte de sueur.

    Elle s’est endormie tard dans la nuit, s’épuisant à prier pour sa mère et pour sa propre santé.

    Elle a rêvé qu’elle était malade comme sa mère. Elle toussait, elle crachait et après bien des efforts, elle finissait par vomir une boule de chair striée de veines bleues et roses. Le gros kyste tombait sur le sol de sa chambre et se mettait à rouler sur lui-même — amassant au passage les amas de poussière du plancher. Aurore essayait de l’attraper pour le brûler dans une chaudière en métal, mais la chose poursuivait sa course, se faufilant en dessous de la paillasse avant de gagner un trou de souris. Derrière le mur de la chambre, le kyste poursuivait sa croissance et devenait gigantesque à un point où il finissait par envelopper toute la maison. La famille Rochon était condamnée à vivre à l’intérieur même de l’apostème et à pourrir lentement avec lui.

    Pour chasser les miasmes de son cauchemar et la crainte d’avoir été contaminée par sa mère, Aurore s’est mis une idée dans la tête. Elle descend à la cuisine en faisant attention de ne pas faire craquer les vieilles marches de l’escalier pour ne pas réveiller sa sœur et son frère.

    Une fois parvenue au rez-de-chaussée, elle remarque la tasse de café que son père a oubliée sur le coin de la table. Elle la ramasse, vide son contenu dans l’évier avant de faire jouer la pompe. L’eau éclabousse la tasse que la petite rince avant de l’essuyer. Par la fenêtre, Aurore peut voir Télésphore qui cultive son champ de patates, essayant avec misère d’éveiller sa terre à grands coups de pioche. Son père ne veut pas inquiéter sa famille, mais la fillette est loin d’être naïve : les récoltes s’annoncent désastreuses, pires que l’an passé. Il fait un temps de chien depuis des semaines, la pluie et la basse température ont endommagé les sols, si bien que l’automne sera difficile et l’hiver, un véritable calvaire.

    La fillette saisit le pain de savon déposé à côté de l’évier puis, à l’aide d’un économe, recueille des petits morceaux qu’elle dépose délicatement sur un mouchoir. Elle prend un copeau de savon, l’observe un instant avant de le mettre sur sa langue. Le goût est insupportable, mais elle endure et fait quelques ballounes pour bien se nettoyer la bouche. Si Télésphore apprend qu’elle a avalé un crachat de Jeannette, il est capable de l’envoyer croupir à l’asile, elle aussi.

    Avec délicatesse, Aurore enveloppe le reste de son trésor parfumé avant de mettre son mouchoir dans la poche de sa jaquette. Elle replace le savon tout près de l’évier de fonte et jette un coup d’œil à l’extérieur. Son père est toujours au champ, mais il fait une pause ; calé sur sa bêche, il discute avec un homme bien vêtu.

    Cet homme, Aurore l’a déjà vu au village. C’est lui qui lui a vendu à bas prix le sirop miraculeux qui allait supposément guérir sa pauvre mère.

    CHAPITRE 3

    Télésphore retire son chapeau et s’essuie le front avec son mouchoir.

    Il fixe le vendeur qui se tient devant lui.

    C’est un petit gros trop chauve pour son jeune âge et sa peau est couverte de petits clous. Il compense sa laideur par un complet tiré à quatre ou cinq épingles — le bonhomme Rochon n’a pas pris le temps de les compter. L’agriculteur connaît fort bien cette race de monde, ces charlatans venus de la grande ville qui cachent difficilement leur mépris pour les campagnards et qui essaient de refiler leurs produits à n’importe quel prix. Mais le vendeur connaît l’art du boniment. Méfiant au départ, Télésphore le trouve de plus en plus convaincant.

    — Pour que c’est faire que vot’ engrais s’rait meilleur qu’un autre ? lui demande-t-il avant de se racler la gorge.

    — Parce qui vient des États ! rétorque le vendeur sur un ton jovial. C’t’un engrais chimique qui a été fabriqué par des scientifiques de l’armée américaine. Durant la Grande Guerre, pendant qu’les hommes s’battaient en Europe, les femmes restées au pays devaient s’occuper des champs quand ben même elles en avaient ni la force, ni les compétences. Pour éviter qu’les agriculteurs reviennent du combat et découvrent leurs terres déguenillées, le gouvernement a décidé d’leur offrir un engrais révolutionnaire qui allait changer l’agriculture à jamais. Tous les agriculteurs américains l’utilisent, certains d’entre eux ont doublé leur production d’blé l’an passé ! Laissez-moé vous montrer.

    — Ça m’coûtera rien ?

    — Juré craché.

    Le petit gros se penche et soulève le couvercle de la chaudière en bois qui se trouve à ses pieds. À l’intérieur, des petits cristaux verts scintillent tellement que le vendeur est obligé de plisser les yeux. Il prend une poignée de cristaux et les répand sur le champ de patates.

    — R’gardez comme les cristaux fondent d’un coup. J’vous garantis qu’d’ici deux semaines, vous allez avoir des pousses d’un pied d’hauteur.

    Télésphore fixe sa terre tout en se frottant le menton pendant que le vendeur continue d’en beurrer épais.

    — Vot’ champ dormira pas d’l’hiver, si bien qu’vous allez p’t-être pouvoir faire cueillette au printemps ! Ça c’est déjà vu, vous savez.

    — Certain que plus j’récolte, plus j’fais d’argent, pense tout haut l’agriculteur. J’ai besoin d’garnir mon bas de laine… Y a une grosse dépense qui s’en vient.

    — Le mariage de vot’ plus vieille ?

    — Les funérailles de ma femme.

    — Mes sympathies, s’excuse le vendeur en faisant son signe de croix.

    — Est pas morte encore, mais ses jours sont comptés.

    Un lourd silence s’enracine. Le vendeur réfléchit de son bord, Télésphore aussi.

    — Écoutez, m’sieur Rochon, on va faire un affaire. J’vous laisse une chaudière pour la moitié du prix et j’vais r’venir faire mon tour dans deux, trois semaines. Si mon produit a aucun effet su’ vot’ terre, j’vous rembourse chaque cenne.

    Pas fou, Télésphore sait que s’il accepte l’offre du vendeur, il ne le reverra jamais. L’agriculteur ne croit pas trop aux vertus de cet engrais, mais l’automne va bientôt se pointer et les patates se font rares. Il a besoin d’un miracle, un vrai.

    — J’vous en donne le tiers du prix, un gros deux piastres sonnants, pis vous disparaissez, correct ?

    Le vendeur hoche la tête, affiche un sourire malin en acceptant les billets que lui tend Télésphore, puis disparaît à bord de sa rutilante Ford T noire comme la nuit.

    CHAPITRE 4

    Dans quelques minutes, le soleil va se faire manger tout rond par l’horizon. Télésphore, robuste agriculteur de Saint-Quentin, finit de bêcher le sol boueux de son champ de patates.

    Ça fait moins de deux semaines que sa femme se meurt à l’asile et, pour cacher sa peine — une émotion qu’il ne contrôle pas et qui le trouble profondément —, le père Rochon se jette à corps perdu dans son travail. Sa terre est une savane, l’été est pratiquement fini et comme c’est là, son champ ne lui donnera pratiquement rien. Pour que l’agriculteur en soit rendu à acheter l’engrais magique d’un bonimenteur, ça montre l’étendue de son désespoir.

    Il rajoute une dernière pelletée de cristaux verts chimiques. Son dos le fait souffrir, la faim le tenaille : c’est l’heure de rentrer à la maison.

    Télésphore cogne ses grosses bottes l’une contre l’autre, les racle au seuil avant de pénétrer dans la cuisine. L’abbé Berthiaume se trouve tout près de l’évier, buvant un verre d’eau dans un gobelet d’étain, pendant qu’Aurore, Léon et Rose sont assis sagement autour de la table. Un silence mortuaire règne dans la pièce et Télésphore s’imagine le pire : sa Jeannette a rendu l’âme et le curé est ici pour lui annoncer la triste nouvelle. Mais c’est là qu’il aperçoit une créature vêtue de noir avec un voile en dentelle qui lui dérobe le visage. C’est une costaude pas trop grasse, mais définitivement plus en chair que Jeannette. Elle a osé s’asseoir à la place de la mourante. Une valise en cuir noir trône à ses pieds.

    — On vous attendait, annonce Père Berthiaume.

    — Bonsoir, monsieur l’curé. Toute va ben ? Y est rien arrivé à ma femme, toujours ?

    — Non, ne vous inquiétez pas. Votre épouse est toujours à l’asile Beaumont, mais malheureusement, la pauvre n’est pas prête d’en sortir.

    L’abbé dit ça avec un grand sourire. Un sourire doux, avenant. Berthiaume a le don de parler aux gens de son patelin. C’est un grand sec au visage émacié. De prime abord, son allure sévère impose le respect et une certaine crainte. Mais son sourire chaleureux charme et met en confiance. Le religieux n’est pas du genre à se déplacer pour rien. Il en mène large au village et il met son nez partout. S’il prend le temps de débarquer au Grand Rang, c’est parce qu’il a une idée derrière la tête.

    — C’est triste, ce qui vous arrive, Télésphore, mais vous devez penser au bien-être de votre famille, poursuit le religieux. Un homme ne peut s’occuper seul de ses trois enfants.

    — Je peux aider et prendre soin des petits, avance Rose qui va bientôt avoir seize ans. Je peux aussi faire à manger et faire le lavage.

    — Tu entres chez les sœurs très bientôt, ne l’oublie pas, lui rappelle le prêtre.

    — M’sieur l’curé a raison, on r’viendra pas là-dessus, confirme l’agriculteur. Tu vas chez les Sœurs cloîtrées de la Calamité, à Montréal, comme prévu.

    Le visage de Rose s’assombrit. Lorsque sa mère est tombée malade, la jeune fille était convaincue qu’elle allait rester ici, à Saint-Quentin, pour veiller sur Aurore et Léon.

    — Cette maison a besoin d’une femme, Télésphore, et ça tombe bien, j’en ai une à vous présenter, annonce le curé. Elle est veuve, bonne cuisinière et a travaillé comme infirmière à l’asile Beaumont. Elle est aussi croyante et pourra s’occuper de l’éducation religieuse des plus jeunes. Dites bonsoir, Marie-Ange.

    — Bonsoir, Télésphore.

    La voix de la veuve résonne dans toute la maison. Pour l’agriculteur, c’est une musique douce, envoûtante même. En fait, c’est plus que ça, c’est un véritable baume pour l’âme troublée du malheureux.

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